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I. Introduction : la recherche sur la problématique de la personnalité

Dans la longue histoire de la réflexion sur les concepts de personne et de personnalité, les dernières décennies constituent une phase particulièrement riche. D’un côté se poursuivent les recherches philosophiques, sociologiques et historiques sur les traits caractéristiques qui « font de l’homme une personne[1] » : aux réflexions classiques sur les critères de l’humanité (la capacité de penser selon Descartes ; l’autonomie de la volonté pour Kant) sont venus s’ajouter des modèles d’anthropologie philosophique de plus en plus complexes : dans un influent article, Harry Frankfurt (1971) présente comme critère important la faculté de se distancer de ses désirs immédiats pour suivre des « désirs du second degré » (second order desires) ; Charles Taylor (1985), s’inspirant en partie de Frankfurt, met en avant la capacité à poser des jugements de valeur, à les présenter publiquement et à les évaluer collectivement. John Rawls a proposé comme marqueur d’humanité la capacité à élaborer et à poursuivre un projet personnel de « vie bonne[2] » — une affirmation qui a déclenché l’un des plus importants débats de philosophie politique de ces dernières années[3]. Dans les sciences humaines et sociales, c’est surtout la question de la variabilité des formes de conceptualisation de ce qu’est une personne (au sens d’un membre de plein droit d’une collectivité donnée) qui a retenu l’attention des chercheurs (voir notamment, dans la voie originellement tracée par Mauss, 1985 [1938] : Beillevaire et Bensa, 1984 ; Carriters et al., 1985 ; Turner, 1986 ; Cahill, 1998).

Une des premières questions que se pose la recherche sur la personnalité est celle de la différence entre le concept de personne et celui d’individu (La Fontaine, 1985 ; Cahill, 1998 : 132-133) : tous les individus humains possèdent-ils les traits spécifiques des personnes, ou faut-il distinguer entre êtres humains respectivement pourvus et dépourvus de certains traits caractéristiques, de traits pour ainsi dire « plus humains[4] » ? Cette interrogation se trouve au centre de nombreux travaux récents, notamment en philosophie politique et en droit. Ceci est une conséquence de la multiplication des recherches sur les droits humains et sur la bioéthique, puisque nombre de débats dans ces domaines ont partie liée avec la distinction entre personnes et individus. Suivant la formulation de la Constitution des États-Unis, seules les personnes jouissent de toute la protection juridique fournie par l’État, de sorte qu’on peut imaginer que certains membres de l’espèce humaine (embryons, individus en situation de mort cérébrale, etc.) ne jouissent pas des mêmes droits qu’elles, sans être nécessairement sans droits (voir par exemple sur ces thèmes Ohlin, 2005 ; Singer, 2006 ; Quante, 2010).

À côté de ces réflexions d’anthropologie (aussi bien philosophique que culturelle et sociale), de théorie politique et de droit, il faut mentionner enfin les travaux de théorie sociale, et plus particulièrement d’ontologie sociale. Le point de départ est ici, dans la continuité de la problématique évoquée au paragraphe précédent, la question de la légitimité d’une extension du concept de personne à d’autres entités que les êtres humains. Dans la présente contribution, je me pencherai en particulier sur la légitimité d’une attribution du statut de personne à la société elle-même entendue comme un tout. Cette question est moins étrange qu’il ne pourrait paraître au premier abord. En effet, comme je l’indiquerai plus bas, l’histoire intellectuelle montre que ce transfert a été implicitement ou explicitement tenu pour acceptable, et même utile, par un grand nombre d’auteurs appartenant à ce que j’appelle le « langage du social » (Terrier, 2011 : 175-186) — une vaste tradition de pensée organisée autour de la prémisse que les caractéristiques des êtres humains et des choses sociales sont d’abord le produit des relations sociales au sein desquelles ils sont insérés. De même, la légitimité de l’attribution de la personnalité (morale) aux États-nations est l’un des présupposés fondamentaux du droit international (Ohlin, 2005 : 228-229).

Au vu de l’importance de la problématique de la personnalité dans de nombreux domaines de recherche, il est peu surprenant que les oeuvres de nombreux auteurs aient été utilisées comme source d’inspiration. Je m’intéresserai dans le présent travail à la contribution d’Émile Durkheim et de Georg Simmel. Pour plusieurs raisons sur lesquelles je reviendrai plus bas — notamment sa distinction nette entre individualité et personnalité —, Durkheim a fait l’objet ces dernières années de nombreuses relectures à partir de sa conception de la personne ou de l’individu (Filloux, 1990 ; Laval, 2002 ; Karsenti, 2006 ; Steiner, 2009 ; Joas, 2011). Quant à Simmel, fréquentes sont les présentations de son oeuvre qui prennent comme point de départ sa réflexion sur la nature de l’individualité (voir par exemple Watier, 1986 ; Jung, 1990 : 79-85 ; Dreyer, 1995 ; Watier, 2003 : 86-114). J’en viens maintenant à la double question de recherche de la présente contribution, à laquelle le bref survol de la littérature sur la problématique de la personnalité qui vient d’être fourni était un préalable nécessaire. Je poursuivrai d’une part un but historique et philologique : il s’agira d’y voir plus clair quant à la manière dont Durkheim et Simmel utilisent les concepts de personne et d’individu, ainsi bien sûr que leurs dérivés (individualité, personnalité, humanité, etc.). En plus de l’intérêt intrinsèque du sujet, ceci se justifie par l’existence de désaccords dans la littérature existante. Pour certains interprètes, Durkheim ne fait aucune différence conceptuelle entre individu et personne. Hans Joas (2011 : 84) observe par exemple que « Durkheim parle à tour de rôle de la sacralité de l’individu et de celle de la personne, comme si ces deux concepts étaient interchangeables ». C’est là aussi la position de Filloux (1990 : 50), qui affirme que Durkheim « semble utiliser indifféremment les notions d’“individu” et de “personne”, sauf à distinguer l’“individu singulier”, “concret’’ (“chacun de nous”) et l’individu en général qui correspond précisément à l’“humanité” dans l’homme ». Dans sa pénétrante présentation de l’oeuvre de Durkheim, qui met justement l’accent sur ces « deux individualismes » dont la distinction forme le coeur du projet durkheimien, Christian Laval ne relève pas le problème de la différence conceptuelle entre « personne » et « individu » et utilise les deux termes indifféremment (Laval, 2002 : voir notamment p. 267-268, 271). Par contraste, Cahill (1998 : 132) remarque d’emblée, dans sa réflexion sur l’histoire du concept de personne en sociologie, que pour Durkheim « the terms « person » and « individual »… [are] in no way synonymous ». Sur la même ligne interprétative, on trouvera les réflexions de Susan Stedman Jones (2001 : en particulier 118). C’est cette deuxième interprétation que je défendrai plus loin.

Je prolongerai cette première recherche par une exploration de l’usage que fait Simmel des deux concepts indiqués. Ici, la littérature nettement moins abondante et le caractère foisonnant de l’oeuvre me forceront à me limiter à des considérations plus générales, moins précises. La lecture de Simmel à partir de Durkheim est intéressante puisqu’elle force à s’interroger sur des nuances conceptuelles auxquelles le sociologue français prête grande importance, mais qui sont peut-être moins essentielles pour le théoricien berlinois. Ainsi, si Simmel utilise abondamment aussi bien « individu » que « personne », le problème de la définition précise qu’il offre de chacun de ces termes reste présent. Je n’ai rencontré aucune thématisation de cette différence dans la littérature à ma disposition. Ainsi, dans sa leçon inaugurale consacrée à Simmel, Hans-Peter Müller indique voir dans le « rapport entre différenciation sociale et individualité humaine » le « problème principal » de la sociologie simmelienne ; plus bas, il reformule la même idée en notant cette fois qu’il s’agit d’explorer « le cadre théorique [que composent] la société, la culture et la personnalité » (Müller, 1993 : 9). De même Watier, dans sa présentation synthétique de l’oeuvre de Simmel, parle indifféremment de « personnalité » et d’« individualité » pour désigner le sujet humain jouissant d’une certaine autonomie (voir par exemple Watier 2003 : 93, 95 ; voir aussi Watier, 1986). Une question voisine est celle de la psychologie et des représentations collectives chez Simmel. Le consensus parmi les interprètes est qu’à partir d’un certain point de sa carrière Simmel, selon les termes de David Frisby (1992b : 119), rejette « toute idée de psychologie collective » et « toute notion de conscience collective » (voir Köhnke, 1984 ; Dreyer, 1995 ; Watier, 2003 : 43). Pourtant, comme on va le voir, Simmel fait une large part dans son oeuvre à l’idée de représentations partagées ; on y trouve même toute une théorie de l’impersonnalisation et de la « généralisation » ou « collectivisation » des représentations individuelles par le biais de leur transformation en « esprit objectif ». Il nous faudra identifier les différences exactes entre cette théorie simmelienne et les notions durkheimiennes de conscience et de représentations collectives.

La deuxième composante de ce travail est de nature plus réflexive et normative. J’ai présenté plus haut certains des thèmes typiques de la problématique de la personnalité et de l’individualité, mettant l’accent en particulier sur les enjeux 1) conceptuel (définition de la personne et de l’individu), 2) historique (origine et spécificité des concepts d’individu et de personne), 3) normatif (attribution ou déni du statut de personne à certains individus), 4) ontologique (extension possible du concept de personne à des êtres non humains). La conviction sous-jacente à ce travail est que la réflexion de Durkheim et Simmel sur chacun de ces thèmes est d’un intérêt remarquable. Je m’efforcerai de relier certaines des positions dégagées à certains des débats mentionnés dans cette introduction ; toutefois, pour des raisons à la fois de place et de méthode, je serai moins explicite et moins systématique ; je laisserai dans une large mesure les auteurs parler eux-mêmes, et les lecteurs tirer les conséquences normatives des arguments des auteurs.

II. Personne et individu chez Durkheim

Dans ses premiers textes, Durkheim comprend l’individualité, la personnalité, comme ce qui rend un être humain singulier. La personnalité, « c’est ce que chacun de nous a de propre et de caractéristique, ce qui le distingue des autres » (Durkheim, 1991 [1893] : 99), c’est-à-dire ce qui n’est pas commun avec les membres de son groupe : convictions, préférences personnelles et originales, etc. Cette relative singularité est la conséquence inévitable de l’expérience vécue, qui ne peut être faite qu’à la première personne et dont résulte un point de vue particulier sur le monde, des traits de personnalité distincts. Le fait sociologique essentiel, pour Durkheim, est que la diversité des expériences possibles pour les individus est plus ou moins marquée, en fonction du type de société considéré. Dans les sociétés simples, où la division du travail est peu avancée, les individus pratiquent peu ou prou toutes les mêmes activités : l’expérience vécue est ainsi peu différenciée et les membres de la société sont relativement semblables les uns aux autres. Ils ont peu le sentiment d’un moi unique : quand la « solidarité [mécanique] qui dérive des ressemblances est à son maximum », alors « la conscience collective recouvre exactement notre conscience totale et coïncide de tous points avec elle », si bien que « notre individualité est nulle. … notre personnalité s’évanouit… car nous ne sommes plus nous-mêmes, mais l’être collectif » (Durkheim, 1991 [1893] : 99-100). En revanche, dans les sociétés complexes, des facteurs tels que la rapidité du changement social, la mobilité géographique ou la spécialisation des fonctions différencient et singularisent les individus : ici l’« individu… tout en ayant une physionomie et une activité personnelles qui le distinguent des autres… dépend d’eux dans la mesure même où il s’en distingue, et par conséquent de la société qui résulte de leur union » (Durkheim, 1991 [1893] : 205).

Comme ces citations l’indiquent clairement, Durkheim, dans la Division du travail social, utilise « individualité » et « personnalité » comme des synonymes. Par ailleurs, Durkheim fait observer (1991 [1893] : 100) qu’il conçoit l’individualité et la société comme mutuellement exclusives — plus il y a de conscience collective, moins il y a de conscience individuelle, et vice versa :

[Notre individualité] ne peut naître que si la communauté prend moins de place en nous. … Nous ne pouvons pas nous développer à la fois dans deux sens aussi opposés. Si nous avons un vif penchant à penser et à agir par nous-mêmes, nous ne pouvons pas être fortement enclins à penser et à agir comme les autres.

Comme Laval (2002 : notamment 234) l’a bien vu, cette position n’est pas sans causer des difficultés à Durkheim, puisqu’elle signifie que la croissance de l’individualisation typique de la modernité met en danger la cohésion sociale : plus les individus sont différenciés, plus ils ont un sentiment fort de leur moi, moins la société est pour eux une valeur, et moins ils sont disposés aux sacrifices nécessaires à la vie en collectivité. Ainsi, la modernité serait condamnée au délitement social et moral. Or c’est justement l’inverse que Durkheim, penseur républicain et progressiste (comme on le sait depuis le travail essentiel de Steven Lukes, 1972), désirerait démontrer : son but est de prouver la possibilité d’une vie sociale qui soit certes différenciée, individualisée, c’est-à-dire moderne, mais aussi stable et psychiquement satisfaisante pour les individus.

C’est sans doute, entre autres, pour surmonter cette difficulté que Durkheim cessera de considérer, plus tard dans sa carrière, la personnalité, d’une part, et la société, de l’autre, comme antagoniques. Il développe une intuition déjà présente dans la Division du travail (Durkheim, 1991 [1893] : 396, 403[5]) concernant la solidarité dans la société moderne : celle-ci se résume de plus en plus en la présence d’une valeur partagée par tous, qui n’est autre que celle de l’individu lui-même. Dans la modernité, on constate ainsi une prise d’importance de l’individu comme valeur sociale centrale, c’est-à-dire le développement de l’individualisme entendu non pas au sens tocquevillien d’un désintérêt croissant des individus pour leurs pairs, mais au sens d’une conviction que les individus et leurs droits sont les seules valeurs morales pleinement légitimes. Ce développement de la valeur de l’individu culmine dans le culte de l’individu : l’individu devient l’objet d’une vénération collective, d’un respect presque religieux ressenti par tous — un mélange, dans l’esprit du sociologue, de crainte admirative et d’affects positifs[6]. L’individu, dans le vocabulaire de Durkheim, devient un idéal social, c’est-à-dire une représentation collective possédant autorité. C’est ainsi que l’antinomie est résolue : les sociétés modernes individualisées tiennent ensemble parce que leurs membres communient tous dans la religion de l’individu ; le développement de l’individualisme (moral) ne se fait pas aux dépens de la cohésion sociale : bien plutôt, il en est la forme et l’expression modernes.

Mais qu’y a-t-il exactement de si grande valeur dans l’individu qu’il mérite qu’on lui voue ainsi un culte ? Mon interprétation est la suivante : selon Durkheim (au moins dans ses oeuvres tardives), ce que l’on célèbre dans l’individu est sa personnalité, dans un sens très spécifique que le sociologue doit définir avec soin. La personnalité, en effet, s’oppose maintenant à l’individualité. Comme Durkheim l’explique en détail dans son essai de 1914 consacré à l’Homo duplex (Durkheim, 1970 [1914] : 316-318), un pôle de la conscience individuelle est fait de « sensations », d’« appétits » et de « tendances sensibles », qui découlent de l’expérience de la réalité faite directement par le corps, ce fondement de l’individualité — ce pôle est tout entier particularisme, singularité, et même « égoïsme ». L’autre pôle correspond au langage, à « la pensée conceptuelle et à l’activité morale » ; les éléments de ce deuxième pôle ne sont pas le produit de la nature ni d’une élaboration individuelle, ils ont été inventés puis transmis aux individus directement par la société. C’est ce qui permet à Durkheim d’affirmer, dans les Formes élémentaires (Durkheim, 1912 : 388), que « ce qui fait de l’homme une personne », c’est ce qu’il partage avec les autres individus, ce qui est collectif en lui : ce sont les « biens intellectuels et moraux qu’on appelle la civilisation » (Durkheim, 1970 [1914] : 314), en tant qu’ils sont présents au sein de l’individu et règlent sa conduite. Cette idée que la personnalité, c’est le collectif dans l’individu, peut sembler contre-intuitive, mais elle se laisse comprendre assez aisément. Pour passer du statut d’individu — un être confiné à ses sensations particulières, à ses besoins et ses intérêts spécifiques — à celui de personne, l’être humain doit être capable de s’élever au-dessus des impulsions immédiates pour pouvoir les juger, les ordonner, en écarter certaines et en retenir d’autres. Il doit acquérir, en d’autres termes, une autonomie d’appréciation, de jugement et de décision, au moins relative. Il doit être capable d’agir de manière mesurée et de se tenir à l’intérieur de limites strictes, sous peine d’épuisement — ce qui mène Durkheim (1925 : 45-46) à la conviction que le besoin de limitation est un trait essentiel de l’humanité, à la différence des autres animaux qui disposent de systèmes spontanés d’auto-régulation. Or, pour Durkheim, toutes les facultés de limitation sont des produits de la société et ne s’acquièrent que par elle. C’est ce qui est clair si l’on mentionne les principaux facteurs limitant l’action individuelle, qui ont tous une origine collective : la connaissance objective (notamment scientifique), les règles morales, les normes juridiques, le sens du sacré. Dans une société « saine » ou « normale », ces limitations exercent sur l’individu une autorité immédiate, un « ascendant moral » (Durkheim, 1912 : 297) indépendant de tout calcul — cette dimension de spontanéité constitue au demeurant une différence supplémentaire avec l’individualisme utilitariste.

Une personne, pour Durkheim, c’est un individu qui a intériorisé par l’éducation et l’expérience les règles et les connaissances de son groupe social ; c’est un être que la société a à la fois limité et agrandi. Le passage crucial sur la différence conceptuelle entre individu et personne me semble être le suivant :

il s’en faut… que nous soyons d’autant plus personnels que nous sommes plus individualisés. Les deux termes ne sont nullement synonymes : en un sens, ils s’opposent plus qu’ils ne s’impliquent. La passion individualise et, pourtant, elle asservit. Nos sensations sont essentiellement individuelles ; mais nous sommes d’autant plus des personnes que nous sommes plus affranchis des sens, plus capables de penser et d’agir par concepts

Durkheim, 1912 : 389[7].

Laval (2002 : 282) fait remarquer qu’au « point culminant de la pensée durkheimienne » (les années des Formes élémentaires et des articles sur le dualisme de la nature humaine), « le terme d’individu est inadéquat au concept d’un être social structurellement divisé entre des parts dont il est composé ». L’observation est juste, mais l’oeuvre de Durkheim contient déjà une réponse à cette critique : dans ces années-là Durkheim, nous venons de le voir, introduit une distinction très nette entre l’individu et la personne.

III. Différenciation et individualisation selon Simmel

Dans les réflexions sociologiques et méthodologiques qui introduisent aussi bien la Différenciation sociale de 1890 que la Sociologie de 1908, Simmel, malgré des changements d’accent et de terminologie et sans toujours lui donner un nom, désigne le même ennemi. Cet ennemi, c’est le réalisme — la tendance à postuler l’existence réelle, concrète, stable, et de plus unitaire, des choses que les concepts désignent. Dans l’histoire du débat sociologique, le reproche de réalisme est lancé le plus souvent contre ceux qu’on soupçonne de prendre la société pour un être indépendant des individus qui la composent (de prendre, en d’autres termes, la société pour une personne ; j’y reviendrai). Ce qui rend la position de Simmel particulièrement intéressante pour le propos de la présente contribution, c’est non seulement qu’il rejette le réalisme, mais encore qu’il radicalise l’anti-réalisme. Tandis que la critique de la position réaliste s’accompagne le plus souvent d’une défense du nominalisme ou de l’individualisme, pour lesquels seuls les individus sont réels, et non les entités qu’ils composent (classe, État, société, etc.), Simmel cherche à montrer que l’individualisme est encore un réalisme : le geste nominaliste de décomposition des composés s’arrête à tort au seuil de l’individu, alors que l’individu lui-même, argumente Simmel, est un composé (Vandenberghe, 2001 : 47-50). C’est dans ce cadre qu’il faut situer les réflexions simméliennes sur les notions de personnalité et d’individualité.

Simmel présente son attitude anti-réaliste comme une des manifestations de la « vie moderne de l’esprit » : les modernes perçoivent comme une de leurs tâches de « dissoudre en fonction, force, mouvement tout ce qui est solide, identique à soi-même, substantiel » et de « discerner en tout être le processus historique de son devenir » (Simmel, 1989 [1890] : 135). Cette attitude, suggère Simmel dans la Différenciation, s’oppose à la métaphysique occidentale, et en particulier à la tradition platonicienne (Simmel, 1989 [1890] : 126), que trois tendances caractérisent : 1) le réalisme au sens ci-dessus, c’est-à-dire la tendance à hypostasier, à prendre les concepts pour des réalités (Realitäten) ; 2) la tendance à attribuer un plus haut degré de réalité aux choses dont on peut postuler l’unité ou l’homogénéité ; 3) la tendance à attribuer un plus haut degré de réalité aux choses immobiles, permanentes. Par contraste, Simmel est resté célèbre pour la défense, mais aussi pour l’application scientifique concrète, d’une posture méthodologique opposée à celle qui vient d’être évoquée. Cette posture part du principe qu’il faut toujours envisager les choses comme le résultat, provisoire et labile, des interactions se déroulant entre les éléments qui les composent. Pour Simmel, il faut ainsi parler de la nature composée ou construite de l’ensemble des choses plutôt que de réalités ultimes : « l’individu et la société… sont de simples constructions du sociologue. Il n’y a aucune substantialité, quelle qu’elle soit » (Jung, 1990 : 86). Il faut ainsi préférer la notion de « centripétalité » (pour mentionner un concept que Simmel utilise de façon récurrente) à celle d’unité, et celle de processus à celle de permanence (Nedelmann, 1984 ; Watier, 2003 : 28-33). Ces trois convictions ontologiques mènent Simmel, de manière similaire à Max Weber, à suggérer qu’une « société » (Gesellschaft) doit toujours être entendue comme une « socialisation » (Vergesellschaftung), comme une société « en train de se faire » (Dreyer, 1995 ; 69-71 ; Watier, 2003 : 36-37). Au coeur de la pensée simmélienne, on trouve ainsi une forte conviction concernant le caractère composite, hétérogène, et mouvant de la réalité (Vandenberghe, 2001 : 38). Afin d’observer la manière dont Simmel met en oeuvre une telle attitude, je me tournerai d’abord vers ses notions d’individualité et de personnalité ; je reviendrai plus loin dans ce travail sur ses analyses du concept de société.

Parmi les conséquences de l’anti-réalisme de Simmel, il y a la tendance à ne considérer comme socialement existantes que les entités dont les acteurs sociaux ont conscience : comme l’indique Frisby, « [s]ociety is concieved as being grounded in the experience and knowledge of its participants » (Frisby, 2002 : xvi ; voir aussi Watier, 2003 : 34). Puisque toute entité est composée, le seul critère sûr d’unité est la conscience de l’unité, la croyance en l’unité, ce que Simmel appelle le Fürsichsein : Simmel applique cette idée à plusieurs entités, et notamment aux individus. Il y a individu, indique Simmel — et donc société individualisée —, à partir du moment où un être humain se conçoit lui-même comme une entité distincte, porteur d’une valeur propre, et où cette conception est acceptée et reprise par les autres membres de la société. Ce sentiment n’est pas universel : Simmel décrit certaines situations où l’individualité est peu développée ; c’est-à-dire où, subjectivement, le sentiment d’être un être singulier n’est présent que de manière rudimentaire, où l’individu a complètement intériorisé les normes sociales et où seules ces dernières lui inspirent ses actions : dans de tels cas, « la force sociale s’est complètement enracinée dans l’individu lui-même » ; Simmel observe que « nous entendons la voix de la conscience en nous » et que nous la suivons sans que n’émerge de conflit avec « l’égoïsme subjectif » (Simmel, 1992 [1908] : 232-233). Quoique Simmel présente ce cas comme une sorte de type idéal, il note aussi qu’historiquement les sociétés antiques et le monde médiéval illustrent bien de telles situations (Simmel, 1989 [1903] : 244).

Par contraste, dans les sociétés différenciées, l’individu apparaît : les individus prennent conscience de leur particularité et de la particularité d’autrui, ce qui se traduit, entre autres, par le détachement progressif de l’individu des groupes auxquels il était lié. Ce détachement peut se mesurer à des pratiques et des représentations concrètement observables. Par exemple, on considère de moins en moins que les membres d’une même famille doivent, y compris juridiquement, porter la responsabilité des actions d’un seul ; ou encore (notion voisine) que l’honneur de l’un, au sein d’un groupe, peut être entaché par le déshonneur d’un autre[8]. L’individualité, pour Simmel (1989 [1903] : 247), correspond au moment où « la particularité et le caractère incomparable que possède en définitive toute nature… parvient à s’exprimer dans la conformation de la vie ». Dans la Philosophie de l’argent, Simmel définit cette fois la personnalité de manière similaire, ce qui laisse penser à la synonymie des deux concepts chez cet auteur : la personnalité est une « unité d’éléments psychiques, leur rassemblement (Zusammengeführtsein) en un point, une délimitation (Umschriebenheit) et une incomparabilité de l’être » (cité dans Gerhardt, 1971 : 289).

Les explications fournies par Simmel pour rendre compte de l’individualisation sont bien connues. Il n’est bien sûr pas question ici de les exposer en détail, et je me contenterai de rappeler quelques éléments seulement. Deux grandes tendances historiques, me semble-t-il, contribuent à l’émergence de l’individualité selon Simmel : d’une part, le processus de différenciation et de complexification sociales ainsi que le phénomène connexe de l’intensification de la vie humaine dans les grandes métropoles ; et, d’autre part, le processus d’objectivation de la culture.

Simmel part de l’idée que, dans les sociétés avancées, la division du travail, la mobilité sociale et géographique, l’urbanisation, la présence du médium monétaire et le « croisement des cercles sociaux » concourent à soumettre les personnes à un nombre croissant de stimulations et d’injonctions diverses et souvent contradictoires. Dans un passage célèbre, Simmel désigne l’« intensification de la vie nerveuse » (Simmel, 1989 [1903] : 234) comme la marque de la vie urbaine moderne : cette intensification résulte de l’infinité des stimulations — visuelles, sonores, sociales — auxquelles sont exposés les habitants des grandes villes, au « changement rapide et ininterrompu des impressions internes et externes » (Simmel, 1989 [1903] : 234). La récurrence de telles stimulations débouche, sur le plan subjectif, sur un sentiment accru d’individualité. En effet, l’individu est confronté à une multitude de formes d’existence diverses, ce qui le mène à relativiser le milieu dont il provient ; de plus, il constate la diversité des réactions possibles aux divers stimuli (indifférence, rejet, attrait, etc.), ce qui le pousse à prendre en compte dans ses actions les différences entre personnalités, la sienne comprise. Puisque les sociétés avancées créent une multitude d’occasions de « comparaisons, de confrontations [Reibungen], de rapports spéciaux » entre « individus très différenciés [qui] se retrouvent au milieu d’autres individus très différenciés », elles « déclenchent des réactions » psychologiques qui « par leur ampleur et leur diversité renforcent, ou peut-être même font émerger, le sentiment de sa propre personne[9] » (Simmel, 1989 [1890] : 192).

Dans la modernité, un autre élément vient renforcer le processus d’individualisation : c’est le processus d’objectivation. Dans un chapitre fondamental de la Philosophie de l’argent (1999 [1900] : chap. IV), Simmel défend la thèse d’un développement parallèle des processus sociaux d’objectivation et de subjectivation. Le terme d’objectivation fait ici référence à l’autonomisation progressive de certains produits de l’esprit humain par leur cristallisation dans les choses, et leur inscription dans ce que Simmel, à la suite de Hegel, appelle l’esprit objectif (voir Thouard, 2010). Simmel mentionne à titre d’exemple le droit, les techniques de production, l’art, ou encore la science (cf. Simmel, 1999 [1900] : 355 ; Simmel, 1992 [1908] : 813). Chacun de ces éléments possède une existence objective en un double sens : d’une part, ces éléments vivent pour ainsi dire « une vie d’objets » — ils ont une dimension matérielle qui les rend indépendants des individus particuliers qui ont participé à leur création (codifications juridiques, oeuvres rassemblées et présentées par des institutions spécialisées, manuels scientifiques, appareils permettant la mesure et l’expérimentation, etc.) — ; d’autre part, ils deviennent, par leur matérialité même, accessibles à un nombre croissant d’individus : susceptibles de se mélanger ainsi avec les subjectivités les plus diverses, ils en deviennent impersonnels et abstraits, et en ce sens objectifs. Dans les sociétés complexes, l’esprit objectif s’autonomise toujours davantage, son abstraction (au sens d’indépendance par rapport à des coordonnées concrètes de temps et de lieu) et son impersonnalité s’accroissent. En effet, on passe par exemple de la coutume au droit, des connaissances concrètes à la technique, du savoir à la science, et chacun de ces développements, si l’on veut bien y réfléchir un instant, représente une montée en généralité, en systématicité, en abstraction, en impersonnalité.

Le paradoxe du processus de personnalisation (entendu comme généralisation, dans une société, du sentiment subjectif de particularité individuelle) est que le développement de l’esprit objectif (c’est-à-dire impersonnel) en est un des facteurs adjuvants. Simmel (1999 [1900] : 371) présente le sentiment du moi comme « un pendant et un corrélat » du développement de l’objectivité. Cette relation peut se comprendre de la manière suivante : plus les ressources diverses à disposition des individus — par exemple des connaissances, des opportunités d’expérience esthétique, ou des possibilités d’emploi — gagnent en quantité et en impersonnalité, plus le rapport qu’entretiennent avec elles les individus peut prendre la forme d’un usage personnel circonstancié. En effet, la relation des individus à l’esprit objectif est une relation d’appropriation. Par exemple, les connaissances ne sont pas transmises dans un rapport de personne à personne, comme c’était encore le cas dans les corporations, elles peuvent être activement et individuellement acquises par les individus qui le souhaitent ; plutôt que d’être transmise par le biais d’un processus interpersonnel d’initiation, la sensibilité esthétique peut être cultivée de manière autonome, etc.

Comme nous l’avons vu plus haut, Simmel rejette le substantialisme d’une certaine tradition philosophique. Au rang des conceptions centrales de cette tradition, on peut compter la personne, entendue comme une entité certes composée de divers éléments (facultés intellectuelles, goûts et préférences, traits de caractère, etc.), mais qui forment néanmoins un tout relativement harmonieux et stable (la « personnalité ») ; par ailleurs, les actions des personnes doivent être comprises comme l’expression et la conséquence de leur personnalité. Or, Simmel prend ses distances à l’égard de cette conception de la personnalité. Premièrement, loin d’être des unités, les personnes selon Simmel sont travaillées (sur le plan subjectif) par une multitude de représentations, de sentiments, et de préférences variées qui ne constituent pas un tout harmonieux : « la contradiction et le conflit non seulement précèdent une telle unité, mais sont actifs en elle à tout instant » (Simmel, 1992 [1908] : 285). Les tensions habitant les personnes sont souvent si fortes que le choix d’un cours d’action implique presque nécessairement un bref combat entre des penchants psychologiques contradictoires : « Il nous est à peine possible de prendre une décision ou d’acquérir une conviction sans que se soit d’abord produit une opposition, presque toujours rudimentaire, peu consciente et vite résolue, entre [certaines] motivations et sollicitations [Reiz] » (Simmel, 1992 [1908] : 852).

Non content de remettre en cause l’unité de la personne, Simmel, deuxièmement, questionne la tendance à concevoir la personnalité uniquement comme cause des actions entreprises, plutôt que de l’envisager à la fois comme un facteur et comme une conséquence des actions individuelles. En effet, la forme de nombreuses actions ne relève pas seulement d’un libre choix personnel, mais résulte d’une combinaison entre une intention et des circonstances extérieures, telles que les actions d’autres individus ou la configuration de certains lieux. Or, la répétition de certaines actions, même partiellement contraintes, ne peut manquer de modifier les dispositions et donc la personnalité des individus. Ainsi, le fonctionnement d’une institution se répercute sur les consciences et colore la personnalité : mentionnons, à titre d’exemple, le silence qu’impose une église et dont une attitude méditative et, à la longue, une personnalité méditative peuvent être des conséquences. La critique simmelienne de la notion classique de personnalité s’exprime bien dans la citation suivante :

Ce qu’on nomme l’unité de la personnalité n’est aucunement le fondement de l’être [Wesen], dont découlerait une unité de comportement… tout au contraire, c’est de la nécessité pratique, pour les diverses forces mentales, de se comporter de manière constante à l’égard d’un tiers, que découlent des traits intérieurs et leur unification.

Simmel, 1992 [1908] : 152

Comment la personnalité peut-elle émerger dans un tel contexte ? La réponse de Simmel est que la personnalité est le résultat d’une lutte (provisoirement) victorieuse contre des tendances qui pourraient la disperser. Aussi la personnalité, selon Simmel, n’est-elle jamais un fait acquis. Comme tous les phénomènes réels, aussi bien naturels que sociaux, elle est d’abord un processus. Il est ainsi clair que pour Simmel, de même qu’il ne peut y avoir de Gesellschaft, mais seulement une Vergesellschaftung, il ne peut y avoir de « personnalité », mais seulement une « personnalisation ». Simmel conçoit ce processus comme un effort conscient d’arrangement (Einordnung) d’un ensemble d’éléments a priori disparates — par exemple des « impulsions éthiques ou esthétiques », des « décisions intellectuelles ou instinctives », des expériences vécues, des projets — dans un « système vital » (Lebenssystem) relativement cohérent puisque « régi par une tendance unique » (von einer Tendenz geführt) (Simmel, 1992 [1908] : 338-339). Simmel ne se prononce pas, et probablement ne s’intéresse pas, à la question de savoir dans quelle mesure la poursuite d’un tel arrangement est raisonnable, ou même possible : ce qui lui semble déterminant, c’est la présence d’une telle disposition subjective, d’une telle volonté, d’un tel désir, d’arrangement — ces efforts subjectifs d’unification sont la marque la plus sûre de l’individualité.

Je proposerai en conclusion quelques réflexions générales et comparatives sur les notions durkheimiennes et simmeliennes de personnalité et d’individualité. Avant cela, j’aimerais me pencher plus brièvement sur les notions de personnalité et d’individualité collectives.

IV. L’idée de personnalité collective chez Simmel et Durkheim

Une des caractéristiques du « moment 1900 » dans les sciences humaines et sociales est l’existence d’un débat concernant la personnalité collective[10]. Une grande partie des penseurs de l’époque, issus de disciplines et d’horizons politiques divers, ont participé à ce débat. Tandis que certains, non seulement un penseur racialiste comme Gustave Le Bon (1906) ou un organiciste comme René Worms (1895), mais encore, on le verra, Émile Durkheim lui-même, acceptent l’hypothèse de la personnalité collective, d’autres, tels que Léon Duguit (1922) ou Gabriel Tarde (1898), nient farouchement le bien-fondé de cette notion. Hors de France, on verra sous peu quelle est la position de Simmel ; on peut mentionner en outre Max Weber, qui a fait de la critique de la personnalité collective l’un de ses chevaux de bataille, expliquant dans une lettre restée célèbre que sa conversion à la sociologie fut motivée principalement par son irritation quant à l’hypothèse même d’acteur collectif (Outhwaite 2005 : 7, 80). Comme il l’écrit sans ambiguïté dans Économie et société : « il ne peut y avoir de personnalité collective agissante (handelnde Kollektivpersönlichkeit) » (Weber, 1972 [1921] : 6).

J’ai évoqué brièvement une des questions centrales de la personnalité collective dans mon introduction : l’extension de la notion de personne à la société elle-même est-elle légitime ? Une réponse à cette question présuppose évidemment une définition du concept même de « personnalité collective ». Dans ce qui suit, je distinguerai trois usages possibles : 1) la personnalité collective comme personnalité d’un être social supra-individuel ; 2) la personnalité collective comme représentations unanimement partagées constituant un type psychologique de la société ; 3) la personnalité collective comme métaphore à but soit heuristique, soit politique.

1) Commençons par Durkheim et la question de l’être supra-individuel. Le sociologue d’Épinal rejette, non sans quelques hésitations il est vrai, l’idée d’une personne collective au sens littéral de cette notion : pour lui, il ne saurait y avoir d’être social supra-individuel possédant les caractéristiques d’une personne (capacité de pensée, faculté d’action, etc.). Certes, à une certaine époque, au moins dans ses formulations et peut-être en partie conceptuellement, Durkheim a joué au jeu du chat et de la souris avec une telle notion[11]. Je le crois cependant sincère lorsqu’il affirme, notamment dans la préface à la deuxième édition des Règles, qu’il n’a jamais sérieusement envisagé l’existence d’un être social supra-individuel, d’une société comme un organisme distinct de ses membres, comme une personne. Il me semble de plus que les derniers textes de Durkheim ne contiennent plus les ambiguïtés qui habitent le Suicide ou les Règles. Toutefois, l’argument le plus fort contre l’accusation que Durkheim ait postulé l’existence d’un être social supra-individuel, c’est que son système ne requiert nullement ce postulat : d’une part, même si Durkheim a en effet besoin d’une notion de société comme entité séparée des individus, il n’est pas nécessaire de penser cette entité comme un autre individu ; d’autre part, on peut aisément fournir, comme on va le voir, une autre explication de l’usage que fait Durkheim de la notion de la personnalité collective.

Sur la question de l’être supra-individuel, Simmel a la même position que Durkheim, mais il l’exprime de manière beaucoup moins ambiguë. Dans la Différenciation sociale (1989 [1890] : 126), Simmel écrit que les « individus singuliers » sont les premières choses sociales, et met en doute la réalité même d’une entité appelée « société » :

Ce qui existe de manière tangible, ce ne sont que les individus singuliers, leurs états, et leurs mouvements : pour cette raison, il ne peut s’agir que de comprendre ceux-ci, alors que l’être social insaisissable, qui n’a surgi que par pure synthèse idéelle, ne peut être l’objet d’une pensée visant à explorer la réalité.

Cette critique est reprise plus tard, de manière moins radicale, dans les textes qui viendront constituer la Sociologie de 1908, et notamment la première partie sur « Le problème de la sociologie » — je ne peux évidemment présenter ni discuter en détail ici ces textes, parmi les plus connus de Simmel. Je me contenterai de citer un passage où Simmel souligne qu’il « n’y a jamais de société tout court », mais seulement des formes spécifiques d’association qui résultent de types d’interactions spécifiques ; l’événement récurrent des interactions multiples donne à croire que l’entité qui en résulte est indépendante d’elles ; mais ce n’est là qu’une façon de transformer en « hypostase » une « pure abstraction » (Simmel, 1992 [1908] : 24).

2) L’hypothèse — ou l’hypostase — de « l’être social individuel » n’est toutefois pas la seule manière de définir la notion de personnalité collective. En effet, on peut également entendre cette dernière comme type psychologique de la société : la personnalité collective serait ainsi la personnalité (au sens psychologique de « traits de caractère ») que possède la majeure partie des membres de la société, dès lors conçue comme largement homogène. Il ne fait pas de doute que cette notion a été prise au sérieux par Durkheim, en particulier dans la Division du travail (1991 [1893]), pour penser les sociétés primitives. La Division définit ainsi la conscience collective comme l’« ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une même société », constituant un « type psychique de la société » (Durkheim, 1991 [1893] : 46). On pourrait repérer en outre certains passages, notamment dans la Division du travail (1991 [1893] : 392)[12], dans Pragmatisme et sociologie (1955)[13], ou dans L’Allemagne au-dessus de tout (1991 [1915]), où Durkheim postule l’existence de caractères nationaux. Toutefois, il serait faux de voir en Durkheim un penseur de l’homogénéité sociale, de l’unité psychologique des peuples. Nous avons vu plus haut ce qui fonde pour lui la cohésion sociale moderne : c’est avant tout l’existence d’idéaux partagés, que chaque membre de la société s’approprie et « individualise, en les pensant » (Durkheim, 1970 [1914] : 318). Comme l’a bien montré Hans-Peter Müller (1983 : 166), Durkheim est ainsi davantage un penseur de la tension entre individu et société et de l’équilibre entre les forces sociales qu’un théoricien de l’homogénéité. Avec sa distinction entre individualité et personnalité, Durkheim peut même avancer que les traits de caractère sont le résultat d’expériences individuelles toujours spécifiques : ils ne peuvent ainsi pas, dans toute société quelque peu complexe, se retrouver chez l’ensemble des membres de la collectivité ; parallèlement, les éléments communs à tous les individus sont trop généraux, impersonnels et abstraits pour constituer une « personnalité ».

Concernant la question du type psychologique de la société, Simmel, de son côté, fait fréquemment référence, de manière toujours négative, à la Völkerpsychologie — une discipline fondée sur l’hypothèse que les peuples possèdent des caractères collectifs, partagés entre tous leurs membres. Déjà dans la Différenciation, Simmel récuse l’idée de cette « substance intersubjective insaisissable que l’on pourrait désigner comme l’âme du peuple, ou comme son contenu » (Simmel, 1989 [1890] : 135). Dans l’Exkurs sur la psychologie sociale de la Sociologie de 1908, Simmel écrit : « Les processus psychiques[14] ne prennent place que dans les individus et jamais ailleurs » (Simmel, 1992 [1908] : 625). Aussi, conclut Simmel, ne peut-il y avoir d’« âme du peuple » ni de « conscience de la société » ni un « esprit du temps ». De manière générale, un « groupe comme totalité ne peut… avoir d’âme » (1992 [1908] : 632).

Si Simmel rejette sans ambiguïté l’idée qu’une société puisse posséder un caractère collectif unanimement partagé, il n’a aucun problème à reconnaître que dans certains groupes sociaux règne une forme d’unité des représentations collectives. Bien évidemment, et en conformité avec les principes méthodologiques mentionnés plus haut, il faudra d’une part concevoir cette unité comme une tendance à l’unification, et d’autre part en rendre compte en se penchant sur les interactions spécifiques prenant place entre les acteurs. Mais il n’en reste pas moins qu’une société, « photographiée » pour ainsi dire à un moment donné, peut prendre un caractère d’unité. Au sens minimal de la notion d’unité, conçue comme simple « liaison de parties les unes aux autres », on peut dire, comme je l’ai suggéré plus haut, que l’existence d’une représentation unanime est une condition nécessaire de l’existence de tout groupe social, des nations aux cercles d’amis. Par exemple, des personnes actives sur un marché ont en commun, au minimum, une connaissance du fonctionnement du marché, et donc une acceptation au moins partielle de certains principes tels que ceux de concurrence ou de profit. De même, la majeure partie des habitants d’un État de droit stable partage une même conviction concernant la légitimité du système judiciaire comme moyen ultime de régler les différends ou les conflits entre personnes (Simmel, 1992 [1908] : 306). Les deux exemples que je viens de donner sont tirés du chapitre de la Sociologie de 1908 consacré au conflit. Ceci est significatif, et attire notre attention sur le fait que pour Simmel l’unité minimale et provisoire que constituent les représentations partagées ne désamorce en rien la conflictualité sociale ; elle a même parfois pour conséquence de l’encourager, comme dans le cas des représentations concernant le droit : en offrant un cadre clair au déroulement des conflits, l’existence d’un système juridique peut inciter certaines personnes à engager une confrontation qu’elles auraient ailleurs évitée, par peur qu’elle ne s’étende ou ne dégénère en lutte violente.

Dans ces réflexions de Georg Simmel sur la forme minimale d’unité qui caractérise les groupes sociaux, on notera une importante différence avec Durkheim. Pour ce dernier, tout objet des représentations collectives devient, d’une certaine manière, un idéal que les membres du groupe poursuivent[15]. Pour Simmel, au contraire, l’objet de la représentation collective partagée n’a pas nécessairement besoin de susciter de forts sentiments positifs : elle peut très bien s’appliquer à des choses que les membres du groupe ne respectent que par intérêt, par fatalisme ou par habitude.

3) J’en viens maintenant au troisième usage de la notion de personnalité collective, qui est d’ordre plus métaphorique. Sans postuler l’existence ni d’un être social supra-individuel ni d’une homogénéité psychologique de la société, on peut tenir pour légitime la comparaison ou l’analogie entre les personnes et les sociétés. Une première justification de cette analogie serait d’ordre heuristique : il s’agirait simplement d’utiliser le modèle de fonctionnement de la personne humaine comme fil conducteur pour élaborer des hypothèses de recherche dans les sciences de la société (par exemple : les sociétés sont-elles, comme l’organisme humain, hiérarchisées ? Les sociétés ont-elles, comme les êtres humains, un « caractère au sens psychologique » ou encore une « capacité de penser » ?). Servant essentiellement de guide pour la recherche, cet usage heuristique n’implique pas que l’on doive nécessairement conclure à la similarité des sociétés et des êtres vivants : on peut au contraire être amené au constat d’une différence foncière entre ceux-ci et celles-là. Il est indéniable que Durkheim, notamment dans la Division du travail (1991 [1893]), mais aussi dans les « Représentations individuelles et représentations collectives » (1996 [1898]), a utilisé les analogies personne/société et organisme/société de façon heuristique.

Mais Durkheim va plus loin dans son usage de la métaphore de la personnalité collective. Il applique de manière répétée à la société des concepts et des expressions aux connotations psychologiques — c’est notamment le cas, bien sûr, de la célèbre expression « conscience collective », transversale à toute l’oeuvre (Gurvitch, 1963 ; Nemedi, 1995). Le goût de Durkheim pour le rapprochement entre personne et société prend parfois des proportions frappantes, comme l’indique la citation suivante tirée de L’éducation morale (1925 : 140) :

ce que nous devons surtout aimer en elle [la société]… ce n’est pas son corps, mais son âme ; et ce qu’on appelle l’âme d’une société, qu’est-ce que cette autre chose qu’un ensemble d’idées que l’individu isolé n’aurait jamais pu concevoir, qui débordent sa mentalité, et qui ne se sont formées et ne vivent que par le concours d’une pluralité d’individus associés ?

Dans cette citation, la métaphore de la personnalité collective n’est pas, strictement parlant, nécessaire : l’idée centrale est ici simplement que les membres d’une société partagent certaines représentations, elles-mêmes issues d’une élaboration collective. Alors pourquoi appeler « âme » ces représentations ? Les raisons d’un tel usage de la métaphore de la personnalité collective sont multiples et complexes ; Durkheim ne s’étant pas prononcé explicitement sur cette question, nous en sommes réduits à des conjectures. De manière générale, on pourrait faire l’hypothèse que Durkheim ne s’est jamais vraiment départi de la notion d’un relativement fort autocentrage des sociétés, ni de celle d’une relative imperméabilité des frontières sociales — or, de telles positions se marient aisément avec les conceptions aussi bien organicistes que personnalistes. Il faut mentionner également des motifs politiques. La vision de la société comme une personne, comme une figure « paternelle », pour ainsi dire, dotée certes d’un fort ascendant moral, mais néanmoins objet d’affections très fortes, permet à Durkheim de prendre position dans les débats politiques et pédagogiques de son époque. Il s’agit en effet entre autres, dans ces premières décennies de la Troisième République où le régime est encore instable et où l’idée d’une « crise morale » est très répandue, d’indiquer une source de cohésion sociale forte, mais qui soit distincte de la religion. On peut dire que Durkheim a combattu la religion sur son propre terrain en donnant la société elle-même comme une nouvelle source d’autorité morale : ce faisant, il a appliqué à la société les attributs du Dieu personnel des traditions monothéistes[16].

Sur ces points, la différence avec Simmel est très nette. Le sociologue de Berlin, dans son travail proprement sociologique, rejette plus clairement que Durkheim l’idée organiciste que la société puisse être comparée à un être vivant. Simmel ne s’intéresse pas non plus à l’idée que l’unité de la société puisse être conçue comme une unité psychologique (par exemple une unité due à l’existence d’un seul type de personnalité au sein du groupe). En revanche, Simmel serait susceptible (comme Durkheim) d’entrer dans le champ gravitationnel du concept de personnalité collective avec son idée de représentations partagées. Or, c’est bien là ce que Simmel désire éviter. Quoiqu’il soit proche de Durkheim dans sa conception de l’unité comme dérivant de l’existence de représentations partagées, il ne mobilise pas la métaphore de la personnalité collective pour rendre ce phénomène plus intelligible, à la différence de son collègue français. Comment rendre compte de ce fait ? Mon intuition est que, fondamentalement, Simmel et Durkheim ont des notions différentes de ce qui constitue la crise de la modernité. Pour le sociologue français, nous l’avons vu, le risque réside avant tout dans le délitement de la société et l’affaiblissement du social, conséquences de l’individualisme et d’une mauvaise organisation de la société (en particulier concepts pédagogiques erronés et disparition des institutions intermédiaires). Aussi, Durkheim attribue comme tâche à la sociologie le raffermissement de la vie collective, ce qui le conduit à envisager des stratégies très diverses : l’une d’entre elles est la transformation de la société en objet d’affection et en source d’inspiration morale par le biais de ce qu’on pourrait appeler une forme de « personnalisation ».

Les problèmes que détecte Simmel sont tout différents et appellent, logiquement, d’autres remèdes. La position du sociologue berlinois est loin d’être exempte d’ambiguïtés, mais on peut retenir d’au moins une partie de ses textes qu’il semble avoir considéré comme urgent, non pas comme Durkheim le raffermissement du social, mais plutôt son assouplissement. En effet, dans la société différenciée, l’individu est parfois spécialisé au point de devenir un simple rouage dans une machinerie trop complexe. Il perd ainsi l’originalité et la créativité nécessaires au développement de sa personnalité. Par ailleurs, un autre phénomène vient s’ajouter à ce développement problématique de la modernité : il s’agit de la « tragédie de la culture », que Simmel conçoit comme le « devenir-autonome » de l’« esprit objectif » (institutions sociales, art, langage, connaissance) : loin d’être inséré dans le flux vivant de la culture quotidienne, loin d’être susceptible d’être modifié, complété, transformé, vivifié par les individus, l’esprit objectif se transforme en un répertoire immobile d’éléments certes admirés, mais momifiés. Même si, nous l’avons vu, l’objectivation de l’esprit permet un déploiement de la subjectivité, un esprit devenu trop radicalement séparé de la vie ordinaire ne se prête plus à l’appropriation par les individus et dessert au contraire les processus de personnalisation (voir sur ce thème Gerhardt, 1971 : 283-285 ; Frisby, 1992c : 76-77 ; Dreyer, 1995 : 822-88). Quoique s’exprimant rarement de façon prescriptive (Jung, 1990 : 94), Simmel esquisse en quelques occasions les solutions de rechange qui lui sembleraient préférables. Il souhaite par exemple qu’apparaisse un nouvel individualisme qui sache éviter les aspects problématiques de l’individualisme des Lumières, moralisant, rationaliste et dépersonnalisant, et de celui de l’époque romantique, qui voue un culte parfois anti-social à l’excentricité, à l’originalité[17]. Si mon intuition est correcte, elle permet de comprendre le strict refus simmelien d’une théorie de la personnalité collective, même comme métaphore : c’est que cette métaphore contribuerait à éloigner le social plus encore des individus en le magnifiant, en l’élevant, en en faisant une source de respect moral : alors que c’est là précisément ce que Durkheim désire atteindre, pour Simmel ce développement ne ferait qu’alimenter la séparation entre individu et collectivité, et donc, en fin de compte, renforcerait la tragédie de la culture.

On remarquera pour finir que Simmel, tout en évitant la métaphore de la personnalité collective, fait usage de la notion d’individualité collective. L’expression « individu collectif » (Kollektivindividuum) revient même régulièrement sous la plume de Simmel[18]. On peut donner sur ce sujet la citation suivante, tiré de l’Exkurs sur l’étranger de la Sociologie de 1908 (Simmel, 1992 [1908] : 806) : « Le sens et l’impulsion de l’individualité ne s’arrêtent pas toujours aux frontières de la personnalité individuelle ; [elle est] quelque chose de plus général, de plus formel, qui peut même s’attacher à un groupe entier. » Toutefois, il est capital de souligner que Simmel offre une définition de l’individualité pour ainsi dire « formelle », pratiquement synonyme de la notion d’« entité ». Ainsi, la notion d’individualité collective ne charrie pas avec elle (ou du moins, dans l’esprit de Simmel, ne devrait pas charrier) de connotations organicistes et personnalistes. Comme l’indique la suite du passage cité, un individu collectif est pour Simmel une entité toujours relative (une entité peut être identifiée comme un individu si on peut la distinguer clairement d’une autre entité) dont tous les membres ont une claire conscience de leur appartenance au groupe (bewußtes Fürsichsein), si bien que l’entité acquiert un caractère relativement identifiable, distinct, et complet (Simmel parle d’une « caractéristique d’unité et d’indivisibilité », Einzigkeits- oder Unteilbarkeitscharakter).

Remarques finales

on présente souvent Simmel et Durkheim comme deux auteurs radicalement différents, porteurs de conceptions diamétralement opposées de ce qu’est la société et de ce que doit être la sociologie. On construit ainsi rapidement un contraste entre d’une part un Simmel individualiste, sensible à la transformation et au conflit, et de l’autre un Durkheim holiste, fasciné avant tout par l’unité et la stabilité du tout social. Cette opposition est bien évidemment une simplification, et j’ai essayé de mettre en lumière tout au long de la présente contribution la complexité de la pensée des deux auteurs — montrant par exemple que l’individualisme simmelien se distingue de l’individualisme atomiste des philosophies politiques classiques, ou encore que pour Durkheim, l’individu et la totalité ne sont pas mutuellement exclusifs. De mon effort d’interprétation résulte, je crois, une perspective sur Simmel et Durkheim qui, sans nier l’existence de fortes différences, les relativise néanmoins quelque peu.

En effet, j’ai noté dans le courant de cette contribution plusieurs ressemblances, au rang desquelles il faut bien sûr observer que Simmel autant que Durkheim sont des penseurs de la différenciation sociale et de l’individualisation. Par ailleurs, ils se représentent la cohésion sociale en situation de modernité sur le même mode : l’existence d’un petit nombre de représentations partagées, doublée d’une circulation des individus qui garantit des interactions répétées entre les membres du groupe. Toutefois, une différence importante concerne l’ascendant moral et l’autorité que possèdent ces représentations : alors que Durkheim considère cet élément comme crucial, il ne joue presque pas de rôle chez Simmel.

Pour revenir au thème principal de la présente contribution, on notera encore parmi les différences entre les deux auteurs le rejet par Simmel non seulement de toute la psychologie collective de l’époque (notamment la Völkerpsychologie), mais encore de la métaphore même de la personnalité collective, y compris comme outil heuristique. Du coup, Simmel se place d’emblée sur un terrain libéré de toute tentation organiciste, ainsi que de toute tendance, plus généralement, à accentuer la hiérarchie et la clôture des entités sociales (tendances qui ne sont pas complètement absentes de la pensée de Durkheim) (voir Truc, 2005). De même, politiquement, Simmel ne fait aucun usage des connotations de la notion de la « société comme personne » — il se passe ainsi de suggérer (comme le fait au contraire Durkheim) que la société, comme une personne, peut exercer une autorité morale sur ses membres, ou encore que la société, comme une personne, peut être un objet d’amour et d’affection.

On notera également une différence d’ordre terminologique. Comme j’ai essayé de le montrer, Simmel parle d’individualité collective, mais dans un sens relativement neutre : il considère en effet comme individu toute entité ayant d’une manière ou d’une autre conscience d’elle-même et agissant de manière concertée. L’individualité est ainsi pour Simmel davantage une catégorie logique que psychologique ou sociologique. Ceci me fait croire que Simmel introduit le concept d’individualité collective pour l’opposer à celui de personnalité collective — pour permettre de penser des formes d’unité sociale, même fortes, tout en évitant les connotations des analogies organicistes et personnalistes. Par contraste, Durkheim utilise la métaphore de la personnalité collective, mais il ne peut parler d’individualité collective : pour lui, en effet le concept d’individualité décrit toujours des représentations et pratiques particulières, qui ont trouvé leur émergence dans des processus vitaux idiosyncrasiques, et qui pour cette raison ne peuvent être transférées ni communiquées : à ce titre, elles ne peuvent devenir collectives.

On peut également observer une différence entre Durkheim et Simmel quant au rapport aux concepts. Tandis que le sociologue de Berlin utilise plusieurs concepts voisins de manière indifférenciée (personnalité, singularité, individualité), Durkheim prête une importance bien plus grande à l’exactitude terminologique et conceptuelle. Je rejoins ainsi un argument de Levine (1988 : 193), qui relève un contraste marquant entre Simmel et Durkheim. Ce dernier appartient à une tradition de pensée plus proche des sciences de la nature, qui va de Hobbes à Comte, en passant par Condorcet : dans cette tradition, l’usage d’un vocabulaire spécialisé et le recours systématique à la définition témoignent d’une volonté de réduction de l’ambiguïté inhérente au monde social. Toujours selon Levine, dans une tradition « anti-naturaliste » qui irait de Vico à Simmel et Weber en passant par Herder, l’on cherche à saisir le monde humain en le décrivant dans sa complexité tel qu’il est vécu, sans avoir l’ambition de le décrire mieux que ne le pourraient les sujets sociaux. Dans cette deuxième approche, on accepte (comme inévitable) que l’ambiguïté et la polysémie du langage et du monde humains viennent contaminer la pratique scientifique : on prête ainsi moins d’attention à la précision et aux distinctions conceptuelles.

J’ai indiqué au début de ce travail que les réflexions de Durkheim et Simmel étaient particulièrement riches, et que des enseignements pouvaient se laisser tirer de leur oeuvre. Je conclurai donc, de manière brève et schématique, en indiquant ce que l’on pourrait trouver chez Simmel et Durkheim pour une réflexion critique, et non plus simplement historique, sur la notion de personnalité. Il me semble que trois éléments ressortent de notre comparaison entre les deux auteurs. Premièrement, Simmel et Durkheim insistent sur le critère de la conscience de soi dans la définition de la personnalité. Ils diffèrent toutefois quant aux critères de la personnalité : tandis que Durkheim insiste sur la moralité et la rationalité comme caractéristiques des personnes (à la différence des individus), Simmel s’intéresse davantage aux aspects d’indépendance et d’originalité. Deuxièmement, Simmel et Durkheim soulignent le caractère socialement construit de l’individualité et de la personnalité, si bien qu’il ne peut y avoir d’individu en dehors d’une « collectivité individualisante » : ils sont ainsi proches de la définition taylorienne de la personne comme entité sociale, dépendante d’une reconnaissance publique. À mon sens, on pourrait trouver dans l’oeuvre de Simmel et Durkheim une inspiration pour une intervention dans certains débats éthiques contemporains : notamment, l’idée qu’il ne peut y avoir de personnalité en dehors de tout rapport social pourrait être reprise et développée dans le cadre d’une réflexion en éthique médicale. Le troisième élément concerne l’être collectif, supra-individuel. Sur ce thème, la condamnation de Durkheim et Simmel me semble sans appel. Sur le plan ontologique, la notion ne fait simplement pas sens[19]. En revanche, la possibilité d’une analogie entre personne et société à des fins heuristiques ou politiques reste ouverte. Sur ce dernier point, et tout en étant sensible aux intentions progressistes de Durkheim, je considère le rejet radical de la métaphore de la personnalité collective préférable aux ambiguïtés durkheimiennes. On pourrait montrer en effet un retour récent, dans l’espace public, au vocabulaire de la personnalité collective et des caractères nationaux : l’usage d’un tel vocabulaire à des fins arbitraires d’inclusion et d’exclusion ainsi que de défense étroite des intérêts nationaux me paraît trop évident pour ne pas éveiller nos soupçons quant à la pertinence de l’idée même de personnalité collective.