Article body

Emblématique de l’Intelligent Dance Music (IDM), un courant de musiques semi-expérimentales qui a émergé au début des années 1990 au Royaume-Uni, la musique d’Aphex Twin est souvent décrite dans la littérature selon des termes appartenant au registre de l’excès ou de « l’inhumain[1] ». Le sentiment d’imprédictibilité qui peut naître à l’écoute des oeuvres de l’artiste est en partie abordé par Stan Hawkins (2007) lorsqu’il évoque, à propos de « Windowlicker » (Aphex Twin, Windowlicker EP, 1999), une prédominance de l’asymétrie sur le plan rythmique. Il fait référence à Mark Butler (2006) pour indiquer la présence d’un phénomène d’ambiguïté similaire à ceux de l’Electronic Dance Music (EDM[2]). Il fait également référence aux ruptures de la structure rythmique causées par « l’organisation asymétrique des patrons microrythmiques » (Hawkins 2007, 46), ainsi qu’au climat d’ambiguïté accru par les « imprédictibles points de départ ». Afin de découvrir de manière rigoureuse les causes de tels phénomènes, nous avons mené des analyses formelles d’oeuvres réalisées par Aphex Twin entre 1995 et 2001, période caractérisée par l’expression de tempi élevés ainsi que l’emploi de rapides séquences d’évènements sonores que nous appelons les Ensembles MicroRythmiques (EMR). Les EMR sont notamment présents en grande quantité dans la drill’n’bass[3], un genre d’IDM inspiré par la drum’n’bass (tempo supérieur à 150 bpm, prédominance du rythme, nombreuses syncopes, mélodies à la basse) particulièrement en vogue parmi les artistes d’IDM de cette période.

Dans cet article sont dévoilés les résultats de nos travaux destinés à la compréhension du comportement rythmique et microrythmique des oeuvres d’Aphex Twin. L’objectif poursuivi ici est double, puisqu’en plus d’exposer les éléments déterminant le style rythmique de l’artiste, nous souhaitons ouvrir la voie menant à une meilleure définition de l’IDM, un courant qui ne bénéficie pas encore de description détaillée de ses spécificités musicales. Avant tout, il s’agit donc de mettre à jour certaines des stratégies compositionnelles caractéristiques de l’artiste afin d’appréhender l’origine des tensions rythmiques ressenties à l’écoute de ses oeuvres. Comment la structure rythmique (SR) est-elle organisée ? Quels sont les facteurs provoquant l’ambiguïté ou la rupture ? Quels comportements rythmiques rapprochent ou distinguent les formules d’Aphex Twin des codes de l’EDM ? Quelle est l’influence des ensembles microrythmiques (EMR) sur notre perception du rythme ? Quels sont les récurrences, les codes propres au langage rythmique et microrythmique d’Aphex Twin ?

Pour répondre à ces questions, nous appuierons notre recherche sur les théories occidentales du rythme développées à partir de la deuxième moitié du xxe siècle. Inspirées de la linguistique (Lerdahl et Jackendoff 1983 ; Krebs 1987 ; Butler 2006) et éclairées par les connaissances issues des sciences cognitives (London 2004 ; Danielsen 2010 ; Tagg 2012), ces théories fournissent les concepts permettant d’établir les liens entre les phénomènes sonores et leur incidence sur le plan de la perception. Présentées dans la première partie de cet article, les informations que ces théories procurent au sujet du comportement rythmique des musiques mesurées[4] alimentent également l’analyse, puisqu’elles indiquent les paramètres à isoler (position, durée, densité, etc.) ainsi que les types fondamentaux de mises en relation (types de groupements, types de concurrences, rôle de la densité, etc.). Soulignons l’importance des travaux de Mark Butler pour les connaissances qu’ils apportent sur l’organisation rythmique des oeuvres d’EDM, un courant que Peixoto Ferreira décrit comme étant conçu pour la danse non-stop (2008). Dérivé de l’EDM, l’IDM lui emprunte certains de ses codes et s’en détache, entre autres, par la démarche expérimentale. En intégrant, dans nos analyses, les concepts rythmiques propres à l’EDM, il nous est possible de comprendre quelles techniques compositionnelles Aphex Twin emprunte à ce courant et comment il les enrichit.

La deuxième partie est dédiée à la présentation succincte de notre méthodologie d’analyse élaborée au fil de nos recherches sur le rythme et le microrythme dans l’IDM. Celle-ci se distingue principalement des modèles d’analyses connus de la musicologie du fait qu’elle repose sur le concept d’évènement[5] et non sur celui d’objet sonore ou musical. Notre démarche se concentre avant tout sur la découverte de l’organisation des durées. L’analyse est, par conséquent, davantage axée sur l’extraction rigoureuse des données temporelles que sur l’identification ou la déduction des attributs timbraux[6]. Notre méthodologie met en oeuvre un processus de collecte restreint, consistant à identifier dans le spectre (ségrégation) et à reporter dans un tableau (transcription) les caractéristiques quantitatives du rythme ; ainsi, elle peut être appliquée à l’analyse d’oeuvres d’autres artistes du courant. De cette manière, nos travaux s’insèrent dans une démarche de recherche plus globale visant à définir, du moins en partie, les caractéristiques stylistiques de l’IDM. Les nombreuses données discrètes ainsi obtenues (positions, durées, motifs, densités, etc.) peuvent être mises en relation par l’analyste pour la découverte des structures rythmiques et de leurs modes d’interaction.

La troisième partie est entièrement consacrée aux résultats de nos analyses rythmiques des oeuvres d’Aphex Twin. Agrémentée de quelques exemples tirés des oeuvres emblématiques que sont «To Cure a Weakling Child » (Richard D. James Album, 1996), « Windowlicker » (Windowlicker, 1999), « Cock/Ver10 » (Drukqs, 2001), elle est divisée en trois sous-parties. La première sous-partie traite principalement des différents types de ruptures rencontrés. La deuxième sous-partie se concentre, quant à elle, sur l’étude de l’ambiguïté rythmique (ambiguïté métrique et ambiguïté de groupement). Enfin, la troisième sous-partie propose de confronter les données extraites de notre analyse microrythmique aux modèles de description des microdurées.

Définition du rythme

Constituants du rythme

Structure Métrique, Surface Sonore, Structure de Groupement, Structure Rythmique

Depuis les études menées par Cooper et Meyer (1960), Lerdahl et Jackendoff (1983), et, plus récemment Hasty (1997), London (2004) ou encore Danielsen (2010[7]), il est admis que le rythme est composé de deux plans en interaction permanente. Le premier plan est la partie concrète, soit la surface composée des évènements sonores tels qu’ils apparaissent à l’écoute et que l’on nommera Surface Sonore (SS). Le deuxième plan, que l’on nommera Structure Métrique (SM), est celui de l’univers abstrait créé par notre esprit dans le but d’apprécier les relations temporelles entre les évènements. Lorsque nous écoutons un ensemble de sons (surface sonore) qui semblent être répartis sur les repères d’une grille « virtuelle » composée d’unités de longueur égales ou similaires[8], il nous est possible de percevoir le rythme. Comme le précise Danielsen, la sensation de rythme est le résultat d’une communication permanente entre la surface sonore et la structure métrique : l’évaluation de l’intervalle temporel entre chaque son produit des unités sur la grille qui, à son tour, fournit une indication sur les futurs emplacements rythmiques possibles (Danielsen 2010, 19). Parler de la SS, c’est désigner un ensemble d’évènements sonores perçus distinctement sur l’axe du temps. L’« étalonnage » que fournit la SM par sa périodicité, et qui donne au rythme perçu son caractère mesuré, permet l’anticipation nécessaire à la danse, à la reproduction ou au jeu de groupe.

Une distinction est communément effectuée entre le groupement[9], qui est l’activité consciente de segmentation du discours musical, et le mètre, qui représente la grille d’étalonnage subjective. L’activité de groupement crée éventuellement une Structure de Groupement (SG) lorsqu’une hiérarchie apparaît entre les différents ensembles. Les caractéristiques sonores et perceptives participant à la construction des structures du rythme peuvent être définies par le concept d’accentuation. Le modèle proposé par la théorie générative de la musique tonale de Lerdahl et Jackendoff (1983), qui explore en profondeur le sujet du groupement et du mètre dans la musique tonale, propose trois types d’accents entrant en jeu dans la structure rythmique. Les accents phénoménaux désignent « n’importe quel évènement de la surface musicale qui donne de l’emphase ou de l’accentuation à un moment du flux musical[10] » (Lerdahl et Jackendoff 1983, 17). Par leur caractéristique contrastante, que les différents attributs timbraux leur confèrent, les accents phénoménaux fournissent le cadre essentiel à la construction du mètre et à l’opération de groupement. Les accents structuraux désignent, quant à eux, les poids exercés par les structures qui sont, dans la tonalité classique, essentiellement mélodico-harmoniques. Les structures de groupement peuvent épouser les poids de la grille métrique comme elles peuvent, selon le type d’analyse perceptive appliquée au timbre et à la position des évènements de la SS (accents phénoménaux), les contredire. Enfin, l’accent métrique réfère à « n’importe quelle unité de la grille métrique qui est relativement forte dans son contexte métrique[11] » (ibid.). Les accents métriques désignent des points de la grille métrique, plus ou moins forts ou fortement attendus (nous dirons qu’ils ont plus ou moins de poids) en fonction de leur position par rapport au début (et donc du nombre de niveaux) de la SM (voir la figure 1).

Figure 1

Représentation du plan des évènements concrets (SS) superposé au plan de la structure métrique (SM) selon la notation par points de Lerdahl et Jackendoff (1983). La première note a plus de poids sur le plan de la rythmisation subjective. La notation musicale fournie ici n’indique pas comment les accents de la SS sont organisés de manière à appuyer les accents de la SM.

-> See the list of figures

Dans le tableau récapitulatif ci-dessous sont résumés les trois niveaux du rythme énoncés plus haut, les accents correspondants et le domaine d’analyse. La Structure Rythmique (SR), qui désigne l’ensemble de ce que nous prenons en compte pour étudier le rythme musical, réunit ces trois niveaux.

Tableau 1

Tableau récapitulatif des constituants du rythme

Tableau récapitulatif des constituants du rythme

-> See the list of tables

Tempo, timing, microrythme, EMR

Henkjan Honing (2013) définit le rythme comme l’interaction de quatre composants : le patron rythmique, qui est l’équivalent du couple SS/SG[12], la structure métrique, le tempo et le timing. Éléments perceptifs entrant en compte dans la structuration des accents, le tempo et le timing désignent deux types de phénomènes impliquant la dimension corporelle.

Le tempo est la fréquence du tactus (ou beat[13]), terme désignant le niveau du temps dans la SM. Exprimé en beats/battements par minute (bpm), le tempo est associé à la « motricité globale[14] » par Philip Tagg (2015, 63). Ce dernier propose, par ailleurs, de mesurer la densité des évènements (surface rate) en notes par minute (npm), considérant qu’il est essentiel de prendre en compte les éléments relatifs à la « motricité fine[15] » (ibid.) lorsque l’on aborde la sensation de vitesse (ibid., 290) dans l’étude du rythme.

Le timing fait référence au phénomène de déviation d’un évènement par rapport à la norme métrique. Mesurées en millisecondes (ms), les durées impliquées par ces accents microtemporels peuvent toutefois avoir une incidence sur la détermination du mètre ou le groupement rythmique. Elles sont, par ailleurs, source de nombreuses significations sur le plan perceptif :

Par exemple, la différence temporelle entre placer les notes à la moitié ou aux deux tiers de la distance qui sépare deux battements est le sixième d’un beat, par ex. 76 millisecondes à 132 bpm. Cette microdurée fait toute la différence entre les articulations strictes et balancées du tactus. Les microdurées sont significatives, car leur agencement contient des informations émotionnelles et cinétiques importantes[16]

ibid., 2015, 283

Dans la musique issue de la performance humaine, la succession des microdéviations forme des patrons marqués par une progression « parabolique » (Clarke 1999, 494-495) dans l’expression des microdurées. Celles-ci constituent un schéma de « timings expressifs[17] » (Honing 2013, 383), caractérisé par une augmentation des intervalles en début et fin de cycle (Temperley 2013, 354-355). Le terme microrythme est aussi traditionnellement utilisé pour qualifier les évènements sonores déviant de la norme métrique. Quelques études menées sur le groove, ou le swing[18], dans les musiques afro-américaines ou latines y font référence sans toutefois le définir clairement. Parmi ces dernières on trouve Iyer (2002) ou Gerisher (2006, 99-100) qui parlent de nuances et de phénomènes microrythmiques[19]. Selon Danielsen, le microrythme désigne plus précisément l’ensemble des caractéristiques rythmiques des évènements agissant au niveau micro (« micro level ») dans un contexte de déviation métrique :

Le microrythme, d’autre part, se réfère à la configuration rythmique générale des évènements musicaux au niveau micro. Il englobe une variété d’aspects dont fait partie le timing. D’autres aspects du microrhythme sont, par exemple, la durée, la forme (comment l’énergie du son se développe au fil du temps), le timbre et l’intensité. Il existe de nombreuses études sur le microtiming dans les musiques classiques et celles basées sur le groove, mais très peu se concentrent sur d’autres aspects du microrhythme[20].

Le microrythme sert donc à désigner des patrons d’évènements rythmiques intégrant des microdurées (microtiming) comme éléments d’expressivité. Le phénomène comprend la durée de la déviation ainsi que la forme des évènements déviés (les microdéviations).

Nos travaux sur les oeuvres d’IDM nous ont conduits à étendre la définition du microrythme pour y inclure un autre type de microdurée que celui des déviations. Les Ensembles MicroRythmiques (EMR) désignent des évènements sonores dont la relation temporelle aux autres éléments de la SS s’exprime en microdurées. Ils ne sont pas forcément en situation de déviation, mais systématiquement regroupés entre éléments de timbre et durée similaires. Il s’agit donc d’ensembles de deux évènements ou plus, formant des objets composés aux limites distinctes et possédant leur propre structure métrique[21]. La fréquence des EMR se situe principalement entre les fréquences hautes du rythme (10 à 20 e/s) et les premières fréquences de l’audition[22] (20 à 50 e/s). Elle peut toutefois atteindre des valeurs plus élevées et ainsi produire l’effet d’un timbre granuleux plutôt que celui d’une succession nette d’évènements.

Bien que les EMR de l’IDM soient produits informatiquement, on retrouve naturellement des EMR dans la voix[23] (Serge Lacasse 2010) ou lorsque l’on emploie un idiophone tel que le güiro, le kagul, la crécelle ou toute technique de percussion rapide. Enfin, il est important de citer Curtis Roads (2001), qui fut le premier à théoriser les moyens de produire des flux de grains synchrones par le biais de la synthèse granulaire. Les premières oeuvres à intégrer ce type de technique expriment des EMR produits électroniquement dans des contextes sonores atemporels. Parmi celles-ci figurent les expérimentations électroacoustiques de Xenakis (Concret PH, 1958 ; Analogique B, 1959), Stockhausen (Kontakte, 1960), Roads (Klang-1, 1974 ; Prototype, 1975) ou encore Truax (Riverrun, 1986).

Outils théoriques dédiés à l’analyse et la description des comportements rythmiques

Ambiguïté de groupement

Les interactions qui ont lieu entre la SM et la SG bénéficient de nombreuses descriptions dans la littérature. Selon Lerdahl et Jackendoff, lorsque la SG correspond à la SM, celles-ci sont en phase. Lorsqu’elles ne correspondent pas, elles sont dites déphasées (1993, 30). Ces derniers utilisent l’exemple de l’anacrouse comme un cas typique de déphasage entre groupement et mètre. Ils distinguent le déphasage léger du déphasage plus important que l’auditeur traite plus difficilement, puisqu’il implique davantage le conflit que le renforcement. Ils considèrent ainsi le degré de phase comme une « importante caractéristique rythmique d’un passage musical[24] » (Lerdahl et Jackendoff 1993, 30). Enfin, ils précisent que l’organisation des évènements et de leurs accents peut privilégier un seul ou plusieurs groupements en conflit. Dans le dernier cas, l’auditeur a alors « des intuitions vagues ou ambiguës[25] » (ibid., 40). Lorsque les accents phénoménaux contredisent les accents métriques (accents faibles sur accents forts et inversement), les auteurs évoquent un état d’ambiguïté et de complexité (ibid., 18). S’il s’agit d’un phénomène isolé ou en nombre suffisamment faible, on parle de syncope. Si, au contraire, les contradictions entre les accents sont trop fortes, trop régulières, ou trop nombreuses, l’auditeur est susceptible de redéfinir la norme en attribuant un nouveau point de départ à la SM. Chez Lerdahl et Jackendoff, la syncope, qui s’inscrit en dehors des objectifs de la tonalité, est perçue comme un élément en conflit avec la structure courante du mètre. Cependant, comme dans de nombreux courants populaires basés sur l’accentuation des temps faibles, il existe une catégorie de syncopes qui contribuent à l’affirmation du mètre. Les accents phénoménaux qui sont exprimés sur des temps faibles, considérés par Butler comme des décorations de temps forts (Butler 2006, 88) qui tendent à atténuer le poids de ces derniers (ibid., 78), « renforcent notre sens du mètre en jouant avec ou contre lui[26] » (ibid., 88). La mise en avant des temps 2 et 4 par l’accentuation de la caisse claire est considérée par Butler comme étant la plus apparente des syncopes dans les genres alimentés par les rythmes breakbeat[27]. L’autre catégorie de syncopes tend, quant à elle, à contrarier l’entraînement du rythme. On trouve ce type d’accents phénoménaux lorsqu’une subdivision est appuyée, ou qu’un évènement est déplacé ou permuté.

Les éventuels conflits de groupement évoqués par Lerdhal et Jackendoff ont été définis par Krebs (1987) comme étant des types de dissonance métrique. Krebs s’appuie principalement sur les travaux de Yeston (1976) qui définissent la dissonance métrique comme la superposition de strates rythmiques dont les « fréquences de mouvement[28] » (Krebs 1987, 100) ne sont pas en rapport de nombres entiers. Le cas exemplaire est celui de l’hémiole, impliquant des syncopes régulières. Krebs enrichit le concept de Yeston en proposant deux types de dissonances. La dissonance de type A, celle de Yeston, est qualifiée de relation arithmétique (Krebs 1987, 101). La dissonance de type B est une relation d’alignement qui intervient lorsque les durées engagées dans les différentes strates ne sont pas en phase (voir la figure 2).

Figure 2

Cas de consonance et de dissonance fournis en exemple dans Krebs (1987, 102).

-> See the list of figures

Selon l’auteur, il est nécessaire de disposer d’au moins trois niveaux pour obtenir une quelconque dissonance métrique : un premier niveau qui fait figure de référence[29], ainsi que deux « niveaux d’interprétation[30] » créant un conflit de groupement. Lorsque la disposition des accents produit des déphasages[31] entre les différentes strates du rythme, le groupement devient ambigu.

L’utilisation de l’expression dissonance métrique dans ce cas est problématique pour deux raisons. La première est qu’elle fait référence à un déphasage de groupement ; il ne s’agit donc pas d’une interaction où le mètre est impliqué[32]. La deuxième raison est qu’en associant ainsi au mètre la notion de dissonance, on évoque l’idée d’une friction ou concurrence entre plusieurs normes métriques, idée inconcevable d’un point de vue perceptif si l’on se fie à London (2004). Ce dernier établit une distinction claire entre ce que nous pourrions appeler la dissonance de groupement (polyrythmie) et la dissonance métrique (polymétrie[33]). Il réfute cependant la possibilité d’une concurrence entre plusieurs normes métriques. Lorsque les accents suggèrent plusieurs SM, l’auditeur privilégie une norme sur le modèle figure-fond. La période qui précède la résolution est un passage marqué par l’ambiguïté ou la malléabilité (ibid., 79-88).

Ambiguïté métrique

London distingue quatre degrés d’ambiguïté[34]. Les contextes métriques non ambigus tendent à projeter un seul mètre. Les contextes métriques à l’ambiguïté latente présentent un mètre malléable propice à une ambiguïté souvent contrecarrée par l’expressivité du jeu humain (microdéviations du jeu instrumental). L’ambiguïté véritable désigne une situation où la perception de la structure métrique peut varier d’une écoute à l’autre. Enfin, l’ambiguïté vague désigne les cas où la structure métrique est mal définie (2004, 86). Selon London, plus l’ambiguïté métrique est forte, plus elle est susceptible de générer des interprétations différentes lors d’écoutes successives. On retrouve un dérivé de cette typologie chez Butler qui, dans son analyse rythmique de l’EDM, utilise une terminologie que nous empruntons en partie dans nos travaux. Ce dernier distingue l’indétermination et l’ambiguïté du mètre. L’indétermination du mètre correspond à une situation où « il n’y a pas assez d’information pour prendre une décision à propos de la division du beat ou du type de mètre[35] » (Butler 2006, 111). Similaire à l’ambiguïté vague de London, le concept d’indétermination concerne des passages où le rythme n’est pas présent ou présent sous une forme simple non accentuée (qui n’indique aucune subdivision ou aucun groupement particulier). Butler désigne également l’« ambiguïté du début[36] » (ibid., 124) comme étant le plus commun des types d’ambiguïté métrique présents dans les musiques électroniques. Axée sur la détermination du tactus, niveau du temps dans la SM, elle implique des situations « lors desquelles le type métrique d’un motif est clair, mais l’emplacement de son point de départ ne l’est pas[37] » (ibid., 124). L’auteur prend notamment comme exemple « Connected » de James Ruskin (ibid., 126), une oeuvre où les éléments percussifs renforcent des positions en décalage avec le tactus courant, déterminé en partie par le niveau mélodique de la structure. L’introduction de la grosse caisse en syncope sur chaque demi-temps crée un nouveau tactus possible. Le climat d’ambiguïté qui en résulte amène l’auditeur à reconsidérer la phase de la strate rythmique de référence.

Ambiguïté et microrythme

Peu étudiée, l’interaction des microdurées avec les structures musicales fait toutefois l’objet d’une étude approfondie dans Musical Rhythm in the Age of Digital Reproduction (2010). Danielsen y analyse « Left and Right » d’Angelo (2000), une oeuvre de hip-hop dans laquelle un ensemble de strates est intégré au flux sonore via un procédé de microdéphasage, créant ainsi un contexte d’ambiguïté métrique. Elle propose alors trois modèles de résolution perceptive. Le « modèle métronomique[38] » (Danielsen 2010, 21) décrit les situations où l’auditeur choisi une norme durable parmi celles qui lui sont présentées. Le modèle du « décalage temporel local[39] » (ibid.) décrit les situations où l’auditeur navigue entre les instruments, ce qui a pour effet d’étirer ou contracter la durée des unités de la structure métrique. Enfin, le modèle « beat bin », mis en avant dans le reste de l’ouvrage, décrit les situations où l’auditeur intègre progressivement l’ensemble des éléments de la SS dans une norme métrique unique. Les points qui délimitent la grille métrique possèdent alors une durée, dénommée « région du battement[40] » (ibid., 54), qui varie et peut s’agrandir pour intégrer dans la norme (tolérance rythmique) un plus grand nombre de strates en état de dissymétrie microrythmique.

Cinq règles d’interaction sont établies :

  1. les tempos lents conduisent à une augmentation de la tolérance rythmique ;

  2. une haute densité d’évènements conduit à une diminution de la tolérance rythmique ;

  3. plus le stimulus est régulier, plus la région du battement est étroite ;

  4. plus les microdéviations sont nombreuses, plus la région du battement s’élargit ;

  5. on ressent une plus grande friction lorsque les microdéviations sont proches sur le plan spectral que lorsqu’elles sont éloignées. Autrement dit, plus les microdéviations sont éloignées sur le plan spectral, plus elles seront susceptibles de créer des conflits de normes.

Les microdéviations ne sont donc pas ici conçues comme une simple caractéristique formelle de l’expressivité, mais, lorsqu’elles sont organisées de manière appropriée, comme un facteur d’ambiguïté métrique.

Méthodologie d’analyse

La méthodologie d’analyse élaborée pour l’analyse des oeuvres d’IDM est constituée de quatre grandes étapes essentielles à la pertinence de la démarche de découverte du rythme. La première étape consiste à faire une évaluation préliminaire de la forme de l’oeuvre. Il s’agit ici de délimiter les différentes parties sur la base de leur comportement rythmique. Ce travail de découpage, qui permet l’homogénéisation des données, constitue le point de départ du processus de discrétisation. La deuxième étape est celle de la définition du temps d’analyse (TA). Ce que nous appelons le temps d’analyse est la détermination de l’unité de référence depuis la transcription jusqu’au moment de l’interprétation des données. Dépendante du tempo de l’oeuvre[41], la taille de l’unité d’analyse conditionne la pertinence des données relevées. Le travail de transcription est la troisième grande étape de notre analyse. Il consiste à recenser l’ensemble des éléments discrets et processus continus, puis à les reporter en effectuant une synthèse dépendante des paramètres que prévoit la méthodologie. Basée sur une discrimination des évènements sonores depuis le spectrogramme de l’oeuvre[42], la démarche se veut être purement asémiotique. Le report des données s’effectue dans un tableau à deux dimensions où chaque colonne représente un TA et chaque ligne un instrument ou type de timbre particulier (figure 3).

Les données rythmiques y sont transcrites en utilisant la notation rythmique occidentale (noire, croche, double croche, etc.). Elles partagent ainsi les TA en quatre régions formant les unités indivisibles du rythme. Les données microrythmiques sont indiquées en chiffres arabes lorsque la présence de plusieurs évènements est constatée dans une des quatre régions du TA. Une fois les évènements des différentes strates rythmiques recensés, nous obtenons la densité (ligne « Total » dans la figure 3) relative à chaque TA. À partir des informations obtenues lors de la transcription, il est possible de donner un sens au comportement rythmique de l’oeuvre lors de la dernière étape, celle de l’interprétation des résultats. Contrairement à l’étape de transcription, l’analyse des données transcrites nécessite un éclairage issu du domaine de la perception. Dans un premier temps, les données récoltées sont mises en relation de manière objective (équivalences structurelles, dissymétries, courbes de densité, etc.), puis interprétées à partir des modèles cognitifs présentés plus haut.

Figure 3

Tableau du haut : extrait de la transcription de « To Cure a Weakling Child » (Aphex Twin, Richard D. James Album, 1996). Le spectrogramme du bas correspond aux colonnes du tableau, nous avons marqué les temps avec des lignes verticales blanches. Les sigles « GC », « CC », « HH » et « BZ » identifient les timbres ou les instruments de l’oeuvre.

-> See the list of figures

Analyse du rythme chez Aphex Twin

Un langage syncopé : progressions et degrés de rupture chez Aphez Twin

Quelques analyses, effectuées en dehors du cadre de la méthodologie présentée plus tôt, ont naturellement confirmé, dans les oeuvres de la deuxième période de l’artiste[43], un climat de rupture au sein duquel les syncopes jouent un rôle important. Les ruptures franches de la structure métrique sont opérées très occasionnellement par un changement inattendu, une brève interruption ou une élision de l’ensemble du flux musical[44]. Bien que ces ruptures aient toujours lieu de manière à ce qu’une continuité soit observée au niveau du tactus, elles obligent l’auditeur à réévaluer la structure du rythme. Dans « Windowlicker » (Windowlicker, 1999), on retrouve une séquence rythmique hautement perturbée par l’organisation de la SS. Entre 2:39 et 3:49, un rythme déjà syncopé exprime une série de ruptures qui obligent régulièrement l’auditeur à reconsidérer la structure de l’oeuvre. La figure 4 montre l’une de ces ruptures en A. Nous avons indiqué les temps (123 bpm) avec des barres blanches supportées par des nombres correspondant aux premiers niveaux de la SM. Les signes divers (ronds, ellipses et carrés blancs) indiquent la présence de syncopes. Les ronds désignent les syncopes de la grosse caisse, décalée d’un quart ou d’un demi-temps, et les ellipses indiquent les syncopes de la basse électronique, toujours situées un quart de temps avant le temps attendu. La caisse claire est un élément constant qui affirme la SM en l’appuyant tous les deux temps. Les seize premières mesures s’achèvent sur un effet d’allongement du son de la caisse claire qui annonce l’arrivée d’un temps fort (temps 17). À partir du 27e temps, les syncopes s’accentuent en impliquant la caisse claire. La syncope du 32e temps (A) n’en est en fait pas vraiment une, puisqu’il s’agit d’un décalage de la grille métrique d’un quart de temps facilement perçu comme un allongement du 31e temps. Ce décalage est suivi de trois temps de transition faisant ici office de rupture dans une structure de temps binaire. Le carré blanc qui indique, au temps 3, une syncope de temps à la caisse claire constitue, si on se réfère aux repères établis, une surprise. Ce choix s’avère néanmoins judicieux en préparation de la nouvelle norme. Celle-ci reprend une séquence rythmique normale et est accentuée, en son départ, par l’introduction de parties vocales.

Figure 4

Spectrogramme de la partie centrale de « Windowlicker » (Aphex Twin, Windowlicker, 1999).

-> See the list of figures

Les syncopes d’un quart de temps ou d’un demi-temps sont à la fois les plus courantes et les moins perturbantes dans les oeuvres d’Aphex Twin. Généralement appliquées à la caisse claire et à la grosse caisse (ou aux évènements divers remplissant les mêmes fonctions), elles permettent d’affirmer la structure métrique courante par l’ajout de poids sur les subdivisions déjà attendues du tactus. Plus déstabilisantes, les syncopes réalisées sur une durée d’un temps sont, dans la plupart des cas, des permutations entre la caisse claire et la grosse caisse. L’effet produit par ce type de formule rythmique est plus proche de la rupture que de l’affirmation de la SM, le changement de phase ainsi provoqué perturbe la régularité, et donc l’entraînement du rythme. Bien que l’ensemble de ces stratégies ne soit pas mis en oeuvre de manière aléatoire, aucune habitude particulière du point de vue structurel n’a été constatée, si ce n’est que les ruptures importantes tendent à arriver aux moments forts (fins de phrases, sections, etc.). Cette relative absence de structuration des ruptures n’est pas surprenante, puisque le propre de ce type de stratégies est de provoquer l’inattendu par l’expression de la dissymétrie. En revanche, nous avons observé une logique d’un autre ordre : les phénomènes de rupture les plus importants, tels que les permutations ou les déplacements de l’ensemble du flux musical, s’avèrent très souvent préparés. Dans notre analyse de « Windowlicker », il est notable que les transitions entre les phrases de 16 ou 32 temps, élaborées à partir de groupements impairs d’éléments intensifs répétés, sont, en quelque sorte, annoncées par l’utilisation croissante de syncopes (figure 4).

Notre transcription des premières mesures de « Cock/Ver10 » (Aphex Twin, Drukqs, 2001) illustre un phénomène similaire (figure 5). Des phrases rythmiques se succèdent en conservant leur phase, malgré les nombreuses syncopes et quelques permutations d’ornementation. À la mesure 17, le rythme est enrichi et les très nombreuses syncopes aboutissent à une permutation qui représente le début anticipé d’une nouvelle phrase rythmique. Contrairement aux codes de l’EDM, courant qui tend à limiter la dissymétrie, Aphex Twin élabore un discours rythmique complexe où la rupture constitue le point d’arrivée d’une tension métrique progressive.

Figure 5

Transcription des premières mesures du Bloc B (0:12 - 1:08) dans « Cock/Ver10 » (Aphex Twin, Drukqs, 2001). En A apparaissent les principaux coups de la grosse caisse, en B, la caisse claire et en C, une apparition de la charleston. Les traits verticaux représentent les temps, les barres verticales délimitent des mesures de quatre temps présentes à titre de repérage et les courbes orange indiquent les phrases rythmiques. Le marqueur T indique la phrase de transition préparant le déphasage rythmique.

-> See the list of figures

Accents et groupements : Ambiguïté rythmique

La méthodologie d’analyse élaborée pour l’étude du rythme dans les oeuvres d’Aphex Twin nous a permis de cerner avec précision les éléments contribuant à provoquer un sentiment d’ambiguïté dans les oeuvres de l’artiste. L’analyse de la forme de « Cock/Ver10 » dévoile une alternance entre des parties dont le tempo offrait parfois plusieurs lectures possibles. Le jeu de l’accentuation est, avec celui des syncopes, en grande partie responsable de cet effet.

Tableau 2

Tableau de la forme préliminaire de « Cock/Ver10 » (Drukqs, 2001) à partir des concepts d’ambiguïté et d’indétermination

Tableau de la forme préliminaire de « Cock/Ver10 » (Drukqs, 2001) à partir des concepts d’ambiguïté et d’indétermination

Les lettres capitales correspondent aux blocs rythmiques (les parties identifiées lors de la détermination préliminaire de la forme de l’oeuvre).

-> See the list of tables

Dans cette oeuvre (voir le tableau 2), deux tempi (85 ou 170 bpm) peuvent être perçus dépendamment de l’intensité exprimée par les évènements clés du rythme, puis, secondairement, de leur densité ou de leur position. Ainsi, lorsque l’emphase est mise sur la caisse claire, exprimée sur les temps pairs (positions 2 et 4 de la mesure), le tempo est perçu à 85 bpm en décalage d’un temps avec la phase du phrasé rythmique. À l’inverse, lorsque la grosse caisse et la caisse claire rivalisent sur le plan de l’intensité, c’est un tempo à 170 bpm qui se dessine. Certaines parties, situées dans un subtil entre-deux agrémenté de permutations et d’enrichissements, laissent le choix à l’auditeur. C’est le cas des parties D (1:19) et F (2:52) qui, par ailleurs, succèdent chacune à une partie d’affirmation lente (85 bpm). Cette situation est un cas typique d’ambiguïté métrique tel que ceux décrits par Butler. Le niveau du tactus n’est pas définitif et peut varier d’une écoute à l’autre, selon l’auditeur ou le contexte d’exposition. Par ailleurs, on remarquera que l’organisation de l’ambiguïté entre les parties (blocs) de l’oeuvre dessine une structure hypermétrique[45] semblable à celle que l’on peut retrouver dans de nombreuses oeuvres au caractère mesuré (figure 6).

À ce type de phénomènes s’ajoute une structure de groupements pouvant également être marquée par l’altération de la symétrie. En effet, il est possible de retrouver dans les oeuvres de l’artiste une polyrythmie macrostructurelle créant une ambiguïté de perception du groupement (dissonance de Krebs). Comme le montre notre analyse de la structure de « To Cure A Weakling Child », à partir de cycles longs (32 temps dans le cas de « To Cure A Weakling Child »), de nombreux découpages peuvent être effectués pour chacun des flux sonores (les groupes instrumentaux) identifiés. Lorsque les subdivisions ne forment pas des cycles réguliers (deux fois seize, quatre fois huit, etc.), les diverses tailles de segments créent un phénomène d’ambiguïté qui dynamise le discours musical, en opposant la dissymétrie à la régularité conventionnelle des cycles. Sur ce plan, Aphex Twin exacerbe encore une fois les formules de tensions propres à l’EDM en diffusant sur de nombreux niveaux l’inattendu des décalages rythmiques. Dans le cas de la dissymétrie de groupement, de la même manière que dans l’organisation des premières séquences rythmiques de « Cock/Ver10 », il y parvient en opposant le concept de la phrase, organique et polymorphe, à celui du cycle, stable et uniforme.

Figure 6

Représentation de la forme de « Cock/Ver10 » (Aphex Twin, Drukqs, 2001). Les valeurs indiquées en bas représentent le nombre de mesures de quatre temps. La lettre « A » signifie « ambiguïté » et la lettre « I » signifie « indétermination ». Les lettres indiquées en haut correspondent aux blocs.

-> See the list of figures

Le rôle du microrythme et des EMR dans la perception du rythme

Un des principaux éléments qui a motivé notre analyse des comportements rythmiques dans les oeuvres d’Aphex Twin est le désir de comprendre le rôle des microévènements et des microdurées constatés dans le répertoire de la deuxième période du compositeur. Il s’agissait donc d’analyser, d’une part, leur forme et, d’autre part, les types de contextualisations auxquels ils sont sujets. Comme nous l’avons vu dans la première section, nous effectuons une distinction entre deux types phénomènes à l’échelle micro. Le microrythme désigne l’organisation des microdéviations, tandis que les EMR désignent les groupes d’évènements liés par des microdurées.

Dans notre analyse du comportement rythmique des oeuvres d’Aphex Twin exposée plus haut, nous avions relaté la faible présence de microdéviations. Dans le cas de « Windowlicker », les microruptures de la structure métrique, exprimées à 2:54 et 3:13, nous apparaissent davantage comme un allongement du temps précédent que comme de réelles ruptures. Les quelques microdéviations identifiées dans « To Cure A Weakling Child » ou dans « Cock/Ver10 » semblent, quant à elles, renforcer une grille métrique déjà constituée par le flux d’évènements dense et quasi ininterrompu. À première vue, il semble naturel de penser que, dans un contexte caractérisé par une haute densité d’évènements constituant de nombreuses subdivisions de la SM, l’utilisation de déviations qui pourraient être perçues comme étant malgré tout situées sur la grille métrique ne représente pas un grand intérêt sur le plan de l’expressivité. Une telle supposition laisse cependant en suspens la question de l’ambiguïté : cet enrichissement de la SM qui semble contrecarrer l’effet des microdéviations, est-il en faveur d’une SM plus affirmée ou, au contraire, installe-t-il plutôt un climat d’ambiguïté ?

Selon les hypothèses énoncées dans l’ouvrage de Danielsen, plus le nombre de microdéviations est important dans un passage donné, plus cela augmente notre tolérance rythmique. De ce fait, la faible présence de microdéviations dans les oeuvres d’Aphex Twin devrait se solder par une diminution de la tolérance rythmique. Si l’on se réfère aux autres critères de diminution de la tolérance rythmique, tels que le tempo rapide, la haute densité des évènements ou encore la régularité du stimulus, nous devrions considérer que toutes les conditions sont réunies pour favoriser une région de battement étroite et donc un climat éventuellement conflictuel ou ambigu sur le plan métrique. Or, dans le cas d’Aphex Twin, chacun des évènements qui n’a pas été identifié comme une microdéviation est très précisément placé sur la grille métrique, contrairement aux musiques desquelles ont été extraites les règles de tolérance rythmique[46]. De plus, ces évènements participent à la création de niveaux métriques inhabituellement élevés. Enfin, ces deux contraintes sont confrontées aux limitations de notre faculté à évaluer les durées situées en dessous de 100 ms. Il est donc très difficile de dire, a priori, dans quelle mesure le microrythme chez Aphex Twin affecte la perception de la SG.

La facture des EMR est soumise à la même problématique. Comme pour les phénomènes de microdéviation, déterminer l’impact des EMR sur la perception du rythme requiert d’en connaître davantage sur les effets de « la virtuosité exagérée de la machine » (Danielsen 2010, 2, voir note 1). En revanche, il nous apparaît, à l’écoute, qu’aux moments où les EMR sont exprimés, il règne un climat d’indétermination semblable à celui qui peut s’installer lors d’une pause ou autre évènement ponctuant. On remarquera, par ailleurs, que lorsque les EMR ont une longue durée (un temps et plus), ils tendent à être présentés seuls et à posséder des limites distinctement repérables aux niveaux intermédiaires (temps et multiples de temps) de la grille métrique.

D’un point de vue contextuel, les diverses analyses ont montré que les EMR ne jouent pas un rôle clé au sein de la structure rythmique. Ils tendent à appuyer les moments importants sans toutefois le faire avec précision, ni avec une logique précise qui mettrait en rapport les paramètres de leur facture avec leur position dans la phrase musicale. On constate cependant que, dans « To Cure A Weakling Child », par exemple, les temps caractérisés par un grand nombre d’évènements, phénomène auquel le microrythme participe pour beaucoup, produisent, au même titre que les effets, des accents qui définissent le cycle et sa première subdivision. Bien que la densité des évènements soit un paramètre important dans les oeuvres de la deuxième période d’Aphex Twin[47], elle n’explique pas à elle seule les qualificatifs employés (l’excès, l’inhumain) pour décrire les musiques de l’artiste. Majoritairement induite par les fréquences du rythme, la densité n’est, comme nous venons de le préciser, qu’occasionnellement exagérée par celle des EMR. Il faut préférablement prendre en considération l’ensemble des caractéristiques microrythmiques observées. Premièrement, la précision informatique permet un respect infaillible de la structure métrique qui pourrait faciliter la discrimination des évènements dans le temps. À cela s’ajoute une organisation des microdéviations qui ne ressemble en rien aux patrons rencontrés dans le jeu humain. Ces dernières parsèment le discours rythmique, de manière éparse ou progressive, sans qu’aucun dynamisme ne soit exprimé. Enfin, lorsqu’ils sont exprimés seuls, les EMR ont la particularité de faire perdurer les niveaux les plus hauts de la SM (subdivisions du temps), participant très probablement à une sensation de vitesse ininterrompue.

Conclusion

Le langage de rupture observé dans les oeuvres d’Aphex Twin ne se limite pas à de simples changements abrupts destinés à désorienter l’auditeur. Il s’articule autour de progressions savamment mises en place par l’usage de syncopes, de permutations et d’enrichissements rythmiques. Bien que la mécanique de contradiction du mètre déroute parfois et force la réévaluation de la structure, il subsiste l’entraînement d’un tactus stable et intensif. Ce dernier, qui sert de pilier dans tous les cas analysés, peut toutefois être sujet aux phénomènes d’ambiguïté causés par le jeu des décalages, des permutations ou de la densité à l’échelle du rythme et celle du microrythme. À ces perturbations métriques s’ajoute la dissymétrie opérée sur les ensembles de la macrostructure. En organisant l’ambiguïté de groupement, Aphex Twin exacerbe un phénomène devenu classique dans l’EDM. C’est là l’une des particularités du style qui le distingue des courants plus populaires. En mettant l’emphase sur les procédés d’altération de la structure rythmique, l’artiste affirme une volonté de rupture avec les formes simplifiées et parfois monotones de la danse non-stop. Enfin, l’utilisation récurrente des EMR dans les oeuvres de cette période agit paradoxalement dans le sens de cette esthétique. La singularité de leur constitution en est très certainement la cause : à la fois liaisons par la régularité et ruptures par leur caractère ponctuant, enrichissement du mètre et éventuels facteurs d’ambiguïté, prolongations rythmiques et objets isolés, les EMR forment tantôt des gestes musicaux dynamiques, tantôt des textures granuleuses amorphes. Par tous ces aspects, on reconnaît le style propre à Aphex Twin : un discours rythmique et microrythmique ambigu où la vitesse côtoie les interruptions inattendues de la forme. Il est, à notre avis, nécessaire d’explorer plus encore les éventuelles possibilités que pourrait recéler ce mode d’expression, tant sur le plan musical que sur celui, plus vaste, de la perception rythmique.