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Les technologies de l’information et de la communication (TIC) s’inscrivent dans une transformation du lien conjugal. En effet, depuis les années 1990, les outils communicants envahissent tous les domaines de la société, y compris les foyers. Le nomadisme des nouveaux appareils sociotechniques (comme les tablettes tactiles et les téléphones intelligents) permet une connectivité permanente. Désormais, l’individu peut se connecter (et donc communiquer) partout et en tout temps. Cette connectivité continue modifie en profondeur les modes relationnel et communicationnel des acteurs sociaux. En effet, la démocratisation des nouveaux objets connectés (NOC), caractérisés par leur portabilité et leur miniaturisation, semble réinterroger le fonctionnement du couple, et ce, à plusieurs égards.

Dans cet article, nous essaierons de répondre à la question suivante : à l’heure du nomadisme communicationnel, la médiation technologique permise par les appareils connectés modifie-t-elle la relation et l’intimité amoureuses ? Nous nous efforcerons de porter un regard distancié sur cette question souvent traitée par les médias de façon manichéenne, les TIC étant fréquemment accusées de détruire le lien social. Ce travail s’appuiera à la fois sur des lectures théoriques, et sur des données issues d’une enquête menée entre novembre 2012 et septembre 2013.

Avant de répondre à cette question, nous commencerons par présenter le protocole et le terrain d’enquête. Puis, nous analyserons la manière dont les appareils connectés interrogent les marqueurs traditionnels d’engagement conjugal. Enfin, nous verrons que les NOC peuvent aussi jouer un rôle jugé positif dans le quotidien des couples.

1. Des couples et des NOC

Une méthodologie croisée : à la recherche du réel caché

Traiter du couple et de l’intimité conjugale place le chercheur dans une situation paradoxale. L’intime est, par définition, ce que l’on cache aux regards des autres. Or, en tant qu’enquêtrice, nous représentons pour les individus ce regard inquisiteur. Dès lors, comment partir à la recherche du réel caché ? Cette question a très largement induit notre posture épistémologique et nos choix méthodologiques. L’intime relevant des domaines du sensible et du symbolique, il nous a semblé pertinent d’inscrire notre recherche dans une approche qualitative fondée sur une méthodologie croisée mêlant questionnaire en ligne, observations netnographiques et entretiens. En multipliant les approches, l’objectif était de diminuer les biais d’interprétation propres à chacune de ces méthodes.

Le questionnaire a été diffusé en ligne via les réseaux sociaux, ce qui nous a permis d’obtenir 138 réponses exploitables. Nous avons également procédé à 18 entretiens semi-directifs avec des individus en couple. Être en couple, « faire couple », implique une dimension projective et une certaine stabilité. C’est ainsi que nous avons décidé de restreindre cette étude aux couples cohabitant, considérant ainsi que le fait d’habiter ensemble est un critère de stabilité. Cette recherche s’est également intéressée aux nombreux témoignages accessibles en ligne, en particulier les forums de discussion. Cet article s’appuie donc à la fois sur des apports théoriques issus de lectures scientifiques et sur des extraits du corpus de données[1].

S’intéresser à la relation amoureuse au sein des couples oblige à certaines précautions. En effet, il est évident que le chercheur ne saurait se satisfaire d’une vision normative, voire idéalisée, du couple. Pour éviter ce biais, il nous a paru nécessaire de traiter des couples plutôt que du couple. C’est dans cette optique que nous avons mené notre enquête en tentant de distinguer différents types de couples. Pour cela, nous nous sommes appuyée sur les travaux de sociologues de la famille comme J. Kellerhals et E. Widmer. Selon eux, il y a une forte tendance à la fusion dans certains couples. Ils se définissent par la similitude des membres, par le partage des temps, des lieux et des activités, et par le consensus. Dans d’autres couples, l’accent est au contraire mis sur l’autonomie de chaque partenaire : ils se perçoivent comme indépendants et désirent conserver des territoires et des temps distincts. « A priori, aucune de ces deux formes, fusionnelle ou autonomiste, ne peut être qualifiée de dysfonctionnelle ou de plus faible, puisqu’elles diffèrent essentiellement dans leur manière de réaliser la hiérarchie du « nous-couple » et du « je ». » À l’instar d’O. Martin et F. de Singly (2002), nous avons cherché à savoir si l’individualisation des partenaires a une incidence sur la manière de vivre ces NOC.

J. Kellerhals et E. Widmer proposent ainsi une typologie de la vie de couple en croisant trois dimensions psychosociologiques : l’axe autonomie-fusion, l’axe ouverture-fermeture et l’axe de l’orientation prioritaire du couple (Kellerhals et Widmer, 2004). Ils distinguent cinq grandes catégories, dont voici les caractéristiques :

  • Les couples au fonctionnement parallèle ont une forte tendance à la différenciation et à la routinisation. Chaque partenaire a son propre rythme, ses propres activités. Dans ces couples, la femme est souvent réduite à un rôle de soutien de l’homme. Ce type de couple est replié sur lui-même et communique peu avec l’extérieur.

  • Les couples au fonctionnement associatif sont des couples à la fois autonomes et ouverts avec une distribution égalitaire du pouvoir et des rôles relationnels ou fonctionnels et une faible routinisation. Chacun des partenaires reste maître de sa trajectoire et de ses projets. Ces couples se caractérisent par un refus de la répartition sexuée des tâches et par une grande ouverture sur l’extérieur.

  • Le compagnonnage est la tendance prononcée à la fusion et à l’ouverture sur l’extérieur. Dans ce type de couple, les partenaires revendiquent leurs ressemblances. Il y a ici une grande souplesse quant au fonctionnement du foyer, il y a peu de rituels domestiques établis.

  • Les couples de type bastion sont des couples fusionnels caractérisés par un repli familial. Ils sont unis pour le meilleur et pour le pire dans le but de vieillir ensemble et limitent les situations conflictuelles. Dans ces couples, la sexuation des rôles est très forte.

  • Les couples au fonctionnement cocon ont un haut niveau de fusion. Ces couples se construisent un espace très intimiste qu’ils préservent le plus possible de l’extérieur. Les rituels domestiques sont équitablement répartis et revêtent une grande importance.

Nous avons, tout au long de l’enquête, tenté d’identifier à quel type de couple appartenaient les personnes interrogées afin de voir s’il existait un lien entre la manière de gérer les NOC dans le couple et le type de couple.

Nous avons également utilisé un autre élément de catégorisation des couples interrogés : l’aspect symétrique ou non de leur usage des NOC. La (dis) symétrie peut être de trois natures :

  • (dis) symétrie du moment de l’utilisation : les individus utilisent ou non les NOC à des moments semblables ;

  • (dis) symétrie de la durée de l’utilisation : les individus utilisent ou non les NOC pendant une durée à peu près équivalente ;

  • (dis) symétrie de la nature de l’utilisation : les individus utilisent ou non les NOC pour des usages semblables.

Nous nous sommes donc demandé si le type de couple auquel appartiennent les individus, leur degré d’individualisation et l’aspect symétrique ou non de leurs usages avaient une incidence sur leur façon de vivre et de gérer les NOC. D’après J. Kellerhals et E. Widmer, l’intensité des conflits et des problèmes de couple dépend des types de cohésion et de régulation mis en place. Les auteurs listent d’ailleurs les différentes causes de conflits dans le couple : manque de communication, problèmes liés à l’absence de l’autre, difficultés importantes à concilier les activités professionnelles et familiales et désaccords dans le choix des loisirs, occupation du temps libre. Lors de l’enquête, les interviewés ont très souvent établi un lien entre ces causes de disputes et les NOC.

Les NOC : révélateurs du social ?

Nous nous inscrivons ici dans une approche (micro)sociologique de l’objet comme révélateur du social. Ainsi, les NOC sont les témoins de processus sociologiques tels que le don et la dette, les formes de régulation (coercition, négociation, libertarisme), les modèles de gestion de l’intimité personnelle dans le couple…

L’enquête montre que les individus ne subissent pas les diktats imposés par les NOC, mais qu’ils en sont au contraire acteurs. En effet, ils opèrent des choix, mettent en place des stratégies leur permettant de faire régner une certaine harmonie au sein de leur foyer. Comme l’article tendra à le démontrer, ces stratégies d’acteurs sont différentes selon les contextes et selon les types de couples auxquels appartiennent les individus.

2. Le couple à l’épreuve d’un individualisme connecté

Désengagement et désynchronisation

Les TIC ont désorganisé l’environnement domestique et modifié l’écologie du foyer, notamment dans la dynamique relationnelle de ses acteurs. L’introduction de ces appareils connectés, parfois vécue comme une intrusion par l’un des membres du couple, vient bouleverser la conjugalité comme le prouvent les témoignages postés sur les forums de discussion — comme Doctissimo —, lesquels regorgent de sujets traitant du mal-être d’individus — le plus souvent des femmes —, se plaignant du comportement addictif de leur partenaire face aux TIC. En effet, l’(ab)usage des NOC peut provoquer chez certains individus un désintérêt pour leur partenaire, une baisse de la communication, voire un désengagement vis-à-vis de la famille. On peut également envisager les appareils nomades comme des vecteurs de l’individualisation accrue au sein du couple. Le processus d’individualisation au sein de la société n’est certes pas un phénomène nouveau, mais la multiplication des appareils connectés semble en avoir accéléré le processus. Ils favorisent l’augmentation de l’autonomie des partenaires sur le plan communicationnel. Cette privatisation de la communication au sein du couple avait déjà été amorcée avec le téléphone mobile dans les années 1990. Or, cette individualisation peut être ressentie comme un isolement par le partenaire, surtout quand l’autre n’est pas à portée de voix ou de regard, ce qui pose la question de la territorialisation et de l’éclatement des espaces au sein du foyer.

Si on part du principe que ce sont donc les pratiques communes qui créent une zone conjugale au sein du foyer, alors le fait de vivre à deux dans un même espace physique et le fait de pratiquer des activités en commun sont des conditions indispensables pour construire et consolider l’amour conjugal (de Singly, 2000). Pour E. Goffman (1973), les pratiques communes et les communications ordinaires sont essentielles pour la stabilité des relations et la construction de sa propre identité par l’individu. Cette zone se nourrit de temps sociaux tels que les repas, le coucher… Or, ces temps sociaux sont mis à mal par l’usage que font certains individus des TIC.

Avec l’introduction de multiples appareils nomades dans le foyer, plusieurs changements sont observables au sein de l’espace conjugal. En effet, l’utilisation des objets connectés à Internet est une activité très chronophage. Ainsi, ce temps consacré à l’utilisation de tels outils est forcément pris sur un autre temps. D’ailleurs, nombreux sont les témoignages d’internautes sur les forums de discussion regrettant que l’ordinateur leur « vole » du temps avec leur conjoint. En effet, les activités type chat, jeux en ligne, mails, supportent mal la coprésence, ainsi l’individu connecté a tendance à s’isoler cognitivement ou spatialement. Ces activités solitaires menées sur ces appareils posent la question de l’engagement conjugal et de la présence effective auprès de son partenaire.

Une lecture analytique des messages postés sur le forum Cyberdépendance du site Doctissimo[2] montre que nombreux sont les conjoints regrettant un désengagement de leur partenaire pour les activités ratifiant l’entité couple. Par exemple, China07 se sent « délaissée » par son petit ami[3]. Elle explique qu’ils ne sortent et ne dorment plus ensemble car son ami surfe sur Internet toute la nuit. Ou encore cette femme de 38 ans qui regrette de devoir se coucher seule tous les soirs pendant que son mari de 41 ans joue au jeu en ligne World of Warcraft avec ses amis virtuels, tous réunis en guilde. Même s’il est vrai que ces récriminations visent davantage les hommes, les femmes ne sont pas en reste. Par exemple, Gregdu27[4] vit avec une femme elle aussi accro au jeu WOW[5]. Celle-ci vit en décalage par rapport à lui, se levant à 14 heures pour pouvoir jouer toute la nuit. Ces individus semblent se désengager de la vie conjugale et familiale. Ainsi, Romance29 et MarredeGW relatent toutes les deux que leur mari néglige leurs enfants, les tâches ménagères ou le bricolage[6].

Les nouveaux outils de communication semblent avoir accentué le phénomène de désynchronisation de la famille présent dans nos sociétés modernes[7], un phénomène largement confirmé par l’enquête. À l’issue du questionnaire en ligne, nous avons pu constater que 64 % des personnes interrogées déclaraient s’être déjà couchées à une heure décalée par rapport à leur partenaire en raison de l’utilisation de ces objets connectés. Ainsi, le risque de désynchronisation des temps sociaux est un autre élément de réflexion. En effet, les membres du couple risquent d’être en décalage. Dans une enquête parue en 2002, Laurence Le Douarin montrait qu’un père sur cinq manquait le début du repas (Le Douarin, 2002). On peut donc se demander dans quelle mesure, dix ans plus tard, alors que l’époque est caractérisée par une superposition des utilisations médiatiques, cette situation s’est aggravée. La majorité des enquêtés a parlé d’une installation à table au moment des repas retardée ou de repas interrompus par une utilisation jugée intempestive des NOC.

Un autre bouleversement engendré par l’intrusion des TIC au sein des foyers est l’abolition des frontières spatio-temporelles et la potentialité ubiquitaire permises par les appareils qui interrogent les notions de présence/absence. En effet, l’individu qui communique avec quelqu’un d’autre sur Internet est certes physiquement dans l’espace conjugal mais est-il réellement présent ? Pour traiter de ce phénomène, Christian Licoppe a introduit le concept de « présence connectée » se caractérisant par des échanges courts mais fréquents (Licoppe, 2012). La tyrannie de l’immédiateté et de l’instantanéité domine dans cette communication interstitielle. Cette fragmentation du temps va bien entendu avoir des conséquences sur le couple puisque l’attention ne sera plus focalisée et proximale, mais multifocale et à distance.

Tous ces bouleversements semblent indiquer que le modèle conjugal se trouve reconfiguré. La nouvelle sociabilité conjugale semble relever de l’« être-ensemble » séparément.

Le foyer : une fenêtre ouverte sur l’extérieur…

L’ouverture du foyer sur l’extérieur est accentuée par la pression sociétale exercée sur les individus. Il y a bien entendu l’effet de mode qui, à coups de messages publicitaires, incite chaque individu à posséder ces nouveaux appareils nomades. Les sirènes de la société de consommation savent comment mener à elles les consommateurs : l’individu est le produit qu’il possède. Les publicités pour les Smartphones BlackBerry ou I-Phone utilisent l’image d’hommes et de femmes jeunes, dynamiques ayant une attitude conforme aux diktats de la société actuelle. En somme, ne pas posséder aujourd’hui ce type de téléphones revient à être considéré comme un has-been. Le monde médiatique n’est pas le seul à favoriser le déploiement de ces appareils nomades puisqu’aujourd’hui nombreuses sont les entreprises à fournir à leurs collaborateurs ce type de matériel. Dans une récente enquête menée par le cabinet Technologia sur les effets du travail sur la vie privée[8], il apparaît clairement que les TIC ont reconfiguré le travail et ont pour conséquence une frontière de plus en plus ténue entre la sphère professionnelle et la sphère privée. Le temps de travail et le temps familial s’entrelacent de plus en plus ; 80 % des cadres et de ceux qui exercent des professions intellectuelles disent travailler régulièrement le soir ou la nuit. Ce temps consacré au travail à domicile semble nuire à la vie de couple comme le prouvent les enquêtés. Par exemple, cette femme de 34 ans qui déclare lors de l’enquête en ligne :

Il est clair que mon mari passe beaucoup moins de temps avec moi qu’auparavant. Il ne s’arrête jamais de travailler. Son esprit est toujours ailleurs. Au moindre bip émanant de son I-Phone ou de son I-Pad, il ne peut s’empêcher de regarder, rompant ainsi le dialogue.

C’est la notion même d’intimité qui semble remise en cause par les TIC. D’un foyer protecteur, centré sur lui-même, nous sommes passés à un foyer participant, communiquant en permanence avec l’extérieur, octroyant au tiers une place nouvelle au sein du foyer. Et l’intimité personnelle semble elle aussi menacée du fait que des supports techniques deviennent la mémoire communicationnelle de l’individu la rendant alors terriblement vulnérable.

Le modèle conjugal traditionnel se caractérise par le fait d’habiter un foyer protecteur. Le foyer partagé par les deux partenaires est la sphère de l’intime par excellence. C’est dans l’espace domestique que se construisent et se renforcent les relations conjugales. L’introduction des TIC vient totalement reconfigurer le domus en ouvrant cet espace à des individus extérieurs au foyer. Il est intéressant de noter que cette reconfiguration est perçue très différemment par les hommes et les femmes. Pour les hommes interrogés, les TIC représentent la modernité ; pour les femmes de l’enquête, les TIC sont davantage un élément perturbateur du domus, du lieu de l’intime. Et pour cause : les TIC transforment l’habitat en ce qu’Antonio Casili (2010) appelle l’« habitat double ». Désormais, l’habitat superpose deux espaces : l’espace physique et l’espace informationnel, faisant évoluer les individus sur deux plans différents, l’un matériel, l’autre immatériel. Ce bouleversement vient par conséquent remettre en question les notions de territoires et de seuils de l’intimité dans le foyer (Pharabod, 2004).

Deux éléments de réflexion s’offrent à nous : la construction d’un espace extra-domestique et les TIC comme marqueurs identitaires forts.

Les TIC permettent d’entamer des relations nouvelles ou de renouer le contact avec d’anciennes relations. En ce sens, comme l’a montré Pascal Lardellier dans son ouvrage sur le sujet des liaisons numériques Le Coeur Net (2004), les TIC ont provoqué une véritable « révolution relationnelle ». En effet, les mails et les SMS permettent le développement d’échanges intimes et complices avec d’autres personnes, ce qui représente une source de crainte importante pour le conjoint. Robert Neuburger parle d’une « fuite d’intime » pour désigner cette intrusion dans la sphère de l’intime d’un tiers pouvant se révéler être une menace pour le couple (Neuburger, 2000). Ainsi, la relation virtuelle entre en concurrence avec la relation conjugale. Durant les entretiens, Sylvie, une secrétaire de 37 ans, exprime ses doutes quant à l’usage que fait son conjoint de Facebook :

Moi, j’ai eu des doutes. J’ai vu des personnes avec qui il était ami qui m’ont généré du stress (…). Une personne que j’ai soupçonnée de draguer mon mari. C’est une pompier. Elle est toujours pompier, mais plus ici (…). J’ai eu peur.

Selon Antonio Casili (2010), ce type de relation virtuelle se caractérise par une « hyperintimité » qui serait plus profonde que l’intimité en face à face. Ces « liaisons numériques » peuvent entraîner de la jalousie comme nous le livre Clothilde, une secrétaire de 45 ans, lorsque nous lui demandons quelle est la réaction de son conjoint quand elle reçoit un message :

Il vient lire les conversations en faisant comme si de rien n’était. La suite dépend de la personne avec qui je discute. Il est jaloux si c’est une personne de sexe masculin, peu importe qui est cette personne, sauf si c’est de la famille.

De la même manière, lors d’un autre entretien, Michel, un chef d’entreprise de 27 ans, confie cette anecdote :
« La nuit où j’ai fait mon malaise cardiaque et que j’ai été hospitalisé, elle s’est fait draguer sur Facebook et dans la soirée, en moins de deux heures, elle lui a lâché son numéro de téléphone. Du coup, quand je suis rentré de l’hôpital, elle échangeait beaucoup de textos avec ce garçon et ça m’a foutu hors de moi. Un garçon qu’elle ne connaissait absolument pas (…). Donc, il lui a écrit. J’étais à l’hôpital. Ils ont commencé à échanger, elle lui a dit qu’elle était en souci pour moi. Ce mec-là lui a dit deux-trois bonnes paroles, du coup, elle lui a lâché son numéro de téléphone. Ce mec-là s’est mis à la harceler, il a fallu que j’intervienne, j’ai pris son numéro et je lui ai dit que s’il n’arrêtait pas … (…) Ça m’avait mis très fortement en colère et ça a failli nous amener à la rupture. Ça nous a conduits à la quasi-rupture. Pour moi, elle m’a trahi au plus mauvais moment. C’était le moment où j’avais vraiment besoin d’elle, j’étais dans la souffrance et pour moi, c’était une grosse trahison.

Cet épisode a failli mener le couple à la rupture. On voit à travers ce témoignage combien les termes employés sont forts : Michel parle de « trahison » alors que, comme nous le lui faisons remarquer, il ne s’est rien passé de « physique » entre eux. À cela, il répond :

C’est la façon dont ça s’est fait que j’ai trouvée déplacée. Le fait de donner son numéro de téléphone à quelqu’un qu’elle ne connaît pas du tout et d’échanger des textos pendant que je suis à l’hôpital, je trouve ça…

Et lorsque nous lui faisons remarquer qu’il ne connaît même pas la nature de ces messages, il s’énerve :

Ça, je m’en fous. Pour moi, je ne vois pas pourquoi elle donne son numéro de téléphone privé à quelqu’un qu’elle ne connaît absolument pas. Parce que tu ne sais pas du tout ce qui peut se passer et ça a été le cas. Le mec, il l’a harcelée de textos. Je lui ai dit : « Tu es complètement irresponsable. » Ça a été une grosse déception pour moi.

Michel s’est clairement senti en danger relativement à cette relation numérique. Il n’accepte pas que son amie ait pu entretenir une relation avec quelqu’un qu’il ne connaissait pas du tout.

De son côté, Aurélie, la partenaire de Michel nous a confié qu’elle ne voyait aucun mal dans cette démarche. C’est juste que ce soir-là, elle avait besoin de parler à quelqu’un et donc lorsque ce jeune homme s’est manifesté « numériquement », elle a échangé avec lui en toute confiance.

Les TIC comme marqueurs identitaires

Les NOC favorisent un individualisme relationnel, mais transforment également les loisirs. Avec les TIC, on observe une privatisation et une individualisation des divertissements (multi-équipement, loisirs à domicile, individualisation des loisirs au sein du foyer).

C’est ainsi que le couple peut devenir un espace de confrontation entre le « Moi-Je » et le « Moi-couple ». Cette dialectique peut apparaître dès qu’un objet, une passion ou un ami, plus personnel que partagé, entre dans la vie du couple. Face à cette intrusion, chaque partenaire contrôle alors scrupuleusement le degré d’occupation physique de l’espace mais aussi le degré d’occupation symbolique du foyer. Les NOC sont un élément important de cette dialectique même si en ce qui les concerne, étant de plus en plus petits, l’intrusion est plus d’ordre symbolique et psychologique que physique. En effet, cette intrusion numérique permet la construction d’un espace extradomestique, d’une zone « privée personnelle » qui peuvent engendrer des tensions au sein du couple, d’où la nécessité d’harmoniser et de négocier ces pratiques numériques au sein du foyer.

D’autres fois, ce nouvel espace extradomestique peut devenir un moyen de fuir l’ennui, la routine conjugale. L’un des partenaires peut, là encore, se sentir rejeté de l’espace conjugal. L’analyse des messages postés sur le forum Cyberdépendances est ici éclairante. Whyaddict, 26 ans, explique que pour lui, jouer en ligne avec d’autres internautes est une véritable « échappatoire », le monde virtuel étant « plus attractif que le monde réel[9] ». Cette idée revient à de multiples reprises dans les messages. Il s’agit pour certains individus d’échapper à leur vie de couple, mais plus largement d’échapper à leur « vie de merde ». C’est le cas par exemple de Suzi13 qui explique que son mari chatte sans arrêt parce que, déclare-t-elle, « il s’ennuie[10] ». Nombreux sont les internautes avouant n’avoir rien de mieux à faire. Notons à ce propos que ces internautes précisent souvent dans leur post qu’ils sont au chômage ou ont une profession qui ne les satisfait pas. Ainsi, passer des heures devant son ordinateur compenserait une vie de couple routinière mais plus largement une vie insatisfaisante.

En permettant ainsi au Moi de se multiplier, les TIC renforcent l’individualisation au sein du couple et concentrent toutes les frustrations. Cette identité multiple, si elle est découverte par le partenaire, peut parfois décevoir, poser question. C’est ce qui s’est passé avec Solange qui a découvert fortuitement que son ami entretenait des communications en ligne avec certains de ses élèves :

C’est arrivé pour Facebook. En fait sur le compte du lycée, il discutait avec des élèves. En fait une fois je vois des messages et je tombe sans chercher sur l’historique. Et je me dis : « Dis donc, il a parlé aux élèves », il n’a pas parlé une heure mais je voyais qu’il avait parlé avec des élèves, des discussions qui n’avaient pas lieu d’être dans le contenu, ça n’allait pas, ça ne collait pas avec l’image du prof qui fait son compte Facebook pour le lycée. Comme il y avait eu ce passé où il utilisait mon compte pour regarder, je me dis peut-être qu’il s’est créé un compte pour discuter, ça m’a fait beaucoup de peine, je lui ai dit ce que je pensais que c’était minable et que s’il avait besoin d’amis, ce n’est pas dans ses élèves qu’il fallait chercher. Je suis très méchante quand je lui parle pour créer quelque chose. Je sais qu’au final ce n’est pas ça, mais moi je ne veux pas qu’il discute avec les élèves sur Facebook et je voulais le mettre devant ce que ça pouvait paraître (…). Je trouvais que c’était trop, que c’était plus le rapport prof-élève. C’est lui, c’est son image, ça m’importe. J’avais peur qu’on le prenne pour le prof qu’est trop copain avec ses élèves (…). C’est le fait de discuter avec tes élèves, des plus jeunes que toi qui ne sont pas tes enfants, ça me gêne.

Ici, Solange est heurtée par l’image que renvoie son ami, une image qu’elle n’avait pas de lui. Solange assure être « tombée » sur ces discussions par hasard, mais d’autres interviewés accèdent à l’intimité de leur conjoint de manière volontaire. Rien de plus facile en effet puisqu’il n’y a qu’à pénétrer l’outil de communication et ainsi accéder en une seule prise à tous ses territoires égotiques. Un nouveau sport conjugal apparaît : la cyberfouille. Elle consiste à fouiller l’ensemble des appareils sociotechniques utilisés par le partenaire (téléphone portable, ordinateur) pour accéder à des informations éventuellement compromettantes.

Michel est d’ailleurs persuadé qu’Aurélie pratique la cyberfouille :

Oui j’en suis sûr. C’est facile de voir quelles applications ont été ouvertes sur un smart par exemple. J’ai un toc, je ferme toutes mes applications. Quand je laisse le téléphone presque volontairement et que je reviens et que certaines appli sont ouvertes, je sais qu’elles se sont pas ouvertes toutes seules. Ce sont les mails, les SMS (…). J’ai aussi pas mal regardé son téléphone. Je me rassure en me disant que j’avais des circonstances atténuantes. J’étais dans une grosse période de doutes (…). J’ai surveillé pendant un temps voir un petit peu ce qu’il se passait.

On voit à travers ce témoignage que la cyberfouille peut apparaître en période de doutes, lorsque le manque de confiance s’installe.

Marie elle aussi avoue fouiller dans le téléphone de son mari :

La dernière fois que j’ai vu ce numéro que je ne connaissais pas dans son téléphone, Brigitte ou Christine, je ne sais plus, j’ai dit : « C’est qui celle-là ? » d’un air un peu… « C’est la directrice de la Belgique. » « Et t’as son numéro dans ton portable ? Tu ne peux pas plutôt lui envoyer un mail ? » « Attends c’est parce que si elle avait eu à me joindre… que c’était important… urgent. » « Quand même sur ton portable perso ! ! » Mais bon, je lui fais confiance.

Pierre a quant à lui décidé de mettre en place un système afin d’éviter que sa femme ne puisse fouiller :

À la maison, j’étais le premier à avoir un Smartphone. Elle jouait souvent avec. J’ai vu une ou deux fois que les SMS que je n’avais pas lus étaient lus (…). J’ai mis un code de verrouillage. Je trouve ça envahissant quand en fait (…), intrusif.

Il apparaît clairement qu’Internet a révolutionné la nature même des relations (anonymat, oubli du corps) et cela a nécessairement des répercussions sur les relations dans le couple. Nous avons vu que le foyer protecteur tend à devenir de plus en plus une fenêtre ouverte sur le monde mais aussi une porte d’entrée où un tiers peut pénétrer sur invitation d’un seul des deux conjoints, aboutissant à des tensions dans le couple et à de nouvelles stratégies d’acteurs. Les médias nous parlent de « cyberdépendance » et de « cyberinfidélité ». Ces phénomènes ont-ils attendu les TIC pour exister ? La réponse est non. Les TIC semblent avoir davantage accentué des traits d’évolution des rapports humains plus qu’ils n’en ont créé de nouveaux. Comme la psychologue et psychanalyste Haydée Popper-Gurassa le précise dans son étude sur les impacts d’Internet sur la sphère familiale, le temps passé en excès sur l’ordinateur est plutôt une conséquence des difficultés à investir le partenaire et les enfants qu’une cause de ce désinvestissement (Popper-Gurassa, 2008).

L’affaiblissement de la « conversation » conjugale

La multiplication des engagements, notamment de liens extra-conjugaux, a pour conséquence de venir affaiblir la « conversation conjugale » qui pourtant joue un rôle important. En effet, un couple se construit à travers la parole, l’échange de points de vue, par la « conversation continuelle » (Berger et Kellner, 1988 : 58). À l’heure des TIC, nous pouvons nous interroger sur la subsistance de ce circuit fermé de conversation. En effet, les TIC ouvrent le couple au reste du monde. Les tierces personnes peuvent s’introduire plus aisément dans l’espace-temps du couple, venant de facto atténuer la conversation conjugale.

Les nouveaux outils numériques permettent à leurs utilisateurs de communiquer avec d’autres individus partout et tout le temps. Par conséquent, la place de l’Autre devient croissante. Cet Autre s’introduit, s’invite, dans le foyer conjugal. En communiquant avec autrui, le partenaire s’engage auprès de lui, engagement simplifié du fait de la disparition du corps qui supprime la gêne, la timidité (Breton, 1999). Cet engagement peut être de courte durée, mais il peut être beaucoup plus long, plus profond et venir soustraire du temps de communication conjugale à proprement parler.

La communication électronique se caractérise par le fait qu’il est assez aisé d’entretenir plusieurs relations simultanément. Les appareils connectés ont la capacité d’affranchir l’Homme de l’espace et du temps. On peut légitimement se poser la question de la dispersion des engagements due aux TIC. Les individus développent de plus en plus une connexion continue, une hyperconnectivité. Elle transforme en profondeur l’engagement et l’économie attentionnelle des individus. Le risque est de ne pas savoir gérer ce poly-engagement synchronique. Pour le couple, le danger est la désynchronisation des temps sociaux, rendant la conversation plus difficile. Le constat de certains internautes est sans appel, c’est le cas de Malaga06 qui déplore : « Nous ne sommes pas un couple, nous sommes juste des colocataires[11]. » Au regard des résultats de l’enquête, un minimum de symétrie temporelle semble indispensable, au risque, le cas échéant, d’affaiblir le lien.

La complexification du jeu identitaire constitue un autre facteur qui atténue la conversation continuelle au sein du couple. En effet, la diversification des médiations techniques a augmenté et facilité les nouvelles relations hors couple, augmentant de ce fait le rythme des transformations identitaires de chacun. Ainsi, le réseau relationnel des individus s’est élargi de relations différentes par leur nature, leur intensité et la régularité des contacts. Par conséquent, par le jeu identitaire[12], la mobilité conjugale devient obligatoire et les conjoints doivent s’adapter rapidement aux transformations identitaires de leur partenaire afin d’éviter un trop grand décalage, et donc la rupture. Si cette mobilité conjugale existe hors usage des TIC, elle devient plus importante avec les pratiques numériques. Les individus peuvent jouer avec leur identité en ligne, ils connaissent des glissements identitaires qui vont modifier leurs engagements au minimum de manière temporaire. Alors que Bernard Lahire affirme que nous sommes à la fois femme, amie, enseignante mais cela à des moments et en des lieux différents de la journée (2005), les TIC viennent remettre en cause cette idée d’enchaînement des rôles. Il semble que nous pouvons être aujourd’hui tout cela à la fois, de manière simultanée. De surcroît, les technologies nomades redéfinissent l’identité des individus en leur octroyant une nouvelle dimension : une dimension communicationnelle qui impose notamment une connectivité permanente.

Les relations virtuelles se juxtaposent aux relations réelles. Étant donné qu’elles s’entretiennent en même temps, elles se superposent. Si les couples n’ont certes pas attendu l’existence des objets connectés pour se désaimer, se déchirer, d’autres activités et médias ont été, en leur temps, accusés de modifier profondément les rapports à l’intime et au privé. Ce fut notamment le cas de la télévision. Cela dit, les différences entre le fait de regarder la télévision et d’utiliser les NOC sont nombreuses. L’utilisation des TIC prend du temps, pose des questions identitaires, permet une ubiquité qui peut réduire l’investissement du partenaire dans son couple et pose plus largement la question de l’engagement des partenaires. Parce que les NOC privilégient l’activité solitaire au détriment de l’être- et du faire-ensemble, elles peuvent entraîner un affaiblissement de la conversation conjugale. Dans la partie suivante, nous allons cependant constater que les TIC représentent également des vecteurs manifestes de renforcement du couple.

3. Les TIC : vecteurs de renforcement du couple

Cultiver son territoire personnel

Il importe de ne pas tomber dans la caricature en faisant de l’objet connecté le coupable idéal, le fossoyeur de l’amour éternel. En effet, dans notre société moderne, l’individu ne peut s’épanouir qu’en trouvant un équilibre entre le « souci de soi » et le « souci de nous » (Le Douarin, 2007). La difficulté est alors de réussir à préserver son individualité propre au sein du collectif couple. Selon F. de Singly, deux procédés le permettent : faire en sorte que les pratiques communes tolèrent des marques d’individualisation et augmenter les pratiques individuelles. Autrement dit, pour pouvoir s’épanouir dans son couple, l’individu doit prendre du temps pour lui et ne pas nier sa propre individualité. En effet, l’individu construit son identité tant dans ses relations familiales que dans ses relations à l’extérieur au foyer.

L’utilisation des TIC peut justement participer à des « plaisirs solitaires » (Le Douarin, 2007b). En effet, les TIC offrent des opportunités supplémentaires pour cultiver ses territoires personnels, en dehors de la présence du conjoint. Utiliser les TIC à des fins « personnelles », c’est par exemple mener des activités communicationnelles avec les cercles de sociabilité, comme la famille, les amis. Chaque partenaire peut également prendre du « temps pour les autres » avec des activités bénévoles (écrire une lettre pour l’association, chercher des fonds) et, enfin, cultiver ses territoires personnels, c’est aussi prendre du « temps pour soi » : consulter les sites de décoration, de tricot, de sport, de danse, de mode, de jeu, de pornographie, de cartographie et d’images satellites.

Au regard des entretiens que nous avons menés, il ne fait aucun doute que les NOC offrent à chaque individu un espace d’autonomie à l’intérieur même du foyer. Lorsque nous avons questionné les enquêtés sur leurs principaux usages de ces appareils, ils ont principalement cité des activités en solo : mails, Facebook, recherche d’un numéro de téléphone, commandes sur des sites de VPC, consultation de sites d’actualités, envoi de SMS ou jeux vidéo. Nous ne reviendrons pas en détail sur la dimension professionnelle, mais cette activité menée à domicile est bien entendu solitaire ; elle place l’individu dans un territoire numérique imperméable à son partenaire.

Les pratiques numériques amplifient la profonde mutation de la vie privée : l’individu adhère à de nombreux réseaux de relations qu’il tisse lui-même, et ce, dans des cadres variés. Véritables relations électives, ces liens ne lui sont plus imposés et participent à sa construction identitaire au même titre que ses relations familiales.

Notons qu’il ressort des entretiens que certaines activités numériques se font simultanément à deux, devant le même écran. En effet, certaines pratiques plus collectives apparaissent même si elles restent rares. De fait, certaines activités sont plus perméables que d’autres et autorisent la pratique commune. Par exemple, chez Solange, il arrive qu’on lise les mails en couple lorsque ce sont des messages qui proviennent d’amis communs. Clothilde explique qu’il leur arrive de mener ensemble une activité commune devant le même écran, lorsqu’ils ont un achat à faire par exemple. Marie et Robert recherchent quant à eux leur lieu de villégiature ensemble devant le même écran. Angélique et Thierry regardent des films en replay à deux. Sylvie déclare aider Marc lorsqu’il joue à des jeux sur Facebook. Dans ces cas précis, les NOC semblent enrichir la conversation conjugale et peuvent devenir des sujets de conversation.

La communication électronique conjugale

À bien des égards, les NOC favorisent la conversation conjugale. En effet, le conjoint reste l’interlocuteur privilégié de cette communication électronique. L’écrit semble trouver une nouvelle place dans la communication conjugale. La communication électronique est plébiscitée par les couples du fait de son caractère rapide, pratique et facile d’utilisation. Toutes les personnes interrogées lors de l’enquête utilisent les NOC pour leur communication intraconjugale. Nous avons pu dresser une typologie des écrits électroniques : les messages pratiques, les mots d’amour et les messages impromptus (Demonceaux, 2012). Bien entendu, il ne faut pas avoir une vision cloisonnée de ces types d’écrits ; certains messages sont hybrides — un message à fonction pratique peut se terminer par un petit mot doux.

Comme le « Post-It » collé sur le réfrigérateur, les NOC vont être utilisés pour rappeler au partenaire des informations d’ordre pratique : « Je privilégie ces appareils pour lui rappeler de rapporter le pain ou l’informer d’un appel de la banque » ou encore : « pour lui rappeler les R.-V. (médicaux, catéchisme, retour de l’école des enfants…) ». Ainsi, une enquêtée dévoile les derniers échanges entre elle et son partenaire : « Pense à récupérer les enfants. » « Ta mère a appelé. » Un autre enquêté lit le dernier texto envoyé à sa femme : « Achète du miel ». On voit ici l’aspect très terre à terre de ces messages. Clothilde, 45 ans, précise elle aussi utiliser les écrits électroniques à des fins pratiques, mais précise : « Je finis toujours par un petit bisou, ou « je pense à toi ». » Ces marques d’affection viennent adoucir la « brutalité » du message.

Les NOC « permettent de garder le contact lorsque nous ne nous voyons pas pendant des déplacements de plusieurs jours, de savoir que l’autre va bien et de raconter nos journées. En général, on s’envoie, à vue de nez, une vingtaine de textos et on s’appelle tous les deux jours. » On comprend à travers cette déclaration d’une enquêtée la fonction phatique des NOC. Les partenaires maintiennent le contact, font perdurer la relation au-delà de l’éloignement physique des deux partenaires. Les NOC servent également à envoyer des photos des enfants, permettant ainsi au partenaire éloigné de partager le quotidien de la famille.

Puis, les TIC « multiplient les occasions de faire des déclarations d’amour ». Les mots d’amour se font longs ou courts : il est question de « textes d’amour » ou de « petits je t’aime ». C’est surtout aux prémices de la relation que les déclarations d’amour s’écrivent : « Au début de notre relation, j’avais plus de facilité à lui envoyer des messages tendres ou coquins par SMS. » C’est surtout au début de l’histoire d’amour que les mots doux électroniques se font les plus courants. Aurore, 31 ans, répond à la question « Vous écrivez-vous des mots doux ? » : « Ça peut arriver surtout si lui a quelque chose de spécial, un moment important. Sinon sans motif, c’est très très rare. C’est déjà arrivé, mais bon… C’est arrivé au début de notre relation. Tout se perd. »

Certains de ces mots d’amour électroniques sont plus ou moins explicitement situés sous la ceinture. Les enquêtés avouent à demi-mot s’envoyer ce type de messages entre partenaires. Pierre, 37 ans, explique que lui et sa femme sont friands de ce type de messages à caractère sexuel. Pour lui, écrire un sexto, « ça a quelque chose de plus érotique. Ça permet de commencer à préparer le terrain pour le soir. » Utilisés comme « préliminaires » à l’acte sexuel, les SMS permettent selon lui de déclencher « plus de choses que la voix ». D’origine guadeloupéenne, les deux amoureux utilisent souvent le créole pour ces messages à connotation sexuelle : « An ke koké ouw » (« Je vais te baiser ») est le dernier à ce jour. Lorsque nous lui demandons pourquoi il a utilisé le créole, Pierre répond après quelques secondes de réflexion que c’est pour adoucir le caractère cru de ses propos. De plus, le créole représente pour le couple la langue de l’intimité, un langage que peu de personnes autour d’eux peuvent comprendre.

Le sujet des disputes apparaît également souvent dans les réponses proposées lors de l’enquête. Notamment, une enquêtée préfère utiliser les TIC lorsqu’elle est « très fâchée » pour éviter de s’emporter en face à face et que la situation dégénère. En ce sens, les TIC sont un médiateur bien commode. Les NOC peuvent aussi désamorcer une situation. C’est le cas de cette enquêtée qui explique que « suite à une dispute, cela a permis d’amorcer une conversation en face à face ». Ici, écrire via les outils connectés a permis de créer un temps intermédiaire permettant à chacun des deux partenaires de vider son sac avant de se rencontrer physiquement. C’est le cas par exemple de cette femme qui déclare : « Oui, quand on s’est fâchés il y a plus de 10 ans avant d’habiter ensemble et on a chatté sur nos désaccords pendant des heures, des jours, des mois, alors que la situation était très tendue… Ça nous a apaisés de mettre des mots sur les problèmes en écrivant sans être face à face à regarder l’autre, en scrutant chacune des expressions, à analyser, interpréter des attitudes. Les mots, juste les mots tapés sur un clavier nous ont permis de nous retrouver. » Une autre interviewée précise préférer s’exprimer via les NOC « en cas de dispute ou de mauvaise compréhension ». S’exprimer par écrit permet plus facilement d’organiser sa pensée, de suivre un fil rouge, d’élaborer un argumentaire. Le choix des mots peut se faire de manière posée. Avant d’envoyer son message, on peut lire, relire, corriger, rectifier… L’écrit numérique est également utilisé pour sortir de l’impasse, hisser le drapeau blanc comme cette femme qui avoue préférer s’excuser par SMS à la suite d’une dispute.

Une des enquêtées dit utiliser les NOC « pour être surprenante au même titre qu’un mot doux sur une cafetière ». Une autre parle de « petits messages surprises sans raison particulière ». La gratuité est le fondement de ce type de messages impromptus. Pratique courante, les individus s’envoient des blagues circulant sur le web ou, de façon plus personnalisée, l’un des partenaires transfère à l’autre une vidéo, une photo, un lien en relation avec leur vécu commun. Ce type de private joke ou de clins d’oeil a pour fonction de renforcer le lien.

Certains interviewés nuancent néanmoins ces avantages. C’est le cas d’Aurore, 31 ans, qui déclare :

Ça perd de sa force de passer par un canal, que ce soit par Internet ou par SMS. En fait, je communique un peu avec tout le monde mais pas avec lui. J’envoie facilement des textos à des copains, à des copines et nous deux directement, on est peut-être les deux personnes avec qui on communique le moins électroniquement. Justement vu que je le fais avec tout le monde et bien pas avec lui, je trouve que c’est moins fort.

L’écrit serait moins fort que l’oral ?

Si je devais le faire, je le ferais plutôt par écrit manuscrit que par mail. Parce que ce n’est pas vraiment conscient tout ça. Il ouvrirait sa boîte mail, il aurait un mail de la banque, un mail du boulot, un mail de sa mère et en même temps au milieu un mail de moi « Suite à notre dispute de la veille… ». Un mail pour se réconcilier et il trouverait ça au milieu ? Au même niveau que toutes les choses utilitaires. Ça me dérange (…). Tu ne lis pas un mail comme une lettre que tu reçois. Et même si c’est différé, il y a un côté instantané. Tu peux avoir mis trois jours à l’écrire ton mail il n’en verra rien celui qui le reçoit. Tu l’envoies comme ça et il est reçu… je ne sais pas comment dire… Il y a un côté instantané qui pourrait faire que ça paraît moins important aussi. Il y a la notion d’effort. C’est plus toi. C’est toi qui tiens… euh… c’est plus personnel. Je trouve que ça implique plus, on se donne plus. Ça a aussi une part d’intimité. On se donne plus à travers une lettre que par mail. »

Nous nous sommes ici largement intéressés aux écrits électroniques car ce sont ces types de messages qui ont été le plus abordés lors de l’enquête. Mais il ne faut pas ignorer que d’autres outils de communication comme la vision (Skype, FaceTime) sont utilisés par les amoureux. Le contexte favorisant l’utilisation de ces outils polysensoriels est l’éloignement géographique des deux partenaires. Ainsi Michel et Aurélie, qui sont séparés durant toute la semaine, nous ont déclaré prendre le petit-déjeuner ensemble tous les matins, chacun face à son écran d’ordinateur. Ce rituel amoureux participe à la réassurance du lien.

Les TIC permettent donc à l’individu de trouver un équilibre entre son « Moi-Je » (en accroissant son espace personnel) et son « Nous-Couple » (en favorisant la communication intraconjugale). Ainsi, l’enquête a permis de dégager quelques grandes tendances : développement d’un individualisme connecté, communication électronique redonnant une place à l’écrit, tensions dues à une utilisation jugée abusive des TIC, porosité de la frontière entre espace privé et professionnel. Mais tous les couples sont-ils concernés dans les mêmes proportions par ces tendances ?

Une analyse des entretiens à la lumière de cette question de la communication médiée par ordinateur (CMO) permet d’émettre l’idée que la communication électronique entre les membres de couples fusionnels est le plus souvent purement utilitaire. À l’inverse, chez les couples les plus individualisés, la communication médiée par les appareils connectés est beaucoup plus riche. Chez Éric et Isabelle et chez Pierre et Joëlle, la CMO revêt une importance toute particulière. L’échange est continu, multimodal, à la fois utile et intime.

Ces conclusions peuvent faire penser que les NOC jouent un rôle de compensation chez ces couples individualisés. Le fait de pouvoir jouer sur les rythmes de communication (synchrone, asynchrone), la facilité et la rapidité de ces appareils en matière de communication permet à ces individus de concilier leurs multiples engagements. Paradoxalement, les NOC semblent ainsi permettre aux couples fusionnels de s’offrir des fenêtres d’autonomie et aux couples individualisés de compenser leur autonomie par une communication continue et intense.

Conclusion

Au final, l’enquête montre que les NOC réinterrogent l’expérience amoureuse chez les couples cohabitants. Ces appareils participent très largement au phénomène d’individualisation de notre société. Ce nouvel individualisme connecté a des répercussions sur la gestion des temps sociaux puisque d’un usage très chronophage, ils viennent entamer le capital-temps des individus. La désynchronisation de l’heure de coucher des partenaires est devenue une réalité prégnante. Le développement d’activités solitaires en ligne a pour conséquence de diminuer la conversation conjugale et aboutit parfois à des situations conflictuelles (nous pensons ici en particulier aux jeux vidéo). Mais il faut veiller à ne pas trop noircir le tableau : à travers les entretiens, nous avons pu remarquer que les NOC permettent aux individus de cultiver leur territoire personnel tout en restant présents, au moins physiquement, auprès de leur partenaire. De plus, tous ces objets connectés favorisent la communication écrite électronique entre partenaires, un écrit autrefois souvent limité à la période de découverte du couple.

Ces objets ont une histoire récente dans l’espace domestique. Pour éviter les conflits au sein du foyer, des ajustements sont souvent nécessaires et portent notamment sur le choix des moments adéquats pour leur utilisation, sur la nature des pratiques et sur la durée de l’activité. Le maintien d’une harmonie conjugale passe entre autres par une imposition (ou une négociation) d’une pratique, par un réglage spatial entre le droit d’être chez soi et le devoir d’être ensemble. Or, nous avons pu constater lors de l’enquête que très peu de couples s’inscrivent dans cette démarche de négociation, tout au moins de manière explicite et pleinement consciente. Et pourtant, l’enquête tend à montrer que nous sommes entrés dans une phase de conscientisation des effets potentiels de l’usage des NOC dans le couple. Dès lors, certains individus se réservent des moments sans objets connectés. Cette déconnexion volontaire est un phénomène en pleine expansion qui témoigne malgré tout du fait que de plus en plus d’individus aspirent à un usage raisonné des TIC.