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Les comités d’éthique de la recherche (CER) et les dynamiques qu’ils induisent dans les sciences sociales ont fait l’objet de plusieurs travaux depuis le début des années 2000. Ceux-ci se sont penchés principalement sur la difficile cohabitation entre les principes éthiques défendus par les CER et les manières de conduire des recherches en sciences sociales, ainsi que sur les tendances expansionnistes et régulatrices de ces comités (Boden, Epstein et Latimer, 2009 ; Cefaï, 2010 ; Doucet, 2010 ; Guta, Nixon et Wilson, 2013 ; Haggerty, 2004 ; Lederman, 2006 ; McAreavey et Muir, 2011 ; Mondain et Sabourin, 2009 ; Schrag, 2010, 2011 ; Van den Hoonaard, 2011 ; Van den Hoonaard et Hamilton, 2016). On retrouve actuellement ces comités sous diverses formes aux États-Unis, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande et au Royaume-Uni (Israel et Hay, 2006), mais aussi plus récemment au Cameroun (Ngnie-Teta et al., 2009), signe que cette forme institutionnelle tend à s’exporter ailleurs.

Dans cet article, je propose de poursuivre la réflexion amorcée par ces travaux en portant attention à la dimension normative de l’éthique de la recherche, telle qu’elle est définie par l’Énoncé de politique des trois conseils (EPTC ou la Politique) au Canada. Dans un premier temps, je reprendrai certains des travaux critiques qui se sont intéressés à l’institutionnalisation de l’éthique de la recherche, en tentant d’apporter à cette littérature quelques nuances et précisions. Notamment, je souhaite distinguer deux formes d’éthique de la recherche (Guillemin et Gillam, 2004), ce qui permettra de clarifier la suite de mon argumentation. Dans un deuxième temps, j’aborderai les fondements moraux à l’origine de la politique actuelle d’éthique en recherche en prenant exemple dans la philosophie de Hans Jonas et le développement de la bioéthique (Swiffen, 2011). Dans un troisième temps, je m’intéresserai directement à l’EPTC, en essayant de voir comment il est possible d’établir une continuité entre cette politique et l’ordre moral de la bioéthique. La comparaison des principes moraux que j’aurai mis en évidence dans l’EPTC avec des exemples de relation d’enquête tirés de mes expériences de recherche au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire devrait finalement mettre en lumière la dimension normative de cette forme d’éthique de la recherche.

1. regards critiques sur l’éthique de la recherche

Plusieurs tentatives pour expliquer de manière macrosociologique l’apparition des CER ont été proposées par les chercheur-e-s. Par exemple, pour les sociologues Frédéric Neyrat et Sylvain Laurens, ces comités émanent d’une tendance sociale plus large qui est celle de la judiciarisation des rapports sociaux. Le sociologue Kevin D. Haggerty, quant à lui, considère leur apparition comme un épiphénomène de la tendance à l’expansion des bureaucraties qui, en assumant de nouvelles responsabilités, raffinent et intensifient également leur structure régulatrice (Haggerty, 2004). De son côté, le sociologue Daniel Cefaï est d’avis qu’on ne peut imputer de manière causale l’apparition des comités d’éthique à ces seules tendances. Selon ce dernier, la publication de codes d’éthique résulte d’une réflexion déontologique, éthique et politique des chercheur-e-s en cours depuis plusieurs décennies. L’élaboration de règles et la création de comités d’éthique seraient ainsi le produit d’une tentative d’explicitation des préoccupations normatives des chercheur-e-s (Cefaï, 2010 : 496). Dans le contexte actuel, les sociologues Nathalie Mondain et Paul Sabourin se demandent si les chercheur-e-s en sciences sociales seraient confronté-e-s à « une institutionnalisation de l’éthique, déjà cristallisée dans des énoncés moraux qui donnent lieu à des procédures dont ils [et elles] ne maîtrisent pas les fondements » (Mondain et Sabourin, 2009 : 6). En somme, on se retrouverait devant l’état formalisé d’une réflexion éthique et déontologique menée depuis plusieurs années par des chercheur-e-s : c’est-à-dire l’étape de la codification de leurs préoccupations morales ainsi que de leur mise en application de manière prescriptive par des comités chargés d’évaluer les projets de recherche en fonction de ces nouvelles normes (Cefaï, 2010).

Considérant le nombre important de travaux ayant critiqué ces dernières années le fonctionnement et les principes sur lesquels s’appuient les CER, nous pourrions penser que ce récent développement dans le domaine de l’éthique de la recherche produit des effets qui n’étaient pas ceux envisagés au départ par les acteurs de cette transformation. Ce retournement est bien résumé par Haggerty, pour qui un « système formel de supervision bureaucratique », qui « institutionnalise la méfiance », aurait remplacé la confiance que l’on accordait auparavant aux chercheur-e-s, en leur compétence et leur expérience professionnelle. Dans le nouveau système, les chercheur-e-s sont perçu-e-s comme ayant besoin d’une supervision supplémentaire afin de s’assurer qu’ils et elles agissent de manière éthique (Haggerty, 2004 : 393). Dans la lecture des évènements proposée par Haggerty, un glissement se serait progressivement opéré, d’une part à l’égard de ceux et celles à qui est attribuée la responsabilité de la surveillance des conduites, et d’autre part à l’égard de la manière d’assurer la moralité des conduites. Soit, les chercheur-e-s n’ont plus la responsabilité de leur propre conduite, mais doivent soumettre cette dernière à l’évaluation d’un comité, qui lui aura recours à un ensemble de règles préétablies pour interpréter le bien-fondé d’une pratique de recherche. Ce double glissement, des chercheur-e-s aux comités et de la réflexivité à partir de l’expérience à la réflexivité à partir d’un code, a pour effet d’institutionnaliser un climat de méfiance et de surveillance dont les chercheur-e-s deviennent l’objet (Haggerty, 2004). Reprenant cette perspective, Boden, Epstein et Latimer soutiennent que la modélisation et la gouvernance de l’éthique de la recherche, en passant du contrôle des chercheur-e-s à celui des comités d’évaluation, se sont transformées d’un procédé endogène en un procédé exogène (Boden, Epstein et Latimer, 2009). Selon elles, les chercheur-e-s, qui connaissent mieux leur projet de recherche et ont une meilleure connaissance du terrain, ne seraient plus ceux et celles qui en définissent les enjeux éthiques légitimes. Ce serait plutôt les comités d’éthique qui auraient maintenant le dernier mot à ce sujet. Ceci est soutenu par Cefaï, pour qui l’institutionnalisation de l’éthique correspond à la mise sur pied de mécanismes d’évaluation, de normalisation et de contrôle conférant aux comités d’éthique la capacité d’autoriser et d’interdire des projets de recherche (Cefaï, 2010 : 497). Par ce processus donc, les comités d’éthique se retrouveraient en position d’exercer une forme de monopole du jugement éthique : en dernière instance, ils seraient les seuls à pouvoir valider l’« éthicité » d’un projet de recherche.

Les travaux résumés ci-haut se concentrent essentiellement sur une dimension de l’éthique en recherche que Marilys Guillemin et Lynn Gillam (2004) qualifient de « procédurale » (procedural ethics). Pour elles, la dimension procédurale de l’éthique en recherche correspond au moment de la demande d’approbation d’un projet de recherche auprès d’un comité d’éthique reconnu de manière institutionnelle. Selon Guillemin et Gillam (2004), il peut arriver qu’un tel comité ait une compréhension inadéquate du fonctionnement de certaines méthodologies de recherche, ou encore qu’il soit peu renseigné sur le plan du contexte social dans lequel sont menées les recherches. Heimer et Petty soulignent à cet égard que la structure bureaucratique dans laquelle s’inscrivent les CER et leur obligation de rendre compte de leurs activités encouragent le déplacement de leurs préoccupations en ce qui a trait au respect des procédures plus qu’à l’objet auquel ces procédures s’appliquent (Heimer et Petty, 2010). La démarche d’approbation éthique formelle viserait ainsi surtout à rassurer les comités responsables de l’expérience et de la compétence des chercheur-e-s, ces dernier-ère-s apprenant rapidement qu’ils et elles doivent faire preuve de perspicacité au moment de présenter leur projet aux CER (Guillemin et Gillam, 2004). Cela se traduit généralement par l’utilisation d’un discours adapté à la situation, dans le but de s’assurer que la demande sera approuvée rapidement, avec le moins de changements possibles et en respectant l’intégrité du projet de recherche (Guillemin et Gillam, 2004 : 264).

Avec raison, donc, l’éthique procédurale peut parfois sembler à certain-e-s chercheur-e-s comme un poids bureaucratique de plus, sa fonction étant plus de rappeler aux chercheur-e-s leur responsabilité personnelle et professionnelle ayant trait à l’intégrité de la recherche et des participant-e-s. Toutefois, l’éthique procédurale peut s’avérer insuffisante sur plusieurs plans dans les moments de la recherche dits « éthiquement importants » (Guillemin et Gillam, 2004). Ces moments, pour Guillemin et Gillam, ont plus à voir avec la dimension pratique et quotidienne de l’éthique de la recherche. Ce qu’elles nomment « ethics in practice » comprend les questions, les problèmes et les dilemmes qui surviennent pendant la recherche et dont on ne peut jamais prévoir l’objet. Ces enjeux éthiques ne sont habituellement pas abordés par les CER, ni même anticipés par les chercheur-e-s au moment de déposer la demande d’approbation. Cela peut être attribuable au caractère banal de certains enjeux, mais ce même caractère banal signifie aussi qu’il y a plus à l’éthique de la recherche que les grands dilemmes qui ne laissent aucun doute quant à leur importance éthique (Guillemin et Gillam, 2004 : 264‑265). On voit dès lors comment les deux dimensions de l’éthique de la recherche correspondent à des moments différents du déroulement de la recherche, l’éthique procédurale devant en quelque sorte servir d’examen d’entrée dans la recherche tandis que l’éthique en pratique impliquerait l’adoption d’une posture réflexive pour ses propres pratiques de recherche, de ses choix théoriques et méthodologiques, et des enjeux qui peuvent émerger des interactions sur le terrain. L’existence d’une dimension procédurale de l’éthique en recherche, en d’autres termes, n’exclut pas de facto l’existence d’une autre dimension ancrée dans la pratique.

Cette conception dualiste de l’éthique de la recherche en sciences sociales est avancée par les recherches du sociologue Will van den Hoonaard (2011) qui mettent de l’avant les attitudes différenciées des chercheur-e-s face aux comités d’éthique. Adoptant une approche ethnographique, van den Hoonaard montre comment certain-e-s chercheur-e-s se conforment volontairement aux procédures d’approbation éthique de la recherche et aux recommandations des comités, tandis que d’autres recourent à des stratégies d’évitement ou de subversion dans le cours même du processus d’approbation éthique. Dans ce second cas, il arrive en effet que certain-e-s chercheur-e-s entretiennent une attitude généralement cynique à l’endroit des CER, se contentant de les convaincre de la cohérence de leur démarche avec les principes des comités d’éthique tout en poursuivant leur recherche à leur façon. Van den Hoonaard décrit les « ajustements secondaires » effectués par ces chercheur-e-s face aux CER, qui sont pour lui des comportements qui ne visent pas directement le renversement de cette institution mais qui, tout de même, dévient des attentes formulées par cette dernière. Par exemple, une chercheure pourrait décider de présenter au CER une version « acceptable » de son projet de recherche tout en effectuant ses enquêtes en accord avec d’autres principes normatifs que ceux des comités, tandis qu’un autre pourrait décider de se conformer aux principes des CER du début à la fin. C’est là un exemple parmi d’autres des stratégies que peuvent employer les chercheur-e-s pour contourner ou tromper les CER et ainsi limiter leur influence dans la poursuite de leur recherche (Van den Hoonaard, 2011). Cela a mené Van den Hoonaard à considérer l’espace de l’éthique de la recherche comme étant formé de deux mondes : celui des CER et celui des chercheur-e-s. Selon l’auteur, le premier repose sur des procédures et des routines bureaucratiques sur lesquelles les pratiques de recherche ont peu d’impact (voir aussi Heimer et Petty, 2010). Il s’ancre dans une « culture de la reddition de comptes », répond à une « panique morale » qui présuppose le dérapage potentiel de la recherche, et considère les participant-e-s de recherche comme « fragile[s] et ayant besoin de protection ». Le second se compose de chercheur-e-s frustré-e-s de voir leur recherche « entravée et normalisée » au nom de l’éthique de la recherche (Van den Hoonaard, 2011 : 7). Dans cette configuration institutionnelle que décrit Van den Hoonaard, le caractère dit « exogène » de l’éthique de la recherche dont il était question plus haut devrait plutôt être vu en termes de degré, celui-ci dépendant plus de la perspective adoptée par les chercheur-e-s, et de leur choix de se conformer, entièrement, partiellement ou pas du tout, aux procédures et recommandations des CER. Car, au bout du compte, les CER ne peuvent surveiller comment la recherche se déroule une fois que les chercheur-e-s sont sur le terrain, ce qui tend à appuyer la pertinence analytique, mais aussi pratique, d’une conception dualiste de l’éthique en recherche.

Ce qui est à craindre cependant, comme le note Van den Hoonaard, c’est que l’absence d’une communication efficiente entre les chercheur-e-s et les comités d’éthique ne mène à un développement en vase clos des réflexions autour de l’éthique procédurale d’une part, et de l’éthique en pratique d’autre part. Par exemple, la sociologue Amy Swiffen remarque que certain-e-s chercheur-e-s ont amorcé une critique des CER à partir d’exemples personnels où, dans le cadre de leur recherche, agir de façon éthique nécessitait selon eux d’enfreindre les règles des CER[2] (Swiffen, 2007, 2011). Selon elle, cependant, une telle approche est audacieuse, voire problématique, car elle suppose que les chercheur-e-s en question étaient les seul-e-s à savoir ce qu’il était bon de faire dans ces situations particulières (Swiffen, 2011). Pour l’anthropologue Charles Bosk également, la justification de la transgression des principes des CER au nom de la particularité d’une situation relèverait plus d’un acte vertueux motivé par le sentiment de fierté qu’il génère que d’un acte éthique, la vertu dans cette situation étant « la démonstration d’un plus grand respect pour l’univers social des sujets de la recherche que pour un formalisme vide » (traduction libre, Bosk, 2007 : 195, cité dans Swiffen, 2011)[3]. Plus encore, l’appel à la nécessité d’agir (dans ce cas-ci, d’enfreindre les règles), motivé selon les chercheur-e-s par la particularité de la situation, élude les véritables questions éthiques de la recherche. Pour Swiffen, le refus de se conformer aux règlements sous prétexte que cela était rendu nécessaire dans le contexte particulier de la situation tend à masquer l’élément de décision qui est au centre de cette action dite « éthique » (Swiffen, 2011 : 44).

Il n’est pas clairement démontré que la « particularisation » de l’éthique de la recherche implique une plus grande réflexivité éthique de la part des chercheur-e-s ni qu’elle soit plus bénéfique à la préservation de l’intégrité des participant-e-s que la standardisation et l’unification des règles de conduite en recherche qui participent de l’institutionnalisation de l’éthique de la recherche. Ce qui est plus évident cependant, c’est qu’il est dans l’intérêt des chercheur-e-s tout comme dans celui des comités d’éthique qu’un processus de partage et d’échange ait lieu, de manière à favoriser la réflexion autour de ce qui est souhaitable pour la recherche à partir de perspectives complémentaires (Heimer et Petty, 2010 : 622), soit en prenant en compte les ordres moraux propres aux différentes disciplines des sciences sociales (Lederman, 2016). Par exemple, dans le cas de l’anthropologie et, dans une certaine mesure, de la sociologie (lorsque la recherche implique le partage du quotidien des participant-e-s sur une longue durée), le mot d’ordre serait plutôt l’ambiguïté morale. En effet, les anthropologues, lorsqu’ils et elles se trouvent sur le terrain, doivent jongler avec une multitude de cadres de référence qui incluent leur posture disciplinaire, leurs propres principes moraux personnels et culturels, de même que ceux d’une multitude d’acteurs avec qui ils et elles sont en relation tout au long de la recherche (hôtes, personnes ordinaires, organismes subventionnaires, etc.) (Lederman, 2013 : 591). Les codes et les recommandations des CER, en ce sens, ne peuvent pas préparer les chercheur-e-s, et encore moins les étudiant-e-s — qui ont moins d’expérience que leurs collègues enseignants et enseignantes — aux éventualités de la recherche sur le terrain (2013 : 596). Mais dans le cas où le cloisonnement serait maintenu entre les dimensions procédurale et pratique de l’éthique en recherche, les chercheur-e-s continueront de craindre que leur travail soit démesurément contraint par les CER au nom de principes qu’ils et elles jugent inappropriés, ceci suscitant des comportements de contournement et un potentiel désintérêt de la part des chercheur-e-s pour l’éthique de la recherche. Pour cette raison, je propose dans les prochaines sections de réfléchir sur l’éthique de la recherche en mettant directement en relation certains principes de l’Énoncé de politique des trois conseils avec des exemples tirés de mes expériences de recherche en Afrique de l’Ouest.

2. retour sur un paradigme (bio)éthique : la vulnérabilisation de la vie et ses répercussions

Dans Law, Ethics and the Biopolitical (2011), Swiffen explore la relation entre le droit et la morale dans les nouvelles théorisations éthiques et politiques qui émergent en lien avec les inquiétudes récentes relatives à la perte d’autorité des États-nations. L’une de ces nouvelles formes de pensée qu’elle prend comme objet d’analyse est la discipline de la bioéthique, telle qu’elle s’est développée au cours du 20e siècle, et telle qu’elle se manifeste actuellement à travers les CER (De Vries, Dingwall et Orfali, 2009) depuis l’adoption en 1998 de la Politique par les universités canadiennes. La bioéthique, comme discipline, combine différents savoirs provenant des sciences humaines, des sciences sociales et des sciences biomédicales (Swiffen, 2011 : 53). En pratique cependant, il semblerait que les philosophes, les théologien-ne-s, les avocat-e-s et les expert-e-s biomédicaux-cales aient plus d’influence dans les débats qui traversent cette discipline (Petersen, 2011 : 5). Deux approches s’opposent dans le champ de la bioéthique. La première, souvent qualifiée de « principielle », se focalise sur un ensemble de principes généraux censés orienter les actions à accomplir dans une situation donnée (Swiffen, 2011 : 54). Les philosophes et éthiciens Tom Beauchamp et James Childress ont profondément marqué ce courant de la bioéthique. Dans leur livre Principles of Biomedical Ethics, originairement publié en 1979 et plusieurs fois réédité depuis, les auteurs proposent quatre principes qui devraient selon eux orienter les délibérations des bioéthiciens : l’autonomie, la bienveillance, la non-malfaisance et la justice (Petersen, 2011 : 5). La seconde approche, à l’inverse, insiste sur l’importance des intuitions morales qui émergent dans des situations particulières. Les grands principes généraux, selon cette approche, sont difficilement applicables aux situations particulières (Swiffen, 2011 : 54).

On pourrait comparer ces différentes perspectives dans la bioéthique à la distinction proposée plus haut par Guillemin et Gillam entre l’éthique procédurale et l’éthique en pratique, à la différence que les premières sont constitutives d’une tension à l’intérieur même d’une discipline, tandis que les secondes coexistent grâce à un arrangement institutionnel particulier. Car même si la bioéthique n’est pas une discipline unifiée, elle s’est néanmoins développée autour d’un élément moral bien particulier : l’incommensurabilité de la vie humaine et la nécessité de la préserver. Pour Swiffen, « la bioéthique s’accroche à l’idée qu’il existe une “moralité commune” s’appuyant sur un désir universel de survie et une valeur universelle de la vie » (traduction libre, 2011 : 1)[4]. Un exemple de cet idéal moral à l’oeuvre s’observe dans la pensée de Hans Jonas, un penseur influent en bioéthique ayant pris part au débat entourant le développement du concept de mort cérébrale dans les années 1960. En résumé, ce dernier considérait que les avancées technologiques et scientifiques du 20e siècle offraient aux êtres humains un pouvoir inédit, se traduisant autant par une capacité d’allonger la vie humaine au-delà des limites connues qu’à une capacité inédite de la détruire. Pour Jonas, ces conditions historiques appelaient une nouvelle forme d’éthique dédiée à ce qu’il considérait comme un devoir objectif et naturel, c’est-à-dire l’impératif (biologique) de vivre (2011 : 55‑56). Plus encore, pour Swiffen, alors que les formes précédentes d’éthique (kantienne et aristotélicienne) conservaient un certain degré d’indétermination à l’égard de ce qui pourrait être considéré comme un idéal moral absolu, l’éthique de Jonas serait sans équivoque à ce sujet. Selon Jonas, la vie n’est pas seulement un bien parmi d’autres, mais le bien. Et par cette occasion, il en fait une loi morale se traduisant ainsi : « agit de manière à ce que les effets de ton action s’accordent avec la permanence de la vie humaine » (traduction libre, Jonas, 1984 : 11, dans Swiffen, 2011 : 57)[5]. La vie, ainsi envisagée de manière strictement biologique, devient l’objet privilégié au 20e siècle d’une science morale qui en délimite les frontières (qu’est-ce qu’une vie et qu’est-ce qui n’en est pas une, par exemple, dans le cas de la notion de mort cérébrale) et dicte les actions à entreprendre pour la préserver ou pour favoriser son développement.

Le concept de vie, tel qu’il a été abordé jusqu’à maintenant sous l’angle de la bioéthique, est conçu au sens de la vie biologique. Vivre, biologiquement parlant, représente dans cette perspective le devoir objectif et naturel de l’être humain. Il s’agit d’un devoir qui serait cependant menacé par un pouvoir inédit de destruction, qui ferait en sorte que la nouvelle condition d’existence universellement partagée par les êtres humains serait leur vulnérabilité accrue face à la mort (Swiffen, 2011 : 57). Cette vulnérabilité, en atteignant au 20e siècle un niveau jusqu’alors inégalé, justifierait une nouvelle responsabilité morale universelle des êtres humains envers eux-mêmes, se traduisant par la préservation de la vie, la prévention du tort qui pourrait lui être fait, l’amélioration de ses conditions d’existence, etc. En somme, tout ce qui concerne la vie humaine acquiert une importance renouvelée, à partir du 20e siècle, sous le regard que la bioéthique porte sur le monde. Certes, il n’est pas faux de dire qu’il existait, et existe toujours, des menaces de grande envergure à la vie, que l’on pense à la bombe atomique ou encore aux changements climatiques contre lesquels de nombreux rapports scientifiques nous mettent en garde. Néanmoins, certaines questions se posent : la menace est-elle la même pour tous les humains ? Certaines catégories de gens (en moins bonne santé, plus pauvres, etc.) ou certaines régions du monde sont-elles plus à risque ? Est-ce que la vie dans son entièreté est menacée ou est-ce seulement l’avenir de l’humanité qui est en jeu ? Ces questions, à mon avis, font ressortir le caractère moral et normatif de la bioéthique, en tant que discipline qui a pour objet une conception universelle et unifiée de la vie et pour leitmotiv la vulnérabilité de celle-ci.

Un exemple de l’extension de l’influence morale de la bioéthique à d’autres sphères sociétales nous est proposé par l’anthropologue Didier Fassin et ses travaux sur les migrant-e-s et les demandeur-euse-s d’asile (Fassin, 2018). À partir de plusieurs études de cas, ce dernier montre en effet comment, depuis la fin du 20e siècle et le début du 21e, « [l]a valeur de la vie comme fait social et politique décline tandis que la valeur de la vie comme fait naturel et biologique progresse » (Fassin, 2018 : 84). Un exemple proposé par Fassin pour illustrer cette tendance est celui de la transformation des politiques françaises d’immigration à partir des années 1970. En quelques décennies, les voies légales d’entrée dans ce pays se sont considérablement réduites pour les immigrant-e-s économiques et les demandeur-euse-s d’asile fuyant la persécution, alors qu’au même moment est apparue une nouvelle catégorie légale de migrant-e-s :

La « raison humanitaire », selon la terminologie officiellement adoptée, concernait les étrangers dont la vie était menacée par une maladie grave pour laquelle le traitement n’était pas accessible dans leur pays. Elle ouvrait droit, après certification par un médecin et validation par les services de l’État, à une régularisation temporaire du séjour et à une prise en charge médicale.

2018 : 80

La mise en place de cette nouvelle voie légale d’immigration a eu un impact immédiat sur les types d’entrées dans ce pays. La progression entre 1997 et 2005 des taux d’admission en France des migrant-e-s de la « raison humanitaire » était l’inverse de celle des réfugié-e-s politiques, la première s’étant multipliée par 17 pour atteindre un taux d’acceptation de 60 % en première instance, alors que la seconde est passée de 90 % dans les années 1970 à 8 % en 2005 (2018 : 80-81).

Pour Fassin, ces évènements appuient d’une part, la distinction qu’il opère entre les différentes formes de la vie humaine, soit entre la vie biologique et la vie biographique (nous y reviendrons), et d’autre part, l’accroissement de la légitimité de la vie biologique aux dépens de la vie biographique :

La baisse des taux de reconnaissance des demandeurs d’asile reflète le déclin de la légitimité de la menace politique et de sa preuve biographique : dorénavant, officiers et magistrats s’attendent même à ce que des certificats médicaux ou psychologiques valident l’existence de traces corporelles ou de traumatismes psychiques objectivant les persécutions. À l’inverse, l’accroissement du nombre de régularisations au titre de la maladie révèle la progression de la légitimité de la menace clinique et de sa preuve biologique : celle-ci est considérée plus empiriquement robuste et celle-là plus immédiatement préoccupante.

2018 : 83-84

Ce cas de figure illustre les changements philosophico-politiques qui surviennent au 20e siècle, où la vie au sens biologique, la vulnérabilité et la biolégitimité — c’est-à-dire la « reconnaissance de la vie comme bien suprême au nom duquel toute action peut, en dernière instance, se trouver justifiée » (2018 : 90) — sont progressivement devenues les composantes d’un nouveau paradigme éthique à partir duquel s’élaborent des politiques sociétales. Comme le note Swiffen (2011), Michel Foucault avait bien vu cette transformation de la place accordée à la vie lorsque, dans le premier tome de l’histoire de la sexualité, il écrivait au sujet de l’avènement de la modernité :

L’homme [sic] occidental apprend peu à peu ce que c’est que d’être une espèce vivante dans un monde vivant, d’avoir un corps, des conditions d’existence, des probabilités de vie, une santé individuelle et collective, des forces qu’on peut modifier et un espace où on peut les répartir de façon optimale. Pour la première fois sans doute dans l’histoire, le biologique se réfléchit dans le politique ; […] il passe pour une large part dans le champ de contrôle du pouvoir.

Foucault, 1976 : 187

Tandis que Foucault adoptait une approche analytique par rapport à la notion de vie, soit en proposant de réfléchir sur son entrée dans le domaine du politique, Jonas a quant à lui adopté une approche morale faisant de la vie un bien commun absolu (Swiffen, 2011 : 58). Ceci met donc en évidence le projet moral de Jonas et son horizon politique.

De Vries, Dingwall et Orfali (2009) notent que les comités d’éthique de la recherche sont des lieux d’activité par excellence de la bioéthique (562). Au Canada, la Politique fut adoptée en 1998 puis, comme il est mentionné dans son introduction, fut révisée en 2010 et en 2014 afin de tenir « compte de plus de dix ans d’expérience quant à l’application de la politique au sein du milieu de la recherche » (p. 3). Cette version, est-il encore écrit, « en tire les enseignements à la lumière des enjeux éthiques actuels et émergents ainsi que des nouveaux domaines de recherche » (p. 3). À première vue, il pourrait sembler que cette nouvelle version de l’EPTC ait tenté de prendre en considération les critiques qui lui ont été adressées depuis plusieurs années quant à son application dans le milieu des sciences sociales. Ces critiques, même si elles ne portaient pas toutes explicitement sur la version canadienne de l’éthique de la recherche, convergeaient vers les mêmes thèmes : les tendances expansionnistes et régulatrices de l’infrastructure institutionnelle de l’éthique de la recherche, l’incompatibilité entre les principes proposés et les pratiques de recherche — une attention particulière étant accordée aux méthodes qualitatives — et le caractère normatif de ces principes. Le chapitre 10, consacré à la recherche qualitative, est un exemple de tentative visant à donner plus de flexibilité à la Politique. Il reconnaît le caractère inductif, dynamique et évolutif de ce type de méthode qui nécessite la réflexivité et la flexibilité des chercheur-e-s, et parfois un processus de consentement « dynamique, négocié et continu ».

Je suis d’avis cependant que malgré la volonté d’ouverture et de flexibilité manifestée par les réformateur-trice-s, l’ethos actuel de la Politique conserve ses racines morales bioéthiques, et que celles-ci risquent d’être reconduites telles quelles par des comités ayant une conception étroite et bureaucratique de l’éthique[6]. Considérons par exemple le passage suivant :

Respecter les personnes, c’est reconnaître la valeur intrinsèque de tous les êtres humains ; c’est aussi reconnaître que chacun a ainsi droit au respect et à tous les égards qui lui sont dus. […] Le respect des personnes comprend le double devoir moral de respecter l’autonomie et de protéger les personnes dont l’autonomie est en développement, entravée ou diminuée.

p. 6

Ce passage est tiré de la section sur les « principes directeurs » de l’EPTC, qui sont présentés comme les bases de la dignité humaine, elle-même identifiée comme « une valeur essentielle » (p. 6) de la Politique. Ce qui attire l’attention dans ce passage est la réduction des participant-e-s à leur « valeur intrinsèque » d’êtres humains, soit qu’au-delà de leurs particularités subjectives, culturelles et sociales, ceux-ci et celles-ci partagent tous et toutes la même condition humaine. C’est leur condition commune, universelle, qui est mise de l’avant pour justifier le respect des êtres humains. Autrement dit, ce qui fait la valeur des êtres humains, ce qui mérite une protection et ce qui n’est pas explicitement nommé, c’est l’état des vies humaines désencastrées des processus sociaux qui exercent leur « violence » et opèrent une hiérarchisation politique des vies, en conférant par exemple moins de valeur à la vie des femmes, des minorités sexuelles, des personnes non blanches, etc. (Fassin, 2018). La valeur intrinsèque des êtres humains correspond à leur qualité d’êtres vivants, tandis que sont niées les bases sociales de l’existence humaine, c’est-à-dire les processus de subjectivation, de socialisation et d’enculturation à partir desquels les humains agissent au quotidien en même temps qu’ils sont agis par eux. La Politique, en ce sens, reste un outil qui, pour reprendre les termes de Fassin, peut potentiellement reconduire un déclassement de la vie comme fait social et politique au profit de la vie comme fait biologique. Il ne s’agit pas ici de prendre position contre le respect de tous les êtres humains, mais plutôt de souligner qu’il est possible de concevoir d’autres fondements au respect de la dignité humaine. Par exemple, les dimensions subjective, sociale et culturelle qui s’articulent en chaque personne, qui sont des traits communs de l’humanité en même temps qu’elles sont la source de la singularité de chaque personne.

Le philosophe Axel Honneth, dans son livre Lutte pour la reconnaissance, définit la dignité humaine comme « le degré d’estime sociale accordé à la manière dont [une personne] se réalise dans l’horizon culturel d’une société » (Honneth, 2002 : 164). En d’autres termes, la dignité, selon Honneth, prendrait racine dans le processus par lequel une personne se constitue elle-même à partir des ressources sociales et culturelles qui sont à sa disposition, et enfin dans la reconnaissance par les autres de cette autoréalisation, et non pas simplement dans une essence humaine associée au fait d’être en vie d’un point de vue biologique. Ce remaniement sociologique de la notion de dignité humaine est encore plus évident lorsque Honneth décrit son contraire :

La dépréciation de certains modèles d’autoréalisation a pour effet que ceux qui s’y conforment ne peuvent reconnaître à leur existence aucune signification positive au sein de la communauté. Pour l’individu, l’expérience d’un tel déclassement social va donc de pair avec une perte de l’estime de soi, il n’a plus aucune chance de pouvoir se comprendre lui-même comme un être apprécié dans ses qualités et ses capacités caractéristiques. Ce qui est ici refusé à la personne, c’est l’approbation sociale d’une forme d’autoréalisation à laquelle elle est péniblement parvenue, grâce à l’encouragement reçu à travers des solidarités de groupe.

Honneth, 2002 : 164-165

Le respect de la dignité des êtres humains, dans cette perspective, dépend ultimement du degré de reconnaissance qui est adressé à l’existence biographique d’un individu. Le respect, en étant reconnaissance, acquiert un caractère relationnel et intersubjectif, tandis que son objet, la dignité, est éminemment pluriel et particulier. Du point de vue d’une éthique de la recherche, le respect de la dignité des participant-e-s deviendrait en quelque sorte le respect d’« existences biographiques ». En concevant les choses ainsi, on reconnaîtrait aux participant-e-s leur qualité de sujets, qui se constituent en rapport à des idéaux moraux et des traditions discursives[7] particuliers, lesquels à la fois informent l’expérience que les sujets font de leur vie en même temps qu’ils se réalisent en eux (cf. Lambek, 2000 ; Mahmood, 2001, 2009).

Dans l’ordre moral de l’EPTC, le respect de l’autonomie va de pair avec la reconnaissance de la valeur intrinsèque des êtres humains (voir plus haut la citation tirée de l’EPTC). Ainsi, dans la section de l’EPTC sur les principes directeurs, juste après le passage sur le respect des participant-e-s, suit un autre passage concernant l’autonomie des participant-e-s. Ce dernier s’attarde à définir de quoi il est question lorsqu’on parle d’autonomie, ainsi que la marche à suivre pour la préserver. Et c’est là, notamment, qu’entre en jeu la question du consentement. Voici le passage en question :

L’autonomie comprend la capacité de délibérer au sujet d’une décision et d’agir en conséquence. Respecter l’autonomie, c’est reconnaître la capacité de jugement d’une personne et faire en sorte que la personne soit libre de choisir sans ingérence. L’autonomie ne s’exerce pas dans le vide ; au contraire, elle est soumise à l’influence des diverses relations entre la personne et sa famille, son milieu et les groupes auxquels elle appartient, que ces liens soient d’ordre culturel, social, linguistique, religieux ou autre. […]

Un des mécanismes importants pour le respect de l’autonomie des participants est l’obligation de solliciter leur consentement libre, éclairé et continu. Cette exigence est le signe de l’importance attachée à ce que la participation à la recherche, y compris la participation d’une personne par la voie de l’utilisation de ses données ou de son matériel biologique, soit un choix véritable, et pour cela il doit absolument être éclairé. Le choix éclairé repose sur une compréhension aussi complète que possible, raisonnablement, des buts de la recherche, de ce qu’elle suppose et de ses avantages éventuels et risques prévisibles, tant pour le participant que pour les autres.

p. 6-7

Concernant l’autonomie, il semble à première vue que la définition de l’EPTC[8] s’accorde avec la conception sociologique proposée par Honneth, soit que celle-ci s’exerce dans un rapport d’interdépendance avec l’autre et sa reconnaissance. Reconnaître la « capacité de jugement » d’une personne, comme l’indique la Politique, est à mon avis indispensable à la reconnaissance de son agentivité, c’est-à-dire la reconnaissance de la capacité qu’ont les individus de reproduire, résister ou se réapproprier au quotidien les structures du social par leurs actions et leur jugement personnel. Or, la reconnaissance de cette capacité de jugement ne devrait pas se faire seulement dans le cadre de l’acte de consentement « éclairé » que l’EPTC introduit comme un « mécanisme » garantissant son respect. En effet, le passage sur le consentement précédemment cité semble proposer que l’« autonomie de jugement » des participant-e-s ne se réalise et devient effective seulement lorsque le consentement est explicitement exprimé, voire matérialisé dans la signature d’un formulaire. Or, comme le remarque l’anthropologue Susanne Langer, la conception de l’agentivité sous-entendue par la notion de consentement éclairé présuppose une forme particulière de sujet qui, plutôt que d’exister « naturellement », n’existerait que dans les choix qu’il fait (Langer, 2005 : 6‑7). L’anthropologue Saba Mahmood explique, quant à elle, que la conception de l’autonomie dans la théorie politique libérale en fait un principe procédural plutôt qu’une caractéristique ontologique ou substantielle du sujet humain. Ainsi, « pour qu’un individu soit libre, ses actions doivent être la conséquence de sa “propre volonté” plutôt que de la coutume, de la tradition ou de la pression sociale » (Mahmood, 2009 : 27). Contre cette conception libérale universelle du sujet, Mahmood s’efforce de montrer à partir de l’étude d’un mouvement de piété islamique féminin que « la capacité à produire un changement dans le monde et en soi-même est culturellement et historiquement située », et en ce sens, qu’elle peut se trouver « non seulement dans les actes de résistance aux normes mais aussi dans les multiples façons dont on habite les normes » (2009 : 32).

On pourrait alors se demander quel genre d’ontologie s’efforce de réduire et de limiter la reconnaissance de l’agentivité à un type d’interaction bien précis entre deux personnes, soit l’acte de consentir, ostentatoirement et formellement, à l’image d’un contrat où les deux parties s’engagent à respecter un certain nombre de principes. À la lumière des éléments que nous venons de voir, je serais tenté de répondre : une ontologie du sujet universel, qui voit dans la formalisation du consentement une procédure garantissant la protection universelle du bien commun de l’humanité (c’est-à-dire la vie). Dans un article sur l’obtention du consentement en recherche, Klaus Hoeyer et Linda Hogle décrivent cette procédure comme une méthode systématique et standardisée qui permet de parvenir à un jugement moral (Hoeyer et Hogle, 2014 : 350). Ces chercheur-e-s en santé publique affirment que l’absence de consentement est actuellement conçue comme un « intolérable », et que la politique dont le consentement fait l’objet présuppose l’existence d’une forme universelle de sujet. Tous les sujets humains, en ce sens, évalueraient les informations à leur disposition de manière à faire des choix éclairés, et ils participeraient volontairement aux recherches avec les mêmes attentes (Hoeyer et Hogle, 2014 : 352). Toujours selon ces auteur-e-s, en plus d’être normatifs, ces présupposés ignorent l’apport des travaux anthropologiques sur les subtilités de l’agentivité humaine (2014 : 352). De fait, la forme et la place du consentement dans l’ordre moral de l’EPTC nous renseignent sur sa conception de l’être humain, en même temps qu’elles dévoilent son caractère normatif par la portée universelle envisagée de son application. Elles nous renseignent également sur la façon dont on entend protéger le sujet vivant (c’est-à-dire biologique), soit par l’encadrement de son interaction avec la chercheure à l’intérieur des balises du consentement éclairé. Certes, l’obligation morale de protéger la vie biologique n’est pas exprimée explicitement dans l’EPTC comme elle l’était dans la philosophie morale de Jonas. Cependant, on y retrouve les mêmes idées structurantes, à savoir que les êtres humains sont réunis par une même valeur abstraite, et que cette valeur justifie la mise en place de procédures standardisées de contrôle de l’interaction entre chercheur-e-s et participant-e-s dédiées à la protection de ces derniers et dernières. Le schème de pensée universaliste derrière ces principes fait en sorte que tous les humains sont considérés comme susceptibles d’avoir besoin des mêmes procédures de protection, ce qui conduit au décalage important que plusieurs constatent, en éthique de la recherche, entre procédures et pratiques. La source du décalage, en ce sens, ne serait pas seulement de l’ordre du « comment », mais aussi et peut-être surtout du « quoi ». Autrement dit, une révision de l’éthique procédurale devrait porter moins sur la manière d’assurer des pratiques éthiques et davantage sur l’objet de cette éthique que l’on tente de mettre en place, celui-ci orientant celle-là.

3. le sujet universel et les sujets biographiques : pour un dialogue entre procédure et pratique

Je désire, dans cette section, me pencher sur le déroulement parfois imprévisible des relations entre participant-e-s et chercheur-e-s sur le terrain, en m’appuyant sur des exemples de relations d’enquête tirés de mes recherches en Afrique de l’Ouest. J’espère ainsi clarifier l’inadéquation entre ces relations telles qu’elles se sont déroulées et ce qui fait l’objet du souci de contrôle contenu dans l’EPTC. J’insisterai particulièrement sur deux exemples de relations d’enquête, pour lesquelles le consentement des participant-e-s ne fut pas une étape clairement circonscrite par une réponse de type oui ou non, et dont le dénouement aurait suivi une trajectoire linéaire. Au contraire, ce qui caractérise ces relations d’enquête et fait en sorte qu’elles se démarquent des autres que nous avons eues est, d’une part, que le consentement des participant-e-s y évoluait de manière erratique, et d’autre part, que la reconnaissance (ou non) de la vie biographique des participant-e-s a eu un rôle important dans leur dénouement. Ces rencontres, dans un même temps, ont fait émerger d’autres enjeux qui m’ont amené à questionner mon approche et mes présupposés éthiques. En lien avec la section précédente, ceci devrait éclairer le décalage qui persiste entre l’objet de l’éthique de l’EPTC et les sujets humains de nos recherches, et comment des relations d’enquête peuvent affecter la recherche.

Le premier cas est un entretien que j’ai mené avec Bénite[9], une tradipraticienne de la périphérie urbaine de la ville de Ouagadougou au Burkina Faso. J’étais de passage dans cette ville en mai et juin 2017 afin d’explorer des pistes de recherche en prévision d’un séjour plus long. Bénite me fut présentée par Henry, un étudiant burkinabé que j’ai rencontré à l’endroit où je logeais. Après lui avoir expliqué que je m’intéressais à différents thèmes entourant les pratiques de soin alternatives, Henry a proposé de me faire rencontrer des praticien-ne-s de la médecine traditionnelle qu’il connaissait. Au bout de quelques jours, il a réussi à coordonner une rencontre avec la mère d’un de ses amis, qui était connue pour ses pratiques de guérison. Ceux-ci avaient été informés que je souhaitais poser quelques questions sur les pratiques de soin de la tradipraticienne. Aucun malaise n’a alors été signalé à ce sujet et la rencontre a finalement pu avoir lieu. Sur place, une fois les présentations faites, on m’autorisa à prendre des notes. La praticienne tirait son expertise thérapeutique de la communication avec des esprits ancestraux. Ce sont eux qui l’informent sur les maux de ses patients et sur la manière appropriée de les soigner.

Pendant l’entretien, Bénite est entrée plusieurs fois en contact avec eux. Chaque fois, cela se manifestait par de courtes périodes de transe : elle semblait soudainement s’absenter d’elle-même, se mettait à crier, et se laissait tomber sur sa chaise ou au sol, avant de revenir à elle. La situation semblait tout à fait normale pour Henry, pour son ami qui ne réagissait pas et pour les autres membres de la famille présent-e-s dans la cour qui continuaient de vaquer à leurs occupations. J’ai donc décidé de ne pas trop m’inquiéter de ces épisodes. En fait, après chacun d’eux, la tradipraticienne m’expliquait que mes questions étaient trop précises et que les esprits ancestraux exprimaient alors leur désaccord. Je m’empressais alors de m’excuser et de passer à d’autres questions. À la fin, Henry et moi avons remercié la tradipraticienne pour son accueil puis nous avons quitté les lieux. Quelques jours plus tard, je reçois un appel d’Henry qui me dit que Bénite souhaite me rencontrer à nouveau : il y aurait, semble-t-il, un problème avec les notes d’entretien que j’avais conservées. Une fois chez elle, la tradipraticienne explique que lorsque j’ai commencé à prendre des notes lors de notre première rencontre, elle m’avait donné son accord sans demander l’avis des ancêtres. Elle affirme que c’est pour cette raison qu’ils sont intervenus à plusieurs reprises à travers elle alors que nous discutions. Par conséquent, elle souhaite récupérer la page sur laquelle j’ai pris des notes afin qu’elle puisse les faire approuver par les ancêtres, en précisant que je pourrais la récupérer lorsqu’ils seraient d’accord. Je lui ai donc laissé la page avec les notes de notre entretien, mais je ne suis jamais allé la récupérer, jugeant que cela exercerait une pression non nécessaire sur Bénite.

Un autre cas concerne un entretien que j’ai mené auprès d’un imam nommé Amadou, dans la ville de Bouaké en Côte d’Ivoire. Ce fut au cours d’un séjour qui eut lieu entre les mois de juin et septembre 2018. J’étais alors membre d’une équipe de recherche réunie dans le cadre d’un projet financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. L’approbation éthique de ce projet fut obtenue par la détentrice de la subvention, et il fut exigé des membres chercheur-e-s qu’ils et elles obtiennent le consentement oral des participant-e-s, ceci en raison de la symbolique coloniale de l’écrit dans les sociétés postcoloniales. Au moment de rencontrer Amadou, je m’intéressais au rôle et à la légitimité sociale contestée des karamogos, des figures d’autorité réputées pour leur savoir religieux, et notamment leurs pratiques de guérison spirituelle. Lorsque Amadou m’a reçu chez lui, j’étais accompagné d’un collègue étudiant de l’Université de Bouaké, aussi membre de l’équipe de recherche, ainsi que d’un ami à lui, qui connaissait personnellement notre hôte et qui devait nous présenter à lui. À la recommandation de mon collègue étudiant, nous avions pris l’habitude de décrire la recherche comme étant susceptible d’apporter un éclairage dans le débat sur la légitimité contemporaine des karamogos et leur usage des savoirs ésotériques islamiques. Ce débat intéressait effectivement généralement les gens, et il n’était en réalité pas très éloigné de notre problématique de recherche. Une fois que les présentations eurent été faites et que la recherche eut été présentée, notre hôte a accepté de participer à l’entretien, et pendant près d’une heure, il a répondu à nos questions sur son parcours de vie personnel, sa formation religieuse et savante, ses savoirs et ses pratiques de guérison, etc. À la fin de l’entretien cependant, après que nous avons rangé nos notes, Amadou affirma que c’était maintenant à lui de nous poser des questions. À ce moment, mon collègue s’est tourné vers nous pour m’inviter à répondre. J’ai alors commencé à craindre que ce renversement de position provoqué par Amadou, signe peut-être de ses doutes à l’égard du bien-fondé de mes objectifs, allait remettre en question l’usage subséquent que je pourrais faire de l’entretien. Ce que notre informateur désirait surtout savoir, en fait, c’était pourquoi je faisais cette recherche. Il n’était pas intéressé par les objectifs propres à la recherche, que nous lui avions expliqués au début de notre rencontre, mais plutôt par mes motivations extrinsèques en tant qu’étranger. En d’autres termes, il souhaitait évaluer si j’étais digne, de son point de vue, de repartir avec les informations biographiques qu’il nous avait fournies.

La question d’Amadou m’a forcé momentanément à me questionner personnellement, à réfléchir sur les raisons personnelles de ma présence chez lui. Les premières raisons qui m’ont semblé évidentes étaient ma curiosité personnelle et l’importance que j’accordais à l’échange interculturel. Ces explications, cependant, m’ont immédiatement semblé égocentriques, et en ce sens, limitatives pour justifier la recherche. J’ai plutôt répondu à Amadou que notre recherche, en s’intéressant aux musulmans-es qui, comme lui, emploient leurs savoirs pour le bien de leur communauté, donnerait une image différente des musulmans-es qui, dans d’autres pays, sont souvent associés dans le sens commun au terrorisme et à la radicalité violente. À partir de cet instant, l’attitude de notre hôte a complètement changé. Ce dernier nous affirme que ce que nous faisons est pour l’islam, et qu’en tant qu’imam, c’est à lui de nous remercier plus qu’à nous pour cet entretien. Il nous invite par conséquent à rester chez lui pour partager le repas que sa femme a préparé. Nous sommes ainsi restés chez lui encore quelques heures, lors desquelles nous avons mangé et continué à échanger. Au moment de partir, j’étais touché par la qualité de cette rencontre, chose que confirmait également mon collègue de Bouaké. De son avis, des moments comme celui que nous venions de partager sont très rares sur le terrain.

À partir des exemples précédents, je souhaite insister sur deux éléments interreliés : 1) le caractère relationnel et contingent de l’éthique ; 2) le rôle de la vie vécue dans le respect des participant-e-s. D’abord, les multiples interactions entourant la réalisation des entretiens donnés en exemple, c’est-à-dire les présentations, les questionnements, les explications, les interruptions, les conversations informelles, et même les interventions d’autres agents (spirituels)[10], sont constitutifs de mes relations avec les participant-e-s et de leur caractère inévitablement intersubjectif. Ceci fait en sorte que des revirements sont à tout moment possibles, comme cela se produisit d’ailleurs. Dans ce type de configurations d’enquête que rencontrent souvent les anthropologues (Lederman, 2013), le consentement des participant-e-s ne peut être isolé tel un moment précis dans une succession d’étapes scellant l’issue de la démarche de recherche. Par exemple, selon Daniel Cefaï, le consentement de l’enquêté sur le terrain s’apparente à un don de confiance en la compétence, la fiabilité et l’utilité des chercheur-e-s. Ce don est réalisé sur la base d’un pari, ce qui veut dire que l’enquêté n’a aucune certitude pour ce qui est de leur compétence, de leur fiabilité et de leur utilité effective. Les chercheur-e-s, en contrepartie, se soumettent aux normes sociales encadrant ce qui est une « bonne conduite » dans le groupe, la communauté ou la société qui les accueille, en sachant que le jugement des autres sera sensible à cette conduite (Cefaï, 2010 : 504-505).

Plusieurs éléments peuvent avoir été la source du malaise que m’ont communiqué différemment l’imam et la tradipraticienne. Ces éléments concernent la manière dont, en tant que chercheur-e-s, nous nous comportons dans le cadre de différentes relations d’enquête, et donc nécessairement, ils interpellent le domaine de l’éthique de la recherche. Or, le fait que ma conduite ait été jugée potentiellement problématique par mes interlocuteurs et mon interlocutrice dans les cas précédents dépend moins d’une éthique procédurale de la recherche, et plus d’une forme d’éthique que certain-e-s anthropologues (Das, 2012 ; Lambek, 2010b, 2010a, 2015a) ont qualifié d’« ordinaire » (ordinary ethics). Pour ces auteurs, l’éthique est ordinaire au sens où elle est une dimension de la vie avec les autres. Lambek, par exemple, conçoit le domaine de l’éthique comme étant ancré dans la condition existentielle des êtres humains, et dans l’intersubjectivité des relations qu’ils tissent entre eux (Lambek, 2015a : 269). Plus précisément, l’éthique est conçue ici comme une modalité du langage, de l’action et du jugement, soit des catégories contenues dans le langage permettant de distinguer différents types de personnes, de comportements, d’attitudes, de manières d’agir, etc., et donc qui informent le jugement continuel que l’on porte sur les autres et leurs actions, et le monde en général, dans le flux des interactions qui composent le quotidien (Lambek, 2010a). Vivre éthiquement, suivant Lambek, est un processus fondamentalement herméneutique. C’est interpréter sa propre existence et celle des autres, au fur et à mesure que l’on fait son chemin dans le monde, à partir des capacités que l’on a, des ressources culturelles à notre disposition, et des circonstances historiques qui nous sont données (Lambek, 2015b : 8). Ainsi, le simple fait de vivre au sens biographique, d’interagir avec les autres et avec le monde par le langage et par des actions met en actes des critères de jugement éthique. Ces derniers ne sont pas fixes, mais évoluent dans le temps selon de multiples contingences et en vertu de la capacité des êtres humains à donner un sens des évènements.

L’éthique ainsi conceptualisée est une dimension inhérente au caractère social de la vie humaine, auquel n’échappent pas les chercheur-e-s au moment de solliciter le consentement des participant-e-s. Cela est dû au fait qu’effectuer une recherche dans les configurations particulières du terrain, c’est avant tout entrer en relation avec des êtres sociaux, historiques et culturels, et accepter que nos actions soient évaluées, jugées, et critiquées par ces mêmes personnes selon leurs propres critères éthiques. Si l’on adhère à cette perspective, penser l’éthique dans la recherche impliquerait moins de suivre une procédure linéaire et contractuelle déterminée par un avant et un après-consentement, mais plutôt de réfléchir à la manière dont des normes, des principes moraux, des préoccupations, des positions sociales, un contexte sociohistorique et plus encore se rencontrent dans un enchevêtrement constitutif des interactions entre participant-e-s et chercheur-e-s. Cet enchevêtrement de cadres de références où la procédure, la pratique et l’ordinaire se trouvent réunis complexifie pour les chercheur-e-s la détermination de ce qui pourrait ou devrait être considéré comme une question d’éthique de la recherche. Par exemple, je réalise maintenant que l’entretien avec Amadou a eu une grande influence sur la suite de mes recherches, jusqu’à l’analyse des données et la présentation des résultats dans des conférences. Plus que les autres, cette rencontre m’a fait prendre conscience de la manière dont je décrirais les personnes interrogées pour cette recherche dans mes rapports et autres interventions. La question éthique de la représentation des participant-e-s à la recherche a donc pris pour moi une importance différente à la suite de mon interaction avec Amadou, ce dernier ayant en quelque sorte négocié son consentement. N’eût été cet épisode particulier, je n’aurais peut-être pas accordé autant d’attention à cette dimension de la recherche, ce qui démontre comment cette dernière peut être affectée par des interventions des participant-e-s.

Ceci nous amène au second point, à savoir la dimension centrale occupée par la reconnaissance de la réalisation de soi chez les participant-e-s. Reconnaître cette réalisation de soi, le processus par lequel un individu, en relation à d’autres, parvient à se comprendre lui-même comme un être apprécié pour ses qualités et ses capacités (Honneth, 2002) est l’équivalent d’avoir en estime la dimension biographique de la vie de nos hôtes sur le terrain. Cela passe inévitablement par le respect des codes locaux de bonne conduite, encastrés dans des traditions éthiques, et en fonction desquels nos hôtes se constituent en sujets, jugent nos actions et nos propos. Il ne faut pas considérer ici les vies biographiques comme des entités atomisées, mais comme des vies en relation, qui relient l’individu au monde social qui l’entoure. De ce point de vue, pour qu’une relation à l’autre soit « respectueuse » au sens de l’EPTC, elle doit reconnaître à cet autre son caractère humain (social, culturel et historique), et cela peut difficilement se faire dans le cadre d’un protocole. Par exemple, lorsqu’à la fin de notre entretien avec Amadou, nous avons fait preuve d’empathie à l’égard du traitement dépréciatif qui est fait des vies biographiques des musulman-e-s dans le pays d’où nous venons — un traitement que l’on pourrait décrire comme une négation de l’idée que les musulman-e-s ont d’eux et d’elles-mêmes au profit d’une association avec la radicalité violente —, il s’agissait en fait d’un acte de reconnaissance. Et c’est justement cet acte de reconnaissance de la vie biographique d’Amadou qui a renouvelé sa confiance en moi, et non le suivi du protocole de présentation de la recherche et d’obtention du consentement oral. Ce dernier sert de rituel visant à rassurer des instances institutionnelles, mais il ne permet pas en pratique d’échapper à l’imprévisibilité des relations intersubjectives établies avec les participant-e-s.

À l’inverse, on pourrait avancer que je n’ai pas su reconnaître pleinement certaines dimensions biographiques de la vie de Bénite lors de mes rencontres avec elle. Ses soupçons et ceux de ses ancêtres ont pris un nouveau sens plus tard, lorsqu’un autre contact m’a emmené rencontrer un ami à lui qui était président d’une association de médecins traditionnels. Sur place, mon contact mentionne au président M. Konaté que je faisais des recherches et que je souhaitais lui poser quelques questions, mais ce dernier refuse sous prétexte que j’aurais dû me présenter au ministère de la Santé pour obtenir une autorisation officielle de recherche et, ce faisant, que je suis comme les « Blanc-he-s » qui vont en Afrique pour « voler les savoirs des Africain-e-s » et qui repartent ensuite « améliorer leur propre médecine ». Ainsi, à travers le reproche du président, j’ai pu entrevoir mon manque de considération pour l’héritage de la colonisation qui, dans le contexte sanitaire précaire de certains pays du continent africain, entraîne une compétition entre le champ biomédical et la myriade de thérapeutes qui soignent à partir d’autres types de savoirs (Flint, 2001, 2008 ; Hampshire et Owusu, 2013). Ces circonstances historiques, à des degrés divers, font nécessairement partie des éléments qui composent la vie biographique de Bénite, la constituent en tant que personne et informent ses critères de jugement éthique. Or, je n’ai pas su être attentif à ces derniers et n’en ai pas tenu compte dans le cadre de mon interaction avec elle et les ancêtres. Je n’ai pas reconnu la précarité de cette « forme de vie » (Fassin, 2018), c’est-à-dire une vie constituée des expériences vécues propres au contexte postcolonial du Burkina Faso où le domaine médical est marqué par une hiérarchie épistémique entre savoirs ancestraux et savoirs scientifiques. Dans l’incertitude, où Bénite et les ancêtres ne savent pas si elle et eux peuvent me faire confiance, il n’est pas étonnant qu’elle et eux aient cherché à reprendre mes notes, à reprendre contrôle de l’information qu’elle et eux m’avaient transmise.

De surcroît, il semblerait que j’aie interprété le déroulement des évènements suivant une conception procédurale et bioéthique du consentement. J’aurais pu tenter de reprendre contact avec Bénite, comme elle le suggérait elle-même en proposant que je récupère mes notes une fois que celles-ci auraient été approuvées par ses ancêtres. Or, à ce moment-là, j’ai plutôt interprété la situation de manière procédurale en supposant que Bénite me témoignait son refus de participer en recourant aux ancêtres comme excuse pour ne pas m’offenser. J’ai également supposé sa vulnérabilité en considérant que poursuivre ma relation avec elle ne ferait qu’ajouter une pression supplémentaire qui nuirait à son bien-être. Ainsi, en refusant de collaborer avec les ancêtres comme Bénite le demandait, il semble que j’aie limité ma collaboration à ma propre conception du monde, en priorisant un mode relationnel qui présuppose des formes universelles de dignité et de vulnérabilité ainsi que certains codes interactionnels pour la préserver. Je n’ai pas poursuivi la relation d’enquête une fois qu’elle s’est mise à dépendre davantage de la collaboration d’agents invisibles. Pourtant, s’engager dans cette voie, c’est-à-dire dans une relation dont les termes ne seraient pas seulement définis par les chercheur-e-s, mais aussi par les participant-e-s, aurait pu renforcer la confiance accordée par Bénite et les ancêtres.

Langer affirme que « la confiance est un exemple d’élément subjectif dans la recherche rendu obsolète par le consentement formalisé » (traduction libre, Langer, 2005 : 6)[11]. Lorsque l’EPTC conçoit les participant-e-s à nos recherches comme un seul et même sujet universel et impose une procédure standardisée qui devient un gage de la moralité de la pratique des chercheur-e-s, il survient une transformation importante de ce qui est considéré comme une recherche respectueuse de la dignité des participant-e-s. La vie des participant-e-s n’est plus reconnue pour ce qu’elle est en termes biographiques : on attend seulement que ces dernier-ère-s démontrent leur autonomie en acceptant ou non de participer. L’EPTC, en ce sens, représente l’institutionnalisation d’un rapport social dans lequel l’agentivité des participant-e-s n’est autorisée à transparaître dans la recherche que selon des modalités bien précises. La reconnaissance de l’autre qui s’opère normalement dans une relation intersubjective est ainsi gommée par un dispositif qui cherche à générer des subjectivités à son image, doté d’une raison universelle détachée de leurs propres conditions sociales d’existence, et capable d’évaluer avec précision les multiples conséquences possibles de leur choix. Ces sujets sont également conçus comme intrinsèquement vulnérables, un présupposé lié de près à la vie conçue comme un fait biologique, ce qui a pour conséquence de déposséder les participant-e-s de leur capacité à définir par eux et elles-mêmes les contours de leur propre vulnérabilité et les risques qu’ils et elles sont par conséquent prêt-e-s à prendre.

conclusion

J’ai commencé cet article en proposant d’introduire une distinction dans la façon dont nous concevons l’éthique de la recherche avec des êtres humains en sciences sociales. De là, mes efforts ont porté essentiellement sur sa forme procédurale, et sur ce qu’elle a hérité d’une branche importante de la philosophie morale du 20e siècle. En juxtaposant un passage sur les principes fondamentaux de l’EPTC avec les récits du déroulement de quelques entretiens réalisés dans le cadre de mes recherches, j’ai mis en évidence les présupposés normatifs de l’EPTC envers les sujets qui participent à nos recherches, et comment cela se répercute dans un des « mécanismes » élaborés par les auteur-trice-s de l’EPTC et dédiés à la protection des participant-e-s. Les cas pratiques présentés ont également permis de suggérer comment l’éthique de la recherche peut être le produit d’interactions particulières, et d’insister sur l’importance de la place occupée par la dimension biographique de la vie humaine lorsqu’il s’agit de reconnaître et de respecter la dignité des participant-e-s. Ma démarche, au final, a consisté à repenser la dimension procédurale de l’éthique de la recherche incarnée par l’EPTC à partir de cas pratiques. Il apparaît alors que même s’il est possible de distinguer deux facettes à l’éthique de la recherche, il est aussi pertinent et productif de les penser en relation l’une à l’autre, ne serait-ce que pour dépasser le « principalisme » rigide et statique de l’EPTC.

Cela dit, le sens dans lequel j’ai proposé de penser la relation entre procédure et pratique, soit de la pratique à la procédure, était en faveur d’une éthique de la recherche plus en phase avec les réalités de cette dernière. Dans la situation actuelle, où l’éthique procédurale jouit d’une plus grande reconnaissance institutionnelle, il pourrait être éclairant de penser la relation de façon inverse, et de tenter d’observer dans quelle mesure les principes de l’EPTC influencent les jugements et les décisions des étudiant-e-s et des chercheur-e-s qui débutent en recherche, voire même ce que ces dernier-ère-s identifient comme des « moments éthiques » de la recherche. Car si j’ai montré que l’EPTC s’appuie sur des présupposés normatifs vis-à-vis des sujets humains et de la vision du bien qu’il porte, il reste à voir si ces derniers sont reconduits tels quels ou différemment par les acteurs sociaux qu’ils visent, c’est-à-dire les chercheur-e-s. En d’autres termes, il s’agirait de se demander quelles subjectivités concernant l’éthique de la recherche sont produites chez les jeunes chercheur-e-s en lien avec l’institutionnalisation de cette dernière.