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Loin de se cantonner à une vision de l’urbain généralisé ou de la ville globale à l’heure de la mondialisation, la problématique de la gouvernance métropolitaine vient aussi rencontrer le double questionnement de l’apparition de nouvelles lignes de partage de la ville, à une échelle élargie de perception et d’action (les relations centre(s) -périphéries…), et dans la ville (ce dont il est question dans les dispositifs de rénovation urbaine ciblant tel ou tel quartier — partant d’un référentiel social — , ou encore dans le développement des écoquartiers — à partir de références environnementales) (Hamman, 2012). À ce titre, les réflexions sur la gouvernance multiniveau ne désignent pas uniquement des verticalités global-local, elles peuvent aussi s’appliquer à la diversité des échelons urbains, notamment dans leurs recompositions métropolitaines. Il y a là une dimension institutionnelle renouvelée pour les décideurs (politiques, techniques…) qui se combine avec un cadre territorial redistribué (et pluriel : îlot, quartier, ville, métropole…) pour désigner possiblement une nouvelle fluidité du lien social, mais aussi de nouveaux modes de gestion de cette dernière — et, par conséquent, également de nouveaux risques d’enfermement urbain et de séparations sociospatiales, qui revisitent la dialectique désormais bien établie entre proximité spatiale et distance sociale (Chamboredon et Lemaire, 1970).

L’expansion des aires urbaines pose ainsi avec plus d’acuité encore l’enjeu des mobilités et de l’accès aux aménités, en termes de déplacements, mais aussi, plus largement, d’urbanité. C’est particulièrement vrai en regard des nouvelles formes de développement urbain marquées par la diffusion du répertoire de la « ville durable », voulant concilier les dimensions économique, sociale et environnementale (Hamman, 2011a). Les villes représentent des espaces de cristallisation du social, et celle-ci se joue — à mesure de la croissance et de l’extension urbaines[1] — dans les mises en forme et en catégorie d’enjeux et de territoires qui s’enchevêtrent. À ce propos, les quartiers d’exclusion sociale ne sont qu’une déclinaison parmi d’autres des nombreuses frontières, visibles ou invisibilisées, que l’on décèle au sein des aires urbaines, parfois derrière l’injonction à la « mixité » (Espaces et sociétés, 2010). Cette dernière se retrouve dans des projets d’écoquartiers et a été largement désidéalisée, notamment lorsque cet objectif affiché se réduit à la présence de classes moyennes jugées pacificatrices (Béal, 2011). On observe ainsi des processus de « polarisation sociale de l’urbain », que Jacques Donzelot (2004) a soulignés dans son modèle de la « ville à trois vitesses[2] ». L’action publique urbaine ne peut s’abstraire de ces questionnements, pas plus que les logiques de projets qu’elle impulse et leur opérationnalité. Entre circulations et filtres sociaux et spatiaux, le cas des réseaux urbains de tramway le traduit tout spécialement, à travers des jeux d’acteurs qui en accompagnent la réalisation et les usages.

Les processus d’implantation comme d’acceptabilité technique et sociale du tramway dans les aires urbaines françaises se repèrent autour de deux principaux modes de production (Hamman, 2011b). Le premier est marqué par un prisme social : relier des quartiers périphériques ou « en difficulté » au centre-ville et favoriser une mixité d’échanges. La deuxième lecture est davantage ancrée dans un référentiel environnemental : favoriser les transports en commun (TC) « propres », face à la congestion automobile (Hamman et Blanc, 2009 ; Hamman, 2012). Entrer dans le débat par le projet — c’est-à-dire une élaboration collective, autour d’un système d’intentions, d’une visée stratégique sur un territoire et d’une mise en forme spatiale (Hayot et Sauvage, 2000) — , et non par une opposition entre des opérations « sociales » ou « environnementales », permet de dégager des séquences qui s’accompagnent de négociations, sachant qu’un projet est enchâssé dans un ensemble d’autres à diverses échelles ; à ce titre, le projet urbain vient rencontrer le projet politique.

À l’heure actuelle, les lectures urbanistiques rejoignent les théories de la gouvernance pour énoncer le projet comme une logique de « coproduction » de la ville (Arab, 2001) : il serait donc « négocié » entre une diversité d’acteurs en coprésence, si l’on définit la négociation comme « un mode de décision permettant à des individus, ou des groupes, aux intérêts et aux points de vue opposés, de s’accorder sur un choix d’options » (Thuderoz, 2010). Le tramway urbain le révèle nettement, car il est construit par les élus locaux comme un modèle de ville ou d’agglomération et non simplement de transport (Marieu et Rouland, 2009). Dès lors, le caractère plus ou moins négocié du cheminement décisionnel est relié à l’acceptabilité sociale du projet, en particulier quant à la participation des publics (habitants, riverains, associatifs…), aujourd’hui où s’affirment le « tout négocié » et les stratégies « prudentielles » (Thomassian, 2009). On pourrait imaginer que la discrétion est de mise dans le pilotage de ces questions « sensibles ». Une stratégie consiste, à l’inverse, à construire un « grand projet », placé au-dessus des controverses politiques et permettant à la fois « d’agir, de rassembler, de décider et de le faire savoir » (Offner, 2001), jusqu’à devenir une évidence. Opération urbaine et métropolitaine d’ampleur, le tramway est susceptible d’endosser ce « grandissement », parce qu’il est à la fois (suivant Offner, 2001) :

  • Reproductible : l’inspiration strasbourgeoise du tramway montpelliérain l’illustre, se référer à un « modèle » (le Citadis d’Alstom) puis l’« habiller » localement est un garant de faisabilité.

  • Rassembleur : à la différence d’autres grands équipements comme un aéroport ou une zone industrielle, le tramway permet des projections multiples au quotidien : on peut prendre le tram devant chez soi et « en profiter », chacun en fonction de ses usages. Par là, il rend visibles les projets concrets d’une mandature et incarne une « vision » de l’avenir — l’intermodalité, par exemple, en développement durable urbain.

  • Visible : le tramway peut être inauguré, puis regardé par tous, chaque jour, et fournit ainsi, en termes communicationnels, une imputabilité élargie de l’action : l’inflation des moments de rituels le traduit, à l’instar des soudures symboliques de rails.

  • Efficace : produit avec un portage politique fort, le tramway ne cantonne pas le processus de décision dans les routines techniques et administratives. Ce serait là un gage d’efficacité : le « grand projet » est arbitré par les « grands décideurs ».

Mais le projet de tramway ainsi défini laisse-t-il place à la négociation ? Est-il même seulement négociable ? Ce questionnement conduit à avancer une double grille de lecture, en mobilisant l’outillage de la négociation puis des transactions sociales.

Prolongeant deux recherches menées de 2006 à 2010 en France pour le Plan urbanisme construction architecture (PUCA, ministère de l’Écologie et ministère du Logement et de la Ville)[3], cet article se fonde sur des enquêtes dans les agglomérations de Strasbourg et Montpellier. Ce choix s’explique de plusieurs façons, quant aux enjeux à interroger. Il y a d’abord le caractère innovant du projet de tram. Si la première réintroduction d’un tramway moderne s’est faite à Nantes en 1985, Strasbourg suit assez rapidement : la décision est prise en 1989, et la mise en circulation a lieu en 1994. La question pour les élus locaux est de demeurer « en pointe » sur la durée et en comparaison des projets d’autres villes. En 2003, la Communauté urbaine de Strasbourg (CUS) prend soin de souligner l’arrivée de 39 rames, « au nouveau design et d’une grande capacité ». Ce matériel « offrira une fiabilité renforcée et des temps d’échanges en stations plus rapides », lit-on dans CUS Magazine (n° 23, 10/2003). On peut observer des transactions entre identification locale du projet et revendication à l’innovation.

En regard, la situation montpelliéraine permet justement d’être attentif aux circulations d’expériences. La première ligne a été inaugurée en 2000, soit après Strasbourg, mais le réseau connaît une croissance rapide, comprenant quatre lignes en 2012, sur 54,4 km, par rapport à 55,2 km pour les six lignes strasbourgeoises. Dans les deux cas, il s’agit de réseaux importants et « maillés » (interconnectés entre les lignes et avec d’autres TC, y compris le train). Ceci favorise une approche « incarnée » des projets, où l’analyse des jeux d’acteurs permet de qualifier les processus de négociation et de transaction. Le lien entre les circulations d’acteurs et de projets peut être identifié : celui qui a impulsé le tramway à Strasbourg, Marc Le Tourneur, est ensuite devenu directeur de la Société des transports de Montpellier, préposé là aussi au projet de tram et entouré d’une équipe issue de Strasbourg.

Ensuite, les exemples de Strasbourg et Montpellier sont emblématiques de la construction indissociablement technique et politique du projet de tramway. À Strasbourg, la technologie du tram plutôt que du métro léger Val a été retenue après la victoire de la gauche emmenée par Catherine Trautmann en 1989. Sa réélection aisée en 1995, quelques mois après l’entrée en service de la première ligne, n’est pas restée inaperçue. Strasbourg devient une preuve de réussite politique d’un tram urbain, malgré les désagréments subis par les habitants durant les travaux. Ceci désamorce certaines préventions d’élus, comme l’explique un adjoint au maire de Montpellier : « Il est évident que certaines villes ont essuyé les plâtres, comme Strasbourg, parce qu’il y avait beaucoup de craintes chez les maires que les travaux des tramways fassent tellement peur aux gens que ça leur fasse perdre les élections. Donc ça a permis d’avancer » (Montpellier, 01/03/2007). À cela s’ajoute à Montpellier la personnalisation du tram autour de la figure politique régionale Georges Frêche (aujourd’hui décédé) : on se situe bien au-delà de la problématique des déplacements (Bernié-Boissard et Volle, 2010).

Le travail empirique se situe aux échelles communale et métropolitaine : il croise des observations de terrain, le dépouillement des magazines municipaux et intercommunaux depuis 1999 pour Strasbourg et depuis 2003 pour Montpellier[4], et la réalisation d’entretiens avec quatre groupes d’acteurs, afin de multiplier les points de vue sur les processus de négociation et d’opérer des corrélations. Après une première phase d’entretiens en 2007, l’enquête approfondie a permis de rencontrer, entre mai 2009 et juillet 2010, à la fois des élus, communaux et intercommunaux ; des administratifs et des techniciens, des collectivités et des agences de développement ; des « experts » et des urbanistes : au sein des compagnies de transports, parmi les bureaux d’études, les maîtres d’oeuvre, etc. ; des associatifs enfin : associations de quartier, de commerçants, et groupements constitués autour des projets de tram. Portant spécifiquement sur la négociation dans les projets de tram, onze entretiens ont été conduits sur chaque aire urbaine, dans cette deuxième phase[5], après vingt-cinq interviews, sur les projets urbains durables, dans la première.

Le cas du tramway permet de réfléchir plus largement aux processus de décision relatifs aux grands équipements en milieu urbain. D’une part, il s’agit d’un exemple paradigmatique : le tram se situe en plein milieu urbain, là où il y a le plus de population et dans une diversité de quartiers, aussi bien aisés que moins favorisés, à la différence d’autres projets comme un aéroport, qui vient impacter un espace périurbain et connaît une distribution sociospatiale moins complexe des avantages (développement territorial élargi) et des inconvénients (nuisances pour les riverains). D’autre part, on aborde dans leur transversalité des questionnements souvent compartimentés. Les principes de légitimation du bien commun connaissant aujourd’hui deux évolutions concomitantes : l’affaiblissement des modes institutionnels de la représentation politique (Manin, 1996 : 259-264) et le centrage autour des outputs, justifiant l’action par son efficacité (Scharpf, 1998). Ce constat se double d’un clivage sur le plan des travaux académiques. La sociologie des mobilisations se concentre sur les manifestations protestataires, en parlant de « politique du conflit » (Tilly et Tarrow, 2008), tandis que la sociologie de l’action publique s’affilie au domaine de l’institutionnalisé, rapporté à la gouvernance urbaine (Blanc, 2009a). Séparément, il a été montré que les modes d’intervention des différentes administrations d’État, des collectivités territoriales, des agences publiques et parapubliques ne coïncident pas pleinement (Fillieule, 2003). Ce travail de « désagrégation » a mis l’accent sur la formation de coalitions destinées à dégager des solutions de rechange à certains projets, notamment dans le domaine des transports (sur le tracé du TGV Méditerranée, Lolive, 1999). Ces alliances s’incarnent en des assemblages entre des collectifs citoyens et des services d’un ministère ou d’une collectivité face à d’autres. Différentes études l’ont appuyé (Lascoumes, 1994 ; Borraz, 2008), mais sans qualifier véritablement les transactions qui s’opèrent.

Il s’agit pour nous d’analyser la relation négociation-transaction en systématisant l’approche des interactions entre les différents acteurs, au-delà d’un cadre binaire « pré-affecté » entre décideurs et protestataires où chacun serait « dans son rôle », sans en sortir et de façon unitaire pour chaque groupe. Ceci permet à la fois de tenir ensemble les deux versants de l’action publique au sens institutionnel et des mobilisations, et de discuter la place des transactions au-delà de la négociation formalisée. Les projets de tram mettent en évidence comment se construisent des processus de réversibilité/irréversibilité dans lesquels s’hybrident différentes formes techniques, sociales et politiques. Au contraire de la négociation et ses cadres d’accord, la transaction dépasse les modèles courants qui appréhendent ces hybridations comme des transformations d’outsiders en insiders, par exemple par une dynamique d’institutionnalisation des opposants (Della Porta et Diani, 2006). On citera, dans le domaine de l’environnement, l’entrée en politique locale, après négociations, de représentants de la société civile et d’intérêts territorialisés, notamment sous l’étiquette des Verts. Or, l’endiguement des opposants par les décideurs demeure prégnant et les premiers ne peuvent aisément construire une capacité d’envisager des solutions de rechange en matière de « grands projets », comme l’a montré Graeme Hayes (2002) dans son étude des mobilisations environnementales autour du tunnel du Somport. De plus, l’analyse transactionnelle ne se contente pas de consacrer la force de « réseaux », souvent vus comme dé-territorialisés et sectoriels ; elle examine les intérêts et les valeurs des acteurs en co-présence. Définir le tramway comme un projet urbain et non comme un dispositif au sein d’un projet veut rompre avec la lecture du réseau technique, qui a par ailleurs été critiquée pour ne valoir que dans des secteurs à forte intégration des intérêts (Héritier, Knill et Mingers, 1996).

Nous interrogeons les projets urbains comme lieux et révélateurs de transactions multipolaires qui renouvellent les négociations privé-public dans la fabrique de la ville, à l’exemple du tramway. Le cadre d’analyse retenu met en rapport négociation et transaction, dans leur élaboration (1). Ensuite, une déclinaison en trois étapes introduit progressivement la complexité des interactions et invite ainsi à penser ce qui relève de la négociation ou de la transaction, en spécifiant ces deux concepts : on se situe dans les tensions entre le négocié et le non-négocié (cadre de la négociation) (2), puis entre le non-négociable et le transigible (cadre de la transaction) (3). Ce déplacement se traduit par un changement de statut des relations entre acteurs : il ne s’agit pas uniquement de reconnaître l’autre comme interlocuteur à la négociation, mais de lui reconnaître sa différence dans les transactions en jeu. De la sorte, on examine non seulement ce que ces relations et leurs transformations font aux projets urbains, et donc à l’action publique locale, mais aussi, en retour, ce que ces projets font aux négociations et aux transactions. De là se dégage l’articulation entre les deux concepts, à travers la production de transactions secondes (4).

I. Un double cadre d’analyse

En 1977, le sociologue belge Olgierd Kuty formule le « paradigme de négociation », pour déconfiner celle-ci des seules relations professionnelles, de la diplomatie et des échanges commerciaux. Il distingue le « marchandage », correspondant à une « situation d’indépendance relativement stable, construite par un processus de différenciation constant et continu » et jouant sur les zones d’incertitude chères à la sociologie des organisations de Michel Crozier, de la « négociation valorielle », où les acteurs construisent des préférences, en rapport à une situation et dans le but non de parvenir à un équilibre organisationnel mais à un accord entre eux. Ceci passe par des engagements, qui ont une capacité de mobilisation et ne sont pas simplement le résultat d’un compromis d’intérêts (Kuty, 2004 : 57-58). Dans ce contexte, la négociation est « générative » : elle produit des interactions sociales nouvelles (Thuderoz, 2010 : 28).

La transaction sociale a été promue, à la même période, par d’autres sociologues belges, Jean Remy, Liliane Voyé et Émile Servais (Remy et al., 1978), puis dans le cadre de l’Association internationale des sociologues de langue française (Blanc, 1992). Son objet est a priori voisin de la négociation, puisqu’elle analyse les processus d’élaboration de « compromis pratiques » (Ledrut, 1976 : 93) dans les situations concrètes où le conflit ne peut être simplement lu comme un affrontement et correspond à des modes de « coopération conflictuelle », entre des acteurs et des organisations[6], suivant le couple de l’autonomie et des interdépendances. Les enjeux croisés de la ville, de l’environnement et de la démocratie locale peuvent être analysés avec profit de la sorte (Hamman et Causer, 2011). La transaction (fructueuse) débouche sur un compromis de coexistence où se jouent les fondements de la séquence transactionnelle suivante.

C’est là que se distinguent négociations et transactions, selon Jean Remy : « La négociation […] se déroule dans un espace-temps déterminé de façon explicite. Lorsqu’elle réussit, elle se clôt par un accord formalisé. […] Il en va tout autrement de la transaction qui est un processus diffus dans l’espace et dans le temps, rythmé par des moments forts » (1998 : 23). Les transactions intègrent, au-delà de la négociation, des situations correspondant à des accords tacites, qui, pour fonctionner, ne peuvent être exprimés publiquement (Blanc, 2009b). Précisément, autour des projets de tram, on a affaire à des épisodes de tensions « à rebonds » qui font irruption sur la scène publique, mais également des conflictualités « à bas bruit », notamment s’agissant de trouver des règles d’équivalence (Gobert, 2009) entre les impacts, positifs ou négatifs, de la construction de lignes de tram sur l’environnement écologique, économique et social de la ville. Maurice Blanc (2009b) affirme que le champ de la transaction est plus large que celui de la négociation, à partir de trois critères principaux : la formalisation des interactions et des accords, ou la part de l’informel ; la publicisation et la verbalisation des échanges, ou ce qui est fait tacitement ; et la rationalité des acteurs, unique ou plurielle. Peut-on dès lors poser que le domaine de la transaction est l’informel et le tacite ? Discuter cette hypothèse suppose, à partir des deux premiers critères combinés, de voir ce qui se négocie, de distinguer le non-négocié, d’examiner alors si l’on transige sur l’in-négociable, et, si oui, ce que cela apprend des propriétés des transactions en question. On pourra enfin étudier ce que ces caractéristiques disent des dynamiques de projets dans l’action publique urbaine et de la réflexivité des acteurs impliqués — ce qui renvoie au troisième critère, celui des rationalités. Cette circularité du raisonnement répond à un point nodal des débats sur la place de la sociologie des transactions sociales, à savoir « un écheveau difficile à démêler entre a) les changements “effectifs”, b) ce qu’en disent les travaux des sciences sociales, et c) les éventuelles modifications de la manière dont on fait les sciences sociales » (Fusulier et Marquis, 2009).

La portée des transactions sociales est testée dans cette articulation négociation-transaction / action publique instituée-instituante, autour de ce qui fait projet, et cela permet par la même occasion d’approfondir la compréhension des processus décisionnels urbains, à partir du tramway comme analyseur. Il s’agit donc de voir en quoi, sans cacher « la labilité même de ce que recouvre la transaction sociale dans ses usages » (Fusulier et Marquis, 2009), ce paradigme est « plus que jamais pertinent comme matrice de questions qui oriente le regard du chercheur vers les paradoxes, les oppositions structurantes, la coopération conflictuelle, les compromis pratiques provisoires, les arrangements informels, etc. » (Blanc, 2009b).

2. Ce qui se négocie ou non dans le projet urbain de tramway

Les aménagements liés au tram ne se limitent pas aux lignes de transport ; l’échelle de pertinence est le quartier, voire la ville, en termes de « capacités d’intégration urbaine du tram » (Bernié-Boissard et Volle, 2010 : 69 sq.). Un fonctionnaire de la CUS l’énonce : « Non seulement on amène le tram mais on restructure les avenues, le tissu commercial, on réhabilite les immeubles. Le tram, c’est une composante de l’urbanisme, ça prend son sens là-dedans » (Strasbourg, 11/06/2010). Dans ce contexte d’offre politique, le technicien est encadré par le négociateur, sur un double plan : la gouvernance du projet et sa légitimation par l’appel à la démocratie participative.

2.1 Négociations et gouvernance du projet

Les négociations concernent d’abord les porteurs du projet : les élus, les services techniques, les organismes gestionnaires des transports, etc. Ces interactions définissent la gouvernance du projet, qui n’est pas simplement « technique ». Un élu des Verts à Montpellier est explicite : « Certains quartiers sont desservis parce que Georges Frêche a considéré que c’étaient des quartiers qui votaient comme il fallait » (Montpellier, 01/03/2007). Dans cette logique d’arbitrage du « grand projet » associé au « grand décideur », le domaine de la négociation apparaît restreint.

Pourtant, le tram devient un objet de négociation intercommunale dans les rapports centre-périphéries, avec, en permanence, des équilibres à rechercher : « Le vrai challenge, […] c’est satisfaire les aspirations de chacune des communes qui composent la CUS, et notamment les plus éloignées, […] tout en restant dans une enveloppe financière qui tienne la route » (chef de projet, CTS, 17/06/2009). Parallèlement, les élus mettent en avant une gestion économique rigoureuse. La commande par la Communauté d’agglomération de Montpellier à l’entreprise Alstom en 2009 des rames de la future ligne 3 l’illustre. Il y a négociation entre la collectivité et le prestataire tant sur le plan technologique que financier : « Les négociations ont permis d’obtenir un coût inférieur pour les rames de 42 m de la ligne 3 par rapport aux rames de 30 m de la ligne 2. […] Les nuisances sonores sont également réduites par l’utilisation de matériaux isolants et par l’amélioration du contact roue-rail grâce à des amortisseurs acoustiques » (HM n° 263, 06/2009 ; n° 264, 07-08/2009).

2.2 Négociations et gouvernance participative

Le projet de tramway permet aussi d’analyser les relations entre la « société civile » et les collectivités. Un urbaniste strasbourgeois restitue les places que les uns accordent ou non aux autres — ce qui constitue le cadre du négocié/négociable : « Il y a tout le tissu associatif qu’on va prendre en compte. […] Il y aura de la concertation avec eux. En général, les choses sont claires, ils ne décident pas, c’est pas leur rôle, mais on prend leur avis. […] Après, il y a les grands acteurs institutionnels : le Département, la Région, l’État » (ADEUS, 11/05/2009).

Les procédures de concertation — énoncé « flottant », écrit Laurent Mermet (2006 : 76) — sont d’autant plus significatives. Ces dispositifs existent d’abord parce que la loi les a rendus obligatoires pour certains projets urbains (Blondiaux et Cardon, 2006), comme les aménagements de tramway. Les collectivités cherchent à démontrer que la concertation est menée efficacement et que l’adhésion des habitants est réelle. Le registre de la justification est patent. Si une réunion publique rassemble du monde, c’est un succès du projet et de son pilotage ; et si, inversement, peu de personnes se déplacent, c’est parce que le projet est consensuel : « Sur Hautepierre, on a eu une participation correcte : 200 personnes à la réunion publique. Sur Port du Rhin-Kehl, il y en a eu beaucoup moins. […] Forcément : on ne touche pas au stationnement des gens, on ne casse pas de façades, on n’apparaît pas comme des perturbateurs » (fonctionnaire, CUS, 21/07/2009).

Les conseils consultatifs de quartier, instaurés en 2003, représentent une autre instance d’expression citoyenne, mais aussi de cadrage. La gauche, de retour aux affaires à Strasbourg en 2008, y a insisté. Pour autant, un responsable de l’association de quartier du Neudorf regrette que les projets importants soient mis à l’écart ; c’est le cas de l’extension du tram en 2004 : « Tout ce qui concernait le tram était considéré comme hors sujet. […] On essayait de nous balancer des projets d’aménagement de la place près de l’orphelinat, alors qu’il n’y avait aucune demande en ce sens… » (associatif, Neudorf, 03/06/2009).

Certains groupes font l’objet d’une attention particulière, distincte du traitement général de la concertation avec les réunions publiques. Le propre de ces canaux tient à leur degré d’institutionnalisation, désignant une négociation formalisée. Un exemple significatif concerne les commerçants riverains qui considèrent que leurs activités sont lésées durant les travaux des infrastructures de tram. À Montpellier, la Communauté d’agglomération a mis en place une commission d’indemnisation dédiée à ces acteurs économiques : « Ils ont un traitement particulier parce que ce sont des gens particuliers du point de vue de la vie dans la commune » (vice-président de la Communauté d’agglomération de Montpellier, 18/06/2009). Concrètement, pour la ligne 2 du tram, 273 dossiers ont été examinés, 150 considérés comme recevables et 4,5 M€ ont été débloqués fin 2006, à rapporter au budget de l’opération de 424 M€. Au final, seuls trois dossiers ont fait l’objet d’un recours contentieux (HM n° 235, 12/2006). Le dispositif fonctionne. On se rapproche ici de la négociation marchande, et cette compensation financière permet de consolider une séquence de projet.

2.3 Le non-négocié du projet de tramway : « au-dessus » de la négociation ?

La question des groupes reconnus (certains associatifs, des commerçants…), de la temporalité (la période des travaux…) et de la configuration spatiale limitée (aux riverains des équipements) définissent en quoi il y a projet négocié. En effet, si les négociations sont permanentes, elles connaissent différentes limites. Il y a d’abord la part d’irréversibilité du processus. Une fois la décision arrêtée par une collectivité de réaliser un tram, il n’y a plus de négociation sur le projet en soi : « Avec le tramway, on ne fait plus marche arrière, il a été validé, c’est fini. Sinon, des projets d’extensions urbaines, j’en vois tous les jours qu’on décide finalement de pas faire » (aménageur, ADEUS, 11/05/2009). Concrètement, ce sont les modalités qui se négocient ensuite. Les décideurs ont intérêt à entreprendre un « grandissement » du projet, susceptible de produire du consensus. Il est question d’« un remodelage urbanistique de la ville dont le tram sera l’épine dorsale » à Strasbourg, et du tram comme « la colonne vertébrale » d’une nouvelle urbanisation à Montpellier (HM n° 221, 07/2005).

On peut alors se demander si le projet de tram n’est pas construit « au-dessus » de ce qui serait négociable. De fait, les coups de griffe se concentrent sur la « vision politique » qui rendrait le mieux raison de cet outil de développement, incontesté. À Strasbourg, une tribune du groupe des Verts, en 2002, après un changement de majorité gauche/droite, est caractéristique de ce cadrage du débat : « On continue à faire du tram, mais sans l’inscrire dans une vraie politique en faveur du transport en commun […]. Prisonnière d’intérêts partisans, la majorité montre […] que l’on passe du tram d’intérêt général à un tram-pression » (SM n° 134, 09/2002).

Les équilibres budgétaires constituent un autre enjeu du rapport négocié/ négociable. On ne saurait lancer publiquement un projet non finançable. À Strasbourg comme à Montpellier, la maîtrise des coûts représente un leitmotiv des élus et des techniciens : « On ne peut pas continuer […] à construire douze kilomètres de ligne de tram à chaque mandat à 100 millions, à 150 millions d’euros […] dans des secteurs qui sont de moins en moins remplis, donc de moins en moins rentables. […] Il va falloir dire stop » (expert, ADEUS, 11/05/2009). Face aux contraintes financières, on pourrait penser à une place réduite de la négociation. Mais les pratiques sont plus ouvertes, puisque le tramway perd son exclusivité en termes d’action publique « moderne ». Le projet actuel d’introduction dans la CUS de « bus à haut niveau de service » incarne ce déplacement du référentiel. La réponse se veut innovante : un bus fonctionnant suivant les principes du tram (le site propre), mais avec des investissements réduits. La négociation entre la portée politique et les nécessités économiques du tram trouverait là une issue adaptable au cas par cas, « tout simplement parce que le bus coûtera deux à trois fois moins cher que le tramway » (chargé d’étude, ADEUS, 11/05/2009). Pour preuve, lorsque le maire de Strasbourg Roland Ries lance en 2009 un Plan Climat, il n’est plus uniquement question du tram : « [Il y a] une tradition déjà ancienne à Strasbourg, mais maintenant il faut la rendre plus globale. Ne pas se contenter d’extensions du réseau tram (qui coûtent cher), mais être imaginatif avec le bus à haut niveau de service » (SM n° 200, 03/2009).

Dans différentes situations, le respect de la règle (en particulier financière) exclut a priori la négociation. Toutefois, le non-négociable finit par se négocier, sous des formes transactionnelles. La gouvernance suppose la négociation, mais on gagne à l’aborder aussi en termes de transactions. On retrouve alors la question de la sélection des insiders (ou cercle décisionnel), ce qui distingue gouvernance « élitiste » et « participative », comme pour la négociation. Mais le succès de la gouvernance renvoie à la difficulté de décider dans une situation de complexité et d’incertitude croissantes ; à ce titre, elle aboutit à des compromis provisoires et plus ou moins implicites, « combinant les rapports de force et l’affectif » (Blanc, 2009a).

3. Transiger sur l’in-négociable du projet de tramway

L’analyse des projets de tram met en évidence de nombreuses transactions, notamment implicites, entre groupes d’acteurs. Il serait trop rapide de conclure, derrière l’appel à la concertation, à l’asymétrie des relations effectives à la faveur des décideurs en place, à l’exclusion de nombre de citoyens dans une participation formatée par les édiles, ou encore de relever les partenariats bien compris, à l’instar des commerçants. Que les pratiques s’avèrent en retrait des discours est une chose ; cela ne doit pas gommer la réalité de non-dits. Aussi bien la gouvernance du projet que la gouvernance participative peuvent être relues de la sorte, traduisant l’extension de transactions bipolaires en des configurations multipolaires.

3.1 Les transactions bipolaires élus/experts

Le jeu de l’identité et de l’altérité, souligné par Georg Simmel (1981 [1917] : 160), est constitutif de la citoyenneté : débattre avec l’autre et entrer dans des transactions, c’est reconnaître des éléments de communauté autant que des différences réelles. L’exercice de la démocratie locale passe par des transactions bipolaires entre les élus et les services des collectivités. La démocratie représentative entretient l’illusion selon laquelle les élus seuls prennent les décisions, au titre du suffrage universel. Or, la confiance des électeurs ne peut garantir qu’un élu détienne les connaissances permettant de traiter tous les problèmes d’un territoire. C’est là que prend place l’appareil technique des collectivités. Mais cette transaction ne fonctionne qu’en restant « informelle et tacite » à l’endroit des citoyens (Blanc, 2006 : 29). Michel Dobry parle de « transactions collusives » entre secteurs, qu’il définit comme un « réseau de consolidation » au sein des systèmes démocratiques (2009 : 110-112).

De façon récurrente, les techniciens rencontrés soulignent que l’engagement des élus est décisif pour la concrétisation des projets de tram. En même temps, c’est la portée du soutien politique aux chargés de mission qui émerge. Par exemple, le responsable du Grand Projet de Ville (GPV) du quartier du Neuhof à Strasbourg déclare : « C’est les projets phares, les projets de tramway, et entendus des habitants […]. À Strasbourg, c’est le maire qui est l’élu directement référent sur le tramway, il est très investi » (Strasbourg, 31/07/2009).

Le projet de tram fait également l’objet de transactions entre élus et techniciens en fonction des échelles temporelles retenues. Un aménageur strasbourgeois explique : « Aujourd’hui, Roland Ries, son objectif, c’est de faire quelque chose pour être réélu au prochain mandat. […] Mais si on veut ne pas se retrouver un moment dans le mur […], faut se projeter deux-trois mandats plus loin. Ensuite, derrière, on phase » (ADEUS, 11/05/2009). On entre là dans des séquences transactionnelles autour des délais de réalisation contraints par les campagnes électorales. Un vice-président de la Communauté d’agglomération de Montpellier confirme : « En juillet 2001, il fallait lancer la ligne 2, avec comme délai de la réaliser avant les prochaines échéances électorales en 2007-2008. Il faut toujours que ça traîne pas, ce genre de gros gros travaux » (Montpellier, 18/06/2009).

3.2 Le passage à la triade élus/techniciens/habitants

Les transactions élus/techniciens ne peuvent aujourd’hui être séparées de modes de démocratie locale affirmant revaloriser la place des citoyens. Cela correspond à des transactions entre différentes légitimités : la représentation via le suffrage pour les premiers, l’expertise et la compétence pour les seconds, et la participation directe pour les troisièmes (Smith et Blanc, 1997 : 298). Des compromis instables s’ensuivent entre ces trois groupes d’acteurs et en leur sein : par exemple, pour les élus, en fonction des coalitions politiques (Bué, 2011), ce qui explique des interactions multipolaires.

On sait que des modes de participation plus ou moins institutionnels émergent de ville en ville : l’association des habitants à la décision connaît des degrés divers (Frank, 2011). La littérature distingue couramment une simple information, consistant à mettre en valeur l’action municipale ou intercommunale, d’une démarche participative « effective », rapportée à une redistribution (relative) du pouvoir au profit des habitants, au-delà de la seule « publicisation du débat » au sens de Jürgen Habermas (1986). Or, les transactions ne supposent pas nécessairement une telle redistribution, car elles se comprennent par rapport au dispositif démocratique dans son ensemble (et non dans le cadre d’un jeu à somme nulle). Il peut y avoir une reconnaissance de compétences d’usage à l’endroit des habitants, tout en maintenant l’illusion de l’élu qui décide seul, c’est-à-dire que la transaction demeure tacite, voire collusive.

La transaction sociale constitue ainsi une voie de dépassement de dualismes divergents du projet urbain, entre l’« aménagement » et le « ménagement[7] ». Elle suppose l’émergence d’acteurs et de lieux « tiers », par qui et où des transpositions entre les univers en présence peuvent déboucher sur des hybridations et un « ordre négocié[8] ». Ceci ne se réduit pas à un face à face entre un modèle de régulation conjointe (basé sur la recherche de compromis) et un modèle de régulation publique (favorisant l’adjudication avec l’arbitrage d’un tiers), au sens de Christian Thuderoz (2000 : 106). La perspective transactionnelle renvoie aux transformations des rapports d’autorité et à leurs modes de légitimation. Car « aujourd’hui, l’autorité ne peut faire l’économie d’un renouvellement de la question de sa légitimité. […] Celle-ci n’est en effet plus réduite au silence et à la clandestinité par le prétendu savoir des autorités » (de Munck, 2003 : 49).

Ceci se repère dans des couples de tension entre les élus et les associatifs, dont les trois principaux sont la dialectique entre l’intérêt général et l’intérêt sectoriel ; celle entre la logique territoriale de décloisonnement (au moins affichée) et l’affirmation d’une identité ; celle entre la légitimité du mandat et la participation dans la proximité (Hamman, Blanc et Frank, 2011). « Participation fonctionnalisée ou ouverture démocratique ? » s’est interrogé Jacques de Maillard (2002). Pour des collectifs, prendre part à des processus participatifs est l’occasion d’obtenir des financements publics et de bénéficier d’un cadre légitimant (Hamman et Blanc, 2009, 4e partie). Les associations sont couramment reconnues comme interlocuteur par les collectivités pour peu qu’elles jouent le jeu de la participation institutionnelle. L’exemple du CADR, Comité d’Action Deux-Roues de Strasbourg, est évocateur : « Le CADR représente un peu tout ce qui est vélo, ils ont des locaux. C’est pas l’esprit associatif comme on peut s’imaginer, une horde de gens, c’est plutôt… tranquille. D’office, ils sont invités dans le cadre de la concertation » (chargé de mission, CUS, 04/05/2009).

Des associations peuvent même être suscitées par les pouvoirs publics. C’est le cas de l’ASTUS, Association des usagers des transports urbains de l’agglomération strasbourgeoise, lancée en 1994, au moment de l’inauguration de la ligne A du tram, sur l’initiative de la CUS et de la CTS. Il s’agissait d’institutionnaliser la figure de l’usager des TC, et en particulier du tram. Un cadre de la CUS reconnaît cet objectif : « L’ASTUS a été montée pour qu’il y ait une véritable association d’usagers à Strasbourg. Donc elle reçoit un chèque à chaque fin d’année de la CTS et de la CUS. Et actuellement, il n’y a pas grand-chose comme vrais usagers là-dedans ! » (CUS, 04/05/2009). Le responsable de l’association ne fait pas mystère du soutien financier de la collectivité. La transaction s’opère dans un intérêt mutuel bien compris :

La municipalité de Strasbourg, quelle qu’elle soit, considère qu’une association d’usagers […], ça fait partie […] de la démocratisation de la vie publique. D’où les subventions, la possibilité d’avoir ces locaux, d’avoir une secrétaire à mi-temps, etc. […] Quand il y a des réunions publiques, [les élus] nous demandent de venir […] parce qu’ils savent que nous, c’est pas « On va mettre une station de tram devant chez moi, ah non non ! » Vous voyez…

président ASTUS, 13/05/2009

Inversement, les élus relèguent fréquemment les associatifs critiques dans une posture d’opposants. Le président du Collectif Tramway travaille d’autant plus ses rapports avec des techniciens. Dans cette production d’alliés, les dynamiques multipolaires restent ouvertes à des hybridations : « Avec les élus, ce n’est pas possible. Par contre, on a de bons contacts avec certains responsables techniques de l’Agglo. À la TaM, je connais beaucoup de conducteurs qui me donnent des renseignements… Et, officieusement, ils ont pas mal de critiques, d’inquiétudes, par rapport à ce que décide l’Agglo » (Montpellier, 03/03/2007). Ces échanges demeurent informels ; l’officialisation de tels contacts conduit à leur disparition, compte tenu de la tension sur la « bonne » expertise : « Les techniciens, même si on les connaît, ils sont quand même réticents à se mettre autour d’une table avec des gens qui en connaissent autant qu’eux, qui sont bénévoles, alors qu’eux, les prestations de leur bureau d’études sont payées très cher » (président Collectif Tramway, 28/05/2009).

La place de tels arrangements contribue à différencier la négociation et la transaction sociale. Si la négociation n’exclut pas des préparatifs informels, elle se conclut par un accord formel, sans quoi elle n’a pas de valeur juridique. Symétriquement, si la transaction peut déboucher sur un accord formel, elle reste implicite ou collusive dans nombre de situations. De plus, le domaine de la transaction est plus large que celui de la négociation, car cette dernière suppose des échanges verbaux. Si l’expression de « négociation silencieuse » a été utilisée, c’est justement pour introduire le concept de transaction là où il y avait des accords tacites sans négociation explicite (Schurmans, 1994). Pour autant, ce clivage n’est pas strictement suffisant, car il peut aussi y avoir une part de négociations informelles et de transactions formalisées (Blanc, 2009b).

4. Relire le paradigme transactionnel à l’aune des projets urbains de tramway : reconnaissance des acteurs et transactions secondes

Le double rapport à la configuration de projet (spatiale et temporelle) et à la gestion de l’in-négociable conduit à affiner la conceptualisation de la transaction sociale, en soulignant l’importance de la reconnaissance de l’autre dans l’échange et en distinguant des transactions de premier et de second rang. De la sorte, l’entrée par la transaction approfondit l’analyse des projets urbains de tramway et, réciproquement, ces derniers renouvellent l’approche des transactions sociales qui, dès l’origine, se sont intéressées à la ville (Remy et al., 1978).

4.1 Transactions sociales et reconnaissance de l’autre dans l’échange

La reconnaissance est au coeur de la négociation comme de la transaction sociale, mais selon des modalités différentes. La question est de savoir si les décideurs transigent sur ce qui n’est pas négocié, voire pas négociable. En effet, « à trop se focaliser sur ce qui s’échange ou fait l’objet de négociations, on en oublie les éléments refoulés, et, par là même, l’opération de délimitation d’un univers du négociable dont ils procèdent » (Bué, 2011 : 58). C’est autour de la reconnaissance, entendue comme « le processus d’attribution de la qualité d’acteur à l’autre » (Bourdin, 1996 : 250), que le débat se noue. S’il ne saurait y avoir de négociation sans reconnaissance de l’autre partie, la transaction sociale désigne une reconnaissance de l’autre dans sa différence, c’est-à-dire dans son altérité.

La démocratie locale et la participation se veulent synonymes de transparence, mais l’ambiguïté est parfois requise pour que s’établissent des compromis de coexistence (Remy et al., 1978). Dans les projets urbains, le consensus recherché n’est pas forcément « réel » mais « supposé », en référence aux thèses de Niklas Luhmann (1985). Pour ce dernier, la vie sociale est une structure d’attentes : les attentes de chacun vis-à-vis des autres, mais aussi la capacité à deviner les attentes de l’autre, ce qui peut être désigné comme des « attentes d’attentes ». En cela, une transaction se joue avec autrui et avec soi, ce qui fait écho aux propositions de Claude Dubar (1994) en termes de « double transaction identitaire », en mettant au centre la capacité d’anticipation des acteurs et en complexifiant leur dialogue intime.

Alors que la négociation repose implicitement sur une rationalité commune permettant de parvenir à un accord, la transaction sociale s’avère plus complexe, dans la mesure où elle intègre la multiplicité des rationalités qui découlent de l’altérité, entraînant des zones d’incertitude plus grandes. La coopération entre les collectivités et les associations de personnes handicapées est un exemple parlant. Des contacts sont noués avec des groupements de handicapés, établissant des arènes ad hoc : mission Ville et handicap à Strasbourg, commission Handicapés à Montpellier. Mais il ne s’agit pas uniquement d’une négociation dans un cadre formalisé, aboutissant à des aménagements facilitant l’accès du tram : l’introduction de planchers bas ou d’espaces réservés. Une démarche transactionnelle se dégage de façon plus large. À Montpellier, la subvention au GIHP local (Groupement pour l’insertion des personnes handicapées physiques) a été revue à la hausse : 900 000 euros sont versés en 2007 par l’agglomération, soit une augmentation de 9 % par rapport à 2006 (HM n° 235, 12/2006).

Par ailleurs, la construction du tram représente un marché pour les « professionnels de la ville » (urbanistes, architectes, etc.) et différents corps de métiers. Là aussi, il n’y a pas simplement une négociation économique. Un processus transactionnel s’instaure entre la logique entrepreneuriale de l’efficience et une logique d’économie sociale et solidaire, avancée par les collectivités. Par exemple, à Montpellier, pour les travaux de la 2e ligne, une action volontariste est affirmée à travers le découpage du marché public en plusieurs lots : permettre aux opérateurs locaux de concourir, au-delà des seuls grands groupes (HM n° 215, 01/2005 ; n° 235, 12/2006). De même, début 2009, le lancement des travaux de la 3e ligne de tram est avancé : « Une décision de l’Agglomération qui va permettre de doper l’économie locale. La construction de la ligne 3 va générer des emplois. Pas moins de 3000, un chiffre conséquent en cette période de crise » (MV n° 333, 03/2009).

La politique en faveur de l’insertion locale des travailleurs en difficulté est également révélatrice. Dans le cadre des travaux de la 2e ligne du tram, la Communauté d’agglomération de Montpellier a imposé aux entreprises retenues un quota de 5 % d’heures de travail pour des personnes fragilisées, moyennant une formation si nécessaire. Ceci traduit une hybridation des pratiques, entre un référentiel économique et une dimension sociale : « Ce chantier représente au total 2,6 millions d’heures de travail. 8 % de ces heures ont été assurées par un public en insertion. […] Les entreprises remplissent donc leur obligation et vont même au-delà de ce qui leur a été demandé » (HM n° 235, 12/2006).

La protection de l’environnement fait aussi l’objet de compensations transactionnelles. À Ostwald, près de Strasbourg, le projet des Rives du Bohrie constitue un exemple. À la suite du défrichement d’une première zone de forêts pour le passage du tram, une compensation a été effectuée à un autre endroit, et la CUS se réclame de l’exemplarité de cette opération, ayant pris soin d’associer le Conservatoire des Sites Alsaciens (CM n° 36, 02 à 05/2008). En même temps, le produit transactionnel demeure limité : tous les scénarios n’ont pas été discutés, notamment par rapport à la position d’une association locale d’environnement, qui remettait en cause le tracé même de la ligne de tram. Comme la transaction économique, la transaction sociale est une interaction et un échange, mais elle est irréductible à la seule valeur monétaire. Comment, en effet, trouver des règles d’équivalence entre les dommages causés à l’écologie, l’économie, le social, la santé, et comment choisir entre des territoires (ainsi hiérarchisés quant à leur « valeur ») ? Les transactions aboutissent à des compensations territoriales et non uniquement écologiques (Gobert, 2009).

De même, la cohabitation du tram avec les voitures donne lieu à des transactions récurrentes. L’établissement de la priorité du tram dans les circulations urbaines a été posé comme non négociable, à Strasbourg comme à Montpellier, même si cela induit parfois des congestions. À la rentrée 2001, une expérience de la CTS de retour à une priorité aux voitures fait polémique. Les élus strasbourgeois le comprennent vite et réaffirment la préséance du tram :

Les services de la CTS et de la CUS ont opéré des tests — à leur propre initiative, et sans en informer les usagers et les responsables politiques —, consistant à retirer la priorité absolue au tram à trois carrefours stratégiques […], alors que le tramway doit en grande partie son succès à la ponctualité et à la vitesse commerciale que lui procure sa priorité sur les automobiles. […] À la mi-septembre, tout était rentré dans l’ordre.

SM n° 124, 10/2001

On repère aussi des transactions sur l’intermodalité comme alternative à la voiture en ville. Le « rabattage » des lignes de bus sur les lignes de tram est une illustration concrète. Tous les usagers ne sont pas gagnants en temps de parcours et en praticité. L’objectif avancé par les collectivités est de réduire la circulation intra-urbaine des bus provenant de l’extérieur, via des correspondances de tram. Un représentant de la CTS explique la dimension transactionnelle sous-jacente, à savoir une concurrence de fait, mais passée sous silence, entre modes de TC, et pas seulement entre la voiture et les TC :

Par principe, on rabat les lignes de bus sur le tram dans le centre-ville. […] Il faut trouver le bon niveau d’articulation, de manière à ce que globalement le temps de transport soit malgré tout intéressant. […] Si on veut faire monter les gens, c’est bien en leur prouvant qu’on a un réseau de transport qui est plus performant et moins coûteux que l’usage de la voiture.

Des difficultés ont conduit à transiger, avec le maintien parallèle, sur certains tronçons, de la liaison bus, à l’instar du quartier du Neuhof : « On a quelques personnes qui n’utilisent que le [bus] 14/24 parce que même depuis le sud du Neuhof, on peut aller au centre-ville sans faire de correspondance. Je pense que tout ça ce sont des choses qui évolueront dans le temps parce que […] ça coûte cher… ».

CTS, 17/06/2009

4.2 Des transactions de premier et de deuxième rang

On peut distinguer parmi les transactions sociales des transactions de premier et de deuxième rang, qui articulent des principes et des règles. Comme l’énonce Christian Thuderoz, « la règle est moins ce qui gouverne l’action des individus que ce qui permet à ces mêmes individus de maîtriser leur monde » (2010 : 254). Les règles existantes donnent un certain nombre de limites, notamment par rapport aux compétences des collectivités, mais laissent une marge sensible d’action. Nous parlons de transactions secondes, dans la mesure où elles s’inscrivent dans un cadre institutionnel qui fournit une première définition des rapports entre acteurs (transaction de premier ordre), mais n’empêche pas que s’établisse un accord sur d’autres principes, territorialisés. La transaction seconde ouvre un jeu avec l’ordre institué, qui ne s’arrête pas au seul poids des règles, d’ordre fixiste ; il intègre les enjeux de codification et de normalisation. Ce double rapport à la règle prolonge la réflexion de Jean-Daniel Reynaud, dans sa théorie de la régulation sociale, autour du couple règles du jeu/jeu avec la règle (1997 : 93). Ceci amène des concurrences possibles entre régulations, et des transactions pour les désamorcer. La transaction de deuxième rang se définit ainsi sur trois plans : organisationnel — par exemple, entre une collectivité et sa régie de transports publics — ; territorial, en liaison à des principes valant sur des cadres d’action plus larges ; et temporel : le processus d’accord transactionnel est facilité si on se situe dans une logique expérimentale qui n’entrave pas directement les routines des uns et des autres.

Les modes d’énonciation du répertoire de la sécurité autour du tramway sont caractéristiques. Le premier est la lutte contre la fraude. Il s’agit de gérer ce qui est acceptable ou non, et en même temps dicible ou tacite. L’introduction en 2004 à Strasbourg du système Badgéo se comprend ainsi. Il suppose une validation de la carte magnétique à chaque trajet, en lieu et place des anciens abonnements uniquement présentés en cas de contrôle. Simultanément, les tickets pour les trajets occasionnels intègrent une piste magnétique. Dans la communication de la CTS, il est question d’un meilleur suivi des flux (CM n° 25, 05 à 09/2004). Mais le dispositif permet aussi de réagir à d’éventuels incidents : « Le transport public ne doit pas être vécu comme une contrainte dans le passage dans un univers dangereux, violent, risqué. […] On transporte quand même entre 300 et 400 000 personnes par jour. […] Il suffit qu’il y en ait une dizaine qui soient mal intentionnées pour que ce soit un peu le bordel » (cadre CTS, 17/06/2009).

Le deuxième aspect est précisément celui de la sécurisation. L’introduction de la vidéosurveillance dans le tram strasbourgeois a fait l’objet de controverses importantes. On ne peut les rapporter simplement à des réticences « éthiques » d’une majorité « de gauche » alors aux affaires — ce qui serait une transaction de premier ordre. À Montpellier, une autre majorité, également socialiste, a associé immédiatement cette technique au tram : « Vous faites le con, vous êtes filmés. C’est tout ! » (élu, Montpellier, 18/06/2009).

À Strasbourg, ce n’est qu’en 2000 (et non lors de la réintroduction du tram en 1994) qu’est mis en place un système de caméras. En permanence, on transige entre sûreté du réseau (incidents techniques) et sécurité des usagers (incidents de personnes, agressions). La transaction seconde se réfère à un cadre premier non négociable (le principe de sécurité), pour mieux l’adapter, en le décomposant entre sûreté et sécurité, tout en rendant les deux aspects indéfectibles. Ces transactions dépassent un effet de filtre, avec le souci de fixer des règles secondes : qu’est-ce qu’on entend par la sécurité du tram à Strasbourg ?

En 1995, plusieurs incidents impliquent des « bandes de jeunes » venues des banlieues strasbourgeoises reliées au centre-ville par le nouveau tramway. La polémique coïncide avec une transformation concurrentielle du leadership socialiste local. Roland Ries, qui remplace Catherine Trautmann lorsque cette dernière devient ministre en 1997, prend son contre-pied. En même temps qu’il fait voter un système de vidéosurveillance du tram (opérationnel en 2002), il entend asseoir sa propre position mayorale vis-à-vis des habitants et sur le plan du PS bas-rhinois. Cette genèse permet de saisir une transaction de deuxième rang sur ce qui est politiquement in-négociable au moment de la décision d’introduction de caméras, et devient plus explicite par la suite au titre de la lutte contre l’insécurité.

La décision de Roland Ries en décembre 1999 fait d’abord l’objet d’une communication prudente et resituée parmi d’autres actions, comme la présence des contrôleurs :

Cette technique, déjà utilisée à Montpellier ou dans le métro parisien par exemple, a déjà démontré son efficacité. […] En cas d’absence d’incidents, les images sont « écrasées » toutes les 10 à 12 heures, par de nouvelles images. La CTS […] a depuis plusieurs années appliqué d’autres mesures pour améliorer la sécurité en privilégiant la présence humaine : plus de 80 personnes interviennent chaque jour sur le réseau pour des missions de prévention-sécurité.

SM n° 119, 04/2001

Une décennie plus tard, alors que Roland Ries est à nouveau à la tête de la municipalité depuis 2008, le changement de discours est sensible :

Il y a deux fonctions. Une fonction dissuasive : il s’agit pas de le cacher, on annonce clairement que c’est sous vidéosurveillance […]. Et l’autre élément positif, on a des images en cas d’agression. […] Donc c’est une façon de montrer que lorsqu’il y a eu délit, il n’est pas impuni. Et donc il a valeur d’exemple.

technicien, CTS, 17/06/2009

La vidéosurveillance s’adresse ainsi aux usagers des trams mais aussi aux personnels de la compagnie des transports. La transaction seconde est à la fois territoriale et organisationnelle. Loin des discours des élus évoquant la préoccupation des habitants et des clients, un responsable de la CTS souligne les demandes des agents. Il s’agit là d’une transaction tacite, le principe de l’intérêt général amenant à convoquer la figure du citoyen :

C’est plus une demande en interne, la vidéosurveillance, pour nos agents, qui sont sans arrêt sur le terrain, malgré tout plus soumis à ce risque […]. Ceci dit, on n’a pas non plus de levée de boucliers de la part des clients.

CTS, 17/06/2009

L’in-négociable n’écarte pas toute transaction. « On arrive à caractériser la transaction comme ce mouvement paradoxal par lequel on établit une reconnaissance ou l’on rétablit une reconnaissance rompue, ce qui revient d’une manière ou d’une autre à négocier ce qui n’est pas négociable » (Bourdin, 1996, p. 256-257). Le jeu consiste à adapter les modalités d’application de la négociation. Comment, en effet, une collectivité pourrait-elle a priori négocier autour de la sécurité des personnels et des usagers du tram ? Pourtant, dans la pratique, le principe n’est pas intransigible.

Le cas montpelliérain corrobore cette analyse s’agissant de la lutte contre la fraude : en pratique, les contrôleurs quittent les trams et les bus avant que ceux-ci ne rejoignent les quartiers jugés sensibles, comme La Paillade, afin d’éviter de possibles heurts. Ils concentrent leur action sur le centre-ville, où elle sera plus visible pour les autres usagers. Ce compromis s’analyse comme le produit d’une transaction de deuxième rang, qui doit demeurer implicite : la reconnaître la briserait aussitôt, puisque cela supposerait de réaffirmer le principe premier de la sécurité. De plus, la gestion de l’in-négociable est toujours susceptible de contestation locale. L’introduction de tarifs préférentiels dans les TC à Montpellier le montre. Suivant le principe du développement durable urbain, la « mobilité partagée » a pour objectif de favoriser la fréquentation des lignes par des étudiants, des demandeurs d’emploi, etc. Or, ce raisonnement a fait éclater sur la scène publique le compromis relatif au contrôle des fraudes. En amont des élections municipales de 2008, l’opposition de droite a saisi l’occasion pour proposer la gratuité complète du réseau de tram, avançant que les jeunes des quartiers périphériques fraudaient massivement aux dépens du contribuable. L’argument de la justice sociale est retourné, comme le traduit la tribune d’un élu de droite : « La gratuité, c’est aussi la justice entre les citoyens qui ne paient pas des impôts et ceux qui paient des impôts » (MV n° 304, 07-08/2006). Cette controverse est significative de principes affirmés comme non négociables, mais qui s’entrechoquent, entre « action positive » et égalité devant le service public.

Conclusion

En suivant les cheminements de concrétisation des projets de tram de Strasbourg et de Montpellier, on observe des processus qui se rejouent en permanence, entre diffusion d’expériences et de capacités posées comme innovantes, et « encastrement » dans le territoire et ses équilibres politiques, économiques et sociaux, davantage institutionnalisés. Le projet de tramway devient un équipement du pilotage de l’action publique locale qui témoigne d’une double contrainte croissante à laquelle doivent faire face les décideurs, entre « politique des problèmes » (de plus en plus technique) et « politique électorale » (forgée autour de thèmes « porteurs ») (Leca, 1996), mais aussi entre expertise professionnelle et expertise d’usage : le négocié/négociable du projet se révèle d’autant plus enjeu de définition. Le tramway se retrouve aujourd’hui de grande ville en grande ville comme une figure obligée et acceptée, relativement aux recompositions métropolitaines (Hamman, 2011b ; Hamman, Blanc et Frank, 2011). Mais ce qu’il donne à voir et « normalise » (en termes d’opérations de voirie, d’indemnisations, de tarifications, de prise en compte de l’environnement, etc.) masque des controverses pendantes, qui traduisent un objet à la fois techniquement, socialement et sociologiquement complexe.

Si la négociation correspond à l’analyse d’une société moderne où « la décision » se prend suivant une règle fixée et reconnue, la montée croissante des incertitudes et la diversité des registres de justification en concurrence obligent désormais les décideurs à transiger au-delà du négocié, sinon du — publiquement — négociable. Le paradigme de la transaction sociale s’est précisément développé comme une innovation de rupture pour réfléchir aux mutations urbaines (Blanc, 2009b), face à des certitudes trop établies sur les processus sociaux et leur analyse sociologique : en 1978, le livre fondateur Produire ou reproduire ? s’essaie à une ouverture entre La Production de la société d’Alain Touraine (1973) et La Reproduction de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (1970). La transaction sociale vise à penser ensemble la dimension « structurelle » (la production de contraintes et de possibilités objectives) et « structurale » (la production de sens et la perception du normal et du possible) des phénomènes sociaux, et notamment la négociation, à côté d’autres modes d’interaction moins formalisés ou moins énoncés. Ceci permet de combiner, pour l’analyse des logiques de projet, le double rapport à l’événement (ou à un moment singulier de mobilisation) et au contexte de structuration de la situation (Fusulier et Marquis, 2009). Dans cette trame séquentielle, les interactions et les produits transactionnels peuvent à chaque fois être remis en question, ne serait-ce qu’en fonction des conflits d’usage (Dorso, 2009). Là où la négociation centre l’analyse sur la pratique des acteurs, la transaction permet de prendre également en compte la constitution des positions de ceux-ci, à la fois en termes de limites (y compris dans un rapport de domination) et de possibilités (suivant une marge de manoeuvre dont dispose l’acteur) (Remy, 1992 : 109-111). La diversité des logiques des acteurs explique l’indétermination de ces limites, dans ce qui serait « une dialectique de l’ombre et de la transparence » (Blanc, 1992 : 275).

L’analyse transactionnelle se trouve confortée dans et par les reconfigurations actuelles des enjeux urbains et de leur gouvernance (Blanc, 2009a). Les transactions sociales se distinguent d’autant mieux de la négociation. Elles ne se limitent pas à expliquer comment on négocie ce qui est négociable, et traduisent l’interdépendance entre l’action publique urbaine au sens de l’intervention des institutions et au sens des mobilisations et des pratiques ordinaires. On dispose ainsi d’un outillage pour appréhender comment, sans l’afficher et sans forcément le verbaliser, vient à se négocier ce qui a priori n’est pas négociable, à l’instar de la défense de l’intérêt général. La transaction sociale favorise le dépassement des logiques binaires pour restituer les interactions multipolaires, en étant sensible non seulement aux accords implicites et informels mais encore aux configurations dans lesquelles ils s’inscrivent, en termes à la fois organisationnels, territoriaux et séquentiels ; l’introduction des transactions de premier et de deuxième rang le pointe.

La notion de projet urbain est elle-même reconsidérée dans ce contexte. Usuellement, le tramway est appréhendé comme un outil au service d’un projet urbain plus global, et non comme incarnant un tel projet en lui-même. Or, c’est bien ce qui ressort, car développer le tram conduit nécessairement à redéfinir le système de transport urbain dans son ensemble, et, au-delà, a des impacts sur la ville et ses quartiers, qui dépassent de beaucoup l’organisation des déplacements. C’est à ce titre qu’il est pris en considération par les différents acteurs (élus, techniciens, associatifs, habitants…) comme un enjeu politique. Le projet de tram est négocié et renégocié en permanence, avec un certain nombre de limites (budgétaires, etc.). Mais parce qu’il s’agit d’un projet urbain et non simplement d’un instrument, il faut également trouver des compromis sur ce qui n’est pas négociable ; ceux-ci s’élaborent dans de multiples transactions sociales, qui s’apparentent en particulier à des transactions secondes.

Infine, le paradigme transactionnel va plus loin que le modèle de la négociation valorielle — qui entend lui-même complexifier l’analyse stratégique —, compte tenu de l’intégration plus aboutie d’attendus anthropologiques : il ne s’agit pas de se centrer prioritairement sur les intérêts et leurs divergences, et pas davantage de se fixer sur un couple d’opposition intérêts/valeurs comme seul mode de structuration des rapports sociaux. La négociation comprend aussi une dimension qui sort du calcul monétaire et se confronte aux valeurs, Olgierd Kuty (1977) comme Christian Thuderoz (2010) l’ont exposé. Les transactions sociales représentent une focale à la fois élargie aux dynamiques interculturelles et appliquée aux processus en train de se faire. Les enjeux de la ville contemporaine sont plus complexes et divers, différenciés en fonction de structures de normes plus instables et contestées que par le passé. L’approche transactionnelle restitue ainsi « ce à quoi “tiennent” les individus (dans le double sens de ce qui est perçu comme important et ce qui nous attache) » (Fusulier et Marquis, 2009).

On peut ainsi relire et relier les projets urbains et les transactions sociales avec les trois types de rationalité par lesquels Michel Marié (1998) a défini la ville, à savoir : la ville comme techné, c’est-à-dire une rationalité de la pratique et de la pensée liée à une logique de l’ingénieur ; la ville comme polis, renvoyant à la sphère politique, en termes de contraintes et de négociations ; et la ville comme metis, apparaissant comme un espace de mixité, d’hybridation progressive par frottement des pratiques sociales et des énonciations. Là est l’intérêt premier de l’approche transactionnelle : alors que la négociation repose implicitement sur une rationalité commune permettant de parvenir à un accord, en général formalisé, la transaction intègre la multiplicité des rationalités qui découlent de la prise en compte de l’altérité dans les interactions sociales, et peut-être plus encore aujourd’hui où le registre du « développement durable » impose des tentatives de conciliation entre plusieurs univers de sens et de pratiques.