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Longtemps cantonné à la philosophie, à la fois morale et politique — depuis son invention stoïcienne et son redéploiement moderne à partir du texte fondateur de Kant (publié en 1784) Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique —, voici une vingtaine d’années que l’argumentaire cosmopolitique fait une entrée en force dans les débats sociologiques, à la faveur d’un contexte intellectuel marqué par la thématique de la mondialisation, de sa nature, de sa réalité, de son évolution et de ses conséquences[1]. Incontestablement, il est possible de remarquer une parenté structurelle entre ces trois moments de formation antique, de reviviscence moderne et d’extension contemporaine de la question du cosmopolitisme. En effet, chacun d’entre eux se trouve lié à des situations de crise globale, tant politique, sociale qu’économique, se traduisant par la remise en cause théorique et empirique d’un modèle de régime jusque-là considéré comme globalement légitime, que ce soit les cités-États démocratiques grecques épuisées par des siècles de guerre, les monarchies absolutistes européennes rongées par les progrès du rationalisme, ou, aujourd’hui, les États-nations souverains, jugés obsolètes devant l’émergence de puissances concurrentes à l’interne — minorités ethno-culturelles, provinces autonomistes, communautés religieuses — et à l’externe, avec la croissance irrésistible des flux transnationaux de toutes sortes.

Consciemment ou non, se distinguant conceptuellement de la mondialisation ou non, l’actuel discours cosmopolitiste n’en accompagne pas moins descriptivement et normativement les processus globalisants en cours, visant constamment à s’y arrimer par des procédures de justification théorique (il s’agit en général de mettre sa pensée à la hauteur de la réalité, perçue comme un ensemble de phénomènes évidents, indéniables et inéluctables) tout en séparant le bon grain de l’ivraie, à savoir : l’extension de l’humanisme progressiste désormais permise par ces transformations, d’ores et déjà acquise ou tout du moins espérée, à découpler des injustices et inégalités innombrables qui en dessinent l’aspect le plus visible, ce fameux « coût humain de la mondialisation » évoqué par Zygmunt Bauman (1999). En ce sens, le cosmopolitisme se présente comme la face heureuse de la mondialisation (Giddens, 2000), à la fois soubassement, idéal et potentialité, vecteur d’une humanité enfin appelée à connaître l’harmonie, le bonheur, la concorde et la paix, dans le respect de la différence et de l’égalité entre individus et collectivités. On ne peut s’empêcher de penser, à la lecture de la littérature sociologique et philosophique défendant l’approche cosmopolitiste, qu’ont trouvé refuge en son sein quelques-uns des ultimes vestiges intellectuels de l’espérance utopique d’émancipation universelle, à l’aune d’un monde enfin unifié et pacifié, synonyme d’une fin de l’histoire qui ne dit plus son nom.

Ainsi que le rappelle Stéphane Chauvier (2006), le cosmopolitisme a de longue date surtout été perçu comme une pratique aristocratique ou une attitude philosophique, permettant à l’individu qui s’en réclamait de s’élever à la mesure de « citoyen du monde », partiellement indifférent aux ancrages locaux, ethniques, religieux puis nationaux l’insérant dans une communauté limitée. Mais « ce cosmopolitisme pour happy few a toutefois désormais laissé place à un cosmopolitisme de masse » (Chauvier, 2006 : 215), d’abord économique (par le biais des échanges commerciaux, des rapports de production, de distribution et de consommation), mais aussi culturel (par la circulation et l’hybridation des musiques, arts, cuisines, etc.) et moral (par l’extension de la sphère de la sensibilité compassionnelle à l’égard de l’humanité entière). Du fait de cet élargissement des cadres subjectifs et objectifs de représentation et d’action dans le monde, nombre des tenants de l’idéal cosmopolitique vont ériger en adversaire privilégié la figure de l’État-nation moderne, accusé non seulement d’être à l’origine des violences les plus meurtrières au cours de l’histoire (à l’exemple de la Première Guerre mondiale, interprétée comme un conflit nationaliste et impérialiste) et dans la période contemporaine (voir les génocides perpétrés par les États contre leurs propres peuples ou minorités), mais aussi de perpétuer les injustices et inégalités les plus foncières entre les hommes. Car l’État se présente toujours vis-à-vis de l’extérieur comme l’institution par excellence de la « clôture sociale » (Brubaker, 1997), définissant par là une « préférence nationale institutionnalisée » (Chauvier, 2006 : 215), alors même que le cosmopolitisme vise, sinon l’indifférence nationale, du moins la relativisation de l’appartenance nationale au rang d’une loyauté parmi d’autres, laquelle relativisation ne peut s’obtenir, dans l’état actuel des choses, que par la soumission volontaire des États à des institutions supranationales ou transnationales. Cette subordination progressive souhaitée procéderait à la fois selon des moyens et des finalités cosmopolitiques, par l’adoption d’un point de vue abstrait et universel qui permette la mise en pratique des idéaux propres au « cosmopolitisme institutionnel » (Beck, 2006).

Que ce soit par l’intermédiaire de la création de ces nouvelles institutions supranationales, du renforcement des réseaux associatifs globaux, de l’influence des cours internationales, de la gestion de risques planétaires (écologiques ou terroristes) ou encore de la valorisation récurrente d’une « société civile mondiale » capable de faire pendant à la domination des gouvernements, la politique cosmopolitique espère transformer l’entendement de la démocratie, en la désarrimant d’une citoyenneté nationale et étatique, jugée à la fois menaçante — car sous-tendue par l’imaginaire d’identités ethnicisées et essentialisées, portant en germe le refus de l’autre et la xénophobie — et illusoire, puisque désormais totalement inapte (sinon sur le mode d’un volontarisme démagogique et purement rhétorique) à juguler ou contrôler les flux, mouvements et risques qui la débordent de toutes parts, sous formes d’hommes, de biens, d’idées ou de capitaux. La redéfinition de la théorie et de la pratique démocratiques devrait donc s’effectuer à partir de nouveaux fondements, sur la base de regroupements électifs, circonstanciels et utilitaires à tonalité globale, composés d’individus libres, autonomes, moraux et rationnels, indépendamment de leur inscription dans des communautés socio-culturelles et politiques particulières. La pierre angulaire de cette intelligence renouvelée de la démocratie s’avère ainsi l’individu délié propre à la philosophie libérale occidentale, l’idée-valeur individualiste (Dumont, 1983) promouvant un self toujours en retrait par rapport à ses appartenances, exercé à les mettre à distance de façon réflexive, et orienté vers l’extension de ses droits fondamentaux, ultimement garantis par des cours de justice suprationales. Tout l’édifice cosmopolitique, tant descriptif que normatif, repose en dernière instance sur ce paralogisme individuo-universaliste, particulièrement enraciné dans l’ethnocentrisme occidental, dont les nombreuses apories doivent être soulevées par une approche sociologique résolument holiste, laquelle considère comme indépassable la reconnaissance de la consistance ontologique des sociétés humaines comme univers de sens (Vibert, 2006).

Ce texte prendra pour objet d’étude principal la perspective du chercheur allemand Ulrich Beck. Non pas que Beck soit le seul représentant de la pensée cosmopolitique, bien entendu, mais il apparaît, en raison de sa notoriété internationale et de la centralité de ce thème dans son oeuvre (développée à partir d’une appréhension renouvelée du « risque » dans le monde contemporain), comme le sociologue le plus exemplaire d’une mouvance qui, par de nombreux aspects, reste encore essentiellement située dans les champs de la philosophie et de la science politique. Par son ampleur de vue et son ambition synthétique, ainsi qu’un engagement normatif clairement assumé en faveur d’une conception cosmopolitique du monde, l’oeuvre de Beck permet ainsi de mieux apprécier l’ambition considérable d’une théorie visant une véritable refonte de la science sociale sur de nouveaux fondements, et extrêmement critique envers la sociologie dite classique édifiée autour de la notion de « société ».

Notre contribution tentera donc de montrer de quelle manière le discours cosmopolitique de Beck, de nature véritablement « idéologique » en un sens non péjoratif (comme ensemble d’idées et de valeurs légitimant une rationalité théorique et pratique), entreprend de concrétiser institutionnellement l’utopie libérale, laquelle sied tout particulièrement à un monde unifié par un mode de gouvernance axé sur le droit et l’économie, et ce, au détriment des médiations politiques explicites. Il s’agit d’appréhender l’idéologie cosmopolitique libérale à partir de trois dimensions distinctes et complémentaires, qui se déploient en son sein comme autant de niveaux discursifs : un argumentaire ontologique — fondé sur la priorité accordée à la naturalité substantielle de l’individu libéral, sujet fondamental de droits — ; un argumentaire épistémologique — qui vise à substituer au « nationalisme méthodologique » une science de la réalité du transnational, ou « science sociale cosmopolitique » (Beck, 2006 : 69) — ; et enfin un argumentaire politique, qui entend reconceptualiser les notions de « souveraineté » et de « pouvoir » afin de destituer l’État-nation de son statut à l’époque moderne, lorsqu’il incarnait le mode de totalisation prééminent des communautés social-historiques. Ces trois niveaux de critique permettront de revenir respectivement, par contraste, sur trois problèmes majeurs qui se posent à la discipline sociologique aujourd’hui, et qu’elle se doit d’affronter théoriquement : la clarification de son positionnement quant au réalisme ontologique traditionnellement associé à la perspective holiste ; le renouvellement d’analyses macrosociologiques qui puissent éviter l’accusation infamante d’essentialisme ; et enfin, le questionnement de la réduction du « politique » aux rapports formels de pouvoir et de domination, hors d’une interrogation sur la légitimité limitée et partielle qui s’ancre dans une totalité sociale particulière.

L’argumentaire ontologique : la question de l’individuo-universalisme

Le sociologue le plus réputé dans la défense du projet cosmopolitique, Ulrich Beck, est également l’un de ceux qui a le plus radicalisé l’argumentaire ontologique — que l’on comprendra ici comme l’inventaire fondamental et ordonné des êtres (objets, phénomènes, personnes) à qui l’on attribue une réalité — de ce discours, d’une manière pour le peu inusitée, puisqu’il en a proclamé purement et simplement la liquidation. En effet, le « tournant épistémologique » réclamé par Beck afin de passer du « nationalisme méthodologique » à « l’optique cosmopolitique », consiste à élaborer « une alternative interprétative qui remplace l’ontologie par la méthodologie — c’est-à-dire qui remplace l’ontologie et l’imagination nationales, prédominantes dans la pensée et dans l’action », par ce qu’il propose d’appeler un « cosmopolitisme méthodologique » (Beck, 2006 : 38). En fait, ce que Beck nomme « déontologisation » signifie chez lui uniquement une historicisation du caractère de la nation[2], ce qui constitue un raccourci réducteur et incorrect. Car si la manière d’être d’un phénomène humain social-historique, en l’occurrence la nation, ne peut se concevoir effectivement que comme contingente, équivoque et variable, ceci n’équivaut évidemment pas à un défaut existentiel, ou à un manque rédhibitoire, sauf à en rester au niveau d’un positivisme empiriste le plus plat, qui considérerait l’ontologie comme définissant des substances pures, éternelles et inaltérables. Pour autant, malgré cette assertion superficielle niant toute ontologie, l’ensemble de la démonstration de Beck quant à la pertinence d’un regard cosmopolitique aujourd’hui, non pas philosophique (donc normatif, dans son langage) mais sociologique (donc « analytique et empirique »), repose sur un mantra répété à satiété, à savoir que, « aujourd’hui, ce qu’il faut comprendre, c’est que la réalité elle-même est devenue cosmopolitique » (Beck, 2006 : 10). Se refusant à tout engagement ontologique, le cosmopolitisme sociologique déborde pourtant de toute part d’affirmations sur l’être, n’hésitant jamais à identifier les faits, phénomènes ou objets qui sont ou ne sont pas, qui existent réellement ou ne sont qu’illusion, qui sont vrais ou faux, qui croissent ou décroissent en importance, qui apparaissent comme des causes, des conséquences ou des corrélations, etc. Sous couvert d’une simple méthodologie, c’est de l’acceptation d’une réalité dévoilée comme fatale et indiscutable qu’il s’agit, puisque l’optique cosmopolitique de Beck se présente comme le reflet des choses mêmes, sans distorsion ni interprétation. Quiconque oserait ne serait-ce que mettre en doute cette paraphrase du monde se verrait immanquablement projeté dans les affres du « fétichisme de la souveraineté », de « la mystification de l’État national », ces multiples « catégories zombies[3] » qui encombrent encore les analyses de la sociologie classique, aveuglée qu’elle serait par son nationalisme méthodologique délétère et inavoué.

Sous le rasoir d’Occam de la sociologie cosmopolitique ne persistent en fait que trois réalités vraiment « réelles », si l’on ose ce pléonasme : les individus, les choses et les rapports entre eux. Les appartenances collectives — ce que la sociologie classique pouvait encore nommer la « société », voire le « social » — n’apparaissent plus que comme le choix volontaire et subjectif pour les personnes de revendiquer telle ou telle étiquette, « une image de l’identité qui se sert librement dans le grand Meccano des identités mondiales, et fait de l’image de soi une inclusivité croissante » (Beck, 2006 : 16), bref : une identité « faite de bric et de broc » pour un individu qui « fait son marché dans les décombres historiques de formations identitaires autrefois pensées et vécues sur un mode exclusif (…) » (Beck, 2006 : 16-17). L’identité hybride, métissée ou diasporique, notion-clé des sciences sociales postmodernes, se voit récupérée par la théorie cosmopolitique de Beck comme la vérité intrinsèque (ontologique ?) de l’expérience humaine en sa totalité, dans le sillage du « postcolonial moment » (Beck, 2006 : 139) théorisé par Hall, Said, Gilroy ou Bhabha. Dès lors, les seuls véritables porteurs d’une « identité », fût-elle mouvante, multiple et ambiguë, ne peuvent être que les individus universels[4], nouant entre eux des rapports d’association, de conflit ou de domination, et construisant par là ces structures d’interdépendance (économiques, politico-juridiques, culturelles et écologiques) qui, certes, par certains aspects, contraignent et limitent la liberté des êtres humains, mais, par ailleurs, constituent selon Beck les outils de leur libération cosmopolitique, en les arrachant à leur ancrage local, assimilé à une prison identitaire.

L’ontologie de la sociologie cosmopolitique s’avère donc résolument individuo-universaliste, en ce qu’elle dissout toute appartenance qui ne serait pas pensée dans les termes dichotomiques choix/soumission ou égalité/inégalité. Les langues, cultures, traditions, religions, nations, ne valent dans cette optique que passées au tamis de la réflexivité, de la mobilité et des droits de l’homme, en tant que ressources instrumentales pour des individus en relation de pouvoir. Ce qui se trouve perdu, voire criminalisé, dans ce réductionnisme radical, c’est tout ce que la sociologie classique a pensé sous le concept de « société », comme univers de sens à la fois symbolique et matériel, jamais totalement clos ni homogène, encore moins permanent, mais pourtant cohérent et consistant, incarné sous des formes institutionnelles relativement homéostatiques dans la durée, source d’idéalité collective et de solidarité concrète. Il est évidemment impossible de reprendre ici, ne serait-ce que sommairement, les termes du débat à propos de la notion de « société », débat qui, depuis son apparition au milieu des années 1960 dans le sillage notamment des ouvrages d’Alain Touraine[5], ne cesse de voir progresser, au même rythme que le postmodernisme théorique et la mondialisation économique, le camp des partisans d’une « sociologie sans société[6] ». Dans son dernier ouvrage sur le « travail des sociétés », François Dubet (2009) a parfaitement résumé l’enjeu de cette confrontation, en expliquant comment la vision de « la société » développée par la tradition sociologique majoritaire d’obédience fonctionnaliste (qu’elle soit conservatrice, visant à l’intégration au sein de l’ordre social, ou critique, contestant son type actuel comme rapport de domination à l’horizon d’un renversement révolutionnaire) se voit non seulement contestée dans sa pertinence à décrire les phénomènes contemporains, mais plus encore, considérée désormais comme un mirage idéologique, une illusion entretenue par les États-nations occidentaux quant à la situation « normale » d’un système global intégrant et structurant par chaînes de causalité les divers niveaux de l’existence humaine (travail, école, famille, culture, subjectivité, etc.). Peut-être valable pour une « première modernité » (celle de la construction nationale, de l’industrialisation, de la lutte des classes et de la hiérarchie sexuelle ou raciale), cet arrimage de l’acteur et du système au moyen d’une socialisation toute-puissante entrerait dans une crise définitive à partir des années 1960, la mobilité des hommes, des capitaux et des biens finissant par désintégrer l’emboîtement du politique, de l’économique et du culturel qui caractérisait la croyance en « la société » des sociologues[7]. D’où, selon Dubet, le triomphe de la notion de « réseaux[8] », qui, dans les deux orientations sociologiques les mieux adaptées à la compréhension d’un monde labile et désarticulé — l’interactionnisme sous ses diverses formes (pragmatisme, ethnométhodologie, constructivisme) et l’individualisme méthodologique élargi —, vient remplacer les concepts de « structure » ou « système » décrivant un ordre stable, ordonné et vertical. Tout l’effort de Dubet consiste alors à distinguer « la société », comme type-idéal fonctionnaliste énoncé par la sociologie classique, de la « société », comme « substrat » (Dubet, 2009 : 46) continuant irrévocablement à inscrire les acteurs dans un monde de sens cohérent, structuré et institutionnalisé, par-delà le jeu des interactions et des rationalités individuelles. C’est justement cette ambition qu’abandonne définitivement la vue cosmopolitiste, incapable de percevoir le caractère constitutivement holiste des sociétés humaines, mis en lumière par des auteurs aussi divers que Durkheim, Mauss, L. Dumont, Castoriadis ou encore Descombes. Dans le champ de la sociologie contemporaine, s’il faut citer Irène Théry (2007) ou Alain Ehrenberg (2010) comme des auteurs importants ayant épousé et illustré la fécondité de la perspective holiste (sur les questions de la structuration de la subjectivité ou de la distinction des sexes), c’est Michel Freitag, qui, tout au long de son oeuvre, s’est attaché avec le plus d’ampleur à montrer que « l’intuition sociologique implique donc l’idée d’une cohésion sui generis du social, créatrice d’un ordre objectif dont la description représente précisément l’objet de la connaissance sociologique » (Freitag, 2004 : 257), ordre objectif à caractère symbolique, totalisant et historique connu sous le terme de « société ». D’origine moderne, le concept de « société » a immédiatement débordé le cadre historique de l’État-nation qui en incarnait la réalité d’alors, pour acquérir une valeur rétrospective[9], permettant d’identifier des configurations sociétales (tribus, peuples, empires, cités) diversifiées dans leur forme mais comparables dans leur mode de totalisation à portée cognitive, normative et expressive.

Cet « oubli de la société » (Freitag, 2002) conduit l’optique cosmopolitiste à une conception dualiste et manichéenne du social (réseaux vs société), appelant une méthodologie qui, au nom de la récusation de l’hydre essentialiste, accompagne les processus les plus délétères de la mondialisation en cours, à travers l’extension hégémonique du capitalisme, l’abolition des capacités de réglementation des États et l’annihilation de la différence culturelle.

L’argumentaire méthodologique : la question de l’essentialisme

La lecture des travaux d’Ulrich Beck se révèle fort instructive quant aux présupposés du cosmopolitisme méthodologique en sociologie. Tout son argumentaire se construit à partir d’une reconstruction a posteriori de la « première modernité », et plus encore, du passé entier de l’humanité, sous le signe de cette « erreur sanglante » que fut la « théorie territoriale de l’identité (…), que l’on peut appeler erreur carcérale de l’identité » (Beck, 2006 : 19). Il faut ici constater la prétention à une lucidité surplombante du sociologue crypto-hégélien, posté à la fin de l’histoire, drapé dans son inédite faculté de réflexivité, apte à dévoiler les illusions multiséculaires des humanités concrètes enfermées dans leurs identités exclusives et contradictoires (« ou bien — ou bien » selon les termes de Beck), alors que la mondialisation comme phénomène, associée au cosmopolitisme comme regard, viendrait enfin nous dévoiler la vérité de la logique de « distinction inclusive », dite du « et — et » (Beck, 2006 : 16)[10]. Seule l’adoption de l’optique cosmopolitique « permettrait d’ouvrir une brèche dans le narcissisme autocentré de l’optique nationale, dans l’inintelligence sourde où il maintient la pensée et l’action, et d’ouvrir les yeux des hommes sur la cosmopolitisation réelle des mondes dans lesquels ils vivent et de leurs institutions » (Beck, 2006 : 12). Il existe ceci dit une relative ambiguïté dans le propos de Beck, puisqu’on ne saisit jamais vraiment, à la lecture, si le sociologue vient dévoiler une réalité humaine universelle et atemporelle (le caractère hybride de toute identité, masqué largement par les idéologies nationalistes ou identitaires) ou accompagner théoriquement la transformation visible dans la structuration objective de l’identité, jusque-là réellement exclusiviste et désormais multiscalaire et métissée[11]. Jouant constamment sur les deux registres entremêlés de la description « analytique et empirique » (le regard cosmopolitique découvre ce qui est) et de l’idéal normatif (l’optique cosmopolitique doit contribuer à dépasser les égoïsmes locaux autocentrés), Beck charge ainsi constamment le « cosmopolitisme méthodologique », prétendument neutre sur le plan axiologique, des valeurs positives censément incarnées par le concept même de cosmopolitisme, ces fameuses prédispositions et pratiques cosmopolitiques énoncées par Szerszynski et Urry (2002), et complaisamment reprises par Beck (2006 : 87) : mobilité extensive et possibilité de voyager ; capacité à « consommer » de nombreux endroits et environnements ; curiosité pour les autres lieux, hommes ou cultures ; réflexivité par connaissance historique ; compétences interprétatives ; ouverture à l’enrichissement offert par le rapport à l’autre.

À partir de cette réinterprétation biaisée et simpliste du passé, il apparaît clair que les sociétés humaines, et notamment l’État-nation qui en figure la quintessence moderne, portent uniment le soupçon du stigmate essentialiste, dégénérant immanquablement, selon une pente fatale, en une fermeture xénophobe, puisque, dans la perspective nationale, régnerait entre les cultures un silence lourd de morgue et d’ethnocentrisme, dû à l’affirmation d’un principe relativiste d’incomparabilité. Aucun dialogue ne serait donc possible, et cette séparation tranchée « mène quasi automatiquement à l’impérialisme, au combat des cultures, à la guerre des cultures » (Beck, 2006 : 62). L’optique nationale est ainsi par définition une « optique essentialiste » (Beck, 2006 : 63), qui a nourri tout au long des xixe et xxe siècles le « nationalisme méthodologique » propre aux sciences sociales classiques. Beck y insiste, même s’il ne développe guère : la discipline sociologique classique (sont cités Durkheim et Parsons) et toutes les sciences sociales dans leur ensemble (bien que les ethnologues soient totalement passés sous silence) se sont élaborées selon une grammaire nationaliste, qui accepte comme postulats la subordination de la société à l’État, la compréhension du système international par l’extension des modèles nationaux, la territorialisation d’une culture conçue comme incomparable et incommensurable, ou encore une optique essentialiste amenant à séparer culturellement et politiquement ce qui est étroitement imbriqué sur le plan historique. À ce paradigme archaïque et suranné devrait répondre une « science sociale cosmopolitique » (Beck, 2006 : 69), selon quatre grands axes d’analyse : un cosmopolitisme du risque reposant sur le développement d’une opinion publique mondiale (Tchernobyl, crise de la vache folle, terrorisme) ; une « politique postinternationale » visant la mise en place des formes et contenus d’un « cosmopolitisme institutionnalisé[12] » ; un dévoilement de l’invisibilité de l’inégalité globale, masquée par le principe d’État national ; et enfin, la manifestation du « cosmopolitisme banal » ancré dans le quotidien, qui fait réaliser que « la société de consommation est la société mondiale réellement existante » (Beck, 2006 : 83)[13].

Si l’expression a fait florès, et beaucoup compté dans la notoriété internationale de Beck, l’accusation de « nationalisme méthodologique » à l’encontre d’un siècle de sciences sociales n’en est pas moins un absurde raccourci, aussi caricatural sur un plan théorique que faux d’un point de vue historique. D’ailleurs, certains commentateurs les plus favorables à une sociologie d’inspiration cosmopolitique l’ont amplement montré, comme Kendall, Woodward et Skrbis (2009 : 56-64)[14], Latour (2007) ou Truc (2005), par des références multiples et diverses, à Mauss, à Simmel, à Tarde, à Weber, à Elias, au structuralisme, mais également à Durkheim ou Parsons, si l’on accepte de les lire d’un oeil un tant soit peu attentif. L’acte d’accusation apparaît d’ailleurs tellement extensif qu’il en devient aberrant et dénué de tout fondement, à la simple mention de certains « pères fondateurs » des disciplines socio-anthropologiques. Il suffirait en effet de citer Franz Boas, dès le début du xxe siècle, dont les analyses d’orientation diffusionniste ont influencé le structuralisme de Lévi-Strauss, lequel a grandement contribué à défaire l’association fonctionnaliste entre culture et société. Ou, de façon encore plus parlante, un sociologue illustre qui s’est permis d’affirmer dans ses cours (entre 1890 et 1900), avant même de l’écrire, qu’il convenait « (q)ue l’État n’ait d’autre but que de faire de ses citoyens des hommes, dans le sens le plus complet du mot, et les devoirs civiques ne seront qu’une forme plus particulière des devoirs généraux de l’humanité. (…) Ainsi, ce qui résout l’antinomie, c’est que le patriotisme tende à devenir comme une petite partie du cosmopolitisme ». Faire donc d’Émile Durkheim (2003 : 109), puisque c’est de lui qu’il s’agit, un nationaliste méthodologique (surtout en un temps où les passions xénophobes étaient d’une redoutable intensité) revient à un contresens absolu, à propos duquel on peut se demander s’il relève d’une simple ignorance ou d’une volonté délibérée de falsifier l’histoire de la discipline.

Ce n’est donc qu’au prix d’une relecture parfaitement mytho-idéologique, assénée ex cathedra, que Beck peut justifier le révolutionnaire changement d’optique méthodologique entrepris, du nationalisme au cosmopolitisme. La velléité essentialiste qu’il entend démasquer à l’origine de la perspective nationale, tant politico-historique que sociologique et méthodologique, se retrouve en fait plutôt au coeur de son propre argumentaire, en ce qu’il paraît nécessaire à l’opposition binaire et dichotomique fondamentale sur laquelle il repose entièrement.

L’argumentaire politique : la question du pouvoir

Si l’on en vient à l’analyse socio-politique offerte par le cosmopolitisme sociologique, toujours en prenant appui sur le travail d’Ulrich Beck, il s’avère clair que s’y incarne là également une vision unilatérale des processus en cours, de leur origine, de leur nature et de leurs conséquences pour les collectivités et les individus. Le propos central de Beck consiste à militer pour l’émergence d’une « politique intérieure mondiale » (Beck, 2003 : 117 ; 2006 : 236), laquelle se construit progressivement, contre la vision des relations internationales classiques, à l’aide de « méta-pouvoirs » qui induisent une nouvelle modalité de politique, adaptée à l’orientation cosmopolitique de la deuxième modernité. Ces deux méta-pouvoirs sont l’économie et la société civile, deux réalités de dimension mondiale contribuant à affaiblir et délégitimer le rôle historique des États-nations. Malgré les doutes que pourrait susciter la nature de ces deux méta-pouvoirs, notamment quant à leur influence respective, leur composition et leurs finalités, Beck y voit les prémisses d’un « méta-jeu de pouvoir, c’est-à-dire une lutte pour le pouvoir dans laquelle l’équilibre et les règles du pouvoir au sein du système national et international sont modifiés et redéfinis » (Beck, 2003 : 119). Processus transnationaux et déterritorialisés, l’économie et la société civile mondiales façonnent un espace unifié de « domination translégale » (Beck, 2003 : 154), au sens où cette dernière transcende les intérêts nationaux, institue le droit selon ses standards propres et prend « des décisions quasi politiques », en favorisant des innovations constantes et en cherchant l’appui des citoyens et des consommateurs.

On aurait pu penser que la nouvelle théorie critique de Beck serait, sinon critique, du moins attentive et réticente à ces évolutions en tant que celles-ci portent indubitablement des effets problématiques sur le plan de la théorie et de la pratique démocratiques. Or il n’en est rien. Car ici encore, la mondialisation économique et son contrepoids, l’altermondialisme militant, ne sont jamais analysés comme des phénomènes contingents, « politiques » au sens fort — c’est-à-dire incluant des hypothèses fondamentales sur la définition de l’homme social, du commun et des idées-valeurs devant s’y incarner, que ce soit l’égalité, la liberté, la justice, la dignité, etc. —, mais comme de simples faits, des données objectives, indiscutables et fatales. Le marché et le droit, comme formes de régulation entre collectivités et individus, sont présentés comme réels, au même titre d’ailleurs que les États postnationaux[15], souhaités par Beck, détenteurs d’une force de contrainte physique. À l’opposé, les appartenances symboliques, les moeurs, les cultures ou les traditions, qui sous-tendent, fécondent ou intègrent l’espace politique, sont conçues comme « mythiques », donc illusoires et mensongères[16].

Ainsi, « la foi en l’ontologie nationale de la société est donc empiriquement contredite par des expériences réelles, (…) par l’argument money » (Beck, 2003 : 137). Le réalisme cosmopolitique de l’économie mondiale « met les entreprises en situation de pouvoir transformer les organisations transnationales en une expérience réelle de cohabitation et de collaboration polyethniques — souvent contre la résistance des États nationaux, du droit national et des autorités nationales » (idem). Grâce « à la force de persuasion de la rationalité économique mondiale », les firmes multinationales déconstruisent les mythes nationalistes « en leur opposant des faits » : « N’en déplaise aux critiques du capitalisme qui prévalent à l’heure actuelle, c’est donc bien un capitalisme non seulement pacifiste, mais aussi cosmopolitique qui est en train de poindre » (Beck, 2003 : 136). De même, la puissance croissante d’une société civile mondiale est unilatéralement lue à travers l’ambition d’une « politique des droits de l’homme[17] » : « c’est par l’anticipation normative, juridique et politique d’un état « cosmopolitique » que l’indépendance de l’État national est mise entre parenthèses » (Beck, 2003 : 141). La primauté des droits de l’homme sur la souveraineté des États-nations doit postuler et traduire « une société cosmopolitique juridiquement contraignante des individus » (Beck, 2003 : 146). Certes, Beck reconnaît à diverses reprises le caractère destructeur et inégalitaire de l’économie capitaliste mondialisée, tout comme il décrit longuement l’instrumentalisation des droits de l’homme à des fins hégémonistes, sous couvert de l’actuelle pax americana, mais ce ne sont là que les conséquences d’un « faux cosmopolitisme » (Beck, 2003 : 149) ou d’un « cosmopolitisme despotique » (Beck, 2006 : 90), qui ne touchent pas aux assises morales du « cosmopolitisme émancipateur » soutenu par Beck. Mais alors en quoi celui-ci reste-t-il « réaliste » ?

Le fond de l’affaire ici réside dans l’incapacité absolue de Beck à penser le politique dans son essence et son expérience, à savoir comme un rapport dialectique de reconnaissance / conflictualité entre les communautés humaines dans leur relation symbolique à soi et à l’Autre. Il ignore superbement, tout en plaidant constamment pour le voeu pieux d’une « différence dans l’égalité[18] », les contradictions ontologiques entre les mondes humains, ainsi que les conflits de valeurs ou guerres des dieux qui peuvent en découler (Vibert, 2007) — sinon à les ramener à une simple opposition entre intérêts divergents ou stratégies concurrentes. Beck traite avec mépris les guerres de religion modernes, ou les guerres ethniques, vestiges d’une ontologie essentialiste dépassée, une attitude qui, pour Bruno Latour, ressemble à ce qui se passe quand « des hommes de bonne volonté se rassemblent au Habermas Club, avec leurs cigares, pour établir un armistice pour tel ou tel conflit et qu’ils laissent leurs dieux sur les portemanteaux à l’entrée » (Latour, 2007 : 76). Résulte de ce paradigme une sociologie interactionniste formelle à l’échelle mondiale, un rationalisme universaliste associant de façon quelque peu étrange l’utopisme progressiste et volontariste des Lumières à un systémisme quasi naturalisé, à prétention empirique. La version du « politique » qui en découle se résume à une juxtaposition « réseautée » de pouvoirs et contre-pouvoirs de toutes sortes, un maillage densément entrelacé d’organisations, d’États, d’entreprises, d’opinions publiques, de collectivités et d’individus échangeant des flux de paroles, marchandises et capitaux sur fond de règles « translégales », c’est-à-dire ni vraiment légales ou illégales, ni vraiment légitimes ou illégitimes.

Cette toile de fond conduit à deux thèses fortes, qui en disent long sur la politique du cosmopolitisme : tout d’abord, la fatalité ambiguë du processus, dont la nature englobante et irréversible contraint les opposants et les « neutres » à se situer au sein même de ce qu’ils dénoncent ou ignorent, et ensuite son caractère foncièrement anti-démocratique, en ce qu’il s’appuie sur une auto-fondation rationnelle, axiomatique et indémontrable.

(1) D’une part, en effet, Beck entend démontrer combien les contempteurs de la cosmopolitisation en cours non seulement tirent les principes de leurs pratiques d’un argumentaire cosmopolitique, mais plus encore, se révèlent, à leur insu, les vecteurs effectifs de ce processus, à partir de la thèse que « la cosmopolitisation est elle-même la source de la résistance qu’on y oppose » (Beck, 2006 : 214). Réalité englobante et saturée, le cosmopolitisme ne permet aucune véritable extériorité, ainsi que le montre l’exemple le plus frappant déployé par Beck : les activités terroristes d’Al Qaeda, « transnationale dans ses orientations comme dans l’organisation de ses activités » (Beck, 2006 : 218-219). Exemple ad hoc, puisque le recours aux moyens technologiques, l’organisation en réseau ou le « bricolage idéologique » présidant à son action seraient typiques de cette deuxième modernité aux accents cosmopolites. Il ne faudrait pourtant pas une longue démonstration pour rappeler, d’un côté, que les groupes aux convictions sous-tendues par une perspective religieuse chrétienne ou musulmane s’inscrivent d’emblée dans une perspective universaliste, hier comme aujourd’hui, et d’un autre côté, que le « terrorisme », qu’il soit comme jadis politique (anarchiste, nationaliste, réactionnaire) ou politico-religieux comme désormais, en appelle par définition à des principes (la justice, la vérité, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes) dépassant la situation locale pour se justifier aux yeux du monde. Personne n’échapperait à la mondialisation cosmopolitique, selon Beck, mais les « anticosmopolitistes », dans la lignée des contre-Lumières, lutteraient pour une « mauvaise cosmopolitisation ». Pêle-mêle, tous les discours un tant soit peu « identitaires » (le « populisme essentialiste », l’expressionnisme tribaliste, le pluralisme relativiste) se voient ramenés à des positionnements réactionnaires, inconscients ou non, en tout cas incapables de percevoir la nouvelle réalité du monde, ce qui donne des pages assez cocasses où sont assimilées les orientations d’Al Qaeda, des skinheads, des populistes de droite, des néonationalistes, des fondamentalistes religieux, mais aussi des syndicats et l’ancienne gauche, des partis conservateurs et des Églises, qui tous « adoptent une posture défensive contre la nouvelle force qu’est la cosmopolitisation » (Beck, 2006 : 226). Les dynamiques de la deuxième modernité se traduisent par un dédoublement entre le cosmopolitisme, qui relève d’un choix conscient et volontaire, et la cosmopolitisation, comprise comme une conséquence secondaire et non désirée, le « fruit d’un choix imposé », bref, une « passagère clandestine » cachée dans « l’ombre de décisions tout à fait normales portant sur les marchés » (Beck, 2006 : 41), que ce soit ceux de la musique, de la nourriture, de l’écologie ou des placements financiers[19]. Il n’est donc pas surprenant, dans cette optique, que « le syndicaliste, par exemple, qui descend dans la rue pour défendre les droits garantis par son pays en matière de travail et remis en cause par les patrons « déloyaux envers la nation » (ceux qui délocalisent la production pour réduire les coûts salariaux), ne se considère pas du tout comme un anticosmopolite ; mais les conséquences secondaires de ses actes viennent conforter les processus d’anticosmopolitisation » (Beck, 2006 : 197). On appréciera la puissance de cette nouvelle ruse de l’histoire, qui parvient, grâce à l’interprétation lucide du sociologue, non seulement à dévoiler à l’acteur en lutte que son action s’inscrit dans le devenir cosmopolitique du monde, mais qu’en plus elle se trouve positionnée du côté obscur de ce cheminement nécessaire, i. e. l’infâme repli sur l’essentialisme.

(2) D’autre part, Beck a eu l’idée intéressante d’élaborer une autocritique de ses propres positions cosmopolitiques (2003 : 507-558), en poursuivant jusqu’au bout la logique de l’idée, afin d’en faire poindre les difficultés théoriques les plus saillantes. Parmi les aspects les plus piquants, et les plus justes, contenus dans cette « brève oraison funèbre au berceau de l’ère cosmopolitique », il y a bien sûr la possibilité d’un « cosmopolitisme despotique » qui, justifié par la menace terroriste et écologique, contribuerait à globaliser la culture de la peur, et ainsi asseoir un pouvoir manichéen, autoritaire et sécuritaire à l’échelle mondiale. Mais l’élément théorique le plus pertinent, puisque admis par Beck lui-même comme à la base de sa propre interprétation de l’optique cosmopolitique, concerne « l’autofondation » du cosmopolitisme, décelant la contradiction entre l’affirmation des droits de l’homme posés comme axiome définitif et irrécusable du rationalisme cosmopolitique, d’un côté, et, de l’autre, le principe démocratique reposant sur la souveraineté populaire et sa traduction par le biais des modalités majoritaires et représentatives. Car « le régime des droits de l’homme présuppose un droit universel, transcendantal et en même temps fondateur de pouvoir, qui ne s’enracine plus dans la territorialité du national et de l’État, mais dans l’immédiateté simulée de l’individu et de la globalité, qui n’est soumise à aucun contrôle démocratique » (Beck, 2003 : 536). Autrement dit, dans les « principes axiologiques de l’ordre cosmopolitique », « l’autolégitimation remplace la légitimité démocratique » (Beck, 2003 : 537). Cette autofondation principielle débouche sur une multitude de difficultés pratiques, soulevées par Beck, à commencer évidemment par le contenu des droits fondamentaux, leur origine et leur extension, la légitimité des jugements quant à leur application ou non, ainsi que celle des sanctions à l’encontre des contrevenants, etc. C’est toute la doctrine de « l’humanisme militaire » (ou « Lumières militaires ») brandie par Beck (2006 : 247) qui se voit contestée, puisqu’elle ne donne aucune indication quant à l’identité de ceux qui seront légitimement aptes à interpréter les principes et normes du régime cosmopolitique, et surtout à prendre la décision, par exemple en dernière instance la décision de la guerre et de la paix, concernant donc la délimitation de l’ami et de l’ennemi. Tirant des conclusions osées de la réussite de certaines ONG (Amnesty International), Beck estime cependant qu’après la fin de la guerre froide, « l’instrumentalisation des droits de l’homme à des fins stratégiques » a été rendue « plus difficile », ce qui a favorisé l’avancée d’un « cosmopolitisme authentique » au détriment d’un « cosmopolitisme feint » (Beck, 2003 : 542), une évaluation qui peut laisser dubitatif si l’on considère le déséquilibre des puissances en relation, et notamment l’hégémonie militaire des États-Unis. À la question « qui dit ce que le régime cosmopolitique prescrit ? » (Beck, 2003 : 546), Beck fait ironiquement mention de l’apparition envisageable d’une nouvelle élite, une caste d’exégètes consacrée à l’étude et la codification des principes axiologiques selon les cultures et les thèmes abordés, vérifiant les systèmes juridiques locaux à l’aune de « leur adéquation avec la « pureté » de la « parole » cosmopolitique » (idem). Le plus important, dans cette extrapolation autocritique, c’est que cette éventualité permet d’effectuer un lien avec ce qui repose au fond de l’idéologie cosmopolitique, à savoir le fameux principe de « souveraineté impériale » (Beck, 2003 : 548). La définition d’un bien à portée universelle, incarné politiquement dans une autorité d’origine transcendante qui relativise et subordonne les appartenances linguistiques, ethnoculturelles, voire religieuses, conduit irrémédiablement à la figure de l’empire, qui suscite la transformation des États existants, appelés à se dénationaliser et à se « transnationaliser » pour devenir de purs instruments de rationalité publique, hors de toute inscription identitaire. Dans une rare note à vocation historique, Beck en appelle à la construction sociologique d’une « étude historique des empires », ces « ancêtres du régime cosmopolitique » (Beck, 2003 : 195, citant Hammurabi, Alexandre, Justinien, Harun Al-Rashid, Gengis Khan, Charles Quint, Napoléon et l’Empire britannique…) qui pourrait servir à préciser les fondements d’une théorie de l’État cosmopolitique. Tout en soulignant qu’il conviendrait évidemment d’éviter l’écueil de l’impérialisme culturel, Beck ne répugne pas à constater que les tenants de l’empire « revendiquaient ce que les hérauts du régime cosmopolitique revendiquent à leur tour aujourd’hui : le fait de parler un langage d’une portée universelle, par exemple celui des droits de l’homme, et d’incarner par là même une ‘« culture supérieure », sans frontières, tandis que la plupart des populations qui leur étaient soumises, ou qu’ils avaient assujetties, vivaient dans des horizons culturels plus étroits et n’étaient que partiellement touchées par ces nobles ambitions et ces traditions » (idem). Où l’on constate, si l’on admet cette filiation comme avérée, que l’idéologie cosmopolitique se retrouve avoir fort peu à faire avec l’idéal démocratique, jusqu’à la contradiction, et restitue en creux la vérité d’un argument propre aux Freitag, Manent ou Gauchet, à savoir l’adéquation non seulement historique mais surtout logique entre la totalisation moderne des sociétés comme nation souveraine et la translation politique de cette souveraineté sous une forme démocratique. Si « les droits de l’homme ne sont pas une politique » (Gauchet, 2002), le cosmopolitisme, fût-il institutionnel, se révèle au final profondément antinomique avec le pouvoir d’un dèmos, qui, dans l’histoire des communautés humaines, s’est toujours présenté à l’articulation des dimensions socio-culturelles et politiques, sous forme d’une communauté limitée, et jamais sous la forme désincarnée d’un rassemblement d’individus en quête de droits. Ayant radicalisé l’opposition de principe, Beck s’efforce au final de militer pour une « fusion » de la démocratie et les droits de l’homme, à partir de certaines recommandations générales (renforcement et création d’organisations transnationales, réforme du F.M.I. et de la Banque mondiale, « démocratie des États » par une commune soumission au droit, politique des droits de l’homme, « parlement des citoyens du monde », etc.), sans que jamais ne soit interrogé le postulat fondamental d’un tel exercice, à savoir l’existence, la consistance et la cohérence d’un dèmos à l’échelle mondiale, et la forme sous laquelle s’exercerait son kratos, son pouvoir de décision et de sanction.

Conclusion

Les écrits de Beck ont le mérite d’expliciter clairement les fondements et les enjeux du cosmopolitisme sociologique, et même, par certains aspects, philosophique, au-delà des ambivalences théoriques et pratiques qui s’y logent. Ainsi que nous avons tenté de le montrer, cette perspective développe non seulement des hypothèses fort discutables quant à la nature des transformations en cours — ce qui n’est qu’un aspect normal et fécond du débat interne aux sciences sociales —, mais de façon plus pernicieuse, recèle un certain nombre de présupposés normatifs masqués en exposés descriptifs, sous forme d’une présentation « neutre » de données « objectives » et de faits « réels ». En ce sens, il s’agit véritablement d’un discours idéologique, sous-tendu d’ailleurs, chez Beck tout au moins, par une radicale absence d’interrogation sur son propre ancrage culturel et social-historique, un trait particulièrement ironique chez un sociologue présenté, avec Giddens, comme le chantre de la réflexivité propre à la « seconde modernité ». Inspirée par l’orientation philosophique des stoïques et de Kant, quoi qu’il en dise, « la posture de Beck paraît ethnocentrique car son cosmopolitisme procède d’un internationalisme philosophique européen modéré » (Latour, 2007 : 72), d’où une forme de « cécité anthropologique » qui l’amène à tenir pour des données certains concepts (« nature », « monde », « individu », « pouvoir ») pourtant spatialement et temporellement marqués, et par conséquent ouverts à la conflictualité quant à leur définition et leur usage.

Par son ontologie individualiste, son épistémologie réductionniste et sa politique libérale, la thèse de Beck postule non seulement l’irréversibilité du mouvement général de la globalisation technique et économique contemporaine, suggérant ainsi l’idée « d’un ralliement à l’inévitabilité du capitalisme » (Freitag, 2008 : 265), mais entreprend surtout de justifier cette évolution par l’idéal d’un monde unifié, aux frontières éthérées, qui destitue le concept de « société » de sa consistance historique et culturelle. Le rationalisme fondationnel de Beck le conduit à des postulats ontologiques, méthodologiques et politiques radicalement individuo-universalistes, appelant à l’émergence d’une « société mondiale une, à la fois globalisée et individualisée, conçue comme un ordre cosmopolitique fondé sur les droits de l’homme » (Beck, 2006 : 239). En cela, il reste fermé à toute compréhension des médiations symboliques et matérielles structurant l’existence subjective au sein de communautés à dimension cognitive, normative et expressive, autant d’universels concrets (Vibert, 2009) que l’on peut nommer « sociétés » et qui caractérisent l’ancrage ontologique de la finitude humaine. Il existe certes, faut-il le rappeler, une vocation universelle propre aux sciences de l’homme en société, cherchant à comprendre le plus objectivement possible les modalités et les expériences par lesquelles s’institue un sujet individué, mais cette réflexion, diversifiée et hétérogène, n’a pour autant jamais, jusqu’à très récemment, fait l’économie d’une prise en compte des mondes de sens réellement existants, tissés de représentations, de valeurs et d’actions, incommensurables à défaut d’être incomparables. Car la méthode comparative engage justement la démarche socio-anthropologique à concevoir la relation entre le local et le global, entre le particulier et l’universel, comme une tension irréductible et féconde, bien loin d’une détermination a priori et abstraite du niveau le plus englobant au détriment des êtres-au-monde collectifs définissant chaque fois un type d’humanité original. La fécondité de cette perspective holiste, dont les grandes lignes théoriques peuvent être trouvées dans l’oeuvre d’un Louis Dumont (Vibert, 2004), se fonde sur la cohérence et la consistance des « sociétés » comme preuves d’un niveau ontologique spécifique (accessible par un décentrement originel qui relativise les catégories de pensée du chercheur), niveau d’être impossible à extrapoler en direction de la dimension générale de l’humanité ou à fragmenter en une simple addition de monades individuelles, car se présentant sous les traits d’une institution symbolique, d’une totalité signifiante, impersonnelle et partiellement inconsciente (Castoriadis, 1975).

Le cosmopolitisme « sociologique » d’Ulrich Beck et des auteurs s’inscrivant dans son sillage, qui se veut une analyse à la fois empirique et réaliste des processus en cours, se révèle épouser les aspects les plus délétères d’une dynamique perçue comme naturelle, toute-puissance, bienfaisante et irréversible, encline à réduire la liberté des peuples au rang d’illusion archaïque et mensongère. L’éradication théorique du concept de « société » implique le déni de son existence sociologique, et favorise une interprétation du « réel » comme superposition de relations de pouvoir entre individus universels, enserrés dans la toile d’un système global, anarchique et incontrôlable. À notre sens, il ne s’agit pas, on l’aura compris, de la voie la plus intellectuellement convaincante, ni la plus politiquement légitime, afin d’assumer le rôle réflexif de la sociologie quant à la compréhension, la critique et la réorientation des tendances contemporaines les plus lourdes.