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Introduction

Une des caractéristiques essentielles de la modernité est à voir selon Simmel dans la crise de la culture : une production hypertrophique de contenus empêche l’individu de se former une culture subjective. Aujourd’hui, la question de la culture se pose toutefois aussi d’une façon différente. À la suite des phénomènes de migration, les sociétés contemporaines se développent vers un monde où il n’y a plus une seule mais plusieurs cultures de référence. Je reprends ici cette question dans le cadre d’un vaste débat sur le « multiculturalisme[1] ».

Dans la première partie de l’article, je me préoccupe de montrer quelles sont les dynamiques sociales qui caractérisent ce phénomène et quelles sont les catégories nécessaires à sa compréhension. Pour atteindre ce but, je mets l’analyse du multiculturalisme de Will Kymlicka au centre de la reconstruction conceptuelle. D’un côté, elle permet de différencier entre elles les diverses significations du concept de multiculturalisme — qui reste sinon nébuleux — ; de l’autre, elle s’efforce d’en conduire l’étude à partir d’une définition scientifique du concept de culture. L’approche de Kymlicka mène ainsi à la comparaison avec la théorie de la culture de Simmel sur laquelle je me penche dans la deuxième partie du texte. Son importance réside dans le fait de surmonter le schéma sociologique marxien fondé sur le contraste entre « base et suprastructure » sociales. Par la suite, je montre de quelle façon Simmel développe une théorie de la « fonction socio-structurelle » de la culture, lui certifiant un rôle qui ne se laisse pas confiner à la suprastructure. À cette fin, je rappelle les passages essentiels de la théorie simmelienne de la culture en donnant les références des textes originaux et des études de la littérature secondaire qui en reconstruisent les différents aspects. Une reconstruction extensive des passages ne peut par contre être présentée ; en effet, une telle entreprise dépasserait le cadre de la présente étude. Grâce aux instruments de la théorie de la culture de Simmel, une analyse de la réalité sociale qui se cache derrière les formules du débat sur le multiculturalisme peut enfin être développée. À l’appui de la conception critique du multiculturalisme de Charles Taylor, la partie conclusive de l’article encadre les enjeux de l’évolution actuelle vers les différentes typologies de la société multiethnique.

L’examen sociologique de la « fonction socio-structurelle » de la culture à l’époque du multiculturalisme permet de montrer qu’il faut, dans le développement contemporain, surtout tenir compte d’un genre de risque : celui qui consiste en la tendance à substituer l’intégration des individus, qu’ils soient autochtones ou migrants, dans le cadre de la société globale à leur socialisation dans les communautés ethniques d’appartenance. Après les mythologies du melting pot et de l’ethnic-mosaic, on risque ainsi d’établir une mythologie du « multi-communautarisme » qui empêche les individus de sortir du cadre étroit de la socialisation dans leurs communautés d’origine, vues comme des entités intermédiaires entre individualité et société. En conclusion et pour dessiner les contours du phénomène ainsi que les scénarios qui se mettent en place, l’article intègre la théorie sociale de Plessner dans son analyse. Celle-ci se laisse lire comme une évolution de la théorie de la culture de Simmel dans le domaine anthropologique. Le regard qu’elle permet de porter sur la question du multiculturalisme montre à quelles conditions la « fonction socio-structurelle » de la culture — comme la théorise Simmel — peut atteindre son but dans la complexité culturelle des sociétés contemporaines tout en évitant les régressions communautaristes.

1. Phénoménologie du multiculturalisme

La transformation des sociétés contemporaines met à l’épreuve la portée sémantique des concepts qui essayent d’en saisir la complexité. Cette situation place la sociologie devant de nouveaux défis et façonne le débat public. La stabilité des institutions politiques des sociétés modernes vis-à-vis des risques dus à une évolution incontrôlable du pluralisme culturel fait l’objet de différentes préoccupations. C’est ainsi que la problématique des fondements normatifs des sociétés, et spécialement le questionnement sur les « cultures de référence », gagne en actualité. La discussion entre les positions religieuses et libérales sur l’avenir de l’État de droit sécularisé (Habermas, Ratzinger, 2005) se relie au dictum formulé par Böckenförde en 1967 sur les conditions pré-politiques, qui fondent l’existence de l’État moderne, mais que celui-ci n’arrive pas lui-même à assurer (Böckenförde, 1967 : 71). C’est Habermas dans ce cadre qui défend les raisons de la position pluraliste et séculière contre l’idée du passage obligé à une époque post-séculière qui fonderait les institutions politiques sur une orientation culturelle et religieuse contraignante pour toute la société (Habermas, 2005). Le doute s’installe toutefois quant à savoir si un État pluraliste se laisse stabiliser au-delà du niveau d’un simple modus vivendi sans s’appuyer sur des assomptions de valeur partagées. Il faut remarquer ici que d’ordinaire l’idée du modus vivendi est connotée négativement en théorie politique[2]. Son importance ne doit pourtant pas être sous-estimée, car elle représente le dépassement d’une politique fondée exclusivement sur un modus pugnandi. Ce processus a joué un rôle essentiel pour la pacification de l’Europe moderne après les clivages des guerres de religion. Explorer quelles typologies d’association se cachent aujourd’hui derrière le modus vivendi du « multiculturalisme » qui pénètre les sociétés contemporaines, tout en les rendant socialement et culturellement de plus en plus complexes, fait donc partie des tâches actuelles de la sociologie politique.

Différents domaines sociaux se caractérisent par l’émergence de modalités de l’association, où la possibilité même d’une orientation normative partagée est remise en question. En tant que faits sociaux, les processus d’association « transnormatifs » s’inscrivent ainsi au centre du débat théorique des sciences sociales (Fitzi, 2011). La formation d’un cadre d’action normatif commun rencontre surtout des limitations quand il doit être fixé sur la base de conceptions de valeur éthiques, politiques ou religieuses, c’est-à-dire finalement sur un patrimoine commun d’expériences pré-politiques culturellement enracinées. Pourtant la structure institutionnelle des sociétés contemporaines se maintient mieux que ce que le suppose la théorie sociale. Cette contradiction met en évidence le fait que des procédures de légitimation sont mises en place, dont on n’a pas encore saisi le noyau problématique. Elles ne se fondent pas sur un patrimoine culturel commun, mais sur des « modalités transculturelles » du consensus. Des contextes de validité légale non éphémères mais valables dans certaines limites spatiotemporelles sont ainsi établis malgré la limitation, voire le manque d’une orientation de valeur commune fondée culturellement. Contrairement à ce que postulent les modèles de la théorie politique ou de la sociologie à la Parsons, c’est possible parce que les acteurs ne s’orientent pas de façon téléologique et volontariste d’après les objectifs ou les valeurs qui dirigent leur agir, mais s’accordent de façon opérationnelle les uns par rapport à l’agir des autres. Ainsi des contextes de validité sont-ils établis. Grâce à l’orientation réciproque de l’agir, ils se maintiennent pro tempore. Ils s’appuient sur des formes du consensus qui subsistent indépendamment de l’existence de communes assomptions de valeur fondée culturellement. En termes théoriques, ces relations peuvent donc être saisies à condition que la conception sociologique de l’action se différencie du modèle de la théorie politique — y compris de l’économie politique[3]. À la place de la conception statique de l’agir téléologique-normatif fondé sur la présupposition d’un cadre d’orientation enraciné dans une culture de référence, c’est ainsi un « modèle relationistique » qui se met en place, selon lequel les acteurs sociaux s’orientent réciproquement dans un cadre transnormatif à validité spatio-temporelle limitée[4].

L’orientation théorique de la sociologie à métaphores biologiques peut s’appuyer à cet égard sur le constat que les systèmes vivants ne se constituent pas à partir de structures statiques mais plutôt dynamiques. La réalisation rythmique de ses caractéristiques structurelles assure au vivant l’autonomie, l’automorphie, la régulation et la restitution nécessaires à la survie. De l’idée mécanique que les structures sociales seraient garanties pour toujours par l’achèvement d’un processus primaire d’institutionnalisation et de socialisation, il faut donc passer à celle d’un rétablissement continuel de leur validité dans le cadre de l’agir quotidien. Ce sont alors les formes transnormatives de l’association qui se constituent en routine, en normes de droit et en lien de pouvoir à constituer l’objet primaire de l’analyse sociologique.

Avec l’évolution structurelle des sociétés complexes, la fragmentation de la culture gagne en vitesse et devient le sujet d’un débat, dans lequel on essaye d’exorciser l’impact des nouvelles émergences sociales grâce à la production d’une sémantique politique censée être capable de les affronter. La question migratoire occupe une place de choix dans ce domaine et donne l’impression d’être un phénomène aux conséquences tout à fait inédites. Or il faut préciser que l’immigration caractérise les sociétés plus développées à partir au moins de la deuxième partie du xixe siècle. S’il y a aujourd’hui nouveauté, elle est donc plutôt à repérer dans la façon dont les opinions publiques se heurtent à la question migratoire que dans la portée du phénomène en termes absolus. D’un côté, elle obtient plus d’attention parce que les pays les plus industrialisés acceptent difficilement un nouvel ordre du monde, où leur position dominante serait mise en question, et projettent leur préoccupation sur les étrangers présents sur leurs territoires (Moïsi, 2008). De l’autre, les sociétés contemporaines sont confrontées à une évolution, où les minorités, ethniques ou non, adoptent une démarche plus assurée et s’engagent activement pour la reconnaissance officielle de leur identité et pour l’accueil de leur diversité culturelle dans la société hôte (Taylor, 1992 : 64). Ce dernier aspect est à voir comme l’un des défis majeurs découlant de l’évolution contemporaine de la question du « multiculturalisme ». Selon Kymlicka, l’un des spécialistes les plus réputés en la matière, généraliser la problématique des objectifs et des conséquences du multiculturalisme, comme cela arrive souvent dans le débat public, est toutefois très déroutant (Kymlicka, 1995). Même si l’on n’examine que les trois pays ayant le plus grand taux d’immigrants pro capita, c’est-à-dire les États-Unis, le Canada et l’Australie, on est contraint de distinguer différentes formes de multiculturalisme[5]. À ce scénario classique s’ajoutent les spécificités des pays à immigration plus délimitée ou plus récente comme les pays européens. Il y a donc plusieurs modèles de « différence culturelle » à évaluer pour aborder une définition de ce concept. Le Canada est un pays issu de l’incorporation dans un État plus grand de deux cultures territorialement homogènes, qui se gouvernaient de façon autonome auparavant. Les États-Unis et en partie l’Australie se caractérisent par contre par une différence culturelle qui découle d’une intégration individuelle ou familiale des immigrants dans l’environnement qui les reçoit. Ils peuvent se relier après dans des associations qui représentent leurs intérêts et identités, et qu’on appelle conventionnellement des « groupes ethniques », mais ne constituent pas des nations. Il faut ainsi distinguer entre les « États multinationaux » et les « États polyethniques ». En ce qui concerne l’Europe, elle est encore confrontée à un flux migratoire plus limité, car les groupes autochtones restent ici largement majoritaires, même si la relative nouveauté du phénomène suscite encore des remous. Les anciennes puissances coloniales ont poursuivi une politique fondée sur l’idée du droit de regard vis-à-vis des migrants venant des anciennes colonies, dont on pouvait s’attendre au moins à une certaine connaissance de la langue autochtone. Les évolutions les plus récentes sont caractérisées en revanche par les phénomènes de la migration à motivation économique, qui est accompagnée en règle générale par l’absence de compétences linguistiques avérées. À cet égard, les cas de l’Allemagne et de l’Italie sont remarquables par la valeur exemplaire de leur opposition. En dépit du jus sanguinis et des limites posées à la double nationalité, l’Allemagne obtient de bons niveaux d’intégration, avant tout dans la minorité turque, avec une gestion plutôt attentive des questions migratoires par l’État. L’Italie obtient par contre des résultats plus modestes à cause d’un manque de politique d’intégration appropriée, malgré la fondation du droit de citoyenneté sur le jus soli.

Les modèles d’intégration ont d’ailleurs beaucoup changé dans le temps. Avant les années 1960 dans les trois pays au plus grand taux d’immigration, les migrants étaient confrontés au principe de l’anglo-conformity. Ceci conduisait d’un côté à une forte délimitation de l’immigration chinoise aux États-Unis et au Canada ou à la politique de la white only immigration en Australie. De l’autre, l’assimilation au moins linguistique des migrants à la culture dominante des White Anglo-Saxon Protestants était presque inévitable (Baltzell, 1964). D’une remarque critique, Kymlicka relève à cet égard qu’une telle réalité a été longtemps dissimulée par les mythologies du melting pot aux États-Unis et de l’ethnic-mosaic au Canada. Depuis les années 1970, le modèle assimilationniste a été de toute façon de plus en plus repoussé par l’adoption de politiques plus tolérantes et pluralistes qui permettaient aux immigrants de sauvegarder différents aspects de leur héritage culturel.

Les groupes ethniques ont toutefois un statut structurellement plus faible que celui des nationalités minoritaires, car ils ne sont pas reliés à un territoire spécifique qu’ils occuperaient depuis plus longtemps. Ils participent aux institutions politiques de la culture dominante et en parlent la langue. Ils ne sont donc pas à voir comme des « nations », car, tout en s’opposant à l’assimilation, ils ne demandent pas à établir une société parallèle, comme le font les minorités ethniques nationales. Ce sont, selon la terminologie de Kymlicka, des losely aggregated subcultures qui maîtrisent la langue autochtone, tout en se caractérisant par leur différente ethnicité. Il y a enfin des groupes qui se trouvent à la limite entre la minorité ethnique et la nationalité, comme c’est le cas notamment de la « communauté hispanique » aux États-Unis. Cette dénomination est toutefois plutôt une catégorie statistique qu’une réalité ethnique structurée, étant donné sa fragmentation en différents groupes, certes de langue espagnole, mais qui ne partagent pas les mêmes origines, ni ne se constituent en « minorité nationale ». Même s’ils sont fort nombreux à se permettre de ne plus apprendre la « langue autochtone » des États-Unis, les hispaniques ne se perçoivent pas comme une nationalité.

À la suite des observations de Kymlicka, il est temps de laisser tomber le concept monodimensionnel de multiculturalisme, qui est porteur d’ambiguïté, et d’introduire la distinction entre « multi-nationalité » et « poly-ethnicité ». L’idée du multiculturalisme se relie en effet à l’image d’une dissolution complète de toute culture autochtone, ce qui ne correspond pas à la réalité contemporaine, où les « sociétés multiculturelles » sont confrontées au maximum à des conditions de poly-ethnicité tolérée dans le cadre d’institutions nationales autochtones dominantes. Au-delà, et spécialement dans le débat public aux États-Unis, on utilise aussi le terme de « multiculturalisme » dans un sens plus générique, qui, grâce à un effort de political correctness, promet l’intégration de « toute minorité discriminée » et non seulement des minorités ethniques. Cet usage du mot, selon Kymlicka, met en évidence la complexité du terme de « culture ». « Culture » fait référence aux différences de coutumes, de façons de penser, de styles de vie d’un groupe de personnes. Analytiquement, on peut donc se pencher sur la différentiation interne à la culture ou bien utiliser le mot pour indiquer la somme des aspects culturels communs à une société, comme quand on parle d’une « culture occidentale » par opposition à celles d’autres régions du globe. Au premier sens du mot, tout État, même le plus homogène, serait multiculturel. Si, par contre, on fait référence aux civilisations des peuples, on aurait plutôt tendance à dire que toutes les sociétés modernes partagent virtuellement la même culture. C’est pourquoi, selon Kymlicka, il faut limiter la discussion du concept de multiculturalisme aux cas, où il y a de vraies différences nationales ou ethniques entre les groupes qui cohabitent dans le même État. Par conséquent, il définit le concept de culture dans le sens d’une « communauté intergénérationnelle » occupant un territoire et ayant une langue et une histoire en commun. Il met ainsi en évidence les indicateurs qui, tant en science politique qu’en sociologie, sont utilisés pour définir les communautés politiques et qui, associés à l’idée du monopole de l’usage légitime de la force, caractérisent notamment le concept de l’État moderne. Tout en s’appuyant sur cette notion de culture, un État peut donc être dit multiculturel, soit quand ses membres appartiennent à différentes nations (État multinational) soit quand ils sont immigrés de différentes nations (État multiethnique). Une différentiation ultérieure du concept qui comprend aussi les « enclaves du style de vie » est ainsi à exclure de la définition dichotomique du multiculturalisme strictu sensu. Pour l’agenda politique des sociétés ouvertes, la bataille pour l’émancipation des minorités culturelles représente selon Kymlicka une priorité essentielle. Et c’est proprement à cause de cela qu’il ne faut pas la confondre avec la question de l’ethnicité. Certes, les groupes sociaux issus de différentes cultures immigrées et de subcultures autochtones ont un intérêt commun au développement du « multiculturalisme » au sens politique. Il faut toutefois ne pas oublier les différentes significations des mots culture et multiculturalisme, qui sont à la base de leur action. La confusion peut selon Kymlicka être évitée si l’on s’appuie sur la distinction entre minorités nationales, groupes ethniques et nouveaux mouvements sociaux. Clarifier la signification du concept de culture et le rôle qu’il joue pour l’intégration des sociétés contemporaines est donc un des enjeux majeurs du débat. C’est dans cette perspective qu’une théorie sociologique de la culture comme celle de Simmel peut apporter une contribution remarquable.

2. La culture comme moteur d’intégration socio-structurelle

Comme l’interactionnisme symbolique et pourtant quelques décennies avant lui, la sociologie de Simmel se fonde sur la prémisse axiomatique d’une affinité élective entre les rôles sociaux et les personnalités individuelles qui les exercent. Les êtres humains peuvent se relier en société à condition que les attentes qu’on nourrit à leur égard s’accordent avec l’interprétation qu’ils donnent de leur situation dans la société. C’est la théorie simmelienne des « apriori de la sociologie » qui fonde cette approche (Simmel, 1992 [1908] : 41-61). Elle se laisse interpréter d’un côté de façon « fonctionnaliste », permettant de montrer comme la personnalité des individus est liée aux rôles sociaux qu’on leur propose dans la codification du « style de vie » du groupe social (Simmel, 1989 [1900] : 628). De l’autre, la théorie des apriori représente le produit final de l’épistémologique simmelienne de la sociologie. Elle applique la méthodologie transcendantale kantienne à la recherche des préconditions de l’existence des objets sociaux dans l’« expérience » des individus qui les produisent (Fitzi, 2002 : chap. 2.6). Ces préconditions du processus d’association ont deux caractéristiques majeures : tout en ayant une valeur structurelle pour la constitution et la reproduction de la société, elles sont pourtant codifiées culturellement. La sphère culturelle n’est donc pas à voir comme le produit du processus d’association, mais comme son élément constitutif. Pour apprécier la portée sociologique de la théorie de la culture simmelienne, il faut donc prendre congé de la grille interprétative marxienne (Fitzi, 2003). L’assomption axiomatique sur la relation causale entre structure et superstructure est à transposer dans une théorie de l’action réciproque entre les deux sphères qui élève la culture au rang d’un facteur structurel du processus d’association. Les apriori de la sociologie étant les conditions ultimes de l’intégration sociale, la culture se propose comme la fonction clef de leur réalisation dans l’agir quotidien. Ainsi Simmel reconduit l’hégémonie épistémologique marxienne de l’économie dans le cadre d’une conception sociologique des sociétés complexes fondée sur l’idée de leur différenciation fonctionnelle. Ne constituant pas la « base » de la société, l’économie représente une sphère de valeur (Weber, 1988 [1920], I : 536-573) ou un système social (Luhmann, 1965) parmi d’autres. Étant donnée la fragmentation qui s’ensuit, la tâche de l’intégration sociale revient aux individus associés. Ils doivent relier les rôles sociaux, que les différents systèmes fonctionnels leur proposent, en une synthèse permettant la réalisation de leur personnalité dans le cadre de l’interaction sociale. Pour le dire dans les termes de l’épistémologie sociologique de Simmel : c’est seulement dans la mesure où les individus parviennent à réaliser une synthèse de leurs flux conscientiels privés et publics, que les sociétés complexes peuvent s’intégrer. La réalisation de ce « troisième apriori de la sociologie » n’est pourtant possible que par l’intermédiaire d’instruments culturels appropriés : objectivement dans le style de vie du groupe social et subjectivement dans l’identité culturelle des individus associés.

En tant qu’institution sociale, la « culture » propose un réservoir d’instruments aptes à réaliser l’intégration sociale. Elle est donc à considérer comme une constante anthropologique due à « l’artificialité naturelle » de l’espèce (Plessner, 1975 [1928]), qui prend forme dans la vie associée des différentes époques historiques. L’évolution des sociétés modernes change toutefois profondément la dynamique culturelle. Le diagnostic de la théorie de la culture de Simmel se fonde sur la lecture critique de cette évolution vers la complexité sociale. En plein accord avec l’idéal de la Deutsche Klassik, la culture se définit selon Simmel dans son sens plus originaire comme le produit du processus d’acculturation de la personnalité individuelle (Simmel, 2003 [1913]). Les objets de l’expérience sont extraits de leur contexte naturel et soumis au vouloir humain. En même temps, ce faisant, les êtres humains cultivent leur personnalité, qui s’affine au contact d’objets de la culture. Et pourtant, toute évolution de la culture signifie dans le même temps une réification, car ses produits se relient dans des « sphères de valeur » objectives selon une logique propre, devenant ainsi un moyen incontournable pour la formation de l’individualité. Elle ne peut donc se constituer en tant que telle que par le détour de la culture réifiée (Simmel, 1989 [1900] : 621 et suiv.).

Pour expliquer le conflit entre les deux lignes du progrès culturel moderne, Simmel établit un couple de concepts opposés : culture objective et culture subjective (Simmel, 1992 [1900]). Avec l’accélération de la différenciation sociale, la modernité est en rupture avec le rythme classique du processus d’acculturation. Au progrès exponentiel d’une culture objective très différenciée ne correspond pas une évolution comparable de la culture subjective des individus (Simmel, 1902). La croissance quantitative de la culture objective se renverse en phénomène qualitatif, car l’écart de son patrimoine accumulé devient insurmontable pour le processus de formation de la culture subjective. C’est ce qui caractérise le « conflit de la culture moderne ». La tâche socio-structurelle de la culture subjective, c’est-à-dire l’intégration des différents systèmes fonctionnels des sociétés complexes dans l’expérience de vie unitaire de l’individu, devient ainsi inachevable, minant les fondements du social. La « modernité culturelle » est néanmoins un phénomène ambivalent : d’un côté, la transmission de la culture n’est possible qu’à partir de sa réification ; de l’autre, la croissance quantitative de la culture objective devient un obstacle pour l’acculturation. Le conflit de la culture moderne se produit ainsi à partir des deux nécessités opposées de la société à différenciation fonctionnelle. La distance croissante entre l’individu et les conditions sociales de sa vie demande de plus en plus la médiation de formes symboliques, multipliant les contenus objectifs de la culture. Ceux-ci offrent aux individus autant de moyens d’intégration dans les liens sociaux, mais leur demandent en même temps d’en transposer les fragments dans une synthèse dotée de sens subjectif. Cette synthèse et avec elle la tenue de la société à différenciation fonctionnelle deviennent toutefois tendanciellement impossibles à cause de la croissance exponentielle de la culture objective.

Ces constats forment la première couche du diagnostic de la crise de la culture moderne. Quelques années plus tard, Simmel (1999 [1918]) y ajoute une deuxième réflexion. Les expressions de la culture moderne montrent qu’en vertu de sa complexité, elle a tendance à empêcher son développement ultérieur, se renfermant d’un côté dans le déjà-vu (voir l’historisme dans l’architecture) ou refusant de l’autre toute dotation de forme (voir l’expressionnisme dans la peinture). La créativité culturelle d’une société consiste selon Simmel dans les deux courants qui reprennent la dynamique des apriori sociologiques. Ainsi, le maintien des dotations de forme établies s’oppose à l’impulsion vers leur dépassement. C’est à partir de cette tension que se développe le processus d’évolution qui permet la reproduction, la variation et la réinvention des contenus de la culture. Une telle dynamique a été constatée en premier lieu sous la forme du conflit entre les forces productrices et les rapports de production économiques. C’est, selon Simmel, le mérite durable de la théorie sociale marxienne. À la différence de Marx, Simmel est toutefois sceptique vis-à-vis de l’assomption axiomatique d’un développement dialectique des formes culturelles et sociales. C’est la conscience de la crise de la modernité caractérisant la réflexion des théoriciens sociaux de la deuxième génération qui s’articule ainsi. Aucune législation historique ne se laisse établir de façon scientifique pour expliquer les modalités dont le conflit entre les formes de la culture et son activité créative se développe. La sociologie ne peut donc pas se fonder sur la notion de progrès, mais seulement sur celle de « modernité ». Et cela dans le sens littéraire de l’expression allemande : was ist modern ? Le sociologue doit donc étudier le développement social dans le moment même où cela se met en place, sans pouvoir l’interpréter comme la préparation d’une société future dont théoriquement on connaîtrait déjà la forme. C’est pourquoi le diagnostic de l’évolution de nouveaux mouvements culturels occupe une place de choix dans la réflexion de Simmel : ils sont le miroir où se reflète l’avenir possible de la société.

La dernière théorie de la culture de Simmel représente ainsi une évolution en même temps qu’une alternative à la lecture marxienne de la modernité. La dynamique de la transformation culturelle moderne ne se développe pas selon une ligne évolutionniste susceptible de rationalisation. Elle va d’un « conflit entre vie et forme culturelle » à l’autre, permettant la naissance de formes nouvelles de la culture, mais non pas la prévision scientifique de leur évolution. Il s’agit donc de généraliser la conception marxienne du conflit entre forces et formes de production à la somme des domaines fonctionnels des sociétés complexes, sans pouvoir s’appuyer sur une théorie dialectique de l’évolution sociale. On ne peut pas définir une tendance générale de la dynamique culturelle moderne, mais on peut par contre décrire les tendances partielles qui sont en train de se faire. C’est pourquoi Simmel peut établir un diagnostic de la crise de la culture jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, qu’il appelle le « malheur de la culture ». Comme le montre l’activité des avant-gardes artistiques, la contradiction de la productivité culturelle avec le cadre réifié de son autoréalisation s’aggrave dans chaque domaine jusqu’au point où la créativité refuse toute dotation de forme et même son principe comme une imposition (Simmel, 1999 [1918] : 185). L’exemplification plus pure de ce phénomène est à repérer selon Simmel dans le style expressionniste en peinture, où l’intériorité de l’artiste se reproduit directement dans son oeuvre et même « en tant qu’oeuvre » sans aucune médiation par une forme expressive (Simmel, 1999 [1918] : 190). Réification, aliénation, refus par les forces productives de la culture de toute condensation dans un contexte stylistique non éphémère : la fonction socio-structurelle de la culture est ainsi remise en question. La différenciation fonctionnelle croissante et l’accélération du rythme de vie rendent impossible la sédimentation de nouvelles formes de vie culturelle capables de garantir l’intégration des individus dans les liens sociaux.

Dans la réalité sociale d’aujourd’hui, on peut constater que le genre d’angoisse, qui découle de la crise de la culture moderne décrite par Simmel, se retrouve mutatis mutandis dans le débat sur le multiculturalisme. Avec un réductionnisme ethnologisant, on a alors tendance à relire la problématique culturelle due à la multiplication de la complexité sociale moderne comme un clash of cultures dont les migrants seraient les porteurs (Huntington, 2007). La stagnation du processus créatif de la culture moderne, dont Simmel parle en 1918, amène ainsi à présent vers des « crises de simplification culturelle » de la complexité sociale, dont le conflit présupposé entre cultures autochtones et cultures immigrées représente aujourd’hui une occurrence majeure.

3. Entre « multi-communautarisme » et pluralisme sociétaire

De prime abord, le multiculturalisme paraît être la cause d’une prolifération incontrôlable de la complexité culturelle. Cette progression obligerait les individus à tenir compte de plus en plus de contenus allogènes dans la formation de leur identité culturelle, rendant ainsi la crise de la culture encore plus aiguë. C’est l’image qui, à côté de la peur du métissage, fait l’objet de l’attention des médias comme des partis politiques populistes. Elle est pourtant à classer comme le produit d’une perception altérée de l’espace social due à une gestion escapiste de la complexité culturelle (Merton, 1968 [1949] : 207 et suiv.). Sur le plan factuel, au contraire de toute apparence médiatique, les cultures autochtones des pays à plus haut taux d’immigration sont très bien enracinées et dominent avec leurs langue et tradition les institutions publiques de leurs territoires (Kymlicka, 1995). Ce qu’on peut constater, c’est donc au maximum une évolution tendancielle vers la « multiethnicité », où les groupes autochtones restent très majoritaires, et non pas une condition de « désautochtonisation ». Les entités multinationales comme le Canada, la Belgique ou la Suisse ne se sont d’ailleurs pas développées à partir de l’immigration, mais sont le produit d’un processus historique complexe d’agrégation de différentes nations territoriales. Les vagues produites par le débat sur le multiculturalisme sont donc à étudier sous l’angle de la dynamique caractérisant la fonction socio-structurelle de la culture dans les sociétés complexes plutôt que dans la perspective escapiste du clash of cultures.

Le diagnostic simmelien du « malheur de la culture » avant la Première Guerre mondiale met en évidence le phénomène de la « rébellion » des forces créatives face au diktat de la dotation de forme. La crise de la culture contemporaine paraît en revanche être déterminée par la dynamique qui se met en place pour réaliser une simplification des contenus culturels objectifs. Grâce à elle, on croit pouvoir se renfermer dans des domaines immunisés de la complexité sociale croissante. L’hypertrophie de la culture objective produite par le développement explosif du monde des médias traditionnels et électroniques rend une synthèse de la culture subjective de plus en plus inachevable. De son côté, l’intégration des individus dans l’ensemble des liens sociaux devient problématique à cause de la différentiation fonctionnelle croissante et de l’accélération du rythme de vie des sociétés complexes. On observe alors une tendance à réduire artificiellement l’horizon de la fonction socio-structurelle de la culture, ce qui rend périlleuse la sédimentation de nouvelles formes de créativité et limite l’intégration sociale. L’attention des acteurs se concentre sur les apparences extérieures des individus et des groupes sociaux qui se partagent l’espace social, augmentant la distance interactive entre eux et limitant la tâche intégrative de la culture au domaine identitaire. C’est ainsi que des crises de simplification socio-culturelle se produisent, qui donnent naissance, entre autres, aux différents phénomènes du communautarisme.

Le processus de formation de l’image stéréotypée de l’autre, qui constitue le premier apriori de la sociologie, ne parvient plus à élaborer une quantité suffisante de contenus culturels pour établir le statut interactif du « participant au même tissu de société ». La fragmentation des liens sociaux qui en résulte renferme les groupes de différentes souches ethniques dans des pratiques identitaires bornées, qui s’opposent les unes aux autres. La population autochtone découvre le localisme comme mesure de réaction à la mondialisation de ses conditions de vie. La précarité économique et sociale due à la difficulté de réadapter continuellement les styles de vie aux nouveaux défis de la complexité sociale semble ainsi se laisser exorciser. Et pourtant on se limite à réduire la portée de la fonction intégrative de la culture, cachant sa crise derrière la réduction de l’horizon socio-structurel de référence. Dans le même détour, les communautés immigrées réinventent leur identité grâce à l’affermissement d’aspects distinctifs de leur héritage culturel, qui n’auraient probablement pas joué un rôle si important dans l’environnement originaire. Au lieu de s’ouvrir à l’échange, les barrages culturels se renforcent de part et d’autre. On espère ainsi s’immuniser contre le saut de complexité sociale qui découle de la présence peu commode des allochtones dans le milieu familier de la vie quotidienne. Ce phénomène exerce un rôle décisif pour l’interaction, parce qu’il touche aux couches plus profondes du psychisme humain. Les individus qu’on apercevait par définition comme très éloignés dans la ligne spatiale (et même géographique) de la vie sociale viennent s’installer dans le berceau de la population autochtone. L’espace social semble ainsi perdre sa modulation, ce qui provoque une sensation d’inquiétude, due à la crainte d’une rupture des barrages protectifs qui marquent la frontière entre la sphère intime et l’extranéité. Par compensation, on a alors tendance à projeter les acteurs allogènes qui ont pénétré le cadre familier de l’interaction dans le statut interactif de la plus grande « distance sociale » possible avant la dérive du conflit ouvert : c’est-à-dire celui de l’étranger (Simmel, 1992 [1908] : 764-771). De façon spéculaire, les « étrangers » réagissent à la prise de distance des autochtones par la construction de prétendues identités originaires qui sont en bonne partie le produit de l’isolement dans le milieu d’immigration.

Or la figure sociologique de l’étranger — ce qui est l’une des découvertes de Simmel — exerce un rôle essentiel pour faciliter l’échange entre différentes réalités sociales géographiquement et culturellement éloignées entre elles. Grâce à son extériorité, voire son incompatibilité avec la culture locale de référence, il voit les échanges sociaux et économiques sous un angle différent. Il peut donc relier les ficelles d’une interaction autrement périlleuse au-delà des limites des communautés autochtones. Celles-ci le tolèrent dans leur espace social, car il leur permet d’entrer en contact avec le monde extérieur et accéder à des ressources qui ne sont pas présentes sur le plan local. Avec le temps, le partage du même espace social parvient à atténuer l’altérité entre l’autochtone et l’étranger, pour la faire disparaître finalement dans la succession des générations. C’est ainsi que les fonctions surnuméraires du groupe social doivent être exercées par de nouveaux étrangers « qui arrivent aujourd’hui et restent demain » et dont l’extranéité est encore reconnaissable au premier regard. Il s’agit là d’un processus physiologique de dotation de forme culturelle qui permet aux communautés humaines de communiquer au-delà de leurs bornes (Fitzi, 2007). La problématique actuelle de la fonction socio-structurelle de la culture réside toutefois dans le fait qu’elle interrompt cette dynamique : autochtones et migrants se renferment dans les rôles, qui leur seraient attribués dans le tout premier partage de l’espace social entre allogènes.

En raison de la complexité des sociétés contemporaines, la construction de l’image de l’autre dispose de moins en moins d’éléments caractéristiques, qui ne soient pas superficiels, ce qui provoque une aliénation réciproque croissante du moi et de l’autre dans l’interaction. Le rythme des échanges sociaux s’intensifie de plus en plus, donnant l’impression d’une diminution de la distance spatiale entre les acteurs. Le domaine social se reconstruit alors dans un processus de multiples projections d’images fortement stéréotypées, qui augmentent par compensation la distance sociale entre les acteurs. Ce qui constitue une crise globale de la fonction intégrative de la culture rebondit ainsi comme une question de concurrence entre différentes « identités culturelles » qui se partagent le même espace social. Un tel tournant invite à la spéculation idéologique sur les conflits entre réalités ethniques, autochtones ou non, tout en les présentant comme si elles étaient des nationalités compactes aspirant à se territorialiser. Il s’ensuit une double tendance à la ghettoïsation et à l’auto-ghettoïsation qui investit les communautés tant des migrants que des autochtones. Limitée d’abord au domaine idéologique, elle franchit bientôt le pas vers des formes symboliques de conflit ouvert entre communautés ethniques. Comme le veulent les épigones de Carl Schmitt, la complexité sociale atteindrait alors un niveau où seule une claire distinction entre « ami et ennemi » (Schmitt, 2009) permettrait de gérer les rapports entre les différents groupes qui cohabitent au sein de la société multiethnique. En général, cette outrance idéologique reste pourtant ce qu’elle est, c’est-à-dire un escamotage escapiste, qui refuse le défi d’une intégration culturelle à la hauteur de la complexité sociale contemporaine. La perspective de la guerre civile ethnique devient par contre une réalité là où elle se greffe sur des conflits entre des nations territoriales qui luttent pour la répartition d’un troisième territoire, comme c’était notamment le cas de la Bosnie dans le processus de dissolution de l’ex-Yougoslavie.

Afin de maintenir leurs caractéristiques de différenciation fonctionnelle, les sociétés complexes nécessitent d’être intégrées au-delà des bornes identitaires des différentes communautés qui les composent. Des facteurs socio-structurels poussent vers le déblocage de la dynamique identitaire, brisant la résistance du communautarisme. La perspective de la guerre civile ethnique ne se réalise pas, sinon au prix d’une régression dramatique vers la différenciation stratifiante. Sans arriver à ces extrêmes, une forte tension se produit néanmoins entre les trois niveaux de l’intégration sociale : des individus, des groupes intermédiaires et de la société dans sa complexité. Les conflits qui en résultent ont un impact remarquable sur le tissu social et, même là où ils s’éloignent de la perspective du combat ouvert, ils constituent une problématique sensible pour le diagnostic de la dynamique des sociétés multiethniques. La délimitation du processus de formation de l’identité sociale aux limites communautaires favorise notamment des régressions vers la différenciation stratifiante à l’intérieur des groupes d’inspiration ethnique, autochtone ou non, au détriment de l’intégration sur le plan sociétaire. Il s’agit d’une évolution qui a lieu dans un sens plus endémique qu’aigu. Elle provoque pourtant l’entropie de la fonction socio-structurelle de la culture précisément là où les efforts du discours intégratif sont les plus forts. C’est un paradoxe, dont la théorie tarde à prendre conscience.

La nouveauté du multiculturalisme contemporain consiste selon Charles Taylor dans le fait que la demande de reconnaissance devient plus explicite (Taylor, 1994b : 64). La lutte engagée par les minorités est nécessaire pour pousser les sociétés autochtones à une plus grande ouverture. Il s’agit d’un processus qui a pris de l’allure depuis les années 1970 et dont les résultats commencent à être visibles. La condition préalable à une évolution vers la société multiculturelle réside toutefois dans l’assomption de valeur d’une égalité fondamentale des droits de toute culture : ce qui exige, surtout de la part des cultures autochtones, un effort de compréhension et un changement d’approche vis-à-vis des cultures allogènes. Selon les termes de Gadamer, c’est la disponibilité à la « fusion des horizons culturels » qui, pour Taylor, doit caractériser l’attitude des sociétés ouvertes à l’accueil (Gadamer, 1975 : 289 et suiv.). L’évolution d’un nouveau vocabulaire de la comparaison permet alors de relativiser les idées reçues : la perception de l’autre se débloque, permettant de surmonter les stéréotypes de la première rencontre. On apprend ainsi à communiquer dans un horizon plus vaste et, comme on le verra chez Plessner, c’est le passage de l’agrégation communautaire fermée à une interaction sur le plan sociétal fondée sur la dynamisation des rapports d’extranéité. De cette façon, les tendances régressives à l’immunisation se laissent limiter à la faveur du projet de la société multiethnique. Le risque majeur est, selon Taylor, celui d’une homogénéisation excessive du jugement culturel sur la base des critères qui existent déjà a priori dans la société autochtone (Taylor, 1994b : 64). Du point de vue de la fonction socio-structurelle de la culture, par contre, l’évaluation des risques du projet multiethnique demande de vérifier à quelles conditions il se laisse réaliser d’une façon non pas seulement formelle mais substantielle.

La réduction de l’horizon culturel de référence au groupe ethnique sans franchir le pas de la fusion interculturelle facilite l’illusion immunitaire, posant la question de l’identité sociale sur un plan qui permet l’application du regard biopolitique aux liens entre groupes sociaux (Esposito, 2010). Les communautés ethniques se laissent ainsi voir d’un côté comme les garantes de l’accueil dans la société hôte et de l’autre comme des individus collectifs qui se rapportent directement entre eux, rendant superflue l’intégration des individus dans les cercles sociaux plus étendus. On peut alors croire qu’une séparation entre groupes intermédiaires, fondée sur l’identité ethnique et garantie par un processus de reconnaissance réciproque, permettrait de surmonter la problématique multiculturelle. En déplacent l’axe de l’analyse du plan de l’intégration des individus dans le tissu de la société à celui des rapports entre entités sociales intermédiaires, une solution semble être à portée de main. La difficulté croissante de la synthèse subjective de la culture se laisse alors réduire à une problématique d’interaction entre groupes sociaux à l’identité affirmée, c’est-à-dire finalement à une question de tolérance entre styles de vie différents. L’effort politique positif lié à cette conception, à savoir le but de mieux intégrer les migrants, s’expose toutefois aux risques contenus dans sa renonciation à réaliser la synthèse de la culture sur le plan transcommunautaire de la société complexe. L’agrégation identitaire dans les groupes ethniques prend la place de l’intégration des systèmes sociaux à différentiation fonctionnelle fondée sur l’activité que les individus exercent au-delà des bornes d’appartenance aux groupes intermédiaires. Il en résulte une retraite de la sphère publique sociétale et une impulsion à la fragmentation sociale qui donnent lieu à une régression vers la différenciation stratifiante et cachent la crise avancée de la fonction socio-structurelle de la culture. La revendication politique demandant la réalisation des idéaux d’accueil, de tolérance et de reconnaissance des immigrés se laisse bien fonder de façon convaincante sur le plan normatif, mais entraîne, sur le plan social, des conséquences paradoxales. En tant que conséquence de la réalisation empirique des valeurs du multiculturalisme, la façon dont la vie en commun des communautés ethniques se développe doit alors faire l’objet d’une analyse sociologique suivant la méthode de la Wertediskussion de Max Weber (Weber, 1988 [1917] : 510 et suiv.), pour voir jusqu’à quel point elle présente des risques qui en nient les intentions programmatiques.

Après les mythologies du melting pot et de l’ethnic-mosaic, auxquelles fait référence Kymlicka, on risque aujourd’hui de s’inscrire dans l’édification d’une mythologie de la cohabitation multiethnique qu’on pourrait appeler le « multi-communautarisme ». La reconnaissance réciproque entre les groupes ethniques peut se développer avec des standards élevés de fairness et donner l’impression d’une réalisation effective des idéaux d’intégration de la société multiethnique. Dans ce cadre, chaque communauté obtiendrait une « niche sociale » protégée, où elle pourrait développer son style de vie dans le respect des règles formelles de la vie en commun et dans une atmosphère de tolérance généralisée. Derrière l’aspect positif de cette image se cache toutefois une réalité plus complexe : sur le fond de la société multiethnique, la culture autochtone reste dominante, surtout en ce qui concerne les institutions politiques, alors que la fonction socio-structurelle de la culture s’affaiblit. La réalisation des idéaux de reconnaissance sur le plan des liens entre les groupes intermédiaires risque ainsi de faciliter la marginalisation des migrants en tant que « personnes sociales ». Au lieu de se réaliser à travers les liens sociaux, ces derniers se retrouvent renfermés dans la familiarité protectrice du groupe ethnique, subissant la perte de l’espace public sociétal en raison de l’entropie de la fonction intégrative de la culture. On pourrait considérer sans préoccupation particulière cette évolution comme un des phénomènes de morosité sociale et politique parmi d’autres qui caractérisent les sociétés complexes. Elle ne se contente toutefois pas de remettre en question quelques-uns des acquis structurels des sociétés complexes qui fondent l’État de droit moderne. Afin de comprendre la problématique corrélée à cette question, il faut donc revenir à une explication sociologique de la signification de ces acquis « transcommunautaires » de la vie en commun et de leur arrière-plan anthropologique.

Le passage à la modernité comporte le développement d’un espace d’association qui s’étend au-delà des limites de la communauté familiale ou locale et dans lequel on communique selon des approches formelles qui évitent des contacts trop appuyés entre les acteurs. Cette évolution est due au fait de l’accélération et de la multiplication des contacts dans l’environnement des sociétés complexes, comme Simmel le décrit de façon exemplaire dans son étude sur les grandes villes (Simmel, 1995 [1903]). L’intensité de l’interaction demande de maintenir une plus grande distance, du tact et de la diplomatie entre les acteurs, afin d’éviter une inclusion émotionnelle incontrôlable dans un nombre croissant de liens sociaux. Cette évolution implique, à la différence de ce qu’on connaît dans les cercles intimes de la socialité, une diminution de la profondeur et de la chaleur des rapports sociaux et requiert la gestion d’un espace social commun objectivé, où l’autre est reconnu simplement comme membre du même tissu de société. L’institutionnalisation du statut de la personne sociale, au-delà des liens communautaires auxquels elle participe, fonde ainsi l’existence des sociétés complexes en deux sens principaux. Sur le plan socio-structurel, d’abord, elle est la condition préalable au développement de la différenciation fonctionnelle. Ce n’est que là où les individus peuvent agir librement au-delà des bornes des groupes intermédiaires, que les différents domaines fonctionnels de la société se relient entre eux dans le tissu social et ne se délitent pas dans l’entropie systémique. Sur le plan politique, ensuite, l’institutionnalisation du statut de la personne sociale constitue en revanche la base pour la construction de l’État de droit moderne, parce qu’il permet la recomposition du système politique et l’administration de la justice, indépendamment de toute considération du rôle que les individus exercent dans les groupes intermédiaires. C’est pour cela que le processus historique qui amène à l’institutionnalisation des droits de l’homme et du citoyen est à voir aussi bien comme la condition préalable que comme la conséquence de la différenciation fonctionnelle moderne (Luhmann, 1965).

À cette ligne de considérations s’en associe toutefois une deuxième, d’ordre moins sociohistorique, mais plutôt anthropologique. La structuration de l’environnement social transcommunautaire est, certes, le produit de la différenciation sociale moderne, mais elle répond dans le même temps à une exigence anthropologique qui se présente dans chaque formation sociale. Selon Plessner, qui développe l’analyse sociologique de Simmel dans sa critique de l’idéologie communautariste, la différenciation entre la sphère intime et la sphère publique de la vie en commun découle d’une nécessité structurelle du psychisme humain (Plessner, 1981 [1924]). Ce dernier se caractérise par une double impulsion existentielle contradictoire. D’un côté le psychisme a besoin de s’exprimer, « il veut se voir et il veut être vu comme il est » (Plessner, 1981 [1924] : 63), parce qu’il cherche la reconnaissance des autres. De l’autre, toutefois, il veut garder un refuge, une possibilité de se cacher derrière le masque du rôle social, pour préserver son droit à échapper à une fixation rigide de ses caractéristiques dictée par l’interaction. C’est ce que Plessner appelle la dialectique entre « gloriole » (Geltungsdrang) et « retenue » (Verhaltenheit) qui caractérise la vie du psychisme, tout en reprenant la thématique simmelienne des apriori de la sociologie. L’être pour les liens sociaux et l’être pour soi-même des individus doivent trouver une synthèse dans l’interaction. De là résultent les deux lignes de la relation du psychisme avec le monde social : le besoin de se révéler, d’obtenir reconnaissance, d’un côté, et le besoin de se retenir, la pudeur de l’autre. Pour garantir la sauvegarde de la dialectique du psychisme dans l’interaction, les êtres humains doivent ainsi aussi bien pouvoir se retirer dans une sphère familiale intime, pour s’abriter, et s’aventurer hors d’elle dans une sphère publique, pour s’exprimer et obtenir de la reconnaissance. La condition préalable à l’existence de cette dernière sphère est la réalisation d’un environnement, dont les règles permettent au psychisme de se dévoiler sans être dénudé. La fonction sociale qui rend possible la construction d’un espace public civilisé n’est toutefois rien d’autre que la synthèse subjective des fragments de la culture objective qui permet à l’individu d’être socialisé à la hauteur de l’ensemble des rôles sociaux qu’il exerce, indépendamment de son appartenance à des groupes intermédiaires particuliers. Ainsi se fonde la nécessité anthropologique d’une sphère publique, où grâce à la fonction socio-structurelle de la culture, les individus peuvent s’exprimer indépendamment de leur appartenance familiale, locale ou ethnique. Là où les êtres humains se trouvent d’un côté libres, mais de l’autre aussi spoliés de toute protection de la sphère intime, ils engagent leur lutte pour la reconnaissance. Les formalismes de l’exercice des rôles sociaux dans les différents domaines de la différenciation fonctionnelle, les masques qui sont mis à disposition pour s’y trouver à l’aise, assurent la possibilité de sauvegarder la dialectique du psychisme à l’intérieur de l’interaction sociale. La relation d’extranéité qui signe la limite entre la sphère intime et la sphère publique est l’objet principal de cette dialectique et se caractérise par une dynamique continuelle qui rend impossible toute fixation statique du « lien entre ami et ennemi », sinon en termes pathologiques. C’est ainsi que la dialectique de l’extranéité ne peut selon Plessner ni être lue à la façon de Schmitt, ni être limitée au seul domaine politique. Dans chaque sphère de la différenciation fonctionnelle, le familier et l’inquiétant se rencontrent, donnant lieu à une tension entre exclusion et inclusion, inimitié et amitié, dont le résultat est toujours ouvert (Plessner, 1981 [1931] : 195). La fuite dans le communautarisme, ethnique ou non, représente ainsi une capitulation devant le défi de civiliser le rapport conflictuel entre la sphère intime et la sphère publique grâce à un dépassement continuel de la limite entre le familier et l’inquiétant. L’instrument essentiel pour la réalisation de ce but est à voir dans la fonction socio-structurelle de la culture. Si elle faiblit ou menace de disparaître, la possibilité de vivre la dialectique entre extranéité et intimité, entre expressivité et pudeur dans le cadre des liens sociaux est remise en cause. C’est ce qui, selon Plessner, porte atteinte à la dignité humaine qui se fonde sur la sauvegarde de la double nature du psychisme. Si l’institutionnalisation de la dignité humaine, comme le formule Luhmann, est la condition structurelle de l’existence des sociétés à différenciation fonctionnelle, c’est alors l’ensemble des acquis de la modernité qui est mis en question.

La réalité contemporaine des sociétés multiethniques se caractérise par l’importance du rôle qu’exercent les communautés ethniques pour affirmer le droit à la reconnaissance et pour faire avancer le processus d’intégration des migrants. Ceci ne doit pas signifier automatiquement une limitation de la faculté de chacun d’entre eux à s’intégrer sur le plan des liens sociaux transcommunautaires. Hormis l’exigence d’une tutelle de l’accès à la sphère publique pour tous les individus, la question se pose toutefois de savoir quelle peut être l’évolution de la fonction des communautés ethniques en tant que corps intermédiaires de la société multiculturelle. En s’appuyant sur la théorie de la culture de Simmel, on peut alors tenter un diagnostic sur le plan de la question de l’intégration entre les différents groupes ethniques, comme elle se présente aujourd’hui. Le projet d’une intégration multiculturelle régie par les relations entre les communautés ethniques rencontre à la longue les mêmes difficultés que celles auxquelles est confrontée la fonction socio-structurelle de la culture sur le plan de l’individu singulier. Il y a un conflit entre le style de vie du groupe ethnique, c’est-à-dire sa culture subjective, et la culture objective hypertrophique de la société transcommunautaire, à laquelle celui-là n’arrive pas à s’intégrer. C’est ici que l’on rencontre le tournant décisif du développement futur de la société multiethnique. Si les groupes intermédiaires fondés sur l’identité ethnique, autochtone ou non, ne sont pas capables de s’ouvrir à la fusion des horizons culturels, l’entropie de leur culture subjective sera inévitable. Si, par contre, la créativité sociale prévaut sur les tendances à la fermeture dans les limites de la familiarité, alors une synthèse de la culture objective transcommunautaire dans le cadre d’une sauvegarde de l’identité culturelle d’origine devient envisageable. Ce dernier scénario est toutefois seulement possible si les individus ont assez de marge d’action pour développer leur propre synthèse subjective de la culture, indépendamment du contrôle qu’une culture de référence tend à leur imposer en fonction des groupes d’appartenance ethnique.

Conclusions

L’application de la théorie de la culture de Simmel aux questions du débat sur le multiculturalisme permet d’en saisir les aspects sociologiquement notables et d’en expliquer les mécanismes selon trois directions principales.

  1. La théorie de la culture de Simmel permet de clarifier le rôle que la culture exerce pour l’intégration structurelle des sociétés à différenciation fonctionnelle. Suivant sa doctrine des apriori de la sociologie, on peut montrer que l’intégration des individus dans les liens sociaux n’est pas établie une fois pour toutes avec la socialisation primaire. Elle constitue une tâche quotidienne du processus d’association. Ce n’est que là où les individus réalisent une synthèse dotée de sens entre la logique de leur vie individuelle et la logique des systèmes sociaux et arrivent à être vraiment socialisés. La culture qui leur est fournie par les styles de vie des groupes sociaux d’appartenance leur permet de réaliser ce but et de ne pas tomber dans l’aliénation. Toutefois, plus la société est complexe et plus cette tâche devient difficile. Cela vaut à plus forte raison pour une société avec une multiplicité d’orientations culturelles différentes.

  2. Les résistances à l’affirmation d’une société multiculturelle se présentent en règle générale comme les problématiques identitaires des groupes autochtones vis-à-vis de l’altérité culturelle des migrants. L’application de la théorie de la culture de Simmel à l’analyse des phénomènes d’opposition à la société multiethnique permet de montrer que derrière cette attitude se cache un phénomène de simplification de l’horizon culturel typique des sociétés complexes. Étant donnée la difficulté à réaliser la synthèse entre la culture subjective et objective sur le plan de la société globale, la tentation est de se retirer dans l’horizon de la sphère d’appartenance ethnique. Il s’agit là d’une régression du processus quotidien d’intégration des sociétés complexes où la fonction socio-structurelle de la culture s’atrophie. S’ensuivent des phénomènes de forte stéréotypisation de l’autre qui fondent les conceptions idéologiques du clash of cultures.

  3. L’appel politique en faveur de la réalisation d’une société multiethnique tolérante, dont témoigne la conception du multiculturalisme de Charles Taylor, cache un risque de développement qui peut être saisi analytiquement grâce à la théorie de la culture de Simmel. On peut appeler ce phénomène le « multi-communautarisme ». Chaque groupe ethnique doit avoir les mêmes droits de développer sa propre culture dans le cadre de sa vie communautaire. Cependant, si les individus n’ont pas la possibilité de s’intégrer dans la société au-delà des bornes de l’appartenance ethno-communautaire, cela amène à une régression de la fonction socio-structurelle de la culture. D’un côté, cela implique une régression vers des formes de différenciation sociale stratifiante, où les groupes intermédiaires gouvernent le rapport des individus avec la société dans sa complexité. De l’autre, ce tournant met en danger la dynamique du psychisme qui est à voir comme la précondition anthropologique de la socialisation. C’est ainsi que la théorie de la culture de Simmel trouve une intégration dans la critique du communautarisme de Plessner. Elle permet de montrer que la réalisation d’une vie en commun fondée sur des idéaux de tolérance ne libère pas du risque d’établir un scénario multi-communautariste au détriment de la socialisation des individus dans la sphère publique.