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Il n’y a rien d’exagéré à dire que la vie et l’oeuvre de Germaine Tillion (1907-2008) sont aussi exceptionnelles (ce qui est somme toute fréquent) qu’admirables (ce qui l’est moins). Grâce aux nombreuses initiatives qui ont vu le jour ces vingt dernières années, on dispose d’une meilleure compréhension de son engagement scientifique et humaniste[1]. Peut-être ces initiatives nous permettent-elles aussi, par extension, de comprendre un peu mieux en quoi l’exemplarité réjouissante dont sa trajectoire nous a légué un modèle semble, à certains égards, si éloignée de l’idée qu’à notre époque, nous nous faisons spontanément du caractère construit de certaines valeurs a priori (vérité, connaissance, justice, dignité) et de cette nature humaine qui, pour Tillion, était ce qu’il fallait avant tout chercher à comprendre.

Cela dit, si la plupart des textes de Tillion sont désormais accessibles[2] et que nous sommes assez bien informés sur ses années d’ethnologue dans l’Aurès algérien, ses travaux d’historienne du camp de Ravensbrück où elle fut déportée, son rôle politique majeur dans certains évènements de la guerre d’Algérie et ses missions ethnographiques dans le Maghreb d’après-guerre[3], le mérite de l’ouvrage Chanter, rire et résister à Ravensbrück tient à ce qu’il aborde un aspect des années de déportation de Tillion qui restait encore relativement peu exploré : Le Verfügbar aux Enfers. Il s’agit d’une pièce lyrique, qualifiée d’« opérette-revue », que Tillion et ses camarades déportées ont écrite à Ravensbrück durant l’automne 1944 en prenant de gros risques. L’oeuvre met en scène la « conférence » d’un naturaliste à propos d’une soi-disant « nouvelle espèce zoologique », les Verfügbars. Dans le jargon concentrationnaire, ce terme signifie « disponible ». Il désignait les déportés·es ayant refusé de travailler au service des Nazis et, de ce fait, « disponibles » pour exécuter les pires corvées[4]. Tillion et ses camarades faisaient partie de cette catégorie de déportées.

La pièce ne contient pas de partitions. Il contient des dialogues parlés entre le naturaliste et les Verfügbars, des passages déclamés en vers, et des paroles de chanson à chanter sur une musique préexistante dont le titre est indiqué, à la manière de ce qui se faisait dans les vaudevilles, les pièces de foire, les mélodrames, les fééries, les revues et les opérettes. Le titre de l’oeuvre fait d’ailleurs allusion à l’Orphée aux Enfers de Jacques Offenbach. Les musiques à chanter « sur l’air de » sont basées sur un vaste éventail de références musicales, allant de l’opéra à la chanson à succès en passant par les chants scouts et les publicités radiophoniques. Tillion et ses compagnes de déportation n’ayant aucune source musicale à leur disposition, écrite ou enregistrée, elles ont puisé l’inspiration dans leur mémoire orale et collective. Ce sont ces conditions de création qui expliquent la diversité tant des références convoquées que des formats de ces références. Les numéros musicaux vont d’une mélodie intégralement transformée (la Chanson triste de Henri Duparc) au seul rythme du thème d’un poème symphonique (la Danse macabre de Camille Saint-Saëns), en passant par la réécriture d’une unité couplet-refrain (la publicité pour la chicorée Villot) ou de quelques vers chantés (la chanson grivoise Vive les étudiants, ma mère), une mélodie fredonnée (le chant populaire russe Les Bateliers de la Volga), ou encore un slogan scandé sur un rythme simple (un procédé dit « sur l’air des lampions[5] »).

Une excellente édition critique du Verfügbar aux Enfers a été publiée en 2005[6] et il existe une captation vidéo de la représentation donnée à Ravensbrück en 2010, à l’occasion du 65e anniversaire de la libération du camp[7]. Cependant, aucun travail scientifique d’envergure n’avait depuis vu le jour à son sujet[8], jusqu’à ce qu’une équipe de recherche québécoise décide de s’y atteler, donnant lieu à deux publications : un numéro spécial de la Revue musicale OICRM en 2016[9], et l’ouvrage Chanter, rire et résister à Ravensbrück qui est l’objet de ce compte rendu. Les deux publications sont complémentaires. Le numéro spécial de 2016 se focalise surtout sur les aspects « internes » de l’oeuvre : identification des sources musicales et des intertextes, analyse des genres artistiques convoqués, reconstitution des airs chantés, analyse des problèmes de mise en musique et d’interprétation de ces airs, panorama des mises en scène contemporaines et des travaux scientifiques sur l’oeuvre. Chanter, rire et résister à Ravensbrück élargit le propos aux dimensions « externes » à l’objet. Il se penche en particulier sur le processus de création et les questions qu’il soulève : l’histoire du manuscrit, la création collective, la transmission orale des répertoires musicaux utilisés, le mélange des genres musicaux, lui-même sous-tendu par une absence de hiérarchies des genres, ou encore le rôle joué par les nouvelles technologies de création et de diffusion de musique (radio, disque). Les articles replacent également Le Verfügbar aux Enfers au sein de l’oeuvre de Tillion, de l’histoire culturelle de la Seconde Guerre mondiale, de l’histoire de la musique dans les camps nazis. Enfin, ils analysent la réception contemporaine de la pièce et le rôle qu’elle est susceptible de pouvoir jouer, à notre époque et dans l’avenir, en ce qui concerne le travail de transmission de la mémoire des camps.

L’ouvrage s’ouvre sur une intéressante préface d’Esteban Buch, qui insiste sur la reconnaissance publique de Tillion et d’une oeuvre d’un genre « léger » comme le Verfügbar. Suivent les trois parties de l’ouvrage proprement dit. La première partie comprend quatre articles qui se concentrent sur le contexte de création du Verfügbar aux Enfers et sur la personnalité de Tillion. La deuxième partie comprend six articles consacrés à divers aspects de l’oeuvre elle-même, dans le prolongement des analyses « internes » du numéro spécial de la Revue musicale OICRM paru en 2016. Nous n’allons pas envisager ces articles un à un et laissons de côté les dimensions qui ne relèvent pas de nos compétences, en particulier celles liées à l’histoire musicale et culturelle dans les camps, ainsi qu’aux enjeux de mémoire. Du reste, ces dimensions ont été commentées dans deux autres comptes rendus facilement accessibles[10]. Nous préférons mettre l’accent sur les apports proprement musicologiques de ces articles, en les articulant au contenu de la troisième partie.

Cette troisième partie contient en effet l’apport documentaire et méthodologique majeur de Chanter, rire et résister à Ravensbrück : un catalogue thématique complet (à une exception près) des vingt-six numéros musicaux de l’oeuvre, qui prend appui et complète une première liste effectuée par Nelly Forget dans l’édition critique[11]. Le terme « musical » est ici à entendre au sens large, comprenant par exemple les passages scandés sur le rythme d’une chanson. À chaque numéro musical est consacré une fiche divisée en quatre rubriques :

1) Une transcription du texte de chaque numéro musical dans le manuscrit de Tillion, mise en regard avec le texte de la pièce musicale d’origine.

2) Un descriptif de l’oeuvre musicale détournée, ainsi que des sources utilisées pour l’identification (partitions et enregistrements). Les auteurs et autrices font le choix judicieux de privilégier les versions discographiques enregistrées par des vedettes des années 1920-1930, et plus généralement les sources les plus susceptibles de contenir la ou les version(s) que les déportées avaient en tête.

3) Un commentaire fournissant les éléments de contexte (genre, style, intertextes, connotations, importance culturelle à l’époque), utiles pour comprendre les effets dramaturgiques suscités par le choix de la pièce musicale particulière et par les détournements opérés.

4) Une rubrique facultative, dite « documentaire », faisant le rapprochement entre certains passages du numéro musical et d’autres sources. Il s’agit essentiellement de témoignages de rescapé.es des camps, portant soit sur un élément de vie quotidienne auquel le numéro musical fait allusion, soit sur la musique originale du numéro, dont on comprend alors mieux le statut de référence partagée à l’époque.

Outre son intérêt sur le plan de la connaissance historique du Verfügbar aux Enfers et de la vie culturelle dans les camps, ce catalogue constitue un apport méthodologique important pour l’analyse des spectacles musicaux « populaires » mêlant le parlé et le chanté, comme les opérettes, les vaudevilles et les revues. On sait en effet qu’au moins dans le domaine francophone, il n’existe pas vraiment de tradition d’analyse musicologique fine et détaillée de ce type de spectacles, à la différence des oeuvres vocales intégralement chantées, en particulier « savantes » (mélodie, opéra, musique sacrée[12]). Or, une tradition de ce genre ne peut apparaître que si l’on s’efforce d’élaborer des formats de transcription et de présentation adaptés à ces spectacles. En d’autres termes, l’analyse et l’interprétation de ces spectacles « populaires » est tributaire d’une philologie pertinente, à la fois relativement standardisée, et modulable suivant les intérêts des chercheurs et chercheuses et des interprètes. À ce titre, le catalogue des numéros musicaux du Verfügbar aux Enfers complète heureusement l’édition critique de 2005 et satisfait cet objectif philologique, comme l’illustrent d’ailleurs la qualité et la diversité des analyses contenues dans les articles qui le précèdent.

En poursuivant le mouvement, on pourrait imaginer une piste d’amélioration au catalogue en se posant la question suivante : pourquoi, à côtés des textes, des sources sonores et des métadonnées musicales, ne figure pas une transcription écrite des musiques elles-mêmes ? L’absence de partitions est la principale réserve que nous ferions sur l’ouvrage. Il faut dire que le sujet est complexe et est abordé dans plusieurs articles du livre, en particulier ceux de Philippe Despoix (« Orphée à Ravensbrück ? Une revue de composition orale : Mémoire phonographique et parodie »), Cécile Quesney (« Mettre en scène Le Verfügbar aux Enfers (2007-2017) ») et Marie-Hélène Benoit-Otis (« Virtualités musicales dans l’opérette-revue de Germaine Tillion[13] »). L’idée des transcriptions musicales pose au moins trois problèmes qui pourraient justifier le fait que ces transcriptions sont absentes du catalogue. En synthétisant le propos des articles qui abordent ces problèmes, on pourrait les formuler de la manière suivante :

1) Un problème d’authenticité : si Le Verfügbar aux Enfers était probablement chanté par les déportées, il n’a pas été conçu pour être représenté en public et d’un seul tenant. De plus, le manuscrit ne contient aucune partition musicale. Cela n’implique toutefois nullement que le rôle de la musique dans la pièce soit secondaire, bien au contraire. La musique structure la forme de l’oeuvre et le travail de remémoration des morceaux, et stimule la créativité. Elle est la cause directe de bon nombre d’effets comiques. Enfin, elle cimente la communauté à travers l’expérience du chant et la mémoire orale du répertoire convoqué, ce qui est essentiel du point de vue de la visée de distanciation, de résistance intérieure et solidaire que Tillion souhaitait insuffler à l’oeuvre. Mais ce rôle central est de l’ordre du virtuel. Comme le souligne Benoit-Otis, dans Le Verfügbar aux Enfers, la musique est un « réseau musical virtuel fondé sur un héritage culturel partagé » (p. 183). En un sens, elle joue un rôle de créatrice d’imaginaire et de canevas structurant, rôle qui est analogue à celui joué par les programmes littéraires et picturaux dans les poèmes symphoniques. Pour toutes ces raisons, transcrire par écrit la musique du Verfügbar aux Enfers reviendrait à la présenter selon un support et dans un format figé et explicite (au sens de « non virtuel ») qui ne correspondent sur aucun plan à l’expérience qu’en ont eue Tillion et ses camarades de déportation[14].

2) Un problème technique : les textes du manuscrit sont souvent très éloignés de la mélodie et de la forme générale de la musique d’origine. Le nombre et l’ampleur de ces distorsions s’expliquent pour des raisons liées aux conditions de création (mémoire orale parfois lacunaire, aucune vérification possible à l’aide de l’original) et aux nécessités dramaturgiques (une citation fragmentaire de la musique d’origine suscite parfois mieux l’effet recherché qu’une citation longue ou intégrale). Puisqu’il est exclu de modifier le texte du manuscrit de Tillion, on serait contraint, si on décidait de fournir une transcription musicale, de produire une partition ad hoc pour chaque numéro. Sachant qu’il n’y a aucun moyen fiable de vérifier la pertinence des choix opérés par rapport aux originaux, il vaut alors mieux s’en tenir aux sources discographiques.

3) Un problème de réception : selon un paradoxe qui n’est qu’apparent, le caractère à la fois « virtuel » et structurant de la musique laisse une grande liberté aux metteurs en scène qui voudraient monter l’oeuvre aujourd’hui, et par là-même aux interprètes des morceaux chantés[15]. Outre son intérêt esthétique, cet aspect est particulièrement important en ce qui concerne le rôle du Verfügbar aux Enfers dans le travail de mémoire autour des camps. Quesney note qu’entre 2007 et 2017, plusieurs compagnies théâtrales ont présenté la pièce en adaptant très librement les références musicales mentionnées dans le manuscrit de Tillion (p. 169-173). Certaines troupes ont même été jusqu’à composer des musiques entièrement nouvelles, en empruntant à des styles et des arrangements contemporains. Ceux-ci ont l’avantage d’être adaptés tant à la situation dramaturgique de chaque morceau qu’aux univers musicaux des spectateurs d’aujourd’hui, lesquels, bien souvent, ne connaissent plus les musiques des années 1900-1940 qui ont inspiré Tillion. Bref, tout comme l’intrigue de la pièce est incarnée sur les planches en étant « mise en scène », le réseau musical virtuel qui structure la pièce est incarné en étant « mis en musique ». En ce sens, fournir une partition écrite ne présente au mieux pas d’intérêt quant à cette liberté d’appropriation. Au pire, cela risque de la freiner en constituant Le Verfügbar aux Enfers en « oeuvre d’art » au sens absolutiste et sacralisant que ce terme possède dans la musique savante. Cela risque du susciter, au moins chez certains, un souci « d’authenticité » qui serait non seulement inadéquat par rapport à la véritable expérience vécue par les déportées, mais aussi inefficace du point de vue de la capacité que possède l’oeuvre de « parler » des camps nazis d’une manière inédite et pertinente auprès des jeunes générations.

Malgré la réalité de ces problèmes, qui constituent autant d’arguments en défaveur d’une transcription musicale, nous pensons qu’une partition ad hoc pour chaque numéro musical, conçue comme un outil d’analyse, aurait mérité de figurer au catalogue. Pour peu que leur rôle, leurs limites et les raisons de leur présence soient clairement explicités, ces partitions ad hoc laisseraient intactes les dimensions sonores, performatives, expérientielles, culturelles et historiques du Verfügbar aux Enfers, sur lesquelles les auteurs et autrices de l’ouvrage insistent à juste titre. Les partitions seraient simplement une dimension parmi d’autres de cette philologie des oeuvres lyriques « populaires » que nous évoquions ci-dessus. Les chercheurs et interprètes l’auraient à disposition et pourraient choisir ou non de les prendre en compte. Plus encore, les partitions permettraient de mieux visualiser, et donc de mieux comprendre, la richesse et la qualité de l’oeuvre en mettant en lumière des phénomènes d’interface entre structure musicale, structure métrique, structure linguistique et situation dramatique. On pourrait en donner de nombreux exemples, mais nous nous limiterons ici à en proposer deux. Ils sont analysés en dialogue avec les analyses qui se trouvent dans l’ouvrage.

L’avant-dernier numéro musical (no 25) est une brève réécriture d’une partie du refrain de la chanson grivoise Vive les étudiants, ma mère, autrefois bien connue en France. On trouvera ci-dessous, à gauche la disposition de ce refrain dans le manuscrit de Tillion, à droite celle du texte original tel que le présente le catalogue des numéros musicaux (Tillion 2007 [2005], p. 111[16]) :

Verfügbar aux Enfers

Vive les étudiants, ma mère

Et l’on s’en fout

Et l’on s’en fout

D’attraper des torgnoles

D’attraper la vérole

Et l’on s’en fout

Et l’on s’en fout

Si l’on rigole

Pourvu qu’on tire

Un coup...

Un coup.

En laissant pour le moment de côté la version de Tillion, il est clair que la disposition graphique du texte original pose problème. Certes, cette disposition n’est pas uniforme parmi les sources contenant le texte de la chanson grivoise mais, sauf exception dont nous n’aurions pas connaissance, aucune version n’isole le syntagme « Un coup » de ce qui précède, comme c’est pourtant le cas dans la présentation du catalogue[17]. Cet isolement graphique ajoute un vers à la strophe, qui devient une strophe à cinq vers (dite « quintil »). Le schéma rimique ababa de cette strophe est rare, et son schéma métrique 4-6-4-4-2 est, à notre connaissance, introuvable dans le répertoire[18].

Si on modifie la disposition en groupant graphiquement « Un coup » avec « Pourvu qu’on tire », le refrain de cette chanson grivoise devient un quatrain de schéma rimique abaa (avec un vers blanc) et de schéma métrique 4-6-4-6 (deux décasyllabes divisés chacun en deux distiques 4-6).

Verfügbar aux Enfers

Vive les étudiants, ma mère

Et l’on s’en fout

Et l’on s’en fout

D’attraper des torgnoles

D’attraper la vérole

Et l’on s’en fout

Et l’on s’en fout

Si l’on rigole un coup...

Pourvu qu’on tire un coup.

Ce schéma est extrêmement courant dans la métrique orale du français, notamment dans les textes de chansons. Les métriciens appellent l’appellent le « rabéraa », pour signifier que le premier vers et le troisième vers sont répétés à l’identique (ra-b-ra-a[19]). Voici le refrain réécrit en forme de rabéraa avec deux exemples en vis-à-vis : un exemple de quatrain rabéraa puisé dans le répertoire des chansons pour enfants, et un autre puisé dans la chanson française dite « à textes », en l’occurrence Les Bourgeois de Jacques Brel (seule l’équivalence de schéma rimique est marquée, le vers répété est en gras et symbolisé par un A majuscule, le vers blanc est en italique et symbolisé par un b) :

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Le succès de ce schéma métrique n’est pas dû au hasard. Il résulte des avantages qu’il procure dans les oeuvres et pratiques culturelles où il se rencontre (il est très adapté à l’improvisation ou au chant en groupe), en particulier vis-à-vis des contraintes de forme musicale[20]. La plupart du temps, les mélodies chantées sur ces textes adoptent la structure bipartite d’une période, de type « question-réponse » : un antécédent (qui s’achève sur un mouvement mélodique et harmonique de tension), et un conséquent (qui est équivalent à l’antécédent, à la différence qu’il résout la tension mélodique et harmonique). La mélodie du refrain de Vive les étudiants, ma mère est structurée de la sorte, comme le montre la Figure 1.

Figure 1

Vive les étudiants, ma mère, transcription du refrain par Hugo Rodriguez

Vive les étudiants, ma mère, transcription du refrain par Hugo Rodriguez

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L’analyse de l’interface langue-métrique-musique, notamment via le recours à la partition, nous permet donc de mettre en évidence un phénomène de détail, certes, mais singulier et intéressant. Cela dit, quel est le sens de ce détail graphique ? Pourquoi le manuscrit de Tillion contient-il un alinéa qui isole « Un coup » et contrevient à la structure métrique normale du texte d’origine ? La raison ne peut être un manque de place sur la feuille, d’autant qu’il s’agit seulement de deux mots très brefs. Il ne peut non plus s’agir d’un manque de connaissances métriques de la part de Tillion, car la disposition graphique des autres morceaux versifiés du Verfügbar aux Enfers atteste de sa grande familiarité avec les formes poétiques. Il doit donc s’agir d’une modification intentionnelle, ce qu’appuient par ailleurs les points de suspension après « Un coup », absents du texte de la chanson grivoise.

Un sens possible de cette modification graphique est à chercher dans la situation dramatique. La scène où est chantée la chanson se déroule à l’acte iii, presque à la fin de la pièce. Le choeur des Verfügbars est occupé à trier le butin des SS dans une immense halle appelée Bekleidung. Le choeur accueille Marmotte, une Verfügbar jusque-là dispensée de travail. Le choeur et cette dernière discutent discutent des violences et des règles absurdes que leur infligent les SS ou les détenues privilégiées, appelées blockovas. Elles parlent en particulier des coups de pieds et des coups de bâtons qu’elles peuvent recevoir à tout moment, au moindre prétexte, ce qui, malgré la souffrance, présente l’avantage de pouvoir les envoyer quelques temps à l’infirmerie. Soudain arrive un wagon à trier. Les Verfügbars se mettent à chanter la chanson grivoise en s’accompagnant avec des boites de conserves et en dansant le French cancan (l’allusion à cette danse a été remarquablement analysée par Philippe Despoix, p. 134-135[21]).

Que ce soit dans la chanson originale ou dans la version du Verfügbar aux Enfers, le mot « coup » est inclus dans une expression idiomatique : respectivement « tirer un coup » et « rigoler un coup ». Il n’a donc pas son sens premier de violence physique infligée volontairement. Tout au contraire, il est interprété comme la partie intégrante d’une expression qui dénote, dans les deux cas, quelque chose de très positif. Cependant, en isolant graphiquement le mot « coup » du reste de l’expression positive avec laquelle il forme un tout, Tillion ne désamorce pas cette interprétation joyeuse liée à « rigoler un coup ». Elle crée une ambiguïté lexicale qui amorce une autre interprétation « en tandem » avec la première : celle du sens violent qu’a le mot lorsqu’il est utilisé isolément, un sens accessible même en contexte positif et, qui plus est, amorcé par son synonyme familier « torgnole » énoncé juste avant[22]. Bref, la modification graphique envisagée au sein de la structure linguistique, métrique, musicale et dramatique particulière de cette scène suscite un double sens qui renchérit sur ce que les détenues sont précisément en train de chanter. Plus généralement, cette modification évoque un ensemble de sentiments et de croyances partagées du type « Tout peut basculer à chaque instant » et « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir », sous un aspect qui les fait paraître évidents, naturels et universels (même s’ils ne le sont plus depuis longtemps « en vrai »)[23].

Tout ceci relève-t-il d’un niveau de détail excessivement pointu, voire dérisoire ? Peut-être, mais ce sont les effets que produisaient ce genre de détails qui animaient Tillion et ses amies à persévérer dans les initiatives de survie morale et de résistance intérieure dont Le Verfügbar aux Enfers est un exemple. Rappelons d’ailleurs que l’oeuvre circulait au moins autant oralement que via le manuscrit, donc via la disposition graphique du texte.

D’autres cas de phénomènes évocateurs liés à l’interface langage-métrique-musique-dramaturgie pourraient être relevés. Par exemple, le dernier numéro musical de l’oeuvre (no 26), qui suit directement la scène avec la chanson grivoise, est la reprise transformée d’une moitié du refrain de La Marche des cambrioleurs, une chanson comique de Victor Lejal datée de 1898[24]. Une Verfügbar se met à la chanter (« très faux », selon la didascalie), s’arrête au milieu du refrain et fait silence. On lui demande « Après ? » et elle répond « C’est tout ». Suit la dernière scène de la pièce, très bien analysée dans l’article de Djemaa Maazouzi (« D’une “distraction” paradoxale à Ravensbrück »). Les Verfügbars, tiraillées par la faim, sombrent dans un désespoir qui se transforme rapidement en indifférence et apathie extrême. L’une des Verfügbars prend tout à coup un accent marseillais (un lieu commun dans le théâtre et le cinéma de l’époque) et raconte, sur le mode de la blague, l’histoire de Sympathie, une Verfügbar tellement cachectique que plus aucune violence ni aucun soin ne parvient à la sortir de son apathie. À une exception près : les « bobards » les plus impossibles, autrement dit les gros mensonges et les fausses nouvelles. La dernière réplique avertit du prix à payer pour cet ultime rempart à l’épuisement total :

—Lulu de Colmar : Moi je n’aime pas les bobards, ça fait trop de mal après.

—Havas : Pour les vrais bobardiers, il n’y a pas d’après. En juin, on leur dit que Paris est libéré : ils sont contents. En juillet on leur dit, de source sûre, que Paris va être libéré, ils sont encore contents[25].

Cette scène finale incite les Verfügbars à porter un regard réflexif sur leur psychologie, en même temps qu’elle représente l’échec, ou du moins le risque d’échec, de tout ce que le reste de la pièce, l’intrigue, la connaissance de la réalité du camp, les conversations, les blagues, les danses, les poèmes, le langage, la musique essayaient de faire : raconter des histoires pour ne pas se raconter d’histoires[26]. La musique de La Marche des cambrioleurs (ici renommée La Valse des récupérateurs[27]) anticipe cet échec et le basculement de la pièce vers un point de vue réflexif et plus grave. La mélodie est plus complexe que la structure en question-réponse de Vive les étudiants, ma mère (nous transcrivons toute la mélodie du refrain de la chanson originale, afin de mettre en évidence les propriétés de la section reprise dans Le Verfügbar aux Enfers, dont les paroles sont en italiques ; voir la Figure 2).

Figure 2

Marche des cambrioleurs, paroles Jean Daris, musique Rodolphe Berger, créée en 1898 par Victor Lejal, partition éditée chez L[ouise] Maurel (Paris), transcription du refrain par Hugo Rodriguez

Marche des cambrioleurs, paroles Jean Daris, musique Rodolphe Berger, créée en 1898 par Victor Lejal, partition éditée chez L[ouise] Maurel (Paris), transcription du refrain par Hugo Rodriguez

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Cette mélodie possède deux propriétés remarquables. D’une part, elle débute par une section indépendante du reste de la mélodie (une sorte de mini-structure en question-réponse), ce qui lui confère une cohérence perceptive propre et permet de la détacher de la mélodie complète, comme le fait Tillion. D’autre part, cette section initiale s’achève sur une suspension mélodique (un arrêt sur la quinte), ce qui ajoute à l’impression de cohérence perceptive une impression d’incomplétude perceptive, une attente non résolue. Et c’est justement à la suite de ce sentiment mêlant cohérence et incomplétude musicales (comme une histoire dont on ne raconterait que le début) qu’une Verfügbar demande à celle qui chantait « Après ? », et que celle-ci lui répond « C’est tout ». C’est sur cette mélodie cohérente mais incomplète, ou du moins que la Verfügbar qui la chante ne parvient plus à compléter, que s’achève la musique du Verfügbar aux Enfers.

Débute alors la scène finale où l’on bascule vers le désespoir et où, comme le souligne très justement Maazouzi, il ne reste de « musical » que l’accent marseillais prononcé (p. 153-154[28]). Même si cet accent semble n’avoir aucune raison d’être du point de vue de l’histoire racontée et des circonstances de cette dernière scène, il en est pourtant l’élément évocateur essentiel, l’analogue sonore du petit alinéa graphique sur « Un coup » dans l’exemple précédemment analysé. Outre l’effet de nostalgie du pays qu’il suscite, cet accent chantant est, avec la structure de l’histoire de Sympathie construite « musicalement » comme une blague avec tension croissante et chute finale[29], la seule trace qui persiste de la musique, du comique, du théâtre, de tout ce qui faisait du reste de la pièce une opérette-revue et qui s’était stoppé net dans le dernier numéro musical, celui de la Valse des récupérateurs, dans cette scène où les Verfügbars n’arrivent plus à tenir le coup face à la faim et aux « bobards ».

Nous espérons avoir donné, dans ces analyses, un aperçu de l’utilité qu’il y aurait à transcrire, même sous un format ad hoc, les musiques « virtuelles » du Verfügbar aux Enfers, transcriptions auxquelles on pourrait facilement adjoindre les informations sur la métrique des textes. Ces nouvelles données permettraient d’explorer plus avant les phénomènes affectifs, évocateurs ou autres, situés à l’interface des différents niveaux de structure de cette opérette-revue à propos de laquelle il reste encore beaucoup à dire et à faire.

Cette réserve sur le catalogue thématique présenté dans Chanter, rire et résister à Ravensbrück n’enlève rien à la haute qualité de cet ouvrage, qui se situe dans la continuité de l’excellent numéro spécial de la Revue musicale OICRM. Tous deux constituent désormais les travaux de référence sur une oeuvre qui mérite certainement de figurer au nombre des grands témoignages qui nous sont parvenus des rescapés des camps nazis. Ces deux ouvrages sont également une contribution importante à l’étude de la vie musicale et culturelle durant la Seconde Guerre mondiale, un domaine qui fait depuis une vingtaine d’années l’objet de nombreuses recherches.

Enfin, ces ouvrages ne peuvent que renforcer l’admiration à la fois profondément respectueuse et dépourvue de toute solennité que l’on éprouve à l’égard de l’oeuvre et des actes de Germaine Tillion. Dans les récits et entretiens où elle raconte sa déportation, Tillion rappelle qu’en terme de sensibilité, elle a toujours été plutôt une rationaliste qu’une esthète ou une pragmatique. Dans l’effort quotidien de survie et le devoir de préparer l’indispensable témoignage pour l’après, elle n’a ni surestimé ni sous-estimé ce que pouvaient apporter les activités de l’esprit dont faisaient partie, parmi bien d’autres plus intellectuelles, Le Verfügbar aux Enfers, ses blagues et ses chansons. Elle en a cerné la fonction essentielle de réhumanisation intérieure des individus, de renforcement des amitiés, de culture des valeurs liées à la connaissance et à l’imagination. Ou, plus simplement dit, leur capacité de donner de la force en racontant des histoires sans se raconter d’histoires. Il faut croire que c’était là chez elle, plus que le fruit d’une réflexion, un trait de caractère. Elle s’en explique dans un très bel entretien avec Mechthild Gilzmer, reproduit dans Chanter, rire et résister à Ravensbrück. Elle y relate ce qu’elle s’est dit à elle-même le jour de son arrestation à Paris, un vendredi 13 août 1942 :

Je me suis rappelé qu’il y a un conte peul : ce sont deux pêcheurs qui veulent traverser le Niger. Et alors, il y a un des Peuls qui dit à l’autre : « Si on traverse le Niger, les crocodiles vont nous manger ». Et alors, l’autre Peul, qui est déjà un islamiste, dit : « Non, non, ils ne nous mangeront pas, Dieu est bon ». Alors le deuxième Peul dit : « Oui, mais si Dieu est bon pour le crocodile ? ». Et alors moi, je me suis dit à ce moment-là : « Il n’y a pas d’erreur, aujourd’hui Dieu est bon pour les crocodiles ! » (Rires). Et alors ça m’a fait rire et du coup, le fait de rire, ça m’a redonné tout mon cran et toute ma malice. (p. 76)