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Introduction

Au Québec, on mise aujourd’hui sur l’instauration de partenariats pour améliorer l’offre de services socioéducatifs et préventifs en milieu scolaire, notamment en cherchant à créer des rapprochements entre différents acteurs qui oeuvrent ou habitent sur les territoires desservis par les écoles. On pense ici aux parents, aux ressources communautaires, aux organisations publiques ou privées. Le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) place ainsi au centre de son plan d’action de 2009 la « mobilisation concertée » (Gouvernement du Québec, 2009a). La réorganisation des services complémentaires, comme ceux de l’adaptation scolaire, est aussi envisagée suivant ce principe général (Gouvernement du Québec, 2002, 2008a). Pour soutenir la réussite scolaire et lutter contre le décrochage, des programmes visant la mobilisation des milieux sont déployés par le MELS, tels que la stratégie d’intervention Agir autrement (SIAA; Janosz et coll., 2010), ou encore le Programme de soutien à l’école montréalaise (Gouvernement du Québec, 2008b). On cherche également à impulser au sein des gouvernes scolaires un mouvement calqué sur les bases d’une démocratie participative et partenariale, comme en témoigne la création des conseils d’établissement (Deniger, Berthelot et Roy, 2005), de même que la convention de partenariat liée à la loi 88[1] (Gouvernement du Québec, 2009b). Au-delà des discours officiels cependant, ces structures nouvelles se heurtent à de nombreuses difficultés au regard de la participation effective et des partenariats que l’on souhaite créer. On pensera notamment aux difficultés à inclure les familles dans les concertations locales (Hamel et Jouve, 2006), ou encore aux difficultés à installer de véritables structures de travail collaboratif et décisionnel au sein des équipes-écoles (Deniger et coll., 2005; Janosz et coll., 2010; Turcotte, Bélanger, Roy, Janosz et Bowen, 2010) ou entre l’école et les différents partenaires locaux (Turcotte et coll., 2010).

L’instauration de structures partenariales est promue de deux manières. D’une part, par la recherche en éducation (Deslandes, 1999; Epstein 2001). D’autre part, parce qu’elle est encouragée dans les nouvelles formes de pratiques de gestion publique[2]. Aussi, ce qu’on observe en éducation au Québec se constate également dans un ensemble d’autres secteurs d’activité de l’État, dans le secteur hospitalier de même qu’en santé publique (Breton, Lévesque, Pineault, Lamothe et Denis, 2008), ou encore dans le secteur de l’environnement (Gagnon et coll., 2000). La valorisation des structures partenariales par la gestion publique est à la base des politiques dites intégratives (Rayner et Howlett, 2009; Gagnon et coll., 2000), c’est-à-dire d’un mode de planification et de gestion qui cherche à éviter la duplication des services, l’empilement des programmes et le fractionnement des processus décisionnels. Sont ici valorisées des alliances intersectorielles et des pratiques de concertation qui sollicitent l’implication des populations dans une démarche structurée. Cette démarche est caractérisée par des processus de planification rigoureux, de monitorage, de reddition de comptes et d’évaluation continue. Ces processus servent notamment à documenter la mise en oeuvre et à assurer le suivi des actions (Demailly, 2004; Gagnon et coll., 2000; St-Pierre, 2004). Parce qu’ils sont issus de cadres de gestion intégrée ou y sont intimement liés, nous pouvons aisément relier les modèles d’intervention de type école-famille-communauté à des approches intégrées.

La mise en oeuvre des approches intégrées requiert de nouvelles pratiques professionnelles pour se déployer et la création de « nouveaux métiers » pour assurer une interface efficace entre les idéateurs de ces approches, les populations et les milieux visés. Dans cet article, nous traiterons des pratiques « d’agents pivots », acteurs qui sont au coeur du déploiement local d’une approche intégrée de type école-famille-communauté, soit l’approche École en santé[3] (AES). À un premier niveau, nous développons une nomenclature sommaire des pratiques courantes des agents pivots (AP) oeuvrant sur le territoire de Montréal. À un deuxième niveau, nous chercherons aussi à montrer comment ces pratiques nous informent des différentes configurations sociales des milieux investis, soit les écoles et les instances de concertation. Avant d’espérer susciter l’adhésion des milieux à l’AES, les AP doivent tout d’abord s’intéresser aux pratiques courantes dans les milieux précités. C’est à la suite de cette opération que les AP peuvent venir s’inscrire pour créer, d’une part, de l’intéressement et de la motivation et, d’autre part, de l’adhésion et de la mobilisation autour des grands principes de l’AES.

Brève introduction à l’AES et aux AP

Promue par l’Organisation mondiale de la santé[4] (OMS) et reprise par le gouvernement du Québec[5], l’AES se fonde, dans sa facture québécoise, sur un partenariat entre le MELS et le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS)[6]. Entre autres finalités, l’AES vise à améliorer et ancrer la prévention et la promotion de la santé chez les jeunes en milieu scolaire et, plus largement, dans la communauté. En tablant sur le postulat qu’une action concertée en santé permet d’accroître la réussite éducative, l’AES embrasse la vie scolaire des élèves montréalais sous au moins deux aspects : (1) elle cible toutes les écoles primaires et secondaires du réseau public et (2) elle cherche à soutenir le développement des jeunes en renforçant les services socioéducatifs par la création d’alliances éducatives liant les acteurs scolaires et de la santé aux familles et au milieu communautaire. L’AES peut, à ce titre, être associée à une approche de type « école-famille-communauté ».

L’AES s’inscrit dans un mouvement de décloisonnement sectoriel. Elle cherche notamment à éviter la duplication et le chevauchement d’offres de services et à contrecarrer les effets délétères de la gestion en « silos ». Sa spécificité réside dans le fait qu’elle se conceptualise selon une double logique : prescriptive et ouverte. Premièrement, les acteurs doivent développer une vision commune de la santé et du bien-être des jeunes en s’inspirant des grands principes de l’AES. Sur la base de l’adhésion à ces principes, les acteurs auront par la suite à réaliser des états de situation avant d’en arriver à suggérer des interventions pour les milieux scolaires. Deuxièmement, l’AES revêt un caractère ouvert parce qu’elle concède aux milieux, entre autres aux écoles, la définition des priorités d’intervention en se fondant sur les principaux problèmes qui affectent ou risquent d’affecter la santé des élèves et leur réussite éducative[7].

Pour faciliter le déploiement de l’AES dans les milieux de l’éducation (dont les écoles et les commissions scolaires) et de la santé (entre autres dans les CSSS), la Direction de santé publique (DSP) de Montréal assume une très large part du soutien requis. Ce soutien régional se concrétise surtout par de la formation et l’accompagnement des milieux. Au plan territorial, les douze (12) Centres de santé et de services sociaux (CSSS) en assument la mise en oeuvre. Dans les CSSS, des professionnels issus de différents ordres de pratique (travailleurs sociaux, organisateurs communautaires, infirmières, hygiénistes dentaires) sont invités à participer à la mobilisation des écoles et des collectivités afin qu’ils adoptent et mettent en oeuvre l’AES. Ils offrent aussi leur soutien au niveau de la planification. Dès les premières années du déploiement de l’AES à Montréal, les professionnels de la santé sollicités pour jouer ce rôle d’interface dans les CSSS et les commissions scolaires (CS) se sont vu attribuer le nom « d’agents pivots ».

L’agent pivot (AP) a la liberté d’initier différentes stratégies et manoeuvres d’intéressement pour amener les écoles à adhérer aux principes de l’AES. D’un point de vue strictement organisationnel et sauf exception, l’AP n’est porteur d’aucun pouvoir hiérarchique, managérial ou disciplinaire qui lui permettrait, par exemple, de faire pression sur des écoles pour qu’elles adoptent l’AES. À Montréal, ces AP sont affiliés (et logés) majoritairement dans les CSSS et, en moins grand nombre, dans les commissions scolaires (CS).

Le travail des AP peut être associé à la catégorie des métiers relationnels. Cette catégorie de travailleur est décrite par Demailly (2008) et Weller (1998) comme étant un travail sur et avec autrui. En ce qui concerne l’AES, l’AP a la charge de mettre en lien des personnes, des groupes, des organisations et des institutions. Cette première définition de leur travail traduit une fonction d’interface (Demailly, 2008) entre différents domaines de pratique ainsi qu’entre différents groupes sociaux. Suivant cette auteure, les métiers d’interface sont en émergence comme « nouveau segment professionnel » dans la gestion publique (2008, p. 212-222). Pour l’heure, la pratique des AP n’a jamais fait l’objet d’une attention particulière par la recherche sociale. Il s’agit donc d’un premier effort de conceptualisation que nous réalisons.

Plan de l’article

Nous indiquerons tout d’abord les repères théoriques de même que des éléments de méthode employés dans notre recherche. Nous présenterons ensuite, dans la première partie, deux des principaux lieux investis par les AP, soit les écoles et les structures locales de concertation. Dans la deuxième partie de l’article, nous exposerons une nomenclature développée pour illustrer une part des stratégies employées par les AP pour mobiliser les milieux. Cinq principales stratégies seront discutées. Nous conclurons par une discussion générale.

Perspective théorique

La perspective théorique privilégiée pour l’analyse de nos données de recherche s’inspire de la théorie de la morphologie sociale (Halbwachs, 1938, 1968, 1994; Sabourin, 1997). Dans ce cadre, les lieux investis sont envisagés comme des espaces sociaux, c’est-à-dire des espaces qui sont délimités par la présence de différents groupes sociaux qui y interagissent et leur donnent un sens. La vie courante dans une école, par exemple, implique la présence de différents groupes sociaux qui coexistent et sont en rapport les uns avec les autres. Nous pouvons penser à l’espace de l’administration scolaire et aux différents groupes de professionnels et de techniciens qui y sont rattachés, ou encore à l’enseignement et aux groupes des professeurs, des élèves ou encore des professionnels non enseignants. Ces groupes délimitent des appartenances distinctes. Leurs membres ont des relations sociales qui soutiennent et légitiment des pratiques ou des conduites basées sur des règles, des normes, des rôles sociaux et des regards différents portés sur le monde. Les configurations sociales qui résultent des rapports qu’entretiennent ces différents groupes sociaux entre eux sont constitutives de la morphologie sociale. L’organisation matérielle des lieux prend davantage ici le statut d’un ancrage pour l’organisation des rapports sociaux (la morphologie sociale) en même temps qu’elle est une trace de cette organisation.

Méthodologie

Une part importante des connaissances sur lesquelles nous nous appuyons dans cet article provient de résultats d’une recherche de type exploratoire[8] d’inspiration ethnographique portant sur le déploiement et la mise en oeuvre de l’AES sur le territoire de Montréal. Cette étude exploratoire visait à dégager un premier portrait de la complexité, des principaux enjeux et des principales difficultés liés à la mise en oeuvre de l’AES, notamment du point de vue de ceux qui sont immédiatement concernés par cette mise en oeuvre, soit les agents pivots et autres acteurs qui, à l’intérieur des CSSS et des écoles, sont sollicités par le déploiement de l’AES. Comme c’est le cas de toute recherche exploratoire, il s’agissait de produire suffisamment de connaissances empiriques pour clarifier un problème de recherche et, en même temps, d’apprécier le meilleur angle possible pour développer une recherche de plus grande envergure (Trudel, Simard et Vonarx, 2007).

Considérant que notre recherche exploratoire visait à comprendre comment, sur le terrain, l’AES prenait forme à l’école, nos principaux informateurs clés furent quatre agents pivots, deux étant logés dans des CSSS et deux autres dans une commission scolaire. Sur la scène locale, les AP sont des leaders importants de la mise en oeuvre de l’AES. Parce qu’ils ont pour rôle d’adapter l’AES en instrument de planification et d’intervention, les AP sont, de l’ensemble des acteurs mobilisés par la mise en oeuvre de l’AES, les mieux placés pour témoigner de la complexité et de la subtilité de cette opération qui consiste à susciter l’adhésion et l’engagement du plus grand nombre d’écoles primaires et secondaires du réseau public montréalais.

Entre novembre 2009 et juillet 2010, nous avons réalisé la collecte de données au sein de deux CSSS. Au cours de ces deux terrains de recherche, quatre entretiens individuels furent réalisés et trois entretiens de groupe. À ce matériel, s’ajoutent 12 séquences d’observation directe et participante[9] réalisées lors de rencontres de travail ou d’événements se déroulant sous l’égide de l’AES. Enfin, deux entretiens semi-dirigés ont également été réalisés auprès de deux AP affiliés à une commission scolaire. Notons que les entretiens de ce troisième terrain de recherche ne sont pas exploités dans le cadre de cet article.

Les entretiens de groupe ont systématiquement impliqué la présence d’un AP. Ces entretiens nous ont également permis d’échanger avec une répondante-cadre de l’AES, une direction d’école, deux infirmières scolaires et une travailleuse sociale en milieu scolaire. Les observations directes se sont déroulées dans les contextes de travail des AP. Elles nous ont menés à étudier des situations qui regroupaient, par exemple, des directions d’écoles d’un quartier ou d’un secteur, ou encore l’équipe des agents pivots oeuvrant à Montréal, différents gestionnaires de la Direction de santé publique de Montréal associés à l’AES, des équipes d’intervenants scolaires associés aux CSSS, des membres d’un comité AES dans une école et des organisateurs communautaires.

Les contenus des entretiens du deuxième terrain ont été enregistrés sur support audionumérique et furent par la suite intégralement retranscrits sous forme de verbatim. Les notes d’observation furent consignées dans des journaux de bord. Ces matériaux ont ensuite été soumis à différentes opérations de synthèse et de réduction de données, dont des mémos analytiques et des analyses par regroupements thématiques à l’aide du logiciel N’Vivo. De brèves monographies furent produites dans le but de redonner aux milieux ayant participé à la recherche le fruit de nos descriptions, analyses et interprétations. Ces documents ont été soumis aux AP concernés afin qu’ils puissent rétroagir sur les contenus, en valider la précision et la fidélité et apporter, si requis, des nuances. Le caractère participatif de notre recherche se décline en deux versants : (1) par le type de notre engagement dans le processus de collecte de données et (2) par l’implication des agents pivots comme appui à la validation des résultats produits. Cette posture méthodologique s’est rétrospectivement avérée pertinente pour au moins trois motifs : (1) produire des connaissances émanant de la pratique effective des AP, (2) offrir aux AP un regard en miroir sur leur pratique et (3) susciter une mobilisation des milieux au niveau de la prévention et de la promotion de la santé dans les écoles mais aussi dans les CSSS.

Première partie – Les principaux lieux de pratique des agents pivots

Nous allons débuter par une présentation des principaux lieux investis par les AP. Il s’agit des écoles et des structures de concertation[10]. Le travail que les AP réalisent dans ces lieux permet de dégager un premier regard sur les propriétés de l’organisation locale des relations sociales. Cela permet également de comprendre comment la morphologie sociale délimite un cadre qui comporte des opportunités, mais aussi des obstacles pour la mise en oeuvre de l’AES. Pour chacun de ces lieux, nous présenterons d’abord les pratiques des agents pivots, puis nous relèverons différents éléments de morphologie sociale mis en saillance par leur travail.

Les écoles

Dans les écoles, l’AP établit des liens avec les directions d’établissement ainsi qu’avec des enseignants et du personnel non enseignant. Il propose des alliances stratégiques fondées sur le fait que la réussite éducative peut être facilitée par des interventions de nature préventive et promotionnelle qui ciblent de façon intégrée et systémique la santé et le bien-être des élèves. Dans ses autres fonctions, l’AP peut être amené à soutenir des comités d’enseignants sensibles aux questions de santé à l’école, suggérer des formations et offrir de l’aide en matière de réseautage ou d’accès à des ressources et des services. Comme le font ressortir les deux extraits d’entrevues que nous rapportons, les écoles et plus particulièrement les salles de classe sont des espaces autonomes et fermés qui ont des dynamiques qui leur sont propres.

Les écoles ne veulent pas se faire dire quoi faire par des intervenants externes, qu’ils soient du réseau de l’éducation ou de la santé. Lorsque tu suggères des manières de faire et que tu es extérieur au monde de l’école, tu dois toujours veiller à démontrer que tu possèdes de la sensibilité face aux défis de l’école et de l’expérience en milieu scolaire. En premier lieu, tu dois très bien saisir le fait que les écoles ne veulent pas se faire imposer des choses qui viennent de l’extérieur.

[Agent pivot; entretien individuel]

En ce qui concerne nos liens professionnels au sein de l’école et surtout notre capacité à entrer dans les salles de classe, rien n’est acquis, car nous maîtrisons mal les codes et la culture de l’école. Cela s’explique de plusieurs façons, mais retenons que nous avons un profil académique qui se distingue de celui des membres réguliers de l’école. En comparaison, les psychoéducateurs entrent plus facilement que nous dans les classes. Je crois bien que nous serons toujours des outsiders.

[Infirmière scolaire; entretien de groupe avec un agent pivot]

En cherchant à s’introduire dans les écoles, l’AP ne peut user de stratégies autoritaires pour imposer une perspective qui n’est pas d’emblée en phase avec l’organisation courante des pratiques de l’équipe-école. Puisqu’il est de passage ou encore parce qu’il s’attribue le label d’outsider, l’AP demeure pour ainsi dire un invité en ces lieux. Pour s’inscrire dans ce milieu, obtenir une légitimité et introduire l’AES dans les pratiques courantes de l’école, l’AP cherchera à instaurer un climat de confiance et de respect avec les directions d’école et les membres du personnel. Il pourra aussi collaborer avec d’autres professionnels de la santé qui oeuvrent dans les milieux scolaires (infirmières scolaires, travailleuses sociales, hygiénistes dentaires, etc.) et utiliser ces derniers comme des facilitateurs pour introduire l’AES dans les écoles.

Moi, je travaille à partir de l’école. Je vise à ce que le pôle santé s’agence avec le pôle scolaire. En travaillant mes liens avec les écoles, je fais aussi du rapprochement avec d’autres écoles et d’autres secteurs. L’idée c’est de mettre en lien le plus grand nombre d’intervenants : infirmière, travailleur social, hygiéniste dentaire, conseiller pédagogique… En bref, je tente de créer un réseau d’alliés pour le bénéfice de la santé et du bien-être des élèves.

[Agent pivot; entretien individuel]

Pour susciter la collaboration, l’AP cernera différents besoins exprimés par le personnel scolaire pour, par la suite, proposer ses services comme ressource dans la recherche de solutions; cela sous des formes d’assistance-conseil ou en proposant l’instauration d’un cadre de travail collaboratif.

Mon souci principal est de partir des besoins des écoles, des organismes du milieu et de toutes autres instances qui s’intéressent aux questions de santé et d’éducation. Au début, je voulais réunir tous les organismes pour leur faire connaître l’AES […]. Or, je suis rapidement arrivé à la conclusion qu’il était trop tôt pour initier un tel mouvement et qu’il était préférable, avant tout, d’installer des bases solides à l’intérieur même des écoles. C’est la couleur que je donne à l’AES. Cette façon d’entrevoir l’AES est sans doute en lien avec ma discipline et ma connaissance du milieu scolaire. L’idée, si je résume, c’est d’aller en écho aux besoins de l’école et, simultanément, d’amener l’école à avoir un regard un peu plus critique et un peu plus ouvert sur les questions de santé et de réussite éducative.

[Agent pivot; entretien individuel]

Devant l’expression des besoins des membres de l’école, l’agent pivot pourra, par exemple, suggérer la création d’un comité AES au sein de l’école. Dans la mesure des connaissances qu’il détient, il suggérera, aussi, des ressources externes, des organismes communautaires par exemple, qui pourraient offrir des services susceptibles de répondre aux attentes de l’école. Des formations, aussi, pourront être envisagées pour les membres et la direction de l’école.

Il est à noter que certaines écoles peuvent dispenser leurs services dans plusieurs bâtiments, dont des annexes. Il pourra s’agir d’une annexe qui regroupe des élèves en cheminement particulier de formation (CPF) et des élèves en classe d’accueil. D’autres annexes pourront rassembler des maternelles et des classes d’accueil. Ces bâtiments ne sont pas nécessairement proches les uns des autres. Dans une école, par exemple, l’annexe est située à plus de trois kilomètres du bâtiment principal. Pour les AP comme pour les autres intervenants du réseau de la santé, tels les infirmières et les travailleurs sociaux, qui oeuvrent dans les écoles, cet état de fait a des impacts sur leur pratique. Fréquemment, ils sont contraints de fractionner leur temps passé dans ces différents lieux. Ils se demandent, aussi, vers quelles populations étudiantes orienter prioritairement leur attention : vers celles qui sont les plus à risque et les plus vulnérables ou encore vers des élèves dont le parcours est moins problématique? À l’école, plusieurs lignes de démarcation teintent les rapports sociaux entre membres. L’extrait qui suit illustre au moins trois types distincts de frontières : (1) l’organisation du travail, (2) l’existence de divers lieux de pouvoir et (3) la coexistence de plusieurs types et niveaux d’enseignement.

Il y a des membres de l’école qui travaillent ensemble. D’autres travaillent en vase clos. Il faut savoir qu’il y a, dans les écoles, divers lieux de pouvoir caractérisés par des disciplines. Pensons, par exemple, au parcours disciplinaire ou encore à l’existence de divers types de métiers qui sont régis par des affiliations syndicales différentes. Il y a aussi divers niveaux d’enseignement comme, par exemple, l’accueil ou encore l’enseignement à des élèves qui sont en cheminement particulier de formation (CPF), sans compter l’existence de cinq niveaux qui comportent environ soixante-dix classes d’élèves.

[Travailleuse sociale; entretien de groupe avec un agent pivot]

Certaines de ces frontières relèvent directement des structures organisationnelles : personnel enseignant et personnel du service de garde; personnel enseignant et professionnel des services complémentaires; personnel enseignant et personnel technique; niveau d’enseignement (équipe-niveau); matières d’enseignement (équipe-matière); appartenances syndicales; équipe-école et élèves, élèves réussissant bien, élèves en classe d’accueil et élèves ayant des difficultés d’apprentissage; équipe-école et parents. Ainsi, les AP doivent posséder une très bonne expérience professionnelle ainsi qu’une connaissance fine du milieu afin de comprendre dans quelles configurations et dynamiques relationnelles ils se trouvent à être inscrits lorsqu’ils interviennent à l’école.

La disponibilité des enseignants et des autres membres du personnel des équipes-écoles est toujours et sans cesse régie par le temps et les problèmes immédiats. S’il y a des budgets pour libérer des enseignants, on privilégiera, par exemple, de libérer un enseignant pour qu’il participe à un comité voué aux élèves handicapés ou en difficulté d'adaptation ou d'apprentissage (EHDAA) plutôt qu’à un projet de prévention et de promotion de la santé. Dans ce cadre avant tout déterminé par l’urgence et les priorités d’ordre institutionnel et scolaire, la prévention et la promotion de la santé se retrouvent sans cesse dans une logique de compétition qui désavantage le pôle préventif au détriment de l’académique et du scolaire. L’extrait qui suit donne le contour de ce problème.

Pour mobiliser le milieu scolaire et s’assurer que ce mouvement se perpétue dans le temps, il faut y accorder beaucoup d’effort. Pour ce faire, les personnes que tu intéresseras devront disposer d’une bonne marge de manoeuvre pour s’impliquer. Imaginons qu’il faille former un comité. Or, les activités de ce comité devront être en lien direct avec leur tâche. De plus, tout est compté, tout est minuté. Voilà bien longtemps que j’essaie de former un comité de ce type où on pourrait tout autant aborder des questions académiques et des questions de santé, mais j’échoue toujours dans cette tâche.

[Travailleuse sociale; entretien de groupe avec un agent pivot]

Nous disposons d’un mince budget pour libérer des ressources enseignantes à l’école. Mais logiquement, on est tenté de l’utiliser pour que des enseignants, par exemple, participent à un comité portant sur des élèves en difficulté d’apprentissage plutôt que de les libérer pour qu’ils s’engagent dans un comité sur la prévention et la promotion de la santé. Nous n’avons pas, comme dans d’autres écoles, toutes les ressources financières requises pour libérer nos enseignants. Cela varie d’une école à l’autre.

[Directrice adjointe d’école; entretien de groupe avec un agent pivot]

En cherchant à élaborer des interventions de prévention ou de promotion de la santé, ou en tentant de stimuler l’émergence de structures de travail collaboratif à l’intérieur de l’école, les AP constatent qu’ils peuvent difficilement le faire sans le soutien des directions d’établissement. Or les directions sont au centre d’un feu croisé d’exigences et de demandes qui proviennent autant de l’interne que d’instances supérieures ou d’organismes issus de la collectivité. Ces instances frappent aux portes des directions d’école pour offrir une myriade d’interventions présentées comme étant susceptibles d’améliorer la réussite éducative et, dans certains cas, la santé et le bien-être des élèves. C’est donc aux directions d’école qu’il incombe d’arbitrer les priorités et de négocier les entrées et les sorties.

Rapidement, les AP constatent que le personnel des écoles, y compris les directions, n’envisage pas nécessairement la prévention et la promotion de la santé comme une priorité. A contrario, il semble que, du point de vue des écoles, les interventions de santé ne puissent pas se subordonner aux exigences de l’enseignement. Cela illustre les écarts qui peuvent exister entre des visions et des missions institutionnelles, la santé et l’éducation par exemple, dont les buts, bien que convergents sur plus d’un plan, s’avèrent divergents à d’autres égards. Par exemple, des professionnels de la santé oeuvrant en milieu scolaire et qui cherchent à organiser des activités de prévention, de sensibilisation et de promotion de la santé seront fréquemment recadrés, par un ensemble de facteurs d’ordre organisationnel notamment, pour accomplir des tâches cliniques auprès des élèves ou des familles. Le nombre de dossiers dont l’intervenant a la charge (case load), ou encore les différentes urgences nationales (en cas d’épidémie, pensons par exemple à la vaccination) ou locales (un cas découvert de maltraitance par exemple) détermineront grandement les moyens par lesquels il faudra chercher à élaborer des alliances et développer des interventions de prévention et de promotion de la santé. Ainsi, une répondante-cadre, gestionnaire dans un CSSS, décrit les déchirements, entre le curatif et le préventif, que vivent les professionnels de la santé en milieu scolaire.

Dans les ententes de gestion, il y a un nombre x d’interventions curatives à réaliser sur le territoire, dont certaines dans les écoles. D’un autre côté, il y a tout ce qui concerne les programmes de prévention et de promotion de la santé qui demande aussi des ressources. Or, la performance est mesurée sur le nombre de dossiers d’intervention [curatifs] et non pas sur tous les aspects qui concernent la prévention. Ils [les infirmières en milieu scolaire ou les travailleurs sociaux] doivent réaliser un nombre x d’interventions et, en même temps, consacrer passablement de temps à élaborer des projets en prévention et en promotion de la santé. C’est cohérent avec l’AES, mais c’est en contradiction avec les logiques de performance. La prévention, ça ne se comptabilise pas avec des statistiques, car il n’y a rien de normalisé. La moitié du temps, les infirmières, par exemple, sont occupées par des activités de dépistage et la vaccination. Certains intervenants envisagent leur pratique de manière imbriquée dans les affaires de l’école, entre autres dans le plan de réussite, mais c’est lié à un engagement personnel, car cela obligatoirement requiert plus de travail. Pendant qu’une infirmière participe aux activités de l’école, elle n’est pas à faire des statistiques ou des interventions. Pendant qu’un intervenant est à l’école à participer à des activités ponctuelles, on le demande pour une situation de crise qui afflige un élève, des parents qui veulent le rencontrer, une visite à domicile. Vous voyez le problème!

[Répondante-cadre, entretien de groupe avec l’AP]

Les tables de quartier et autres structures de concertation

Comme nous venons de le voir, les agents pivots tentent de susciter la participation des écoles à des démarches collaboratives et partenariales de planification d’activités de prévention et de promotion de la santé. Or, une part importante des possibilités de collaboration entre l’école et la communauté transite par des structures de concertation instituées ou à créer. Cela varie d’un territoire à l’autre. Lorsque ces structures existent, elles sont fréquemment investies par des AP. Elles sont marquées par la diversité des acteurs qui y participent. S’y regroupent des représentants de la municipalité, de la classe politique et des organismes publics, communautaires et philanthropiques. Considérant que les AP ont à développer des initiatives en partenariat avec les forces vives des communautés, ils s’inscriront dans ces espaces ou, encore, en développeront d’autres, plus proches des intérêts de l’école et de la philosophie d’action de l’AES.

L’incursion des AP dans les structures de concertation met en évidence que la promotion d’actions liées à la santé ne coïncide pas nécessairement avec les intérêts et préoccupations des différents groupes qui composent ces structures. Ainsi, pour susciter de l’intérêt à l’égard de la promotion de la santé, l’AP doit mettre de l’avant des éléments susceptibles de coaliser les intérêts de tous. Les structures de concertation, particulièrement celles qui détiennent une longue histoire de vie dans les quartiers, ne sont pas aisément modulables et influençables par les AP. D’autres facteurs complexifient les efforts de mobilisation des AP. Par exemple, la densité des organismes communautaires sur un territoire, ou l’autonomie financière de ceux-ci, peut intervenir sur la possibilité de les mobiliser. La question de la langue et de la diversité ethnoculturelle sur un territoire sont d’autres dimensions qui sont ressorties comme pouvant avoir un effet considérable sur le rôle et l’implication des ressources des organismes communautaires dans des alliances avec les écoles.

Ce que je veux dire, c’est que certains groupes linguistiques, dont les francophones en particulier, ne trouvent pas leur compte présentement dans les concertations. La raison en est qu’il n’y a pas de ressources communautaires qui offrent des services en français. C’est la réalité du quartier. Quand on parle de ressources, on peut penser aux ressources communautaires. Mon implication dans l’un des comités a été d’amener ce problème et de le mettre sur la table. Il faut savoir que le quartier se compose d’une très vaste mosaïque ethnoculturelle. Lorsque les familles cherchent à obtenir des services dans la communauté, ce n’est pas en français qu’ils recevront des services. La question de la langue fait en sorte qu’on est aux prises avec deux solitudes. C’est pour cette raison qu’il faut travailler à l’établissement de liens. À la table de concertation, ils commencent à s’ouvrir à cette question qu’est la langue. Il faut qu’à l’intérieur des organismes les enfants puissent parler le français. Est-ce qu’il y a des ressources qui offrent des services en français? Comment, par exemple, les organismes peuvent répondre à ce défi? Voilà des questions qui animent ma pratique en tant qu’agent pivot. On est bien loin de la santé lorsqu’il est question de langue, mais dans les faits, c’est la principale porte d’entrée.

[Agent pivot, entretien individuel]

Deuxième partie – typologie des stratégies de mobilisation

La complexité des situations et des dynamiques locales oblige les AP à adopter différentes stratégies pour intéresser les acteurs de la communauté et des écoles à l’AES. Nous avons cherché à cerner ces dernières, ce qui nous a menés à développer une nomenclature comportant cinq catégories principales : la stratégie relationnelle, la stratégie structurelle, la stratégie par relais, la stratégie par soutien et la stratégie formative. Ces stratégies ne sont pas mutuellement exclusives. Elles sont généralement déployées d’une manière séquentielle et ordonnées autour d’une finalité négociée.

Stratégie relationnelle – Cette stratégie est employée pour créer des alliances basées sur des relations interpersonnelles de proximité. L’AP est, dans les cas que nous avons documentés, attentif à ne pas s’imposer en expert ou à prendre une attitude autoritaire lorsqu’il s’agit de discuter, par exemple, de stratégies d’intervention.

Une part de l’attention est accordée à comprendre les situations vécues par chacun et la façon dont l’autre envisage ces situations. Dans ce registre, les alliances entre les AP et les membres des écoles prennent l’allure d’un rigoureux travail analytique, réflexif et critique. Cette stratégie est largement employée dans les écoles. Prenons pour exemple le cas suivant. Lorsqu’un agent pivot rencontre une équipe de direction dans une école, il cherche en premier lieu à s’enquérir du point de vue des personnes et de la façon dont ces dernières envisagent un problème plutôt qu’à promouvoir une formation ou une intervention particulière. Autrement dit, l’AP cherche tout d’abord à créer un lien social avant de promouvoir l’AES.

Stratégie structurelle – Une autre stratégie pour rejoindre les écoles et les acteurs des autres milieux concernés est de chercher à les rassembler dans un même lieu. Ici, on cherche à établir des espaces de rencontre, à développer ou à investir des structures formelles permettant le regroupement d’acteurs hétérogènes, c’est-à-dire de personnes qui proviennent de lieux divers et dont les intérêts, a priori, ne sont pas tous convergents. Prenons pour exemple la création d’une nouvelle structure de concertation ou d’un comité de travail dédié principalement aux questions de prévention et de promotion de la santé pour les jeunes. En créant ce type de structure, on cherche à démontrer comment une alliance autour de l’AES offre des avantages individuels et collectifs pour les participants et les groupes ou organisations qu’ils représentent.

Stratégie par relais – Les AP ne peuvent être présents dans toutes les écoles, mais ils doivent néanmoins en rejoindre un certain nombre. Une stratégie est alors de passer par des équipes existantes pour introduire l’AES dans les écoles. Cette approche peut être envisagée comme une variante de la stratégie relationnelle, puisqu’elle table aussi sur la proximité humaine et professionnelle pour se réaliser. La différence principale est qu’elle procède à travers la médiation de personnes qui ont déjà des relations établies ou qui sont dans des situations favorables pour développer des relations.

Stratégie de soutien – Le soutien offert par les agents pivots est protéiforme. Sans être exhaustif, notons que le soutien peut impliquer des activités de reddition de comptes, de planification ou d’assistance technique dans des demandes de financement. Il se traduit aussi en aide à l’organisation d’événements. La relation se construit ici autour de dimensions logistiques. Ce type de collaboration est centré sur des visées pragmatiques et peut inclure une dimension d’expertise. Cette stratégie est sous-tendue par une logique relationnelle que nous pourrions définir comme une relation de service.

Stratégie formative – L’accent est ici mis sur le transfert et la diffusion de connaissances suivant des formes plus orthodoxes. Il s’agit d’intéresser les « partenaires » en faisant la promotion du modèle d’action. L’objet devient alors le modèle d’action lui-même. La formation est avant tout consacrée à exposer et à expliciter le modèle de l’AES, et cherche à susciter de l’intérêt chez le plus grand nombre d’adhérents potentiels.

Éléments de discussion

En prenant pour exemple le déploiement de l’AES, l’étude de différentes facettes de la pratique des AP permet de révéler la position charnière qu’ils occupent dans les nouvelles pratiques de la gestion publique instruite par la décentralisation. Cette exploration nous a aussi permis de mettre en relief que les AP agissent comme médiateurs au sein et autour de différents espaces sociaux, dont le milieu scolaire, le secteur de la santé et les instances de concertation. Cette analyse de la pratique des agents pivots fait ressortir que les écoles et les instances de concertation ne semblent pas pouvoir être considérées comme des entités homogènes qui partageraient des visions communes, particulièrement en ce qui concerne le sens et l’importance qu’elles attribuent à la prévention et à la promotion de la santé à l’école, alors que le partage d’une vision commune de l’AES est envisagé comme la condition sine qua non de la réussite du déploiement de cette approche. Des hiérarchies et des clivages existent à l’intérieur des divers lieux que nous avons investis. Prenons pour exemple les divisions propres aux écoles, la composition des tables de concertation, le double mandat des CSSS en matière de santé : prévenir et guérir. Toutes ces dimensions constituent une morphologie sociale dont les composantes imposent, chacune à sa façon, des impératifs particuliers. Ces impératifs, comme nous venons de le souligner, peuvent être ou ne pas être convergents avec le modèle d’action et les visées d’une approche intégrée telle que l’AES.

Conséquemment, c’est en composant avec ces impératifs et ces différences plutôt qu’en essayant de les changer que les AP parviennent à exercer leur travail. S’ils ne tiennent pas compte de ces différences, les AP ne sont ni entendus, ni considérés. C’est pour cette raison qu’ils cherchent en premier lieu à se mouler aux propriétés des milieux pour espérer avoir une influence et, par la suite, explorer des interstices permettant ultimement de susciter l’adhésion des membres de la communauté et en particulier des membres de l’école à l’AES.

Dans tous les cas, la tâche n’est jamais simple et, sous bien des angles, elle implique d’accepter de prendre des risques. À ce titre, il faut voir que les stratégies que nous avons définies précédemment entraînent différentes formes de mobilisation. L’instauration d’une table de concertation dédiée à l’AES ou la création de liens avec l’équipe de direction d’une école n’ouvrent pas sur les mêmes possibilités et registres d’action. Les alliances relationnelles, plus individuelles, plus sensibles aussi, ouvrent davantage sur des possibilités de réflexion critique, alors que les alliances fondées sur l’utilité pratique appellent davantage à s’engager dans des actions. En priorisant des rapprochements avec les directions d’école ou en se mettant au service des besoins exprimés par des membres des écoles, les AP et les professionnels de la santé risquent, peut-être, de s’enfermer dans une relation de service classique que l’AES cherche justement à corriger.

Les stratégies utilisées par les AP semblent liées au sens qu’ils attribuent à l’AES. Elles dépendent aussi des expériences antérieures des AP, notamment de leur champ disciplinaire, mais aussi de leur parcours professionnel. Mais, et nous souhaitons insister sur ce point, elles sont aussi intimement liées à ce que les milieux offrent comme possibilités d’action.

Avant de terminer, nous souhaiterions élargir notre propos et aborder la question des familles. Ces dernières demeurent, pour l’instant, les grandes absentes de notre recherche. L’accompagnement des AP sur le terrain ne nous a pas menés à rencontrer de parents, ce qui nous semble être symptomatique du rôle des familles dans les approches intégrées. D’une façon générale, nous avons constaté que les parents ne font globalement pas partie des actions de prévention et de promotion de la santé en tant qu’alliés : ils sont davantage envisagés comme des cibles en matière de prévention et de promotion de la santé. À la suite des connaissances cumulées sur les terrains, les parents apparaissent, par exemple, totalement absents des comités de travail, que ce soit dans les écoles ou autour des tables de concertation reliées au déploiement de l’AES. L’implication des parents semble ainsi poser des difficultés importantes. Il nous est cependant difficile pour l’instant de discuter plus en profondeur cette question de l’implication des familles, autrement que sous la forme de questionnements. Est-ce que les parents se reconnaissent dans ces approches école-famille-communauté? La complexité de ces approches rebute-t-elle les familles? Est-ce que l’organisation générale du quotidien, par exemple le travail et les obligations familiales, permet que se rencontrent les parents et les autres acteurs impliqués?

Conclusion

La recherche exploratoire a permis de produire une première nomenclature des stratégies employées par les AP pour que l’AES puisse se déployer harmonieusement au sein des écoles montréalaises. Aussi, nous prenons dorénavant conscience de la complexité des dynamiques locales qui interviennent dans la mise en oeuvre d’une telle approche. Nos résultats relèvent l’existence de nombreux obstacles liés à la mise en oeuvre d’approches intégrées. Pour que de telles approches se concrétisent, les idéateurs suggèrent la mise en place d’espaces de travail collaboratif et le partage d’une vision commune de l’AES. Or, le partage d’une vision commune n’est pas forcément compatible avec les alliances, les rationalités, les jeux de pouvoir et les dynamiques locales qui composent la morphologie sociale des divers milieux sollicités. Notre étude exploratoire nous montre que la vie collective se laisse difficilement enfermer dans des projets visant à « fabriquer » du lien social et à réguler l’organisation du travail sur la base d’un modèle de planification rationnelle issu d’une gestion axée sur les résultats. À l’horizon idéal de la planification et de la mise en oeuvre de l’AES s’opposent les contraintes sociales de l’organisation du quotidien. Or, pas plus que les espaces locaux, les paliers de gouverne régionaux, provinciaux ou nationaux ne peuvent être envisagés comme des espaces homogènes, où tous partagent une même perspective sur le monde et sur les orientations à donner aux politiques, approches et programmes. Comme le montrent plusieurs travaux sur la gestion publique (Émery, 2005; Spanou, 2003) et sur les politiques d’éducation (Demailly, 2008; Lessard et Meirieu, 2004; Maroy, 2005; Maroy et Demailly, 2004), différents groupes et domaines de pratique constituent ces espaces, et différents enjeux, dynamiques et rapports de pouvoir s’y déploient. Ces espaces ne sont pas exempts de tensions et de contradictions qui, de la même façon que dans les espaces locaux, peuvent contraindre les possibilités d’action et d’intervention. Il importe donc de mieux saisir les logiques locales qui ordonnent l’organisation sociale de ces paliers de gouverne afin de comprendre les possibilités et limites qui président à la concrétisation des approches intégrées.