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Brian Thompson avoue dans la préface de son livre qu’il possédait des connaissances fort sommaires sur les musiciens canadiens, jusqu’à ce qu’il obtienne un emploi d’été à la bibliothèque musicale de la Canadian Broadcasting Corporation (CBC) à Toronto en 1993. Les deux livres d’Helmut Kallmann Catalogue of Canadian Composers (1972) et A History of Music in Canada (1960) –, une collection de manuscrits et de partitions ainsi que la biographie de Calixa Lavallée d’Eugène Lapierre alimentent sa réflexion[1]. Toutefois, la lecture de Lapierre soulève chez lui plus de questions que de réponses. Ces doutes sont à l’origine d’une vaste enquête dont résulteront sa thèse de doctorat et la présente biographie.

Le titre du livre, que je traduis librement par « Calixa Lavallée et son temps », énonce l’objectif visé par l’auteur : contextualiser la vie et la carrière de Lavallée non seulement au Québec et au Canada, mais dans l’Amérique du Nord musicale au xixe siècle. Dans un premier temps, Thompson soumet la chronologie établie par Lapierre à l’épreuve des faits, principalement par le dépouillement systématique de la presse quotidienne et périodique canadienne et américaine. Il suit littéralement notre « musicien national » pas à pas à partir de ces sources, numérisées pour la plupart, qui nous font découvrir ce bourlingueur avide de réussite, menant de front ses activités d’interprète, de compositeur, de critique, de chroniqueur et d’administrateur.

À cette trame événementielle se greffent dans un second temps des données factuelles, que l’auteur tire principalement de fonds d’archives canadiens, québécois, étatsuniens et européens, ainsi que de nombreuses autres sources, y compris les annuaires municipaux du Québec et des villes américaines où le compositeur s’installe. Nous apprenons ainsi, par exemple, quelle était la situation financière du musicien, d’après les caractéristiques socioéconomiques des quartiers qu’il habite. Mais Lavallée, c’est aussi le battant infatigable luttant pour la reconnaissance des compositeurs étatsuniens, partie de sa carrière que Lapierre n’a pu explorer, faute de sources disponibles. En résumé, cette biographie présente le compositeur d’Ô Canada dans toute son humanité.

Lapierre disposait en comparaison de sources bien minces, essentiellement locales, excepté les archives iconographiques Bettmann de New York relatives à la guerre civile : témoignages reçus en 1933 de personnes ayant connu le compositeur, rares lettres portant sa signature, articles et coupures de journaux découverts dans six fonds d’archives locaux.

La biographie, précédée d’un prologue et suivie d’un épilogue, se divise en trois parties : « On the Road (1842-1873) » couvre sa carrière musicale au Canada et aux États-Unis dans les années 1860 et 1870. La seconde, « The National Musician (1873-1880) », suit son séjour à Paris, son retour au pays et ses activités à Montréal et à Québec, tandis que la troisième, « The Lafayette of American Music (1880-1891) », relate les dix dernières années de sa vie, son installation définitive aux États-Unis et son combat pour la reconnaissance des compositeurs américains. Deux annexes complètent l’ouvrage : le catalogue de ses compositions et la production de cinq de ses pièces.

Le titre du livre surprend. Pourquoi écrire « Anthems » au pluriel ? L’auteur insère dans cette catégorie les compositions de Lavallée ayant une portée patriotique, tout en rappelant que la recherche d’un chant distinctif mobilise plusieurs compositeurs avant et après Ô Canada. Calixa, pour sa part, dirige le 28 décembre 1875 la première audition de l’Hymne national canadien-français de Guillaume Couture, sur un texte de Napoléon Bourassa. Célestin Lavigueur met ses propres paroles en musique dans Ô Canada, beau pays, ma patrie. Le marquis de Lorne, gouverneur général du Canada, compose le poème d’un Dominion Hymn, qu’il dédie au peuple du Canada et que met en musique Arthur Sullivan (du célèbre tandem Gilbert and Sullivan); l’oeuvre sera créée à Montréal quatre semaines avant Ô Canada ! Enfin, Lavallée se met au service de causes qu’il soutient. Ayant tissé des liens avec la communauté irlandaise de Québec, il montre de la sympathie pour la lutte des fenians contre la domination britannique en leur dédiant sa mélodie The Flag of Green.

Minstrel shows : Quel rapport existe-t-il entre Lavallée et cette forme de spectacle ? La documentation minutieuse de l’auteur dévoile cette face cachée des débuts du compositeur aux États-Unis. Pour la majorité des chercheurs – y compris moi-même – l’article publié dans L’Opinion publique, sous la signature de Laurent-Olivier David, demeurait la référence incontournable sur les premières années de sa carrière outre-frontière[2]. Or, le dépouillement systématique par le biographe du New York Clipper (1853-1924), hebdomadaire consacré au spectacle vivant aux États-Unis, et de tous les journaux disponibles de la côte est et du Midwest américains, infirment à peu près tout ce que nous croyions connaître du musicien. En effet, de l’été 1859 à son départ pour Paris à l’automne 1873 – exception faite de quelques séjours au Québec et de son enrôlement dans un régiment nordiste – il gagne sa vie au sein de ces compagnies dont les interprètes blancs se noircissent la figure au liège brûlé, ces fameux blackfaces que l’actualité a sortis récemment de l’oubli, notamment dans le débat entourant la couleur de peau de l’Otello de Verdi. Ce spectacle, le plus populaire du temps, s’adresse à un public blanc de classe moyenne que font rire les chansons, les sketchs, les déhanchements et les danses qui distillent une caricature de la vie et de la mentalité des esclaves des plantations. Thompson contredit ou met en doute les faits rapportés à David par le compositeur. Or, l’article occulte ce pan de sa carrière, mais des gens savaient déjà. Si Lapierre, en 1933, a pu écrire que Lavallée avait participé « à ces nègreries » avant d’aller en Europe, c’est qu’il avait obtenu des témoignages en ce sens de personnes qui l’avaient connu. D’ailleurs, l’article de David repose essentiellement sur des informations fournies par l’interviewé lui-même, qui s’invente une carrière américaine prestigieuse dont Thompson a cherché en vain les traces. Ce dernier conclut que Lavallée veut asseoir sa réputation de musicien désormais « sérieux », tout en faisant la promotion de son concert du 13 mars 1873. L’abolition de l’esclavage et la fin de la guerre civile en 1865 ne passionnent plus le public, qui cherche d’autres formes de divertissement, ce qui mène au déclin progressif des minstrel shows. Lavallée se réoriente vers la musique classique dès 1872, et il fait ses débuts comme pianiste de concert à Boston, dans le Concerto no 1 en sol mineur de Felix Mendelssohn. À son retour d’Europe en 1875, ses programmes annoncent maintenant des oeuvres de Schumann, Weber, Chopin, véritable initiation du public au répertoire romantique.

Dans un autre ordre d’idées, l’auteur réfute le portrait misérabiliste brossé par Lapierre d’un Lavallée rejeté par son propre peuple et obligé d’obtenir la reconnaissance de son talent à l’étranger. Or, c’est librement qu’il choisit de terminer ses jours outre-frontière. S’il opte pour Boston, c’est qu’il connaît la ville depuis l’époque des minstrel shows et qu’il en a observé le dynamisme culturel qui la distinguait des autres villes américaines. Elle lui offre tout ce qu’il lui manquait au Québec. Il donne des cours particuliers, organise et dirige des séries de concerts, compose des opérettes, écrit articles et critiques, décroche un poste de professeur de piano à la Petersilea Academy of Music, école très réputée, où il enseigne aussi l’interprétation, l’écriture et la composition. Toutes ces sources de revenus stabilisent sa situation financière et celle de sa famille. En somme, en se fixant aux États-Unis, il suit la même voie que plusieurs centaines de Canadiens français qui, après un va-et-vient des deux côtés de la frontière, s’installent dans un pays qui leur offre de meilleures chances de succès.

Thompson dépeint également un homme rebelle, ambitieux, impatient, bohème, engagé et doué d’une énergie peu commune. Originaire de la région du Richelieu, il reste marqué par l’histoire des soulèvements de 1837-1838 et participe à plusieurs concerts dont les profits doivent servir à élever un monument en mémoire des victimes. Critique musical au journal L’Union nationale (c’est là qu’il fait la connaissance de David), il en adopte la position éditoriale contre le projet de confédération et en faveur de l’annexion du Canada aux États-Unis, qu’il prêchera toute sa vie. Ambitieux, il se bat pour faire sa place. Il n’a que 16 ans quand il devient musicien itinérant à l’étranger et, dès la jeune vingtaine, il s’impose comme directeur musical d’une troupe. La presse vante ses grandes qualités d’interprète, de compositeur et d’administrateur. Cette expérience le prépare à lancer les projets dont son pays profitera après son retour de Paris.

À quoi tient son engagement dans un régiment nordiste durant la guerre de Sécession ? Lapierre pour sa part consacre de longues pages au sort horrible des esclaves du Sud, qui aurait révolté Lavallée au point de le pousser à s’enrôler. Mais Thompson n’a trouvé aucun écrit exprimant ses sentiments sur la question. Son goût inné de l’aventure et l’attrait de soldes généreuses ont sans doute influencé sa décision; toutefois, il est certain que le maintien de l’Union américaine le préoccupe. Il sera toujours fier d’avoir combattu, car il assiste fidèlement aux réunions des vétérans et se rend aux funérailles nationales du président Ulysses Simpson Grant, ancien commandant en chef des armées nordistes.

Lapierre avait peu traité, faute de documents disponibles, de son combat pour la défense et la promotion d’une musique américaine originale. Comparer Lavallée à Lafayette, venu aider les insurgés de 1776 à secouer le joug britannique, c’est reconnaître la révolution qu’il a accomplie dans la vie musicale aux États-Unis, par l’organisation et la direction de nombreux concerts présentés au congrès annuel de la Music Teachers’ National Association (MTNA) où il occupera divers postes, dont celui de président. Son action a ébranlé la prédominance du répertoire germanique défendu par les chefs d’orchestre Theodore Thomas et Walter Damrosch.

Ses liens anciens avec les Franco-Américains de Fall River (Mass.) en font une véritable icône, comme en témoigneront les hommages qu’ils lui rendront à son décès. En 1885, il donne un concert au profit de la veuve et des enfants de Louis Riel. L’année suivante, la Ligue des patriotes le choisit comme président, au moment où elle lutte contre la nomination de curés anglophones par l’évêque catholique irlandais. Il lui donne un chant de ralliement, Restons Français, sur un texte de Rémi Tremblay.

Quant à l’hymne national, Thompson en traite sous tous ses aspects dans la seconde partie et dans l’épilogue de la biographie. L’auteur corrige d’abord l’idée reçue selon laquelle Ô Canada se serait imposé rapidement. S’il est vrai qu’il a été repris dès le lendemain de sa création lors d’une réception chez le lieutenant-gouverneur et dans quelques églises de Québec, Vive la Canadienne et God Save the Queen clôturent toujours les concerts. Il faudra attendre vingt ans pour l’entendre lors de la visite officielle du futur roi George v en 1901.

Cependant, je m’étonne de ne pas trouver dans sa bibliographie le beau livre consacré aux plaines d’Abraham[3], ce lieu mythique voué à la construction d’une mémoire collective chez les francophones. L’ethnologue Jean DuBerger rappelle que les Canadiens français ont pris conscience, lors du grand rassemblement de 1880 à Québec, de ce qui les distinguait des autres; il ajoute même qu’Ô Canada s’adressait aux « Anglais » qui avaient voulu les faire disparaître, mais sans succès[4] (p.43-44).

En épilogue, Thompson déplore le rejet d’Ô Canada par ceux qui, après s’être nommés Canadiens, puis Canadiens français, se sont progressivement identifiés comme Québécois à partir de la Révolution tranquille. Pour les indépendantistes, le nom « Canada » ne représentait plus que le Canada anglais et devenait détestable. Gens du pays, considéré comme le nouvel hymne national après la célébration de la Saint-Jean de 1975, a été utilisé à toutes les sauces, au point de devenir un substitut de Happy Birthday to You. L’Ô Kébèk de Raôul Duguay proposé en 2011 a fait long feu. Mais, depuis quelques années, un nouveau discours flotte dans le milieu indépendantiste, que je qualifie de repentance à retardement. En effet, on accuse le reste du Canada de nous avoir volé l’hymne national. C’est que la découverte ou la relecture de la seconde strophe a fait disparaître l’ambiguïté : le Canada de Routhier et de Lavallée, c’était celui d’« une » race fière, et le fleuve géant, le Saint-Laurent et non le Fraser. Dans son numéro du 23 juin 2008, La Presse proclamait Ô Canada comme l’une des « 10 meilleures tounes [sic] de la Belle Province »[5], mais à quoi bon si le Québec nationaliste ne le chante plus.