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Au sein de l’union européenne, la France est un des pays qui, durant ces dernières décennies, a fait le choix d’un fort développement de la formation professionnelle des jeunes, en particulier au sein de l’enseignement secondaire ; il se concrétise par la création régulière de nouveaux diplômes (baccalauréats professionnels, licences professionnelles notamment), en rendant obligatoire l’alternance école-entreprise et en ouvrant la possibilité de préparer l’ensemble de ces titres par la voie de l’apprentissage.

De cette offre de formation professionnelle initiale, il est attendu, initialement au moins, une meilleure insertion dans l’emploi et la production de compétences ajustées aux attentes du marché du travail. Cette volonté de concilier les intérêts propres des jeunes et la régulation du marché de l’emploi est assez clairement posée par l’un des articles phares de la loi d’orientation sur l’éducation de 2005 reprenant, pour l’essentiel, celle de 1989. Ainsi, le code de l’éducation décrète que « l’acquisition d’une culture générale et d’une qualification reconnue est assurée à tous les jeunes, quelle que soit leur origine sociale, culturelle ou géographique », sachant que les enseignements ont notamment pour objet de « concourir à leur perfectionnement et à leur adaptation au cours de la vie professionnelle ». Dans cette double perspective, ce dispositif a fait l’objet d’une décentralisation et d’une déconcentration croissantes, le renforcement des régulations territoriales devant favoriser l’efficacité de la formation de différents points de vue : faciliter la coopération école-entreprise, assurer une meilleure coordination des diverses voies de formation initiales et continues, susciter une meilleure articulation entre développement économique et investissement collectif sur la formation.

Cette contribution s’intéresse à une dimension clé de cette action publique décentralisée, à savoir la régulation des cartes des formations initiales. En s’appuyant sur des investigations menées dans deux grandes régions — Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) et Rhône-Alpes (RA)[1], il s’agit d’analyser la place prise par le travail statistique au sein d’une régulation qui s’appuie sur un imposant écheveau de procédures, d’instruments et d’outillages qui mobilise une configuration d’acteurs protéiforme. Les parties prenantes de la relation formation-emploi sont appelées à justifier leurs propositions et/ou leurs évaluations au regard de critères de pertinence sociale et économique : la construction et l’usage d’indicateurs statistiques jouent ainsi un rôle central (section II).

En préalable, une section théorique et méthodologique (I) présente la problématique et la démarche adoptées. Leur mise en oeuvre permet de faire ressortir qu’en régime ordinaire, cette régulation territoriale s’attache plus à la gestion des places qu’à la définition des contenus et des objectifs de formation (section III). Autrement dit, la réponse aux exigences de la construction socio-politique de la démographie scolaire — être en mesure d’accueillir chaque jeune au sein du service public de formation — l’emporte largement sur les enjeux professionnels de la production des compétences. Ainsi, selon un paradoxe apparent, les mises en mouvement les plus significatives de ces cartes résultent d’abord de réformes nationales. Elles aussi s’appuient sur des instruments statistiques nationaux (des objectifs chiffrés qui synthétisent des orientations d’ordre sociétal) et régionaux (des indicateurs qui expriment une rationalisation gestionnaire reléguant au second plan les enjeux territoriaux en termes de qualifications et de compétences). Au total, il s’agit de comprendre pourquoi certaines statistiques relatives à la relation régionale entre la formation et l’emploi ne parviennent pas à s’institutionnaliser en instruments effectifs alors que d’autres, inscrites dans une chaîne multi-niveaux d’instances chargées de l’éducation et de la formation, s’imposent comme des repères légitimes et structurants.

1. L’instrumentation des politiques de formation, entre « territoire » et « localité »

Analysant la transformation du travail statistique dans le cours d’une régionalisation accrue de l’action publique, on voudrait saisir comment ces changements d’échelle (Faure et al., 2007) influencent le travail de production des statistiques et, en retour, comment ce dernier contribue à reconfigurer l’action publique. À ce propos, Desrosières (2008) suggère de différencier les indicateurs statistiques selon qu’ils sont utilisés de façon territoriale ou locale. Le territorial renvoie à des espaces institutionnellement homogènes — régions, départements, communes, zones — pour lesquels sont disponibles des indicateurs issus de fichiers nationaux ; en quelque sorte, il s’agit alors d’un point de vue national qui est spécifié territorialement par des cartographies aux découpages standardisés. Le point de vue local est exprimé par le responsable d’une « localité » qui cherche à « rassembler et combiner des indicateurs variés issus de sources très différentes, statistiques ou non, pour caractériser et comprendre (…) sa cité, un peu comme on se fait une intuition globale d’une personne par une multitude de perceptions » (p. 201).

Cette distinction permet de poser les hypothèses centrales de notre questionnement mais, au préalable, il est nécessaire de la préciser et de l’adapter à l’objet étudié. En l’espèce, le territorial renvoie d’abord à l’espace d’application et d’animation d’une politique sectorielle nationale — la formation des jeunes — constitué de différentes échelles : l’offre régionale (et on le verra, plutôt l’offre académique[2]) structurée par différents domaines professionnels, le bassin de formation et enfin l’établissement (le lycée en premier lieu). Pour sa part, la localité est composée de « l’entité régionale » (pour la distinguer de la collectivité territoriale qu’est la Région) porteuse d’une stratégie politique spécifique, agençant, moyennant différentes négociations, des ressources et des procédures attachées à des secteurs diversifiés de l’action publique — la formation, l’aménagement du territoire, le développement économique et durable… On considérera que l’acteur pivot en est la Région mais que, dans un « État unitaire décentralisé » marqué en outre par la légitimité du dialogue social, celle-ci ne peut agir que dans un cadre négocié pour faire émerger une action régionale à même d’obtenir la cohérence et la légitimité nécessaires.

Plus précisément, on tentera de montrer que si le niveau régional a été doté d’outillages statistiques conséquents portés par de nouveaux acteurs comme les observatoires emploi-formation, ceux-ci peinent à s’imposer en tant qu’instruments soutenant une action publique régionale effective. À l’inverse, la statistique sectorielle territorialisée, c’est-à-dire attachée à la mise en oeuvre de la politique éducative nationale, joue un rôle central dans la régulation des cartes régionales de formation ; elle est en effet produite et mobilisée par des acteurs professionnels et politiques de l’éducation qui, pour les uns, confortent ainsi leur pouvoir d’influence et, pour les autres, leur capacité de décision au sein d’un espace éducatif fortement hiérarchisé. Pour autant, on ne saurait réifier ces instruments statistiques, pour en faire les rouages d’une machine qui formaterait strictement les pratiques sociales. En effet on part de l’hypothèse que leur portée dépend des usages et des interprétations qu’en font les communautés de spécialistes aux prises dans cette régulation. En particulier, ces acteurs les mobilisent pour justifier des propositions et des évaluations relatives à la carte des formations. On s’efforcera donc de rendre compte des conventions (Desrosières, 2001), c’est-à-dire des régimes de justifications qui soutiennent la mise en forme statistique du bien commun qu’est la formation des jeunes, pour comprendre les compromis et/ou les arbitrages qu’élaborent les acteurs au travers de leurs interactions et/ou négociations. En d’autres termes, on s’intéresse à la mobilisation des statistiques dans le cours d’une instrumentation qui vient à l’appui du traitement de « l’ensemble des problèmes posés par le choix et l’usage des outils (des techniques, des moyens d’opérer, des dispositifs) qui permettent de matérialiser et d’opérationnaliser » (Lascoumes et Le Galès, 2005 : 12) l’action publique.

En l’espèce, on s’attachera à montrer dans la section 2 que la complexité de l’action régionale justifie le recours à des dispositifs procéduraux qui cherchent à coordonner « des modalités hétérogènes » (Lascoumes et Le Galès : 359) d’intervention publique dans le but d’engendrer des apprentissages organisationnels. À cette fin, la mobilisation de connaissances statistiques idoines est une ressource cruciale pour tenter de constituer une échelle régionale légitime. Aussi, il ne s’agit pas d’analyser tel ou tel instrument (statistique) mais des configurations instrumentales dont les composantes et les modes d’articulation sont changeants au fil des usages, des confrontations, des apprentissages mais aussi des défaillances auxquels donne lieu leur déploiement. Au sein de cette dynamique instrumentale, les acteurs sont re-positionnés, hiérarchisés et sélectionnés. À ce titre, et à la différence de ce que prônent Lascoumes et Le Galès, il semble nécessaire de lier l’analyse des instruments, en l’occurrence statistiques, aux dimensions jugées « classiques » que seraient « l’organisation, les croyances et les représentations » (ibid. p. 364) des acteurs (Buisson-Fenet et Le Naour, 2008).

En conséquence, la démarche s’est appuyée sur différents corpus :

  • Les plans, schémas prévisionnels et contrats d’objectifs régionaux dotés de mises en forme statistiques destinées à rendre compte de la relation formation-emploi et de son évolution souhaitable par territoires et branches professionnelles ; à ce titre, la production des observatoires régionaux de l’emploi et de la formation (OREF) a constitué un matériau crucial.

  • Des bases de données, le plus souvent fournis par les rectorats, portant sur les états de la carte des formations professionnelles initiales, les demandes d’évolution dont elles font l’objet de la part des établissements ainsi que sur les avis et décisions auxquels celles-ci donnent lieu (pour l’année 2010). À ce titre, les indicateurs de référence qui ont pu en être tirés par tel ou tel acteur pour justifier de son action occupent une place centrale dans l’analyse.

  • Des entretiens approfondis avec des acteurs politiques et professionnels : responsables des services des conseils régionaux et des rectorats, membres des corps d’inspection de l’Éducation nationale, directeurs d’établissements de formation ; au-delà du rôle des uns et des autres dans la régulation institutionnelle des cartes de formations, le questionnement a été centré sur la sélection des indicateurs statistiques de référence et l’interprétation des statistiques régionales ainsi que sur les éventuels agencements de ces dernières avec d’autres formes de savoirs, issus notamment de l’expérience acquise sur les terrains d’action.

2. Construire une relation formation-emploi légitime : les acteurs institutionnels et leurs équipements

Au fil des lois de décentralisation, plus encore que d’autres secteurs d’action publique, la relation formation-emploi n’a cessé de s’outiller. L’imbrication de deux dispositifs institutionnels révèle, en particulier, combien la coordination des acteurs est un enjeu essentiel de la légitimité politique en région. Un premier sillon institutionnel a largement mobilisé des processus et des outils inspirés des grandes heures de la planification nationale (Tanguy, 2002) : les Régions ont ainsi été invitées par la loi à procéder à une mise en plan des objets et des missions que leur confiait la nouvelle architecture institutionnelle. Il leur revenait de transposer, à leur échelle d’action et à leur manière, la figure de « l’État ingénieur » (Desrosières, 2003), censé retrouver, grâce aux facilités coordonnatrices de la « proximité », une part de la pertinence politique très largement perdue sur le plan national. Pour partie liée à la première, la seconde veine, plus classique, s’est renforcée au fur et à mesure de la déconcentration des administrations centrales : c’est ainsi que les autorités académiques ont conforté leur position de tête de réseau d’acteurs professionnels et experts propres au champ de l’éducation et de la formation[3].

Régionalisation et « mise en plan » : quelle reconfiguration des appareillages statistiques ?

Les autorités régionales ont mandat de développer une planification qui institutionnalise l’échelon régional et donne légitimité, au moins potentiellement, aux politiques mises en oeuvre dans ce cadre. Le travail statistique est immédiatement convoqué pour guider le choix des orientations et des priorités et, au-delà, produire des représentations légitimes des espaces d’action qui deviendraient ainsi pertinents pour les acteurs politiques.

Le plan régional, noeud d’interventions multi-niveaux

Depuis la loi quinquennale de 1993, la dévolution sur le plan régional de la fonction d’animation de l’action publique de formation s’est traduite par l’invention et la mise en place d’un instrument d’intervention privilégié, le Plan régional de développement de la formation professionnelle (PRDF)[4], dont l’objet, défini dans le Code de l’éducation, est « la programmation à moyen terme d’une offre régionale de formation de nature à permettre un développement cohérent de l’ensemble des filières de formation et qui sache prendre en compte les réalités économiques régionales et les besoins des jeunes de manière à leur assurer les meilleures chances d’accès à l’emploi ». À plusieurs titres, le PRDF peut être qualifié, sous réserve de son effectivité, de « méta-instrument » de l’action publique régionale :

  • Chargé de la coordination de la formation sous statut scolaire, de l’apprentissage et de la formation par alternance, il lui revient de concilier les objectifs privilégiés par chacune de ces filières de formation.

  • Son élaboration repose sur un écheveau complexe de négociations (Verdier et Vion, 2005) entre : 1. le Conseil régional, chargé du financement de l’apprentissage et de la formation continue ; 2. les partenaires sociaux qui au sein d’organismes paritaires professionnels ou territoriaux gèrent les formations en alternance ; 3. les autres collectivités territoriales comme les conseils généraux au titre des collèges et de l’insertion des bénéficiaires du revenu de solidarité active ; 4. les représentants de l’État (Éducation nationale, directions régionales de l’agriculture chargées de l’enseignement agricole) ; et 5. les institutions européennes qui apportent des financements complémentaires.

  • Il s’outille par le truchement de plusieurs schémas prévisionnels — de l’apprentissage (loi du 23 juillet 1987), des formations initiales scolaires (loi du 22 juillet 1983) et plus récemment des formations sanitaires et sociales (loi du 13 août 2004) — qui s’efforcent de définir les besoins en qualifications à un horizon de 4 ou 5 ans.

  • Il doit s’efforcer de « mettre en cohérence l’effort de formation professionnelle avec les autres politiques régionales définies dans d’autres documents d’orientation et de programmation votés par le Conseil régional [comme] le schéma régional d’aménagement du territoire (SRADT), le schéma régional de développement économique (SRDE), le plan régional pour l’emploi (PRE), le schéma régional de l’enseignement supérieur et de la recherche (SRES) (…)[5] ».

Pour schématiser, tout PRDF est appelé à positionner la stratégie régionale en matière de qualifications vis-à-vis de trois clés d’entrée : les attentes individuelles, celles des branches et celles des territoires ; chacune étant une manière d’exprimer une « demande » à l’égard des appareils de formation initiale et continue. Dans les faits, avec la volonté commune de limiter le poids des logiques d’offre, une stratégie régionale exprime toujours un subtil dosage entre ces trois modalités dont aucune, pour des raisons tant techniques que politiques, ne peut être totalement négligée.

La première orientation consiste à répondre aux attentes et voeux d’orientation formulés par les jeunes et leurs familles : ils relèvent à la fois des représentations collectives relatives aux contenus des métiers et aux chances d’insertion qui leur sont communément attribuées, de la réception de l’information que les instances d’orientation scolaire diffusent et enfin, de la distribution territoriale des filières qui cadre, en amont, les projections des familles. Une deuxième orientation vise à satisfaire la demande économique, c’est-à-dire à répondre aux attentes des entreprises en termes de disponibilité des qualifications, à court et moyen terme, en vue d’assurer le renouvellement démographique de la main-d’oeuvre en place et de participer au développement de nouvelles activités. La dernière orientation concerne l’aménagement et le développement des « territoires » infra-régionaux ; il est appelé le plus souvent à faire face à une double préoccupation : d’une part, l’égalité des chances d’accès à la formation quel que soit le lieu de résidence des formés potentiels, en référence au maintien d’un équilibre relatif entre zones rurales (ou montagnardes) et zones urbaines (ou littorales) ; d’autre part, la mobilisation de la formation au service de projets de développement local (de « pays » ou de communauté de communes) (Bel et al., 2000).

Les OREF et la statistique : « du territoire » à la « localité » ?

Ce contexte institutionnel pluraliste valorise les missions des observatoires régionaux emploi-formation (OREF) créés formellement en 1987 et financés par les contrats de plan conclus entre l’État et la Région en vue de porter leur stratégie commune de développement régional. Il leur ouvre la perspective de devenir progressivement une institution d’expertise légitime, destinée à produire en région des bilans objectivés de la relation formation-emploi, dans la lignée des travaux antérieurs du Commissariat du Plan (Affichard, 1976). En règle générale, la première étape, qui s’appuie sur des partenariats techniques avec les émanations en région de l’INSEE et des services statistiques ministériels, consiste à élaborer une base régionale de données en matière de formation, d’emploi et de qualifications. Ses premières exploitations produisent des diagnostics sectoriels de la relation formation-emploi en vue de soutenir un dialogue social régional, encore largement en devenir compte tenu de la relative faiblesse des partenaires sociaux en région (Jobert, 2002). À titre d’exemple, l’OREF PACA, dénommé observatoire régional des métiers (ORM), a mis au point une « maquette secteur » identifiant notamment « les dix principaux métiers » au sein de chaque branche : les indicateurs décrivent l’état des stocks d’emploi de chaque activité au regard des niveaux de qualification, de l’âge, du sexe, du niveau de formation, des conditions d’emploi, de leur poids dans les 22 zones d’emploi que recouvre PACA. Au-delà de cet outil qui territorialise l’usage des enquêtes statistiques portées par les organismes nationaux, l’ORM propose aux partenaires sociaux des branches en région plusieurs autres contributions : appui méthodologique pour mobiliser ces diagnostics dans le cadre de négociations, aide au montage d’un observatoire propre, organisation de rencontres entre branches professionnelles souhaitant traiter ensemble de questions transversales… Ce partenariat technique va donc au-delà de la production de chiffres puisqu’il s’agit de leur donner une signification locale, propre à l’entité sociale et politique que constitue telle branche dans la région, au service de projets collectifs spécifiques.

Plus encore que cette démarche sectorielle, l’entrée par l’échelle infra-régionale est l’occasion pour les OREF de marcher vers la construction statistique d’une « localité » originale, détachée de la simple déclinaison territoriale des démarches de la statistique nationale. En Rhône-Alpes, l’OREF a développé une approche au niveau des 27 zones territoriales, la base de données se structure autour d’un croisement très fin secteurs-territoires-professions ; ce dispositif s’adresse aux acteurs collectifs locaux qui accèdent ainsi à des résultats à visée opérationnelle comme pour une famille d’emplois : « Le potentiel de formation est inférieur aux besoins en emploi car tension sur les recrutements et indice de débouché élevé. » On en reste toutefois à une conception assez classique de l’ajustement formation emploi. Constatant « la montée en puissance de la demande sociale territoriale à laquelle est soumise l’expertise formation-emploi » (Vial, 2004), l’ORM a entrepris d’élaborer une « problématique territoriale » en identifiant les « enjeux relatifs aux qualifications sur un bassin d’emploi, un département, une région ou tout autre espace géographique » (ibid.). Au-delà de la mise en relation de la formation et de l’emploi pour chacune des zones de PACA, il mobilise l’ensemble des acteurs impliqués dans les actions collectives qui contribuent à la dynamique du développement local, en matière de logement, de transports, de cadre de vie, etc. parce qu’ils contribuent à expliquer notamment les comportements de mobilité des jeunes et des salariés. Cette approche plus compréhensive fait de l’appropriation de ces diagnostics par les acteurs des « localités » (au sens de Desrosières) une mission décisive pour l’avenir des OREF.

Dans ce contexte, les parcours individuels sont peu à peu devenus une thématique centrale des PRDF. Au début des années 2000, les deux Régions avaient décidé de financer des extensions régionales de l’échantillon national de l’enquête « Génération » du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq)[6] afin de le rendre représentatif à leur niveau ; ce fut systématique en Rhône-Alpes mais ciblé sur deux populations en PACA, les sortants sans diplôme et les docteurs, afin d’éclairer des problématiques jugées prioritaires. Au-delà de la seule insertion des jeunes, les deux observatoires ont tenté de dépasser l’approche adéquationniste de la relation formation-emploi en développant la connaissance statistique des mobilités professionnelles en région[7]. En Rhône-Alpes, l’OREFRA a élaboré une typologie des changements de métiers fondée sur les trois grandes catégories de variables que sont les taux de mobilité, les types de parcours professionnels et la part des promotions dans la mobilité professionnelle. Sont ainsi distingués les « métiers à faible mobilité », les « métiers insertion-tremplin », les « métiers à mobilité par transfert de compétences » et les « métiers à parcours dispersé » (Longin et François, 2007). Vis-à-vis de la classique mise en correspondance des spécialités de formations et des spécialités d’emploi, cette approche privilégie l’étude des cheminements professionnels effectifs des individus afin de dégager les aires potentielles de mobilité qu’ouvre tel ou tel bac pro ou CAP.

S’il a réalisé des travaux qui techniquement relèvent de la même veine, l’ORM s’est en outre inscrit dans une démarche qui vise à éclairer de manière spécifique des problèmes jugés cruciaux par les autorités politiques et les intérêts organisés au niveau régional. Ainsi alors que l’apprentissage, en tant que filière de formation, était placé au centre de l’action régionale en matière de qualification professionnelle, notamment dans le cadre d’accords cadres tripartites État-Région-Branches professionnelles, il s’est avéré que son développement s’accompagnait de très forts taux de ruptures des contrats liant jeunes et entreprises, dont les raisons étaient mal cernées, non seulement par les sources existantes d’obédience nationale, mais aussi par l’expertise locale. Les acteurs politiques ont donc décidé de commanditer, d’une part, une enquête statistique sur les parcours des apprentis de la Région PACA et, d’autre part, des travaux monographiques pour se doter d’une meilleure compréhension des causes de ces ruptures contractuelles, le tout étant placé sous la responsabilité de l’OREF. Se fondant sur les résultats, le Conseil régional a légitimé un nouvel outil, une « charte de qualité de l’apprentissage », qui est devenu un référent pour la gestion de la carte des formations relevant de cette filière. Mais à ce stade, une telle démarche reste encore assez parcellaire au regard de l’ensemble de la relation formation-emploi.

Néanmoins, l’évolution du positionnement des deux OREF est profonde. Dans une 1re étape, ils sont passés de la figure du dossier statistique descriptif, rassemblant sur un même espace social (à savoir une branche, un groupe professionnel ou un territoire) des informations issues de producteurs différenciés et peu coordonnés à celle du diagnostic, dégageant des enjeux stratégiques et ouvrant sur des préconisations d’action publique. Pour l’essentiel, ces exercices mobilis(ai)ent des sources standardisées fournies par l’INSEE et les services statistiques ministériels en région. Le métier distinctif de l’observatoire est de donner un sens particulier aux informations ainsi mises en perspective pour éclairer ou révéler des enjeux régionaux. Aujourd’hui une étape nouvelle semble s’ouvrir. À l’élaboration des dossiers diagnostiques ou prospectifs, il s’agit d’adjoindre un accompagnement qui permette aux destinataires et/ou aux utilisateurs de s’approprier ces « produits » statistiques pour qu’ils fassent sens au regard des projets des acteurs locaux. Cette articulation entre, d’un côté, les spécificités des espaces de projet et, de l’autre, les valeurs générales dont sont porteuses des statistiques standardisées, se construit moyennant un compromis entre un dialogue ancré dans la proximité et des possibilités de comparaison plus générales : il s’agit d’être en mesure de lier la mobilisation de la statistique d’État et le conseil particulier (Healy et Verdier, 2010). Pour une part, c’est dans l’efficacité de cette prestation multi-dimensionnelle que se joue l’accession de ces observatoires à une légitimité institutionnelle durable. Mais si les progrès des observatoires soutiennent aujourd’hui mieux qu’hier la construction d’une « localité », en l’occurrence une entité régionale dotée d’une stratégie de développement spécifique, encore faut-il que celle-ci parvienne à s’imposer techniquement et politiquement.

Une cartographie des formations professionnelles favorable à la dynamique endogène de l’offre

Aux savoirs statistiques, mobilisés pour un cadrage plus ou moins fin de la situation régionale, s’ajoutent des données statistiques d’origine administrative et à finalité gestionnaire qui portent notamment sur les effectifs en formation et leur répartition au sein des différents types de filières et de stages. Particulièrement bien outillés en ce sens, les acteurs de l’Éducation nationale mettent en avant quelques indicateurs utilisés par les inspecteurs de l’enseignement technique à des fins d’aide au pilotage, mais essentiellement renseignés par les chefs d’établissement et élaborés par les services académiques d’orientation et de statistiques ; l’unité de base est constituée d’une spécialité de formation — telle que CAP, BEP, bac pro — proposée dans tel établissement (lycée, CFA). Il s’agit de la capacité d’accueil (nombre de places pour chaque diplôme de telle spécialité proposée par tel établissement), du taux d’attractivité (rapport du nombre de voeux prioritaires d’orientation avec la capacité d’accueil) ou encore du taux de remplissage (rapport du nombre de présents à la rentrée avec le nombre de places). En outre, ces indicateurs peuvent faire l’objet de diverses agrégations, selon qu’ils caractérisent l’état de l’offre de formation par établissement, par bassin, par domaine de spécialité (BTP par exemple) et enfin pour l’ensemble de l’académie. Chacun d’entre eux s’articule autour des savoirs spécifiques que l’on peut qualifier « d’expérientiels » : leur élaboration mobilise une connaissance fine mais faiblement formalisée des ressources et des contraintes locales qui configurent la relation formation-emploi et qui sont susceptibles de valider ou de remettre en cause certains diagnostics adossés aux seules sources statistiques venant notamment des services du rectorat. Ces savoirs propres au réseau de professionnels et d’experts de l’académie jouent un rôle crucial dans la mise en mouvement des cartes de formation.

Dans un contexte traversé par des contraintes relatives à la démographie, à la structure du marché du travail, aux flux de mobilité professionnelle et résidentielle ainsi qu’à l’identité historique des systèmes productifs, la régulation de la carte des formations professionnelles initiales est outillée par deux instruments distincts. L’un s’inscrit dans une perspective de moyen terme et prend la forme d’un programme prévisionnel d’investissement (PPI), c’est-à-dire d’une liste de créations et/ou de restructurations d’établissements. Le second, qui occupe l’essentiel de ce développement, se déploie à un rythme annuel, sur la base d’un appel à projets d’ouverture et de fermeture de formations à finalité professionnelle (BTS compris), sous statut scolaire ou en apprentissage.

Un prolongement de la « mise en plan » de l’action régionale

Techniquement, d’une région à l’autre, les procédures d’instruction sont très semblables parce qu’elles doivent respecter un cadre très normé tant du point de vue des modalités de mise en forme que de celui des calendriers. Initialement, une lettre signée par une ou plusieurs autorités politiques amorce le processus en avril de l’année n-1, soit 18 mois avant la rentrée concernée, en sollicitant les établissements pour qu’ils présentent leurs demandes d’ouverture et/ou de fermeture de formations. Les procédures d’instructions des demandes des établissements de formation débouchent in fine sur deux « décisions » politiques : la publication d’un arrêté du recteur fixant annuellement les évolutions de la carte des formations scolaires ; une délibération annuelle du Conseil régional déterminant les changements de la carte des formations en apprentissage. Une fois l’instruction technique achevée, intervient une série de concertations qui mobilisent les branches professionnelles et les partenaires du système éducatif.

En revanche, les configurations politiques régionales diffèrent selon deux paramètres : d’une part, le degré de coopération entre, d’un côté, les acteurs responsables de la « mise en plan » de la stratégie régionale et, de l’autre, le réseau multi-niveaux relevant de l’éducation nationale ; d’autre part, la technicité du cadrage statistique de l’appel à projets transmis aux responsables des établissements de formation.

En PACA comme en Île-de-France, le processus est ouvert par une lettre cosignée par le président du Conseil régional, des recteurs et le directeur régional de l’agriculture (au titre de l’enseignement agricole) tandis qu’en Rhône-Alpes, chaque autorité publique s’adresse au réseau d’établissements dont elle a la responsabilité : le recteur aux lycées et le président de Région aux CFA. En aval, seul le Conseil régional de Rhône-Alpes vote en assemblée plénière l’adoption d’une convention annuelle du PRDF, laquelle reprend l’ensemble des évolutions de la carte, qu’elles relèvent de l’Éducation nationale, de l’enseignement agricole ou de l’apprentissage, ce qui, pour la Région, est une manière très politique d’affirmer son rôle de pivot de l’action publique.

Du point de vue du cadrage statistique, il y a toujours une référence explicite aux objectifs généraux de la politique nationale en matière éducative — en particulier, la trilogie retenue par le rapport annexé à la loi d’orientation sur l’éducation de 2005 : par cohorte, compter 100 % de détenteurs d’un diplôme ou d’une qualification reconnue (de niveau V), 80 % de jeunes au niveau du baccalauréat et 50 % de diplômés de l’enseignement supérieur — et à leur traduction sur le plan régional et académique en fonction des spécificités territoriales[8]. Mais au-delà de ce point commun, les contenus diffèrent sensiblement. En PACA, la lettre concernant la rentrée de 2010 continue de se référer aux « grandes orientations » du PRDF adopté en 2003 et jamais renouvelé, ainsi qu’aux « diagnostics partagés » sur les 20 territoires que recouvre PACA, soit un outillage statistique relevant d’un projet de schéma prévisionnel des formations initiales datant de 2004 et qui n’a pas été officiellement adopté : la portée politique et technique d’un cadrage de plus en plus obsolète au fil des ans est d’autant plus faible qu’aucune recommandation précise n’apparaît, que ce soit en termes de niveaux, de spécialités ou encore de modalités (apprentissage versus voie scolaire) de formation ; le pilotage conjoint de la carte semble se résumer à un simple appel au réalisme conviant les chefs d’établissements à préciser les « viviers potentiels d’élèves, les compétences mobilisables au sein des équipes pédagogiques ainsi que les éventuels besoins en locaux et en équipements », en vue de démontrer la nature « crédible, attractive et raisonnable » des demandes. En IDF, la lettre de cadrage commune État-Région est explicitement calée sur une dizaine d’études de filières professionnelles réalisées à l’initiative de la Région en 2004 puis actualisées. Cette base de données statistiques, accessible en ligne, est assortie de préconisations formulées par domaines de spécialité croisés par niveaux, tenant compte non seulement de la qualité de l’insertion constatée mais aussi des perspectives de renouvellement démographique à moyen terme[9]. Par exemple, s’il s’agit d’un diplôme qui insère bien mais qui n’est pas très attractif, il en ressortira une préconisation du type « diplôme à créer en l’accompagnant d’une campagne de valorisation » auprès des jeunes. Rhône-Alpes se situe à mi-chemin de ces deux cas de figure.

La prééminence d’une procédure sectorielle déconcentrée

Dans les différentes régions, les chefs d’établissements saisissent leurs demandes sur un logiciel commun à la Région, aux rectorats et à la Direction régionale de l’agriculture : cet outil, qui permet aux protagonistes de formuler en ligne observations et questions techniques atteste de la recherche d’une régulation partenariale des cartes, telle qu’elle s’est concrétisée dans la première moitié des années 2000. Cependant cette production décisionnelle est fortement structurée par le rythme de l’organisation calendaire des rentrées scolaires qui s’impose ainsi à l’apprentissage. En référence aux catégories des « économies de la grandeur » (Boltanski et Thévenot, 1991) se dégage un compromis entre des conceptions industrielle et concurrentielle de la formation professionnelle. Industrielle puisqu’il faut, d’une part, garantir un haut degré de continuité entre la formation générale de base et l’offre professionnalisante : les établissements seront-ils suffisamment alimentés en élèves issus des collèges afin de pourvoir les places disponibles ? Les réponses se construisent prioritairement en référence aux indicateurs d’attractivité et de remplissage des formations. En outre, dispose-t-on, à proximité, du potentiel de stages ou de contrats suffisant pour assurer l’accueil des jeunes en entreprise, obligatoire y compris sous statut scolaire [10] ? De plus, doit être pris en compte un délai conséquent pour garantir la mise en place en temps voulu des équipements (machines et/ou locaux) nécessités par les formations demandées, surtout si les coûts prévisionnels devaient justifier le lancement d’un marché public. Enfin, les lycées publics doivent anticiper les redéploiements de postes d’enseignants éventuellement engendrés par l’évolution de la carte, en cas de fermeture de formations notamment. L’argumentaire structure un plan triennal qui agence les différents critères.

D’autre part, il s’agit d’évaluer les risques de places vacantes que pourrait engendrer une offre concurrente dans le bassin de formation concerné. Ces projets sont ensuite instruits par les inspecteurs de l’Éducation nationale et les services académiques d’information et d’orientation. Les premiers formulent un avis sur les différents registres évoqués ci-dessus, en s’appuyant sur une connaissance très fine des établissements, des contenus de formation offerts et souvent, des qualifications demandées par les entreprises locales. Les seconds se focalisent sur les ressorts de la demande sociale de formation en mobilisant les statistiques académiques sur les voeux des élèves et leurs cheminements entre les établissements de la zone. Réunissant ces avis et ceux des branches professionnelles, le délégué académique à l’enseignement technique (DAET) transmet au recteur un avis de synthèse. Il revient à la Direction de l’organisation scolaire du rectorat d’intégrer les incidences de l’évolution de la carte sur les postes d’enseignants, d’ultimes ajustements pouvant avoir lieu à l’issue des commissions paritaires administration- syndicats. Au final, le caractère largement interne à l’Éducation nationale du processus atteste de la place prééminente qu’occupent les autorités académiques par delà les négociations et échanges avec les services de la Région dont la marge de manoeuvre décisionnelle s’avère singulièrement réduite, même en cas de vote des élus :

Le jeu est faussé parce que l’Éducation nationale présente avant le vote des élus son rapport en CAEN et en CTP académique parce que derrière comme il y a des mouvements de personnel…

Direction de la formation de la Région Rhône-Alpes

Cette appréciation laisse entendre que les critères propres à la gestion territorialisée des personnels pèseraient plus lourd que les objectifs propres à la « localité », dotée de sa cohérence propre, que chercherait à affirmer la Région, en l’espèce, Rhône-Alpes.

3. Le régime ordinaire : réguler des places plutôt que des structures pédagogiques de formation professionnelle

Alors que l’élaboration des PRDF a suscité un important travail statistique de diagnostic et d’expertise destiné à équiper la prospective des qualifications, l’analyse des procédures de révision des cartes de formation révèle combien la régulation propre au secteur de l’éducation pèse lourd dans les arbitrages. En termes statistiques, ce poids s’exprime par la prééminence de la démographie scolaire, au point que l’implication des branches professionnelles prend un tour assez formel tandis que la prise en compte effective de la demande économique régionale apparaît assez limitée.

Entre orientations nationales et héritages locaux

En premier lieu, les instances académiques gèrent la carte scolaire au regard des objectifs nationaux de démocratisation scolaire. Dans ce cadre, elles doivent s’organiser pour offrir à chaque jeune, là où il se trouve, une place qui soit la plus conforme possible à ses attentes et à ses résultats scolaires. Ainsi les finalités générales assignées à l’enseignement professionnel ne sont pas dissociables de celles de l’appareil éducatif dans son ensemble, qui lui-même répercute certaines des préconisations de la Direction générale de l’éducation de la Commission européenne, comme l’indique l’exemple du décrochage scolaire[11].

L’organisation matricielle du second cycle du secondaire (croisant les trois voies — générale, technologique et professionnelle — avec les multiples filières de diplôme qui les composent) conduit les projets académiques à se structurer au regard de parcours types d’études. Cette construction est particulièrement complexe dans le cas de l’enseignement professionnel dont l’offre se déploie à deux niveaux de formation[12] et sur de très nombreux diplômes (456 titres dont 80 baccalauréats) dont il faut penser l’articulation. Ce schéma général et théorique doit être ensuite traduit dans l’espace des bassins de formation afin, là aussi, de concevoir des parcours d’élèves qui, pour les uns, seront appelés à se construire dans leur intégralité au niveau d’un seul bassin — notamment des jeunes sortant au niveau V de formation (après un CAP) — et, pour les autres, pourront se dérouler sur un horizon plus vaste de mobilité en cours d’études.

Certes, la satisfaction des demandes d’orientation des élèves est une priorité des autorités académiques mais les réponses qu’elles apportent sur tel ou tel bassin sont fortement dépendantes de la structure de l’offre qui y prévaut, au point que les logiques d’assignation subies par les élèves ne sont pas rares, à rebours de l’appel récurrent à l’affirmation de projets individuels (Berthet et al., 2010). Cette composition de l’offre locale est largement inscrite dans l’histoire économique et sociale des régions. Elle résulte de la place de chaque zone dans la hiérarchie urbaine et de la nature des activités économiques (Caro et Hillau, 1997) : les demandes sociales et économiques antérieures se sont matérialisées progressivement dans l’offre de formations générales, technologiques et professionnelles, structurées en lycées et en centres de formation d’apprentis (CFA). Le poids des héritages assure une prééminence du critère industriel — le taux de remplissage — sur le critère civique — le taux d’attractivité. Cette contingence est explicitement reprise dans le rapport de présentation du PRDF de la Région PACA en date du 19 décembre 2002. Ce primat de l’offre sur les attentes des élèves résulte d’un fort émiettement de l’organisation des enseignements professionnels (Mission d’audit 2006). Au final, cette dissymétrie fait que « trop souvent des formations demeurent offertes et accueillent des élèves malgré leur inadaptation aux besoins, uniquement parce qu’elles existent et qu’il y a des enseignants qualifiés (Haut conseil de l’évaluation de l’école, 2004).

Satisfaire et absorber la demande sociale : la catégorie clé du « vivier d’élèves »

Compte tenu des voeux formulés par les élèves, quelques grands domaines de spécialité jouent un rôle clé dans l’absorption des flux de jeunes : ainsi les quatre baccalauréats qui structurent les spécialités tertiaires (bureautique, comptabilité et secrétariat, commerce, vente) apparaissent à la fois très féminisés (à 94 % pour le bac pro secrétariat, à 58 % pour commerce-vente et comptabilité), peu coûteux, et représentent plus de 45 % des effectifs des 80 bacs professionnels à la rentrée 2009[13] (Maillard et Frigul, 2010). Ces formations constituent un instrument commode pour faire face à une pression démographique locale et/ou s’inscrire dans une logique d’aménagement du territoire, c’est-à-dire favoriser le maintien d’une offre dans des zones en déclin démographique.

Leur fonction largement gestionnaire est attestée par la faiblesse du lien entretenu avec l’emploi : les taux d’insertion des titulaires d’un bac pro bureautique sont d’autant plus médiocres que, comme le montrent les enquêtes du Céreq, l’accès aux emplois qui correspondent en principe à ces diplômes se fait avant tout au niveau supérieur (Arrighi et al., 2009) ; l’insertion est meilleure dans le cas de la vente mais, d’une part, elle se fait souvent sur des emplois de services peu qualifiés et, d’autre part, les enquêtes auprès des employeurs révèlent que ces derniers ne se réfèrent guère à ces titres dans leurs choix de recrutement mais plutôt à un niveau de formation et à des compétences générales. D’ailleurs, les demandes d’ouverture et de fermeture de division formulées par les établissements n’invoquent guère les attentes des milieux professionnels mais avant tout leur contribution à la cohérence de l’offre, au niveau d’un territoire comme d’un établissement (Arrighi et Gasquet, 2010).

Le maintien de ces spécialités tertiaires volumineuses, pourtant mal positionnées au regard de l’insertion pour certaines d’entre elles, s’explique par le rôle clé tenu par une catégorie statistique dans la régulation des cartes, le « vivier » d’élèves. Transversale à l’ensemble des procédures d’instruction, elle est décisive pour apprécier la cohérence de l’offre académique, au regard tant de l’évolution démographique prévisible que de la qualité du nécessaire compromis entre le soutien apporté à l’aménagement des territoires et les exigences de la rationalisation budgétaire. En effet, de l’ampleur de ce « vivier » dépend le coût estimé du maintien de divisions (classes) dans des lycées professionnels de zones touchées par le déclin démographique ; si en raison de sa faiblesse, le taux de remplissage s’abaissait en dessous d’un certain seuil — par exemple 50 % de places vacantes —, la fermeture des sections de formation correspondantes pourrait devenir inéluctable au point de rendre incontournable la restructuration des établissements concernés[14]. Dès lors, les chiffres du « vivier » occupent une place centrale dans le travail de justification que réalisent les chefs d’établissements pour attester du bien-fondé de leurs demandes ; en outre l’appréciation de ces dernières par les services académiques d’orientation dépend largement du jugement que ceux-ci portent sur le réalisme de l’évaluation des « viviers » avancée par les proviseurs : il conditionne la crédibilité des taux prévisionnels d’attractivité et de remplissage que mobilisent les rapports généraux d’opportunité qui appuient leurs demandes.

Cette évaluation ne ressort pas seulement d’un constat relatif à la démographie locale des moins de 20 ans mais aussi d’une construction gestionnaire et stratégique. Comme toute organisation qui cherche à se développer ou, à tout le moins, à se maintenir, un lycée professionnel doit pouvoir attester de sa capacité durable à attirer des élèves de collège dont le profil correspond aux caractéristiques des spécialités de formation qui composent son projet d’établissement. Pour parvenir à cette fin, il peut chercher à puiser dans le « vivier » d’autres établissements, par exemple en offrant des possibilités de poursuite d’études plus motivantes pour les futurs lycéens. À cet égard, obtenir l’implantation d’un nouveau baccalauréat professionnel ou d’un BTS sera un acquis stratégique, de nature à accroître l’attractivité générale des formations de l’établissement, au détriment éventuel d’autres lycées du bassin : le « vivier » d’une formation est lié à la réputation générale dont jouit l’établissement qui la propose ; elle résulte à la fois de son ancrage historique et de sa capacité d’initiative (Bel et Mouy, 1996). Cette concurrence pour « capturer » les « viviers » donne lieu à des jeux stratégiques locaux qui dépassent les frontières des différentes voies de formation. Ainsi, avant d’élaborer de nouveaux projets ou de lancer des campagnes de recrutement d’apprentis en vue d’augmenter les effectifs de divisions existantes, des directeurs de CFA prennent contact avec les proviseurs de lycées professionnels du cru dont l’offre pourrait concurrencer la leur, en vue de savoir s’il est réaliste de déposer un projet dans tel ou tel domaine. Certains proviseurs avancent des demandes en apprentissage qui n’ont pour but que de se ménager une seconde chance dans l’hypothèse où telle demande en formation sous statut scolaire se verrait recalée durant l’été à l’issue d’un premier examen au rectorat.

Des logiques endogènes prédominantes

Au bout du compte, la régulation territoriale des cartes de formations reste fondamentalement un processus interne aux dispositifs d’offre, allant jusqu’à se déconnecter des probabilités d’insertion comme on l’a déjà vu à propos du bac pro bureautique. Trois séries de facteurs expliquent cet état de fait. D’abord les projets des établissements, qui doivent composer avec l’évolution des référentiels nationaux des diplômes et des demandes plus ou moins comminatoires du rectorat (par exemple, ouvrir en lycée des « classes de découverte professionnelle »), cherchent en priorité à préserver les postes d’enseignants existants dans un contexte démographique et budgétaire défavorable, en s’attachant à maintenir vaille que vaille le nombre et la taille des divisions qui composent leurs offres. Comme l’exprime abruptement un inspecteur de l’enseignement technologique de l’académie d’Aix-Marseille :

Je suis contraint de faire jusqu’en 2013 des formations industrielles pour préserver les postes, qui font que j’en ai dix fois trop à Marseille mais si j’impose au proviseur de fermer, il les retrouvera pas donc je pourrai pas faire le truc, donc on va faire cinq promotions d’élèves qui n’auront jamais de travail.

Ensuite joue la faible implication des branches professionnelles : certes, leur consultation est d’autant plus importante qu’une série de conventions lient les rectorats à certaines d’entre elles et qu’en outre, l’État — rectorats et préfecture de région —, le conseil régional et les branches professionnelles les plus importantes ont conclu, à compter de 1987, des contrats d’objectifs censés favoriser, sur le plan sectoriel, une gestion « cohérente » des formations professionnelles initiales et continues. En réalité, cette coordination et la problématique de la demande économique sont faiblement outillées. Il est d’ailleurs symptomatique que l’ORM, certainement l’un des OREF les plus développés en matière de diagnostic territorial, ait abandonné ces dernières années la présentation et l’analyse des différentes offres de formation, constatant que celles-ci restent régulées avant tout par des processus propres à chaque voie de formation, faute de forums adaptés de discussion, en particulier sur le plan territorial. Peu de ressources statistiques sont fournies pour étayer les avis que les branches formulent en réponse à la lettre que leur adresse le recteur pour solliciter leur point de vue sur le bien-fondé des demandes formulées par les établissements dans les spécialités professionnelles qui les concernent : par exemple, dans l’académie d’Aix-Marseille, les destinataires ne trouvent en appui que le « tableau de l’offre de formation par niveau ». Cet outillage minimal donne lieu à des réponses techniquement très hétérogènes, reflétant un équipement très variable des branches elles-mêmes (Jobert, 2002), du moins pour celles qui répondent — ce qui n’est le cas que de la moitié d’entre elles. Cette rareté contribue d’ailleurs à donner du prix à leurs réponses, qui pèsent davantage encore si l’ouverture envisagée concerne une spécialité « pointue » qui réclame des équipements coûteux.

Au final, la carte des formations fait l’objet d’une évolution incrémentale fondée en priorité sur la régulation des logiques propres des établissements au regard du projet académique qui, lui-même, se réfère prioritairement aux objectifs fixés par le ministère de l’Éducation nationale. Le cas de la mise en place du bac professionnel en trois ans dans l’académie d’Aix-Marseille fournit un exemple probant de ce processus.

Le bac pro en trois ans : une réforme majeure, une régulation managériale renforcée

La réforme de 2009, qui aligne la durée du bac professionnel sur celle du bac général en la faisant passer de quatre ans (deux années pour le BEP + 2 années pour le bac pro) à trois ans, s’impose sans conteste comme l’évolution la plus importante qu’ait connue l’enseignement technique depuis la création des baccalauréats professionnels en 1985. Cette réforme a été promue sur la base d’arguments d’ordre « civique » : assurer une équité de traitement entre la filière professionnelle et la filière générale et technologique. Mais sa mise en oeuvre témoigne d’une connexion toute relative de la gestion de la carte avec les préoccupations des professions et des Régions : elle étaye plutôt une rationalisation managériale tandis que l’instrumentation statistique soutient les justifications mises en avant par les protagonistes de la réforme.

En soi cette réforme n’est pas censée affecter la structuration de l’offre de formation par domaines de spécialité, mais elle nécessite la suppression des formations au BEP en deux ans qui constituaient la « propédeutique » des bacs profesionnels ; l’ensemble des programmes et des parcours de formation doit donc être repensé en conséquence. En outre, amorcée depuis 1998, la recréation de divisions préparant aux CAP au sein des lycées a été sensiblement amplifiée pour deux raisons principales : prévenir des risques accrus de sorties sans diplôme pour les jeunes les moins armés sur le plan scolaire et qui, jusqu’alors, se contentaient souvent du BEP (Maillard, 2010) ; et favoriser une amélioration des résultats de la France au regard du benchmark européen relatif aux sorties précoces du système éducatif. C’est ainsi que plus de 2500 places préparant au CAP ont été ouvertes en Rhône-Alpes en 2009, faisant d’ailleurs écho au PRDF adopté en 2006 qui prônait « la qualification pour tous ». Cette relance du CAP pose la question de la répartition a priori des flux d’entrée dans les lycées professionnels entre CAP et (nouveau) bac pro : les rectorats ont ainsi proposé d’affecter 40 % des jeunes dans la filière des CAP et 60 % dans celle du bac pro ; le cadrage politique qu’opère cet indicateur technique témoigne assez explicitement du formatage des orientations des jeunes par la création ou la transformation préalables des places de formation qu’engendre dans chaque académie la mise en oeuvre de cette réforme nationale.

Alors qu’il restait à préciser sous quelles conditions les diplômés des nouveaux CAP pourraient rejoindre la filière du bac pro et que l’impact de la réforme sur la préparation des baccalauréats professionnels en apprentissage restait fort incertain, la consultation des branches professionnelles a été assez réduite. Dans ce contexte, les réticences des branches professionnelles ont été nombreuses et, dans certains cas, se sont concrétisées par l’obtention de dérogations : ainsi l’hôtellerie-restauration, qui juge un diplôme de niveau V (le CAP) suffisant, a-t-elle été autorisée de facto à rester en dehors d’une réforme dont l’impact quantitatif sur la carte des formations atteste d’un véritable changement de régime. Par exemple dans l’académie d’Aix-Marseille et pour la seule année 2009, les deux tiers des lycées publics ont été touchés par la création de 183 divisions préparant au bac pro en trois ans (5106 places dans 63 lycées) et quasi symétriquement, par la suppression de 215 divisions (6024 places) préparant au BEP. Cette ampleur, qui tranche clairement avec le régime ordinaire, appelle une régulation quasi industrielle des flux pour passer rapidement d’un parcours-type à l’autre, en s’assurant que les viviers d’élèves sont suffisants.

Comme le révèle l’examen des avis formulés en 2010 sur les nouvelles demandes de formations, cette « mécanique des flux » ne constitue pas le seul référent des décisions. L’essentiel des réserves émises par les services rectoraux sur les demandes d’ouverture, pourtant soutenues par les inspecteurs, repose en effet sur des arguments de nature managériale, liés à l’absence de « gage », c’est-à-dire de propositions de fermeture en contrepartie des ouvertures demandées. La réforme accélère la mise en place d’une gestion territorialisée de la carte des formations calée sur la réalisation d’économies budgétaires que les autorités académiques s’efforcent de dégager à partir des postes d’enseignants, comme le souligne l’échange suivant, lors d’une commission de bassin de formation :

Proviseur : Nous avons une deuxième proposition, un CAP « transport par câble » (…). Nous aurions des sites adaptés, il suffirait de hangars et il y a des possibilités de stages dans les stations de ski proches.
Recteur : Le dossier est instruit ? (À l’inspecteur) Quels éléments d’expertise a-t-on ?
Inspecteur : Le président du BTP 05 est favorable pour les Hautes-Alpes.
Recteur : Il y a vraiment de l’emploi, là ?
Inspecteur : Oui avec le bac pro MEI [Maintenance des équipements industriels] car il n’y a pas de CAP MEI.
Chef d’établissement : C’est en cohérence avec les spécificités professionnelles locales (…).
Recteur : Oui, mais dans trois ans… Le dossier est intéressant, mais il me faut l’avis de la Région et il faut trouver 16 fois deux heures… et vous n’avez pas de gage autre que virtuel à proposer.

Dans un contexte de rationnement budgétaire croissant, il y a ainsi tout lieu de penser que la recherche d’économies va jouer de plus en plus intensément : la réforme accélère l’ancrage de la régulation des cartes dans les pratiques de management néo-bureaucratique liées à l’application de la Loi organique relative aux lois de finance (LOLF), qui conduit chaque académie à inscrire son action dans des programmes annuels de performance académique. Elle s’appuie notamment sur « la responsabilisation des établissements concernant la maîtrise des coûts, [ce qui] favorise la constance de la réflexion stratégique en imposant la nécessité de définir des finalités prioritaires[15]… ». Le cadrage managérial des établissements s’appuie sur un travail statistique sophistiqué comme le révèle l’exemple de l’académie d’Aix-Marseille : au regard de l’évolution démographique, les suppressions d’emplois décidées par le Ministère s’élèvent à 118 en 2009 pour l’ensemble du second degré (collèges et lycées) mais leur répartition selon les territoires et les filières tient aussi compte de divers critères — notamment les difficultés socio-économiques particulières de certaines zones et établissements, les contraintes d’accessibilité propres à certains bassins de formation, l’accueil des élèves handicapés, etc. C’est ainsi que malgré ce contexte défavorable, les lycées professionnels ont gagné deux postes à la rentrée 2009 tandis que les lycées généraux et technologiques en perdaient 103. Les marges de manoeuvre des recteurs ne sont pas négligeables et, dans un contexte de rationnement, confèrent au savoir-faire gestionnaire du rectorat une importance plus marquée que dans le passé.

Entre les deux académies de la Région Rhône Alpes, les conditions d’application de la réforme s’avèrent très variables, ce qui rend compte du poids prééminent des contextes gestionnaires des rectorats sur les contextes politiques et économiques propres à la Région. Deux dimensions principales expliquent ces variations : la gestion des temporalités et la dotation en postes de l’académie. Les méthodes adoptées à Lyon et à Grenoble diffèrent, en particulier au regard du temps laissé à la discussion avec les équipes du conseil régional. Dans la première académie, le tempo adopté par le recteur est grosso modo celui fixé par le ministre et impose la généralisation de la nouvelle formule en deux ans, ce qui a contraint très fortement l’agenda de discussion avec la Région. À Grenoble, la démarche a été plus progressive avec des premières expérimentations en 2007, l’année suivante un bilan et un diagnostic approfondis de l’ensemble des filières BEP-bac pro, avant la généralisation en 2009. De la sorte, un temps conséquent a été laissé au travail commun du rectorat et de la Région afin que soient prises en compte les contraintes pédagogiques, techniques ou gestionnaires de chaque partenaire. Dès lors, la généralisation de la réforme a pu s’opérer sans heurts alors même que la rationalisation du dispositif imposait de fortes évolutions de la carte.

À Lyon, les difficultés s’avèrent beaucoup plus vives. L’avancée très rythmée choisie par le recteur a certes permis de « boucler » formellement la mise en oeuvre de la réforme dès 2009 mais au prix d’ajustements postérieurs conflictuels : au bout du compte, l’application de la réforme a été ici plus long. Constatant que les suppressions de postes y ont été particulièrement sévères au point que onze lycées, déjà en perte d’effectifs et d’attractivité, risquaient de voir leur existence menacée, les services de la Région ont souhaité obtenir un engagement pluri-annuel du rectorat afin de viabiliser la structure pédagogique de ces établissements situés sur des territoires eux-mêmes fragilisés sur le plan économique et social. La mobilisation d’une grammaire civique inscrite dans la proximité n’est guère facile à concilier avec les critères managériaux qui prévalent du côté des rectorats.

Conclusion

Cette plongée dans le travail statistique lié à la régulation des cartes de formations professionnelles interroge certaines représentations de l’évolution de l’action publique en France. Conjuguée à l’européanisation, la décentralisation bousculerait la prééminence des politiques publiques d’obédience nationale. À la suite de Duran et Thoenig (1996), certains auteurs considèrent que la montée en puissance du local concurrence d’autant plus le national qu’elle ne concerne pas seulement le champ des compétences et des ressources, mais aussi celui des représentations, notamment la capacité à définir le bien commun, au point de mettre à distance les récits nationaux sur l’intérêt général (Faure et Douillet, 2005). En outre, le décloisonnement de l’action publique tendrait à lier des questions qui, sur le plan national, étaient jusqu’alors gérées de manière sectorisée ; il ferait ainsi apparaître des « ensembles fonctionnels » qui traiteraient de problèmes transversaux originaux (Narhath, 2007).

Tant en PACA qu’en Rhône-Alpes, les plans régionaux de formation sont certes issus d’intenses concertations et négociations multi-acteurs qui ont placé les connaissances diagnostiques de la relation régionale entre la formation et l’emploi au centre des dispositifs de régulation des cartes. En particulier, le travail statistique et d’expertise des OREF a semblé soutenir l’instauration d’une entité régionale « savante », mettant en oeuvre des projets originaux de développement économique et social. Or, dans les deux régions, la réaffirmation de régulations autonomes des dispositifs d’offre de formation sectoriels pondère sérieusement la portée politique des investissements cognitifs initiaux et, en particulier, du travail statistique des OREF. Cette faible effectivité est liée à la place prééminente qu’occupent les autorités académiques par-delà les négociations et échanges avec les services de la Région, et notamment à la capacité intégrative des rectorats, qui repose à la fois sur un équipement statistique de grande longévité, sur la maîtrise du calendrier et sur les effets de prégnance de l’affectation des enseignants des disciplines spécialisées. Dans un tel contexte, l’imposition par l’État de normes budgétaires toujours plus sévères accroît la propension des pilotes régionaux de chaque type d’offre de formation à se focaliser sur les logiques propres de son dispositif. Alors que l’esprit du PRDF visait le décloisonnement, cette clôture sectorielle renforcée est particulièrement affirmée du côté des rectorats. Leur maîtrise exclusive et de longue date d’un savoir-faire gestionnaire et statistique, relayé sur le terrain par un corps d’experts incontournable — les inspecteurs -, leur permet assez facilement de s’affranchir des pesanteurs de partenariats parfois plus subis que choisis. Au sein des académies — espace de référence prééminent sur celui de la région — priment des logiques endogènes qu’exprime un travail statistique interne visant à éclairer l’ajustement entre une offre aux évolutions incrémentales et une demande sociale diversifiée. La variable clé de la régulation locale d’une démographie scolaire, que complexifie la multiplication des diplômes, demeure sans conteste le « vivier (potentiel) d’élèves ».

La réforme structurelle du baccalauréat professionnel, désormais préparé en trois ans, met fortement en mouvement les cartes de formations mais là encore, dans une logique avant tout endogène au dispositif de formation. Sous l’emprise croissante d’une logique managériale, son application révèle d’une manière criante ses enjeux gestionnaires : sur le plan micro, s’applique systématiquement le principe du « gage » consistant à compenser toute ouverture de formation par la fermeture d’une autre ; sur le plan méso — l’académie —, se développent des « projets de performance » qui visent à « responsabiliser » les chefs d’établissements compte tenu de la rigueur de la rationalisation budgétaire en cours et de l’exigence d’équité que cherchent à exprimer des taux d’encadrement pondérés par des critères diversifiés selon les spécificités des territoires et des publics accueillis. Cet « effort d’organisation et de modernisation » pour reprendre les termes d’un projet académique, témoigne de la montée en puissance d’un savoir managérial aux mains du représentant de l’État, à savoir le recteur. Beaucoup plus faible en moyens propres d’expertise, le Conseil régional peine à coupler effectivement ses compétences en matière de formation à celles concernant le développement économique et ainsi à affirmer la primauté de légitimité de la « localité » (Desrosières, 2008).

Au total, l’articulation politique et technique de la prospective des territoires et de la régulation des cartes de formations professionnelles initiales s’avère faible, malgré les efforts pour rationaliser, à travers l’ingénierie de l’expertise, l’édifice institutionnel originel. Daniel Gaxie l’avait analysé à propos des politiques d’aménagement du territoire (1997 : 287) : les procédures de « concertation », de « consultation », « d’association » dont est balisé le processus de décentralisation (et dont les PRDF sont un des produits) apparaissent comme autant de dispositifs de neutralisation réciproque des luttes entre les représentants des diverses collectivités territoriales, et de l’État, qui tendent paradoxalement à battre en brèche les « compétences homogènes » dont on cherche par ailleurs à clarifier la répartition, et qui aboutissent à consolider les effets de statu quo. Nos propres terrains font par ailleurs émerger deux séries de considérations. La première a trait à l’étrange absence des références proprement partisanes dans des logiques d’action locale : par-delà la dramaturgie médiatique des oppositions idéologiques, tout se passe comme si la référence à l’échelon territorial participait à affaiblir les clivages droite/gauche classiques, au bénéfice de concurrences plus professionnelles ou sectorielles dans l’accès aux ressources. Pour ce qui est de la deuxième, on relèvera par ailleurs qu’en matière de politique de formation professionnelle initiale, non seulement l’État ne « disparaît » pas mais il se renforce en se dessaisissant de fonctions jugées subalternes (par exemple la modernisation des ateliers et plateaux techniques des lycées professionnels) au profit d’une reconcentration sur la mutualisation de l’offre dans le contexte restrictif de la révision générale des politiques publiques.