Article body

Au Québec, comme ailleurs dans le monde, les questions éthiques et politiques préoccupent un nombre de plus en plus important de chercheur·es des sciences sociales, tant au sein des différentes disciplines universitaires allant du droit à la sociologie, en passant par l’anthropologie et les sciences politiques, que dans les espaces plus « pratiques », notamment au sein des appareils gouvernementaux (par exemple au sein du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche, de la Science et de la Technologie, de Statistique Canada ou des milieux de soins où se pratique de la recherche). Ils et elles sont plusieurs à sonner l’alarme, dénonçant l’intrusion des pouvoirs politique et économique dans la gestion de la recherche (Duclos et Fjeld, 2018). Rien de surprenant dans un contexte néolibéral où l’égalité est censée émerger du libre marché et où le rôle des institutions publiques est relégué au second plan (Harvey, 2005). La financiarisation des activités sociales, et des activités de recherche en particulier, se matérialise par les atteintes à l’autonomie et à la liberté, de plus en plus nombreuses et formelles, qu’exercent les différents cadres qui les régissent (Gingras, 2002 ; Bougeault, 2003 ; Baillargeon, 2011)[1].

Il convient ainsi d’inscrire « la montée des régulations éthiques » (Genard et Roca i Escoda, 2019 : 145) dans un vaste mouvement de rationalisation économique de la recherche universitaire (Letocha et Parent [dir.], 2012) et d’accroissement, en conséquence, de la concurrence entre les personnes, les groupes et les instituts (Payet, 2016) pour l’obtention de financement et l’émergence, à terme, d’intérêts en conflit (Gingras, Malissard et Auger, 2000). La logique concurrentielle de l’excellence promue par les universités et les instances du financement public, et reproduite par les universitaires, exacerbe les enjeux éthiques comme le montrent de manière percutante Genard et Roca i Escoda :

La contradiction entre l’horizon idéalisé d’une communauté scientifique poursuivant solidairement des intérêts de connaissance et la réalité d’un monde organisé selon des règles hyperindividualisantes et hyperconcurentielles, dans lequel, tendanciellement, sans doute pas tous, mais, à tout le moins, beaucoup de « coups sont permis » ne que peut conduire à la multiplication de situations soulevant de lourds enjeux éthiques.

Genard et Roca i Escoda, 2019 : 130

En sciences sociales, les conflits éthiques ne mettent pas tant en évidence les relations perverses avec le monde industriel et commercial que celles avec le pouvoir politique. Les pressions accrues pour l’externalisation et la privatisation du financement minent l’autonomie des chercheur·es qui doivent, tant bien que mal, faire avec ces contraintes et ces exigences, notamment celle des « retombées » et, plus généralement, de l’« utilité publique »[2] de leurs travaux.

Au-delà des cadres politiques et éthiques avec lesquels il faut composer, c’est bien la question centrale des attentes à l’égard des sciences sociales, et donc le rôle des chercheur·es, qui est au coeur de la réflexion. La question est complexe puisqu’elle soulève celle de la pertinence des sciences en général et des sciences sociales en particulier, laquelle s’établit dans le cadre d’une configuration de relations sociales (politiques, économiques, etc.) qui établit un ordre de valeurs définissant ce que serait l’« utilité publique ». Or, les cadres politiques de la recherche délimitent de plus en plus le champ de la pertinence scientifique, court-circuitant la discussion interne aux différentes sciences dont la définition des orientations s’impose de l’extérieur, notamment par le biais des modes de financement. Les cadres éthiques institutionnalisés régulent, quant à eux, les modalités du déroulement de la recherche par la standardisation des processus de certification qui produisent des effets concrets sur les dispositifs de recherche.

Ce numéro spécial ne propose pas une critique ou une refonte du mode de financement universitaire, qui serait par exemple fondé sur des logiques de redistribution et de coopération plutôt que sur des logiques d’accumulation et de concurrence — bien que cet aspect fasse évidemment partie des enjeux éthiques et politiques de la recherche contemporaine. Les différentes contributions de ce numéro questionnent plutôt les rapports multiples, complexes et variés entre la connaissance, l’éthique et le politique dans leurs dimensions théoriques et pratiques. Au-delà du cloisonnement des espaces de pratique des sciences sociales, ce numéro entend donc ouvrir un espace commun de discussion sur les défis, les enjeux et les obstacles à la recherche en sciences sociales sans cependant penser que ces questions n’ont jamais été réfléchies auparavant. Les enjeux éthiques et politiques de la recherche en sciences sociales sont étudiés à travers des cas concrets issus d’espaces sociaux divers, de même que des écrits de praticiens des sciences sociales. Les contributions du présent numéro abordent la question de l’autonomie des sciences sociales en ce qui a trait aux institutions en général et de l’inévitable enracinement social du producteur et de la productrice de connaissances. La « localisation sociale » des savoirs pose dans le même temps la distinction entre ces différentes formes de connaissances, entre savoirs scientifiques et expérientiels (Godrie et Dos Santos, 2017).

1. les cadres politique et éthique de la recherche : quelle recherche et à quel prix ?

Les politiques nationales de la recherche définissent les grandes orientations en termes de valorisation et de financement de la production de connaissances en milieu universitaire. La Stratégie québécoise de la recherche et de l’innovation 2017-2022 définit la recherche comme « un domaine stratégique de l’activité économique » (Québec, 2017 : 10), une perspective qui s’inscrit dans une tendance internationale avec, au premier plan, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui promeut « la croissance par le savoir », autrement dit la recherche mise au service de l’entrepreneuriat et de l’industrie, afin de créer de la richesse et de l’emploi. Il n’est ainsi pas surprenant que certains domaines de recherche soient développés « sur mesure », en fonction des besoins des secteurs économiques (Bernatchez, 2011), comme le laisse voir la prolifération des chaires de recherche, contrats et partenariats directement financés par l’industrie au sein des universités. Cette « économie du savoir » (OCDE, 1996, 1999, 2000) modifie profondément le rapport entre les chercheurs et la « triade université-entreprise-État » (Crespo, 2003), qui repose désormais sur « le phénomène d’appropriation privée du savoir, ce qui va à l’encontre de certaines normes scientifiques classiques comme celles du communalisme — les réalisations de recherche sont des biens collectifs — et du désintéressement — le scientifique travaille sans se soucier de ses intérêts personnels » (Bernatchez, 2011). En témoignent les innombrables scandales concernant des conflits d’intérêts de plus ou moins grande envergure[3], alors que certains vont jusqu’à parler d’« asservissement idéologique » (Baillargeon, 2011).

Ces orientations politiques sont accompagnées d’un désinvestissement des organismes subventionnaires en sciences humaines et sociales au profit des organismes en sciences naturelles et de la santé, et d’un appui à la recherche appliquée au détriment de la recherche fondamentale (Fonds de recherche du Québec, 2013 ; Fédération étudiante universitaire du Québec, 2013 ; Association canadienne des professeurs d’université, 2013). L’investissement ciblé dans les activités de recherche se traduit par une perte d’autonomie pour les universités et les chercheur.es (Gingras, 2002) qui doivent, pour avoir les moyens de chercher, correspondre aux attentes des agendas politiques et économiques. Les orientations données aux programmes de subvention dans les dernières années contribuent ainsi directement à favoriser la recherche sur certains objets ou empruntent des méthodes permettant d’obtenir un certain type de résultats.

Le mot d’ordre est donc « l’utilité publique » de la recherche, désormais soumise aux impératifs des marchés financiers et du travail et à la production de données « probantes » permettant de soutenir les décisions politiques et économiques[4]. Depuis quelques années, l’un des principaux organismes subventionnaires québécois, le Fonds de recherche du Québec — Société et culture (FRQ-SC), lance des concours dont les objectifs sont de favoriser l’innovation, la meilleure redistribution de la richesse, l’intégration à la société québécoise, une meilleure participation dans les sports, etc.[5] Ces exemples donnent l’impression que la recherche universitaire n’est plus qu’un prolongement de l’appareil étatique, réduisant ainsi l’autonomie dont bénéficient les chercheur·es pour définir les objectifs poursuivis dans leurs projets. Si les objectifs énoncés sont en soi tout à fait légitimes, il n’en demeure pas moins que ce n’est pas la responsabilité des sciences sociales que de participer à la redistribution de la richesse. Les grands organismes subventionnaires déterminent, à travers des programmes spécifiques et très détaillés qui imposent leurs propres catégorisation et hiérarchisation du monde, ce qu’il est pertinent de financer et ce qui ne l’est pas. Mentionnons seulement la conception simpliste de l’évaluation de l’impact anticipé de la recherche souvent demandée dans les formulaires. L’imposition catégorielle ne signifie pas que les universitaires sont privés de toute autonomie, mais elle indique que les catégories élaborées en dehors de lieux de coopération scientifique deviennent des référents imposés pour la production des projets scientifiques financés. Il ne faut alors pas s’étonner que des chercheur.es tiennent un double discours selon qu’ils et elles s’adressent à des organismes subventionnaires ou à la communauté scientifique (Fayon, 2015).

Ce cadre politique de la recherche, en orientant les activités scientifiques sur le fond et sur le type de résultats attendus, complique les rapports que les chercheur·es entretiennent entre eux et elles, avec les participant·es à leurs recherches, avec la société. Outre la compétition qu’il crée dans le milieu universitaire, il valorise certains partenariats, préconise certaines méthodes, privilégie certains types de publications, etc., réduisant d’autant la diversité des connaissances et des savoirs. Ainsi, la construction et la réalisation des projets ne dépendent plus d’impératifs scientifiques ou de leur pertinence sociale. Cette intervention directe dans le processus et le contenu de la recherche réduit, parce qu’elle serait trop contraignante, la dimension éthique du travail de recherche qui impose réflexivité et ancrage dans le social.

Marcelo Otero pose dans son article le même constat concernant les politiques d’éthique de la recherche et leur mise en oeuvre par les comités chargés de les appliquer. Il soutient que les prescriptions éthiques imposées par des « fonctionnaires de l’éthique » (un maximalisme moral) favorisent le développement d’un cynisme chez les chercheur·es qui acceptent « tranquillement » ces nouvelles règles, organisant la « confiance systémique ». Pendant ce temps, « l’éthique de fond est devenue une sorte de folklore exposé au musée des dilemmes moraux qui sont étouffés par la bruyante éthique gestionnaire des formes qui est devenue la véritable éthique ». Otero se demande alors si trop d’éthique institutionnelle n’est pas justement « en train de tuer l’éthique ».

Ainsi, au cadre politique qui oriente la nature et les objets utiles de la recherche se superpose un cadre éthique de plus en plus procédural et rigide, déterminant la manière dont elle doit être menée. Si la protection des participant·es est essentielle et répond à des préoccupations fondées et documentées (Vassy et Keller, 2008), la multiplication des procédures et la contractualisation du processus (Lawson, 1995) réduisent les questions éthiques à leur seule dimension formelle. Le texte de Pierre-Luc Lupien montre bien que la dénomination de certaines populations comme étant « vulnérables », bien qu’elle parte de bonnes intentions, n’est pas sans « risque de stigmatisation et d’imposition de sens » en ce qu’elle est une conception déficitaire des êtres sociaux. Cette conception normative risque par ailleurs de brouiller les frontières entre sociologue et intervenant·e aux yeux des enquêtés. Elle complique également la capacité d’accéder aux savoirs expérientiels de certains groupes sociaux.

Les formulaires de consentement, en tant que contrats, sont à ce titre au coeur des processus éthiques de gestion des risques. Ils sont censés refléter la volonté des parties, chercheure·es et participant·es ; ils sont dans les faits de plus en plus standardisés, longs et complexes (Genard et Roca i Escoda, 2010). Or les recherches, toutes singulières par leurs contextes, leurs fondements théoriques, les personnes qui y sont impliquées à titre de chercheures ou de participantes, se prêtent difficilement à un tel formatage sans perdre en pertinence et en originalité. C’est ce que défend Emmanuelle Bernheim qui réfléchit aux enjeux éthiques du recours à l’observation incognito, pourtant largement utilisée dans les sciences sociales (Dargère, 2012). La recherche-action partenariale qu’elle mène avec le milieu communautaire sur l’accès à la justice la place au coeur des rapports de pouvoir, entre d’un côté l’institution judiciaire et ses codes, et de l’autre les personnes qui tentent de faire valoir leurs droits. Ici, la recherche n’est pas seulement un risque pour les participant·es, elle est aussi une ressource. La standardisation éthique de la recherche, en se focalisant surtout sur la première dimension (le risque), exclut paradoxalement les groupes dits « vulnérables » ou « dominés » (les populations à risque), reconduisant les rapports de pouvoir et de domination.

En somme, les contraintes politiques et éthiques s’inscrivent dans les conditions mêmes d’exercice de la pratique scientifique, elle-même enracinée dans l’état plus général des rapports sociaux dans une société. Ces rapports permettent ou limitent le développement d’une éthique dans la recherche qui n’est pas une éthique normative de la recherche dans laquelle sont promues des positions de principe pour justifier notamment du financement d’une recherche qui doit désormais avoir des « effets » concrets pour être « utile »[6]. Les injonctions de toutes sortes (recrutement étudiant, formation du personnel hautement qualifié, critères d’évaluation des subventions, des professeur·es, etc.) pour que la recherche soit « utile » et ait un « impact », en même temps que les chercheur·es sont sommé·es de minimiser leur « impact », à tout le moins négatif, sur les populations étudiées, sont assez paradoxales. Comme s’il était possible de s’effacer lors d’une observation de terrain, par exemple, ou lors d’entretiens en face à face. Pour certain·es, ces injonctions contradictoires visent avant tout la protection des intérêts institutionnels, notamment pour satisfaire aux exigences des compagnies d’assurances (Laurens et Neyrat, 2010). La conséquence serait de rigidifier un protocole éthique afin de limiter le plus possible la « perturbation » du terrain, comme si ce dernier n’était pas déjà « perturbé » avant l’arrivée du.de la chercheur·e, par la présence de conflits par exemple[7].

La montée de ces préoccupations autour du risque éthique n’est pas sans lien, comme nous l’avons mentionné, avec l’organisation de la recherche universitaire et des universités en général et plus largement, par conséquent, des pouvoirs politiques et économiques. C’est un secret de polichinelle que d’affirmer que la logique productiviste s’est immiscée à l’université depuis de nombreuses années. Cette logique fait désormais tellement partie du « commun », est devenue si « objective » et génératrice de profondes inégalités entre les membres qui y participent et qui s’y font aussi, en outre, concurrence, que les manières de faire alternatives sont devenues plus complexes à mobiliser. Ce n’est donc pas individuellement que le problème pourra se régler. C’est tout l’intérêt des textes de Paul Sabourin et de Sylvain Laurens qui ouvrent le numéro. Le premier propose un projet de connaissance scientifique qui dépasse la logique concurrentielle dominante pour la remplacer par une logique de la coopération entre chercheur·es, comme ce serait davantage le cas en sciences de la nature. En écho à certaines propositions de la sociologue française Florence Weber (2008), Sabourin insiste sur la nécessité de réinvestir des espaces collectifs d’échanges et de développer une sorte d’entre-soi scientifique. Devant les difficultés que vivent les associations de sociologues, Laurens affirme qu’elles devraient pourtant jouer un rôle primordial dans le « droit à la recherche », notamment dans le droit de protection des sources.

La question de l’autonomie des sciences sociales relativement aux pouvoirs économico-politiques est au centre de l’article de Laurens qui dresse un état de la situation de la recherche en France. La logique concurrentielle et méritocratique semble à son paroxysme lorsqu’une institution subventionnaire ne finance qu’une maigre proportion des milliers de projets de recherche soumis et l’autonomie des chercheur·es est menacée lorsque les conclusions d’une enquête vont à contresens des intérêts des commanditaires. Il souligne en outre une tendance inquiétante des pouvoirs politiques à orienter la recherche sur des milieux spécifiques tout en s’immisçant dans la méthodologie des enquêtes. Pris dans une logique de la distinction en situation précaire et dans un contexte de raréfaction des emplois disponibles, des doctorant·es sont ainsi à étudier des sujets « finançables » en même temps qu’à développer des enquêtes « novatrices » allant parfois jusqu’à se mettre personnellement en danger afin d’étudier ce qui sort de l’ordinaire (des conflits armés par exemple).

2. autonomie relative des sciences sociales et savoirs localisés

Les rapports du politique à la connaissance, ou la distinction du savant et du politique[8], posent directement la question plus générale de l’autonomie relative et de la spécificité de la recherche universitaire trop souvent envisagée à travers l’opposition simple et parfois caricaturale entre recherche « fondamentale » et « appliquée ». Elle soulève aussi celle du caractère scientifique de la recherche en sciences sociales, elles-mêmes prises entre différentes conceptions du principe épistémologique relatif au caractère situé de la connaissance. D’un côté, par exemple, les sciences sociales sont mal distinguées du combat politique contre les dominations et, de l’autre, elles cherchent au-delà des déterminations sociales et du caractère situé des savoirs, à s’inscrire dans l’horizon des sciences.

Dans Lesrègles de la pratique sociologique, Albert Ogien (2007) souligne que même cette dernière orientation se voit accusée de « réductionniste » et d’idéologique, masquant du même coup le caractère « arbitraire » des phénomènes résultant de conventions sociales et de rapports entre groupes qui cherchent, par exemple, à imposer leur propre définition de la situation[9]. Dans un article intitulé « Peut-on être constructiviste ? », Cyril Lemieux (2012) montre les dangers d’une lecture trop simple de l’évidence sociologique de la détermination sociale des comportements — du « tout est construit socialement » — qui ramène les rapports sociaux uniquement aux rapports de force entre des individus et des groupes. Quand tout n’est plus qu’arbitraire, c’est-à-dire dénué de fondement autre que l’imposition par la force d’un pouvoir despotique (de dominant·es et de dominé·es par exemple), la sociologie ne devient-elle pas qu’une entreprise politique de lutte pour l’imposition d’une certaine vision de l’ordre social ? Qu’en est-il alors de la complexité du réel et du projet de connaissance sociologique ? En quoi le sociologue acquiert-il du pouvoir en s’alliant au politique ? Les sciences sociales sont-elles pertinentes si elles ne s’arriment pas entièrement aux attentes sociales, si elles refusent de devenir essentiellement une caution « scientifique » pour l’action politique ? C’est ce que révèle avec force l’entrevue réalisée avec Marie-Ève Maillé. À partir de son expérience à titre de témoin experte dans le cadre d’un procès où il lui a été ordonné de dévoiler ses sources[10], elle affirme avoir pris conscience « de tout le pouvoir qu[’elle] avai[t] par rapport aux participant·es à [s]a recherche », en tant qu’« êtres humains ». Elle insiste sur la double responsabilité éthique que portent les chercheur·es, et qui est à la hauteur du « privilège » de faire de la recherche. D’abord, à l’égard des personnes participant aux recherches, voire plus largement des groupes sociaux visés, la responsabilité dépasse largement la question du risque. Maillé affirme en effet qu’il revient aux chercheur·es de ne pas faire de tort par leurs activités. Ensuite à l’égard de la société où les chercheur·es doivent inscrire leurs recherches, l’engagement citoyen implique une participation aux débats, qu’ils soient publics, médiatiques ou judiciaires.

La lecture politico-économiciste de l’espace scientifique, en réduisant la recherche à une logique de l’« intérêt » et du positionnement dans le champ universitaire pour l’obtention de ressources, compromet directement la capacité des chercheur·es à prendre leurs responsabilités dans le sens où l’entend Maillé. L’engagement des chercheur·es et la prise en compte de la localisation de leurs savoirs sont en effet susceptibles d’être interprétés comme un manque d’objectivité, un « biais » jetant le discrédit sur leur travail. Que nous en prenions conscience par la réflexivité n’efface pas par magie la détermination sociale des comportements, des interprétations. Comment cette détermination se matérialise-t-elle dans une expérience de pensée ? Cette lecture de l’intérêt effleure en quelque sorte les modalités mêmes du travail de connaissance. Au-delà d’une sorte de mécanique simple entre intérêt et connaissance, sans nier pour autant qu’il existe bien évidemment des champs d’intérêt à connaître (sinon pourquoi connaître ?), comment peut-on connaître sociologiquement et en quoi cette connaissance diffère-t-elle de celle produite par toute personne vivant en société ? S’il n’y a pas d’analphabétisme concernant la perception visuelle (par exemple l’observation d’une peinture), il n’y a pas non plus d’analphabétisme à propos de la perception éthique. Que faire alors de tous ces points de vue ? C’est la réflexion à laquelle nous convie Michaël Séguin par le détour de la formation des étudiant·es-chercheur·es. Au-delà des considérations techniques liées à l’éthique de la recherche, et notamment aux consentements, comment s’assurer que les étudiant·es se présentent de manière adéquate à de potentiel·les participant·es à la recherche alors qu’elles et ils n’ont pas nécessairement les connaissances et la sensibilité à la diversité des localisations sociales ? Séguin souligne que des difficultés commencent « lorsque des étudiant.es, même bien intentionné·es, approchent des milieux qui leur sont socialement distants, pour ne pas dire totalement étrangers ». Les enjeux liés à la localisation sociale des savoirs se déclinent donc de différentes façons tout au long du processus de recherche, depuis la conception des projets jusqu’au contenu des analyses, en passant par les relations avec les participant·es.

Multiforme et imprégnée des contextes éthique et politique, la question de la localisation sociale des savoirs demanderait beaucoup plus de précisions que nous ne pouvons le faire dans le cadre de cette présentation. Disons seulement que nous sommes toutes et tous situé·es socialement et que ce n’est pas un obstacle à la connaissance et au processus d’objectivation (Éribon, 2009, 2013). La localisation en constitue au contraire son fondement (Sabourin, 1993). Dans la mesure où tout savoir est situé socialement, l’inscription sociale du sociologue ne constitue pas tant des « biais » ou des « obstacles »[11] qui conduisent à des « erreurs cognitives » que ce qui fonde et limite la connaissance, qu’elle soit sociologique ou de sens commun (Gaussot, 2008). Pour notre propos, cette lecture concerne entre autres les attentes envers les sciences sociales qui renvoient à la localisation sociale des savoirs ou aux positionnements socialement situés (Smith, 2018 ; Harding, 1999). Comment se formule par exemple cette dimension éthique à travers un comité pluridisciplinaire « parallèle » à la recherche, dans les organismes publics, parapublics, communautaires, etc. ? Quelle(s) position(s) assigne-t-on à l’observateur et l’observatrice à travers les exigences et les attendus, les craintes, etc. ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité qu’elle se double d’enjeux pratiques sur des terrains de recherche nouveaux, peu explorés. Alexandra Bahary-Dionne questionne dans son article la transposition des règles éthiques élaborées pour des expériences menées en laboratoire ou des terrains « en personne », aux relations de recherche en ligne où la frontière entre le public et le privé se dessine autrement et où la traçabilité des propos peut permettre d’identifier des locutrices ou locuteurs se cachant parfois derrière des pseudonymes. Comment obtenir un consentement valable dans un contexte où l’on n’est pas certain·e de savoir à qui on parle ? Et quelle valeur aura-t-il ? Non seulement les paramètres de la protection des participant·es à la recherche et les exigences du cadre éthique sont complètement à repenser, mais les contours de la responsabilité des chercheur·es se dessinent également autrement. En effet, si les risques encourus par les participant·es ne sont pas les mêmes que pour la recherche en face à face, les conditions de coconstruction des savoirs ne sont pas non plus identiques. Ne pas savoir à qui on s’adresse implique une forme de « délocalisation » des savoirs, qui sont alors réduits au contexte dans lequel ils sont tenus en ligne.

Comment composer avec les programmes politiques et l’instrumentalisation possible de la recherche ? À l’inverse, comment le sociologue, l’anthropologue et autres chercheur·es en sciences sociales définissent-ils et elles les « enquêtés », les commanditaires et les autres partenaires dans leurs recherches ? Le « problème éthique » déborde largement les questions procédurales de la confidentialité des sources et de l’obtention d’un « certificat éthique » avant même d’avoir réalisé la recherche. La question éthique est inscrite au coeur des rapports sociaux et de la normativité des conduites humaines, mais peut être facilement réduite à sa dimension procédurale ou substantiellement effacée par celle du risque évoquée plus haut. C’est ce que défend Pier-Olivier Tremblay à partir de ses expériences de terrain en Afrique de l’Ouest. Il montre l’ambiguïté du consentement qui ne peut se réduire à sa dimension procédurale ou contractuelle. Le consentement est en quelque sorte virtuel en ce qu’il renvoie à l’établissement de relations de confiance jamais acquises une fois pour toutes par le simple fait d’obtenir un accord verbal ou écrit. Il sera en outre plus difficile de développer des relations de confiance si l’anthropologue ne reconnaît pas l’autre comme un sujet connaissant autant qu’il ou elle se reconnaît lui ou elle-même comme un sujet connaissant (Houle, 1987).