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Suite à des nombreuses demandes de clarification, insultes, menaces et autres provocations, ce texte développe et précise plusieurs thèmes du billet « Répétition générale d'une apocalypse différenciée », initialement publié sur le blog italien Antinomie.it et ensuite sur la plateforme d'enquête militante (en français): http://www.platenqmil.com/blog/2020/03/10/repetition-generale-dune-apocalypse-differenciee. Le texte a été relu, discuté et censuré par Aude Py.

Et puis Donatien a disparu. Cela est arrivé comme ça, soudain. Donatien, c'était l'agent immobilier qui depuis plus d'un an m'appelait régulièrement pour me convaincre de vendre notre appartement. Je dois dire que je m'attendais à ce que notre relation, un jour ou l'autre, se dégrade considérablement. J'essayais de lui expliquer que je n’étais pas seul sur le coup, que la décision était difficile, que le marché était instable. Je différais poliment et courtoisement, en somme, ce moment douloureux qui marque la séparation définitive, non seulement avec un amour, mais aussi avec un chez soi qui a été construit en commun. C'était difficile d'expliquer tout cela à Donatien, car il était l'un de ceux qui confondent les mots « logement » et « immobilier ». Donatien, que je n'ai jamais vu, mais que j'imagine être un de ces trentenaires costard-cravate et sourire dynamique, doit sans doute vivre dans un beau deux pièces du 11ème arrondissement : beaux volumes, belle hauteur sous plafond, beaucoup de charme, « excellent investissement ». Nous avons parlé, longuement, des opportunités du marché immobilier parisien. Je lui ai fait part de mes doutes sur sa solidité notamment lorsque le virus a commencé à se manifester, en Chine, puis en Italie : il m'a rassuré, à chaque fois, sur la stabilité de la demande et l'inévitable croissance du mètre carré (« Paris c'est Paris! Tout le monde rêve de vivre à Paris, le marché croit toujours à Paris »). Lorsque des mesures de confinement ont commencé à se profiler à l'horizon, il a continué à me rassurer : « peut-être que le marché va ralentir pour un moment, mais il reprendra de plus belle ensuite ! » Lors de notre dernier appel, sa voix ne montrait aucun signe d'inflexion, je dirais même qu'elle était, en un certain sens, assertive, comme si c'était la voix de quelqu'un qui ne peut pas se permettre le doute. Seulement, je m'étais dit que c’était comme si sa belle voix profonde et optimiste ne me parlait plus depuis le même monde. Cette voix s'était détachée de notre réalité, elle me parlait depuis un monde d'antan, elle me parlait désormais d'une distance infinie, d'un monde dont le profil était en train de s'évanouir, de disparaître sous mes yeux ébahis. Et puis, c'est Donatien lui-même qui a disparu.

Économie. Back to the « monde fantastique de Donatien »

Dans quel monde vivait-il, Donatien ? Maintenant que nous n'y sommes plus, maintenant que nous sommes ici, en repos confiné, essayons de le regarder de cette distance, avec le thaumazein aristotélicien, ou encore mieux : avec la surprise et l'étonnement d'un visiteur débarqué depuis Mars. C'était, d'abord, un monde qui croyait à la croissance, mais pas n'importe laquelle. On y croyait d'une façon pour ainsi dire absolue, on y croyait en somme comme l'économiste y croit. On se rappellera, à ce propos, le célèbre adage de Boulding « celui qui croit qu'une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste ».

Croissance de quoi ? Croissance des besoins, croissance des marchandise, croissance des populations, croissance du désir, croissance de la jouissance. Le mot qui reprend et résume toutes ces croissances n'est rien d'autre que capital : capital est l'art d'obtenir plus avec moins, capital est ce qui doit toujours être investi, c'est-à-dire employé dans le but premier et délibéré de son auto-expansion, capital est le nom de tout ce qui doit, par essence, croître de façon exponentielle. Je fais remarquer en passant que l'on peut être sceptique et même critique par rapport au mythe de la croissance, il n'empêche que, dans les pays européens ou en Amérique du Nord, notre avenir et nos retraites dépendent de toute façon d’un taux de croissance autour de 2 ou 3%, à minima. La croissance ce n'est pas seulement une idéologie néfaste des économistes, c'est une cosmologie qui façonne notre façon d'imaginer le futur : nous tissons continuellement tout un réseau d'analogies entre la croissance des êtres vivants (quoi de plus « naturel » ?) et la croissance économique et démographique, ne serait-ce que pour imaginer un futur.

Or, cette croissance a maintenant subi un arrêt brutal. Dans le monde au ralenti où nous nous sommes installés depuis quelques jours, il n'y a d'exponentielle que la progression du nombre de contaminés et des morts du Covid-19. Et nous savons qu'en tous cas, cette croissance ne sera pas infinie : elle sera progressivement arrêtée par l'immunisation progressive de la population ou par l’hécatombe définitive de la population humaine. Pourquoi pas, en effet, si le virus mute ? Et pourquoi pas un autre virus, une autre pandémie, bientôt ? On sait que le dégel du permafrost peut libérer des virus et des bactéries endormis depuis des centaines de milliers d'années. Le réchauffement climatique provoque par ailleurs une migration non seulement des êtres humains, mais aussi des bactéries et des virus des tropiques vers les pôles. Le paludisme s'est manifesté récemment dans le sud de l'Italie et la Banque mondiale chiffre à 5,2 milliards d'humains qui seront menacés par la malaria en 2050.

L'on arrive par là à l'autre figure que l'on doit évoquer pour comprendre le monde de Donatien : la circulation infinie. Circulation d'hommes, de marchandises, d'animaux, de bactéries. Bien sûr, d'aucuns expliqueront que, comme la croissance, la circulation est une figure pratiquement métaphysique et surtout méta-anthropologique, définissant au sens large tout ce qui est vital : en un certain sens, Gaïa elle-même n'est que la dérive permanente et la migration de tout ce qui vit (Coccia 2020). Si l'on regarde les grandes migrations ainsi que le commerce des Phéniciens, des Romains et de tous les grands empires, il est difficile de nier que cette figure éphémère que nous appelons l'homme est fondamentalement un migrant ou un prédateur mobile. Pourtant, ce n’est que dans la modernité, dans une économie qui se « désencastre » des circuits courts de la production locale, que la circulation prend le sens plus spécifique de fondement de toute valeur.

De ce point de vue, notre bonhomme le plus important ce n'est pas Adam Smith, mais Richard Cantillon (1755), ce marchand franco-anglais, auteur d'un des traités d'économie politique le plus lus au XVIIIe siècle, le premier à donner une définition de ce que les économistes appelleront, après Marx, le « capitaliste ». Pour Cantillon, l'entrepreneur est l'agent économique qui achète des marchandises dans un certain lieu, à un prix connu, pour les revendre ailleurs, à un prix inconnu. C'est-à-dire qu'il réalise son bénéfice en déplaçant des marchandises afin de relier les lieux de production et de consommation — et par cela même, en construisant le marché. Cette institution économique, souvent présentée comme la racine des tous les maux et elle-même comme un agent tout-puissant, n'existe en réalité qu'en fonction de l'objectif de « joindre toute la production à toute la consommation », comme le dit si bien Braudel (1985), en mettant pratiquement les marchandises en mouvement sur des circuits de plus en plus en plus mondiaux. Cantillon, à mon sens, a vu correctement trois choses qui sont particulièrement significatives encore pour nous aujourd'hui.

La première est que la condition de possibilité de la valeur, encore avant d'être le travail, c'est la circulation : ce n'est pas pour répondre à un besoin qu'existe la valeur d'échange, mais pour répondre à un besoin qui ne peut pas être recouvert par l'auto-production et l'auto-consommation. C'est bien pour cette raison que Cantillon peut affirmer que tout le circuit économique repose au fond sur le risque pris par le marchand-entrepreneur, en déplaçant les marchandises d'un endroit où elles sont produites à un endroit où il ne sait pas s'il les vendra, et que ce risque, il faut bien le rémunérer.

Deuxièmement, l'entrepreneur en tant que salarié à gage incertain qui « travaille au hasard » doit pouvoir gagner plus de ce qu'il lui sert pour vivre, à lui et sa famille, pour se mettre à l'abri en cas d'insuccès. Mais ce « plus » signifie que l'on est déjà plus dans une économie de l'auto-subsistance, et de l'auto-consommation, où il suffisait au fond de rémunérer les facteurs de production pour s'en sortir : au contraire, il faut faire circuler, il faut prendre des risques, et il faut donc capitaliser pour couvrir les risques. Comme quoi, le Capital ne s'accroît pas tout seul par une sorte de magie, c'est encore et toujours une affaire d'hommes et de marchandises qui circulent.

Enfin, troisièmement, la circulation n'est pas pour les femmes. En effet, la façon elle-même par laquelle Cantillon calcule le salaire (et après lui tous les économistes), inclut dans le salaire du travailler « à gage » certain ou incertain le prix de la subsistance familière. Ainsi, la femme reste à la maison, rémunérée par le salaire masculin, ancrée à une économie domestique qui est une économie de la subsistance, de l'auto-consommation, de la stabilité. Cantillon « invente » par là le monde de la reproduction, ou plutôt il invente le partage production/reproduction, cette dernière représentant le domaine de tout ce qui ne bouge pas, de ce qui ne franchit pas la porte étroite du marché et de la valeur d'échange. En somme, de tout ce qui ne peut donc jamais être calculé comme valeur.

La suite de l'histoire du « progrès » capitaliste n'est pour moi que le développement et l'interconnexion de ces trois éléments, la circulation, le risque cumulateur et le patriarcat. D'abord, la valeur se crée dans la circulation, c'est pourquoi il faut faire sortir le plus gros de la production de l'auto-consommation, en le faisant rentrer sur un marché de plus en plus grand et interconnecté. D'où le fait que l'on a inventé toutes sortes d'emballages pour permettre aux marchandises de voyager : de l'emballage en plastique au container, ce dernier étant probablement la plus influente invention du XXe siècle, dans la mesure où il a permis à la chaîne de valeur de devenir littéralement mondiale en abattant les coûts du fret. D'où le fait qu'une partie croissante de l'énergie mondiale a été également allouée aux transports sur rue, sur mer ou encore par avion. Extraction, idéation, production et vente, on le sait, sont des phénomènes globaux qui impliquent de relier toujours plus et avec toujours plus de vitesse des régions géographiquement éloignées du globe, avec un seul but : accélérer la croissance. C'est pourquoi il faut rémunérer le risque lié à la circulation d'hommes, marchandises et capitaux à travers la capitalisation, c'est-à-dire la croissance infinie. C'est pourquoi il faut encore distinguer production et reproduction à travers une cascade d'oppositions : homme et femme, extérieur (marché) et intérieur (maison), mouvement et immobilité, raison et passion.

C'est cette image qui nous tenait prisonnier, dirait Wittgenstein, dans le monde de Donatien : l'implacable complémentarité entre circulation, croissance et patriarcat. Trois figures qui se sont trouvées réunies presque accidentellement, car rien n'obligeait à leur conjonction, sinon qu'elles représentent les éléments-mêmes de la maîtrise du monde et de la nature par l'Homme-tout-puissant. L'on se tromperait en imaginant que, par et à travers la pandémie, la nature serait en train de reprendre ses droits. En réalité, la pandémie elle-même est un ancien produit humain. Dans un essai fulgurant, Kyle Harper (2019) a montré qu'une conséquence déterminante et inattendue de l'ambitieux développement social romain a été de favoriser un environnement microbien létal, qui a d'abord hanté puis précipité l’Empire dans l'effondrement. Ce sont les sociétés humaines qui, par l'invasion continuelle du milieu sauvage liée à leurs besoins de croissance et par la construction continuelle de connexions et des routes empruntées — aussi par les microbes — créent des écologies dans lesquelles des germes mortels et des virus vivent, se déplacent, migrent, prolifèrent tout en se développant dans le sens, eux aussi, de leur croissance. L'histoire humaine a été marquée par des pandémies qui ont tué bien plus que les guerres : la « peste Antonine » (la variole), qui éclate en 165 apr. J.C et cause au moins 7 millions de morts dans un bassin méditerranéen qui en hébergeait à peine 75 millions; la peste noire, en 1348, qui tue vraisemblablement les 40 % de la population européenne; la véritable guerre bactériologique à base de rougeole, grippe et fièvre typhoïde conduite par les espagnoles contre les populations amérindiennes qui tue le 90% de Aztèques; la grippe espagnole, dès la fin de la 1ère guerre mondiale, qui tue entre 50 et 100 millions de personnes, davantage que le deux guerres mondiales réunies. Malgré nos perpétuelles revendications de suprématie sur la Nature et ses agents pathogènes, la situation ne s'est guère améliorée aujourd'hui. En témoigne la liste terrifiante des maladies infectieuses (HIV, Ebola, SARS, MERS, Covid-19) émergentes du monde sauvage au moment même où l'humanité semble atteindre le comble vertueux du cercle croissance-circulation-patriarcat.

Bien entendu, ce n'est pas pour « sauver des vies » en tant que telles (la vie « nue » n'a jamais été, fort heureusement, une valeur absolue) qu'on nous demande aujourd'hui de ne plus aller travailler (croissance), d'arrêter de sortir (circulation), et de rester « chez nous » (à battre des femmes). C'est en tant que véhicules du virus, en tant que danger pour les autres, mais surtout en tant que danger pour ce monde qu'on nous demande de ne surtout plus bouger. Le seul mouvement désormais permis, c'est celui du tremblement de terreur. A la fin du monde tel que nous le connaissons, on trouve cette même image qui marque le début de la politique moderne, celle d'un pauvre diable, les pieds dans sa chiasse, tremblant à la vue de son semblable, venu à lui enlever tout ce qu’il a de plus précieux : sa propre vie. La pandémie de Covid-19 ne représente donc pas la fin du capitalisme… ou, pour mieux le dire, avant d'annoncer la fin du capitalisme, cette pandémie nous ramène au degré zéro de la politique moderne.

Politique (État). Que reste-t-il, aujourd'hui, du monde de Donatien ?

Dans un monde consacré à la croissance et à la circulation, quel est le vrai problème, sinon l'autre (l'autre, dont la femme est bien sûr depuis toujours l'incarnation métaphorique la plus évidente) ? Le point est que l'autre aussi, homme, animal, microbe ou virus, circule et croit. Et dans la mesure où il/elle circule et croit, il m'emmerde. Hobbes, ne fait que partir de là : tout être humain est fondamentalement un emmerdeur, et encore plus qu'un emmerdeur, un danger, car son désir infini n'a pas de limites. Comment fais-je pour le savoir ? C'est que son désir est mon désir : le désir de croître et circuler est comme un virus qui se répand entre les hommes en les rendant fiers, égoïstes et défiants. Immuniser les hommes de ce désir signifie le transformer en intérêt, soit cette forme de relation entre humains qui leur permet de garder entre eux la juste distance pour ne pas s'entre-tuer. La politique est fondamentalement une affaire de distance, de comment créer et garder la bonne distance sociale (social distancing). Nous devons au génie pervers de Leo Strauss (1986) d'avoir montré qu'avec Hobbes, la politique ce n'est plus la question de comment mieux vivre avec les autres, la politique c'est la question de comment vivre malgré les autres. Comment faire pour que les uns n'empiètent pas sur les platebandes des autres ? Comment faire pour que chacun garde, littéralement, la bonne distance sociale, celle qui lui permet de sauver le premier de tous les biens, sa propre vie ?

La réponse de Hobbes est à la hauteur de la gravité de la situation qu'il vit, les guerres confessionnelles dans l'Angleterre du XVIIe siècle : il faut n’inventer rien de moins qu'une nouvelle personne. Il faut inventer un être, un énorme bonhomme mécanique, qui agit comme une personne, c'est-à-dire en tant que délégué et représentant de tous. Que ce Léviathan soit la force condensée d'un « nous » est manifeste dès le frontispice de l'ouvrage cardinal de Hobbes, où tous les hommes apparaissent serrés les uns à côté des autres, comme des sardines dans une boîte, unis dans un seul élan. Dans l'État, et pour l'État, pas de cette distance entre les humains qui permet de croître et de circuler. Mais ce Léviathan n'existe que pour faire en sorte, précisément au nom de la vie de tous et toutes, que les humains en tant que sujets d'intérêt gardent entre eux la bonne distance pour que chacun puisse s'occuper de son propre intérêt. Si l'on va plus loin que le fameux chapitre 14 du Léviathan, l'on voit clairement la raison pour laquelle l'État existe : pour que les hommes (et pas les femmes) puissent continuer à travailler, à cultiver leur propriété, à échanger. Autrement dit, ce Léviathan existe pour protéger les humains de leur propre désir infini et pour permettre ainsi aux marchandises, aux hommes et aux troupeaux de continuer à circuler et à croître (c'est bien pour cela, que, pour Hobbes, et après lui, à partir de Locke notamment, il faudra d'abord instituer la propriété).

C'est la pire des illusions de croire que l'État-Léviathan ait été, depuis sa fondation hobbesienne, un ennemi du marché ou une alternative au marché : il est, depuis le début, « néolibéral » par essence, au sens où il existe (aussi) en fonction du marché et au service du marché. L'État moderne est un régulateur de la circulation infinie et l'État contemporain, l'État amaigri néolibéral n'a pas changé de vocation, il ne s'est pas mis d'un jour à l'autre à défendre les intérêts de la classe dirigeante aux dépens de la santé des populations. C'est plutôt l'inverse qui s'est passé depuis le début de la modernité : la santé des populations est devenue un enjeu pour la politique moderne, dans la mesure où c’est sur cette santé que se fonde le circuit vertueux travail (production/reproduction)-croissance-circulation. En ce sens, les États sont devenus les gérants, non seulement des désirs et des passions, des idées et de l'obéissance, mais de la biomasse humaine elle-même, biomasse qu'il a fallu faire croître et circuler, en reconduisant continuellement le partage entre ceux destinés à vivre et ceux que l'on pouvait abandonner à la mort, en la situant dans une certaine relation avec la bien plus lourde biomasse des verres de terre qui rend les sols cultivables, en la protégeant ou en l'exposant à la circulation des virus, des maladies, des pollens qui l'affaiblissent ou la renforcent.

Le libéralisme politique, avec ses rêves de rupture avec l'absolutisme hobbésien et plus généralement avec l'autoritarisme politique, avec son mythe d'une société de marché pacifiée qui remplacera enfin ce monstre froid de l'État, avec son histoire d'agenda/non agenda de l'État ne fait que répondre à la même exigence : assurer entre les individus les bonnes distances qui permettront la circulation et la croissance, reconduire le partage production/reproduction afin d'élargir continuellement le champ de la valeur d'échange. Cela implique, selon les moments, un peu plus de Léviathan, un peu moins de Léviathan, mais en tout cas cela n'a rien à voir avec une « liberté » autre que la circulation marchande. Preuve en est que les femmes sont toujours exclues du contrat originaire, qui crée cette nouvelle personne agissante qu’est l'État. Assignées à résidence, les femmes n'existent politiquement que pour une autre forme de contrat, le contrat sexuel, qui les lie à la confrérie masculine d'une façon seconde et dérivée, mais jamais en tant que véritables sujets politiques (Pateman 2010).

Il a fallu un peu de temps, et encore une fois un peu de distance, pour comprendre quel genre de coup d'État dans la théorie politique a été le néolibéralisme. Ceci parce que les néolibéraux ont toujours avancé masqués. Ainsi, pour certains, les néolibéraux ne sont que de continuateurs du libéralisme par d'autres moyens (Bourdieu). Pour d'autres, les néolibéraux ont affirmé l'écrasante suprématie de la concurrence sur l'État providence, au point que non seulement l'État existe pour faire fonctionner le marché, mais encore il doit être lui-même repensé et refaçonné au nom des principes du marché (Foucault). Pour d'autres, le néolibéralisme c'est la fin de toutes les « valeurs » (amour, vie, travail, etc.) qui sont noyées dans les eaux glacées de l'intérêt individuel (Marx revient ?). Rares sont ceux qui ont vu que le projet néolibéral élaboré théoriquement à partir des années 1930 et pratiquement à partir des années 1980, représente d'abord un défi politique majeur à la fois à Hobbes et au libéralisme « classique » (Carolis 2017). Ce que les néolibéraux comme Hayek ou Von Mises vont en effet opposer à Hobbes c'est l'incapacité de l'État à comprendre quoi que ce soit à « l'ordre cosmique » (le terme est vraiment d'Hayek) qui articule actions volontaires et effets involontaires. Seule l'économie — la plus aboutie des sciences sociales — peut à la limite prédire de façon provisoire et imparfaite les évolutions d'un ordre littéralement ingouvernable et surtout incompréhensible, dont le marché est presque davantage un symptôme et un effet que le véritable siège. Mais ce que les néolibéraux reprochent aux libéraux « classiques » n'est pas moins grave : c'est d'avoir cru à la « société », sorte d'ensemble chaud et bienveillant, où les hommes s'organisent indépendamment du monstre froid de l'État, assistés par la providentielle « main invisible » du marché. « La société n'existe pas » martèle Hayek du début à la fin de son œuvre, ce qui revient à dire que seules les actions individuelles sont intelligibles, mais puisque les conséquences de leur agrégation sont imprévisibles, il est impossible de « gouverner » rationnellement quelque chose comme une « société ». Mais si on ne gouverne pas la société, qu'est-ce que l'on gouverne ? La réponse de Hayek est à la hauteur de sa proverbiale mégalomanie : le cosmos.

Autrement dit, ce qui reste à faire c'est de prendre en compte le plus de paramètres possibles pour « gouverner à distance » (governing at a distance, Rose et Miller 2010) : éloigner le plus possible les centres de décision des « peuples votants » ou en tout cas des « sociétés », assigner le monopole de ces décisions à une governance technique préférablement d'économistes (Stiegler 2019), élargir l'horizon d'une governance without governement au globe tout entier (Slobodian 2018). Le but des opérations conduites pendant 40 ans de gouvernance néolibérale sont cohérents avec le rejet hayekien de l'État et de la société : pas de création artificielle, dirigiste, de la « bonne distance » entre les humains, pas de confiance dans leur capacité à la trouver d'eux-mêmes, car l'individu néolibéral n'est qu'un calculateur rationnel perdu dans une mer d'ignorance. Ce que le gouvernant lui donnera, alors, notamment grâce à une politique et un savoir de big data de plus en plus performant, dont le but ultime est de faire disparaître toute trace de décision politique, ce sont des « coups de puces », des nudges lui permettant de s'orienter dans un monde « complexe » (dixit Morin-Macron-Tirole, je n'arrive plus à distinguer les trois...). Ce sont l'ensemble de données provenant des marchés globaux traduites en nudges qui vont permettre aux individus de se mettre à la bonne distance en évitant ainsi les conflits inévitablement relancés autant par la densité démographique que par l'interconnexion toujours plus grande de toutes les parties du globe. Le coup d'État dans la théorie politique des néolibéraux sert ainsi à assurer la permanence d'une croyance : celle de l'infaillibilité du cercle vertueux croissance-circulation-patriarcat. En effet le bilan de 40 ans de gouvernance néolibérale pourrait se résumer par une extraordinaire accélération de la circulation et de l'interconnexion, par la poursuite scélérate des politiques de croissance à tout prix et par le retour du réflexe archaïque le plus profond du patriarcat, à savoir la domination de la nature, allant jusqu'à au terme d'anthropocène, qui a en même temps l'avantage de penser la trace de l'intervention humaine à un niveau géologique, atmosphérique, etc. et le défaut de remettre l'anthropos au centre.

Il n'est pas question d'étudier ici la manière dont cet horizon de progrès s'est établi comme une version sécularisée de la Providence, il nous suffira de remarquer comment, très pragmatiquement, la croissance matérielle n’est rien de moins que la condition pour penser de manière non conflictuelle la contradiction nécessaire — leur jeu est à zéro — entre rente, salaire et capital. Mais il était inévitable qu'à un certain moment le mythe de la croissance se heurte aux « limites de la planète », selon la prophétie de Boulding. Que la révolution néolibérale des années 1980 ait été une réponse « adaptative » à l'effervescence écologique des années 1970 est une piste non négligeable que d'aucuns ont suivie, à mon sens à raison (Felli 2016). La réponse qui a été donnée à la demande désespérée de décision politique, face à la catastrophe encore évitable, visible autant du rapport du Club de Rome comme dans les actes de la Conférence de Bucarest sur la démographie mondiale de 1974, a été de mettre le pilote automatique de la governance sur un seul, double, objectif : croissance + circulation. Réponse répercutée par la naïve croyance de Donatien, selon lequel « le marché croît toujours, car tout le monde veut venir à Paris ».

Que cette énième crise écologique, énième crise pandémique se manifeste en premier lieu comme une crise de la décision politique (sauver le système de santé ou sauver la croissance ?) est emblématique du court-circuit que ce virus a créé entre circulation et croissance. Puisque le SARS-CoV-2, nous l'avons vu, voyage sur les mêmes circuits qui assurent le fonctionnement de l'économie de la croissance, pour arrêter le virus il faut couper la circulation, mais cela signifie menacer la croissance (Chine, Italie, France). En revanche, si on « laisse faire » le marché, comme le prescrit la doctrine libérale, on met en danger le système de santé de l'État providence, qui, depuis toujours, existe pour garantir la vie non pas de l'individu de droit, ni la vie nue d'un être biologique, mais la vie du producteur-consommateur (UK, Hollande, Brésil). Il ne faut pas oublier, en effet, que d'une part les personnes âgées dans des pays démographiquement « vieux » comme l'Italie, la France, l'Allemagne ou les États-Unis représentent toujours un marché (ô combien rentable, par ailleurs), de l'autre que l'encombrement des hôpitaux risque de se traduire dans un manque de soins pour des travailleurs/consommateur plus jeunes. Le problème de fond, autrement dit, n'est pas le droit à la santé de chacun/e, mais le stress de tout le système qui ne peut tolérer aucune défaillance de croissance, du point de vue économique comme démographique (rappelez-vous qu'encore il n'y a pas longtemps Macron exhortait les Français à faire plus d'enfants alors que les projections démographiques au niveau mondial montrent un excès de population qui est déjà catastrophique). En effet, même un virus relativement banal qui ne laissera pas de traces visibles sur la démographie mondiale, menace de transformer la délicate relation croissance-circulation de vertueuse en vicieuse, en nous projetant dans un tunnel au bout duquel il y a toujours le pire cauchemar de notre société : le recul, la baisse, l'asphyxie économique. Puisque les systèmes de protection sociale ont été fragilisés par 40 ans de politique d’« amaigrissement », le ralentissement de la croissance risque de se traduire par une souffrance sociale, voire des crises de mortalité encore plus graves que celle provoquée par le Coronavirus. Alors que l'on pensait avoir enfin délégué la décision entre qui doit vivre et qui peut être abandonné à la mort aux vertus de la gouvernance céleste (pardon, « cosmique »), il va maintenant falloir trancher.

En effet, la diffusion rapide du virus, son potentiel de menace, montre clairement que face à un système sanitaire fini il faudra faire un choix quant aux demandes de protection et de soins. Qui prendra la bonne décision ? Ce sont les médecins qui doivent désormais exercer concrètement le biopouvoir, c'est-à-dire trier entre bons et mauvais patients sur la base de critères aussi aléatoires que l'âge ou l'état de santé ? Ou alors c'est aux politiciens de reprendre le contrôle d'un l'avion qu'il veulent surtout laisser en pilotage automatique, destination croissance/circulation (quand Macron parle de « retour de l'État providence », lisez « merde! C'est à nous de décider maintenant ») ? Mais, ce qui est plus remarquable, en attendant de prendre une responsabilité quelconque, dans le vide assourdissant de la décision, on a dû reformuler, en des termes épidemio-politiques, l'impératif fondateur de la politique moderne : gardez la bonne distance!

Conclusion : trouver la bonne distance

Il me semble que l'acquis politique majeur de cette pandémie pourrait être la réappropriation de la question de la distance. Cela est à comprendre en trois sens différents, mais liés. Distance, d'abord, par rapport à notre présent, ou mieux à ce qui était notre présent il y a encore quelques jours. Distance, ensuite par rapport aux autres. Distance — ou au mieux : proximité — avec la mort.

La distance que nous tous sommes désormais obligés de prendre depuis nos demeures nous impose de regarder cette crise pandémique comme une crise de la mondialisation néolibérale, ou encore comme une crise de la solution néolibérale au dilemme central de la politique moderne : comment trouver la bonne distance sociale permettant à la circulation et à la croissance de se féconder réciproquement ? Il apparaît désormais que ce n'était pas la bonne distance, ne fût-ce par rapport à ce que les modernes ont appelé « nature », c'est-à-dire cet immense réservoir d'êtres animés et non animés que nous considérons bêtement « à notre disposition ». L'exploitation effrénée de ce réservoir, afin de satisfaire le cercle infini du besoin, nous met en contact avec des espèces sauvages qui font émerger des nouveaux virus, au moment même où la conception elle-même de la valeur implique de renforcer l'interdépendance économique à un niveau mondial et la création de véritables autoroutes, faites d'avions, de transports et de pollution, pour les virus. Or, l'humain n'est pas le seul « opérateur spatial » de Gaïa : un virus, une chauve-souris, une montagne sont aussi autant de créatures et gérant d'espaces avec lesquels les humains doivent composer (Lussault 2009). Au lieu de pleurer le trop de pouvoir de l'homme sur la « nature », position exactement symétrique à celle concevant l'homme comme un « animal faible » qui a donc tout le droit de se l'approprier et de l'exploiter, il faudrait déjà arrêter de parler de « nature » pour nous concevoir comme une espèce dont la place dans ce monde est et doit rester limitée, révocable et surtout temporaire. Que l'humanité disparaisse un jour ne peut être qu'une bonne nouvelle, considérant surtout que les blattes feront sans doute moins de conneries.

Cela implique de repenser également le concept de « distance sociale ». En France et encore plus particulièrement à Paris, la gestion désastreuse de la crise pandémique a conduit d'un jour à l'autre du bain de foule à la politique de « zéro risque », entendue comme isolement individuel. Mais cet isolement risque d'être autrement dangereux en termes d'équilibre mental, de sentiment d'insécurité, de tristesse, et cela aussi particulièrement pour ceux et celles qui sont le plus exposé-e-s aux risques de maladie (personnes âgées, patients d'hôpitaux, personnes ayant déjà des pathologies). L'expérience anarchiste (et les anarchistes ont quand-même quelque chose à nous enseigner en termes de persécutions subies) montre que la meilleure solution consiste à créer des réseaux communautaires fondés aussi sur un certain rapport au risque et sur une gestion collective du risque lui-même. La pandémie, autrement dit, est un certain rapport social à la distance avec les autres, qui implique de repartir non pas de ce qui nous est permis, mais de ce qui est possible, pour repenser intégralement cette distance. Qu'est-ce que cela veut dire ? Que la liberté comme croissance et circulation infinie n'étant plus possible, il faut regarder le futur non-pas avec la nostalgie de ce que l'on va perdre (on perd quoi en fait ? La possibilité d'acheter 6 types différents d'avocats venant à un prix écologiquement fou de l'autre bout du monde ? La chance d'aller manger bio dans un Prêt à Manger de New York ? Mais allez-vous faire foutre !), mais avec l'optimisme de ce que l'on peut gagner : des communautés qui repensent intégralement leur rapport aux autres êtres (vivants ou pas), mais en tout cas émancipées de la centration sur le désir infini du patriarche (Solanas avait raison  : commençons déjà par émasculer tous les hommes, ensuite on verra).

Cela implique aussi et surtout de gagner un autre rapport avec la mort. La mort, n'en doutons pas, sera la grande maîtresse des années à venir. La pandémie que nous vivons n'est que peu de chose par rapport aux risques qui attendent une population mondiale en croissance continue au bord d'une catastrophe environnementale sans précédent : réchauffement global, perte de biodiversité, appauvrissement des sols, élévation du niveau de la mer, etc. Si la modernité se caractérise principalement et précisément par la distance et la censure qu'elle a mis entre le vivant humain et la mort (Aries 1975), il est aujourd'hui plus que jamais temps de questionner cette distance et de réapprendre à mourir (Scranton 2015). Cela devrait nous conforter : mourir ne sera au fond pas plus mal, car tout ce que nous voyons autour de nous montre qu'on est toujours peu de chose par rapport à un virus. A tous et à toutes ceux et celles qui attendent le « retour à la normalité », à tous et à toutes ceux et celles qui attendent d'arrêter de trembler, il faudrait rappeler que le vrai cauchemar n'est pas la mort. Le vrai cauchemar serait que Donatien rappelle.