Article body

Environ 1 700 000 personnes meurent chaque année dans la République fédérale d’Allemagne, la plupart dans un lit d’hôpital standard. Si elles sont vieilles, elles expirent souvent entre les mois de novembre et d’avril, généralement entre 2 heures et 5 heures du matin. À cette période de l’année, les maladies infectieuses sévissent davantage dans les foyers et les hôpitaux, et l’organisme affaibli y succombe à son moment le plus vulnérable : dans les premières heures du matin.

La mort de ces vieux ne s’accompagne pas d’un soubresaut soudain et héroïque comme dans les films. Ils ne prononcent pas de « dernières paroles » brillamment tournées, et leur oeil ne s’éteint pas aussi facilement qu’on pourrait l’imaginer. Il est donné à peu de gens de « partir dans leur sommeil », selon la formule des avis de décès. La mort survient derrière des portes closes ; on ne donnera à voir — pendant un bref moment et après des soins solennels — que la dépouille.

Le cas d’Henriette Berger nous servira à illustrer le processus de la mort. Placée en 1986 dans un hospice, à l’âge de 79 ans, elle se lia rapidement d’amitié avec sa compagne de chambre. On jouait aux cartes, se promenait au jardin et s’entendait sans peine en soirée sur le choix du programme télévisuel. En janvier 1988, une maladie gastro-intestinale frappa toute la maisonnée ; une grande partie du personnel et la majorité des patients furent touchées, dont madame Berger. Elle fera partie des trois femmes octogénaires qui ne survivront pas à la diarrhée et à la fièvre.

Voilà donc maintenant des jours qu’elle est alitée sur trois couches de draps et qu’elle refuse de s’alimenter, parce que « tout passe tout droit ». Sa compagne de chambre lui fait boire du jus vitaminé à l’aide d’une tasse à bec, ce qui ne sert qu’à rendre la diarrhée encore plus désagréable en raison de l’acidité des fruits, et à lui causer des plaies de lit. Le dixième jour, elle affirme au médecin en visite qu’elle a vécu assez longtemps, qu’il est temps d’admettre, que « plus rien ne veut fonctionner ». Le médecin lui tapote la main et répond mécaniquement : « juste un peu de patience, ça va aller ». Mais ça ne va pas. Deux jours plus tard, les préposés arrivent le matin, libèrent les freins des roulettes du lit, déposent les serviettes, le peu de vêtements et la valise au pied du lit, disent « vous êtes transférée » et roulent madame Berger à l’extérieur.

Elle est transférée dans la chambre des mourants qui, par commodité, sert de pièce à débarras aussi bien pour les appareils encombrants que pour les patients. À côté d’une tente à oxygène défectueuse se trouvent deux hautes bouteilles à oxygène d’un bleu qui s’érode lentement. Des couvertures sont empilées sur un fauteuil roulant, des produits d’entretien sont entassés à côté du lavabo et des valises de patients depuis longtemps décédés forment une tour sur l’armoire. Madame Berger ne peut cependant pas voir tout ça ; on a placé un paravent blanc devant son lit.

Elle est maintenant étendue dans cette pièce tout au bout du corridor, et elle attend. On ne compte guère sur des visites, elle n’a plus de proches. À l’infirmière, qui jette un coup d’oeil en après-midi, elle demande un chapelet, ce qui ne pose aucun problème : il en pend justement un à cette fin sur le porte-serviettes, à côté du lavabo. Elle se met tout de suite à prier : « Je vous salue Marie… », pendant des heures. Au début, elle égraine encore chacune des perles ; plus tard, elle tient le chapelet comme une pelote dans sa main.

Le soir suivant, le chapelet se trouve sur la table de chevet à côté d’un haricot médical plein de gazes imbibées de sang. Madame Berger est très pâle et émaciée ; une perfusion de solution saline est installée dans le creux violacé de son bras. Le procès de la mort est amorcé.

Chaque muscle, chaque nerf, toute l’énergie physique et psychique sont mobilisés pour un pénible et déchirant travail de concentration. La peau se tend sur les joues, le menton et le nez. Elle devient étrangement lisse, luit d’une teinte nacrée, se couvre de fines perles de sueur. Les ramifications des veines bleu-noir reluisent à travers, comme si elles avaient été soulevées jusqu’à la surface par le raffermissement général. Le visage a maintenant une expression fermée et sévère qui ordonne clairement de s’abstenir de toute perturbation.

C’est peut-être encore une chance que personne ne tienne la main revêche dans une pose d’accompagnateur funèbre bienveillant, et que le soutien se réduise au service médical le plus minimal. La perfusion prévient la déshydratation du corps qui sue et ne peut plus boire ; si le râle s’accentue, on passe un coton-tige imbibé de glycérine dans la bouche haletante, humidifiant temporairement le palais et la langue, et on libère la gorge des sécrétions.

Dans ces moments, la bouche, plus vieille que la raison, réagit avec une avidité pathétique. À peine le coton-tige humide ressenti, la langue sèche et enflée tente de l’attraper, le poursuivre, le pousser sur le palais ; les lèvres se referment sur le morceau de bois, le sucent, ne veulent plus le lâcher. Si on le retire, les traits expriment pendant un moment une profonde déception.

Les mains de madame Berger s’agitent nerveusement sur la couverture, font ce que presque tous les mourants font. On dirait un tâtonnement du tissu, au début un peu comme lorsqu’on examine une étoffe, l’étudiant et la frottant légèrement, puis de façon monotone et distraite. Les doigts font des plis, s’y glissent, les écrasent, les tirent et les lissent à nouveau. Les mouvements sont délicats et pourtant méticuleux, comme pour dessiner quelque chose, un motif de plis, sans cesse tracé et détruit. Le tout a quelque chose de la légère folie que l’on peut aussi observer chez les pianistes et les athlètes qui, dans un état de concentration totale, développent des tics particuliers.

Après minuit, les mains se calment, ne tirent les fils que de temps à autre, se promènent dans un mouvement de va-et-vient ; à trois heures, elles sont immobiles, tiennent toujours un pli entre le pouce et l’index. Madame Berger respire par saccades en rythme continu, la cage thoracique se bombe avec difficulté. Progressivement, les intervalles entre les respirations augmentent, et le souffle se transforme peu à peu en espèce de soubresauts.

C’est un peu comme chez les enfants, lorsqu’ils plongent longtemps la tête sous l’eau puis émergent à la surface pour chercher une bouffée d’air. Les intervalles s’allongent jusqu’à ce que chaque respiration semble la dernière. Il est incroyable qu’une autre survienne. Après la dernière, on attend en vain la suivante.

La routine qui suit est exécrée du personnel infirmier. La défunte doit être « préparée ». On lui installe une mentonnière autour de la tête et de la mâchoire inférieure pour s’assurer que la bouche reste fermée en dépit de la rigidité cadavérique. Il s’agit d’une vieille coutume chrétienne. Le corps est lavé sommairement, les derniers excréments retirés. Le tronc est encore souple et malléable, il conserve un reste de chaleur plus longtemps que les membres. Lorsqu’on le soulève pour changer la chemise, le dernier souffle inspiré s’échappe de la poitrine dans un terrible râlement. Le corps ne fait pas l’objet d’un regard calme et posé ; c’est impossible, ne serait-ce que faute de temps. Nul ne voit donc ce qui est tout juste sous les yeux : ce corps nu dont la corne sous les pieds rappelle qu’il a marché il y a peu, dont les seins flétris et les organes génitaux ont déjà été au coeur des sensations les plus agréables. Madame Berger n’existe plus, elle ne rappelle plus rien à personne.

Même le personnel endurci, féminin ou masculin, oscille entre la haine et le dégoût. Les gestes et paroles brusques sont courants. « Merde, pourquoi les décès tombent toujours sur moi ? », s’exclame la préposée de nuit, mécontente de rater son bus.

Conformément aux règles, la dépouille a les mains pliées de telle ou telle façon selon les confessions, et est conservée avec ses papiers dans l’espace réfrigéré jusqu’à sa prise en charge par l’entrepreneur en pompes funèbres. La rigidité cadavérique survient d’une à trois heures après le décès. Elle commence à la nuque et saisit progressivement toute la musculature, se maintient de 18 à 20 heures, puis se relâche. Des lividités cadavériques apparaissent sur toutes les parties inférieures. Le corps commence à dégager l’odeur douceâtre des pommes entreposées pour l’hiver.

En République fédérale, c’est encore le procédé de disposition des cadavres par inhumation qui est privilégié dans plus de 70 % des cas. Les défunts reposent dans des cercueils scellés hermétiquement, sur un coussin rempli de papier ou de copeaux de bois, les lèvres collées à l’aide de « Lippofix ». Ils portent parfois encore leur dentier.

La nature se charge du reste. Tout au long de sa vie, chacun porte en soi, dans ses intestins, les bactéries nécessaires à sa propre décomposition. Elles ont pour fonction de minéraliser les protéines et le gras, d’attirer grâce à la fermentation divers asticots et larves de la terre environnante vers le cercueil. En suivant l’odeur, ces organismes rampent à travers les fissures jusqu’au cadavre et le dévorent de façon si systématique que, dans les mois chauds, il est déjà presque complètement décomposé après trois ou quatre mois. Au cours des trois à sept années subséquentes, la peau, le cartilage et les tendons se décomposent, si bien qu’il ne reste à la fin plus que les os.

L’incinération et l’inhumation anonyme dans des urnes s’imposent cependant de plus en plus. Cela dit, l’incinération sans exposition solennelle, décorations florales, cierges, discours d’un pasteur, accompagnement musical et descente solennelle dans le four du crématorium, est un acte qui n’a rien de spectaculaire. C’est sans aucune touche de compassion que le cercueil bon marché est déposé sur la grille, poussé et brûlé. On dépose les cendres rassemblées, sans trop se soucier de les séparer de celles des personnes précédemment incinérées, dans des urnes que le représentant d’une administration quelconque prendra en charge.