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Mona GreenbaumDanielle, merci de m’accorder cette entrevue. En lisant ton CV, j’ai été intriguée de voir qu’au fil des ans, tu as fait des études supérieures en musique, enseigné les mathématiques en Afrique centrale, puis fait des études de philosophie avant de s’orienter en psychologie. Peut-on savoir ce qui, à travers les méandres de ce parcours de vie, t’a amenée à t’intéresser à l’homoparentalité ?

Danielle Julien D’emblée, il faut réaliser que le concept même d’homoparentalité est un néologisme apparu en 1997, en France, soit vingt-huit ans après mon entrée à l’université en 1969 ! C’est dire qu’en début d’études ou de carrière, je n’avais pas l’objectif à court ou long terme d’aller dans cette direction spécifique. Par contre, assez tôt dans mes études, j’ai eu un intérêt marqué pour l’épistémologie des sciences, puis pour la science. Cet intérêt s’est progressivement cristallisé autour de l’étude empirique de la relation humaine. D’abord, la relation mère-nourrisson, puis la relation conjugale, notamment par l’observation des mécanismes de la communication, y compris dans le domaine de la sexualité, puis la relation avec la famille d’origine, puis avec les membres proches du réseau social. Bref, mon champ d’élection avait pour centre la famille comme système de relations proches.

En cours d’études doctorales, j’ai eu la chance d’être admise au Kinsey Institute for Sex Research à l’Université d’Indiana, à Bloomington, plus précisément à la fabuleuse bibliothèque de l’institut entièrement consacrée aux études sur la sexualité humaine. On parle ici bien sûr d’un temps où les ressources en ligne n’existaient pas. Il fallait se déplacer pour les trouver. J’y ai passé l’été et l’automne 1982, des journées entières à lire dans une sorte de paradis de la sexologie. Je fréquentais aussi la grande bibliothèque de l’université qui contenait des documents d’archives sur la sexualité. Le samedi soir, il y avait une ambiance fébrile d’étude et de recherche dans cette bibliothèque où on trouvait autant d’étudiants qu’on en trouvait dans les discothèques ! J’ai vraiment eu ma piqûre du campus américain avec ce climat universitaire.

C’est à ce moment que j’ai commencé à me questionner sur la réalité des couples de même sexe comme contexte spécifique de la relation intime et comme objet d’étude. Alfred Kinsey et son équipe avaient publié le fameux Kinsey Report de 1948 sur la sexualité des hommes et celui de 1953 sur la sexualité des femmes. Ces deux rapports comportaient de longues sections consacrées aux pratiques homosexuelles. Ils constituaient les premières grandes fresques empiriques sur la sexualité humaine et marquaient à jamais une rupture dans l’approche de la sexualité aux États-Unis. Il faut comprendre que Kinsey avait d’abord été un entomologiste spécialisé dans l’observation et la classification des guêpes, fasciné par l’infinie variabilité des espèces. Dans cet esprit, en dehors de toute considération morale, les rapports Kinsey présentaient ses observations, classifications et dénombrements des conduites sexuelles de milliers de personnes représentatives de la population américaine de l’enfance à l’âge avancé. Ses résultats, notamment sur la prévalence des pratiques homosexuelles, ont fait scandale à l’époque, parce qu’ils brisaient le tabou des tabous en ces années marquées par le maccarthysme violemment homophobe. Mes lectures révélaient, entre autres, que les sources de dysfonction de la communication et de la sexualité conjugales hétérosexuelles avaient souvent pour assise les réalités reliées au genre. Mon intérêt pour les couples de même sexe était né.

MGTes intérêts ont donc d’abord porté sur la conjugalité de même sexe avant de se porter sur l’homoparentalité ?

DJ Oui, mais la concrétisation de ces intérêts n’allait pas de soi à cette période de mon cheminement. À la suite de mon séjour au Kinsey Institute, j’ai passé près de trois ans au Denver Center for Marital and Family Studies à l’Université de Denver, au Colorado, pour m’initier aux méthodologies d’analyse de la communication conjugale avec Howard Markman. Ce dernier était jeune, dynamique, ouvert et intéressé par mes projets d’explorer la réalité des couples de même sexe, domaine pratiquement vierge d’études empiriques à ce moment. Mon projet de bourse d’études postdoctorales, soumis au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) à l’automne 1984, avait été accepté et il portait sur la conjugalité homosexuelle. Toutefois, une fois sur les lieux aux États-Unis, les choses se sont compliquées. Il n’était pas gai, je n’étais pas lesbienne et nous n’avions aucun contact avec le réseau LGB à Denver. On parle ici des années 1980. Tu vois ça, une annonce dans le Denver Post : Nouvelle venue hétérosexuelle francophone en pays anglophone « looking for gay and lesbian couples for study on couple’s communication », ce n’était pas évident ! Assez tôt, et sans doute avec raison, Markman avait exprimé ses doutes sur la faisabilité du projet. Il y avait aussi un peu de « humm, comment ça va être reçu par les collègues ? »…

J’ai donc changé de cap et me suis concentrée sur la maîtrise des méthodologies d’observation familiale. Au terme du postdoc, j’ai obtenu une bourse de chercheure boursière du Canada pour l’analyse des processus qui cimentent la relation intime. En plus de l’importance de la qualité de la communication, les études montraient que les couples étaient plus sujets à la séparation lorsque les familles d’origine ne soutenaient pas l’union, ce qu’on appelle l’effet « Roméo et Juliette ». Encore une fois, sous ce nouvel angle surgissait la question des couples de même sexe puisque nous avions des indications que, pour bon nombre d’entre eux, les liens avec la famille d’origine étaient problématiques.

MG Ton idée d’analyser les couples de même sexe consistait à déconstruire l’aspect de genre dans la communication conjugale et le soutien familial au couple. Mais si on recule un peu, n’y avait-il pas déjà des études sur la famille et l’homosexualité ?

DJ Dans d’autres écrits (Julien et Chartrand, 1997 ; Julien, 2008), j’ai esquissé les grandes lignes des changements observés en recherche reliant les concepts « homosexualité » et « famille ». Bien sûr, dans les années 1970, du point de vue de ma discipline universitaire largement anglo-saxonne, on a vu naître un champ d’études sur le développement de l’identité homosexuelle qui, sans prendre la famille comme sujet principal de recherche, avait la famille bien présente en arrière-plan, notamment dans la question du coming out des jeunes.

Dans cette même veine, au début des années 1980, l’épidémie du VIH forçait un retour énergique d’attention scientifique et médiatique sur les réalités des hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes. Ces réalités rendues visibles révélaient la présence de parents et de frères et soeurs, puis de conjoints de même sexe. Les couples de même sexe devenaient visibles et la question du genre se posait d’emblée. Cette tendance était très clairement explicite dans le livre American Couples : Money, Sex, and Work publié par les sociologues Blumstein et Schwartz en 1983, comparant les couples hétéros et les couples de même sexe aux États-Unis. Remarque bien que le titre ne comportait pas l’expression « and their children ». Pourtant, des enfants étaient aussi dans le décor. Mais avec du recul, je perçois qu’il était trop tôt, autant pour la population que dans l’imaginaire du chercheur, pour ouvrir les yeux sur cette réalité.

MG Quand donc as-tu commencé à faire tes propres études sur la conjugalité homosexuelle ?

DJ L’argent étant le nerf de la guerre pour faire de la recherche, c’est à la fin des années 1980 que j’ai écrit mes premières demandes de subvention de recherche sur les couples de même sexe. Si mes demandes de subvention concernant les couples hétéros passaient bien, mes projets sur les couples de même sexe ne passaient pas du tout, mais pas du tout ! Je ne compte plus les refus essuyés à cette époque. Mais à la même période, les autorités gouvernementales débloquaient des sommes considérables pour la recherche sur l’épidémie du VIH, multipliant les concours et les approches, qui englobaient entre autres les dimensions psychosociales du problème. À la fin des années 1980, plusieurs chercheurs dans diverses branches de la psychologie, ici et ailleurs dans le monde, se sont alors orientés vers ce domaine. En 1991, le Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS) annonçait soudainement pour la première fois un concours inédit sur les aspects psychosociaux du VIH, avec un délai très court pour soumettre un projet. Je me suis enfermée pendant une semaine pour écrire un projet et j’ai obtenu les fonds.

MG Tes premiers fonds de recherche en lien avec l’homosexualité sont donc entrés par la porte d’en arrière ?

DJ Oui et non. L’épidémie du SIDA n’était pas a priori un sujet d’élection pour moi mais ses impacts sur le couple gai étaient réels. Les couples gais étaient souvent des couples ouverts et par conséquent des couples à risque. C’était un concours du Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS) en dehors des concours réguliers, mais c’était tout de même un concours avec jury. L’approche en santé permettait d’avoir enfin des ressources pour examiner les dynamiques conjugales des couples de même sexe. Le bonheur est que j’ai eu suffisamment de fonds pour financer aussi, de manière underground, une première étude sur les couples de femmes lesbiennes. Au concours suivant du CQRS (1993-1994), j’avais une base empirique solidement ancrée pour soumettre, par la porte d’en avant ( !), un premier grand projet portant clairement sur les couples lesbiens, gais, hétérosexuels. Mais j’avais appris que la porte d’en arrière restait une possibilité pour entreprendre de nouveaux projets aux assises moins solides.

MG Comment tes intérêts pour les couples de même sexe se sont-ils orientés vers l’homoparentalité ? Quelle était donc la première subvention que tu as eue sur la famille homoparentale ?

DJ Au début des années 1990, une petite proportion des couples de même sexe que j’avais interviewés vivaient dans une structure de famille recomposée après un divorce hétérosexuel. Je me rappelle que cela posait problème dans mes comparaisons avec les couples hétérosexuels puisque ces derniers avaient presque tous des enfants. Les différents contextes de vie conjugale étaient forcément des facteurs à l’origine des différences que je pouvais trouver entre les couples de sexe opposé et les couples de même sexe. Devant la difficulté de recruter des couples de même sexe pour la recherche, même les revues scientifiques les plus prestigieuses acceptaient de publier des manuscrits malgré cette faiblesse méthodologique. On se disait : cela va de soi, les couples hétéros ont « par nature » des enfants alors que les couples de même sexe n’ont pas d’enfant. J’en discutais souvent avec le statisticien et cela m’agaçait. Il y avait quelque chose d’artificiel qui clochait.

C’est en 1998, lors de mon premier contact avec l’Association des mères lesbiennes (AML), que tout a basculé. Je me souviens très clairement avec beaucoup de détails de ma première conversation téléphonique avec toi, Mona. Tu m’avais systématiquement décrit les caractéristiques familiales des membres de l’AML. Et la Lumière fut ! Nous avions alors convenu d’explorer systématiquement le terrain avec une série de focus groups réunissant des mères de différentes configurations familiales, dans ton propre salon, ce qui fut fait ! Les analyses de ces discussions avaient été très riches en résultats qui facilitaient le développement d’un projet ciblant directement l’homoparentalité. Ce néologisme fêtait son premier anniversaire cette année-là ! Si je fais fi des subventions de soutien interne à l’UQAM et de la subvention du ministère de la Santé en 2000, le premier grand projet homoparental subventionné par la porte d’en avant a été le projet préparé avec toi et l’AML. La première subvention CRSH est arrivée en 2000. Avec le partenariat développé avec l’AML couplé au champ visible des publications des années 1990 dans le domaine, le projet était devenu entièrement crédible. Le jury du CRSH y a cru et la subvention obtenue avait été la plus généreuse jamais obtenue pour un projet de recherche individuelle (par opposition aux équipes).

Je dirais que si la décennie 1980 a bel et bien été la décennie des couples, celle des années 1990 a définitivement marqué la visibilité des couples homosexuels parents, de leurs enfants et des grands-parents de ces enfants ! Les premières synthèses de recherches sur les enfants de parents homosexuels sont apparues en milieu anglo-saxon, mais avec un relent clinique, c’est-à-dire fortement dans l’esprit de démontrer qu’ils étaient « sains et saufs ». On doit à Charlotte Patterson, de l’Université de Virginie, d’avoir produit, en 1992, la toute première synthèse, qui a été reprise et mise à jour par de très nombreux chercheurs dans diverses disciplines et différents pays pendant les deux décennies suivantes.

Mais avant cette subvention, il y avait eu d’autres tentatives au Québec. D’abord, en 1984, la psychologue Luce Bertrand avait interviewé 1000 femmes lesbiennes dans un cadre clinique. À partir du sous-groupe de femmes lesbiennes qui étaient mères, l’auteure avait estimé le nombre de leurs enfants qui, selon les mères, étaient gais ou lesbiennes. Ce nombre se situait dans les marges des estimations de prévalence de l’homosexualité dans la population générale. Il y a eu aussi Jacques Beausoleil qui, dans le cadre de l’Association des pères gais dont il était membre, a publié en 1997 une petite étude qualitative sur la transition de 11 pères gais divorcés d’un mariage hétérosexuel, explorant la manière dont la transition transformait la relation père-enfant.

De mon côté, en 1999, je soumettais au Fonds de recherche en santé du Québec (FRSQ) un projet d’analyse secondaire de la base de données de la grande Enquête sociale et de santé 1998. Cette enquête incluait des questions sur l’homosexualité et me permettait d’étudier le sous-échantillon de mères homosexuelles et bisexuelles. Mon projet avait été accepté par le jury, mais non subventionné. Ayant le projet et le jugement positif du jury en main, je suis allée cogner à la porte du ministère de la Santé et leur ai dit : « Regardez, il y a un laboratoire de recherche compétent pour travailler sur cette question, le projet est fait, il est accepté par le jury de pairs et il est prêt à démarrer, voulez-vous le subventionner ? » En une semaine, j’avais les fonds. Ce fut ma toute première subvention sur l’homoparentalité. Par la porte d’en arrière encore une fois. Aujourd’hui, les organismes subventionnaires ont modifié leurs programmes pour faciliter l’émergence tant des nouveaux chercheurs que des nouveaux domaines de recherche, ce qui n’était pas le cas dans les années 1990.

MG Je sais qu’il y a eu des résistances institutionnelles au développement de ce champ d’études. Quelle a été ton expérience, et celle de tes étudiants, à cet égard ? Peux-tu me décrire un peu comment tes études sur les familles homoparentales ont été perçues à ce moment-là ?

DJ Ah ! (soupir) c’est une question qui évoque des moments difficiles pour moi. À la suite d’une présentation de mes intérêts de recherche en classe de 1re, une étudiante m’avait prise en aparté pour me demander à voix basse s’il fallait être homosexuel pour travailler sur ces questions. De même, la majorité de mes étudiants de doctorat ne voulaient pas faire leur thèse sur ce sujet, mais ils travaillaient comme assistants sur les recherches que je menais de mon côté sur le sujet. Au tout début, j’ai donc développé le champ seule, en parallèle avec leurs travaux sur des problématiques impliquant des couples ou des familles hétérosexuels. Une étudiante me disait : « Je ne peux pas imaginer faire une soutenance de thèse sur le sujet de l’homosexualité avec mes parents dans la salle… » On parle du début des années 1990.

MG Sujet honteux.

DJ Oui, « honteux ». C’est exactement le mot utilisé par le directeur de l’unité de recherche dans laquelle j’étais intégrée au départ de ma carrière. Il m’avait dit qu’il avait honte de mes choix, et devant ma difficulté à obtenir des fonds de recherche sur ces questions, un officier du service de la recherche m’avait plusieurs fois suggéré de changer de sujet. Alors que leur fonction exigeait de me soutenir en tant que jeune chercheure, je devais me battre pour les convaincre de la pertinence de mes choix.

Plus tard, quand des étudiants ont commencé à prendre le risque de travailler sur ces questions, il y avait des coûts. Je me souviens d’une étudiante bouleversée à la sortie d’un cours dans lequel elle avait présenté son projet de thèse doctorale. « Les étudiants de la classe m’ont agressée, harcelée, disait-elle, demandant avec insistance de révéler ce qui m’incitait à travailler sur le sujet. Pourquoi donc ce sujet m’intéressait ? Pour quelle raison ? Dans quel but ? » Elle se sentait accusée, forcée de se justifier. Il y avait une culpabilité intrinsèque à ce choix d’objet de recherche, alors qu’on ne pose jamais ces questions dans d’autres domaines. Il ne viendrait jamais à l’idée de demander : « Mais pourquoi donc travailles-tu sur le développement de l’attachement chez l’enfant ? »

En 1994, il y a eu un épisode particulièrement traumatisant pour moi et mes étudiants. Pendant plusieurs semaines, un individu vandalisait le tableau du corridor sur lequel étaient affichées les productions de recherche de l’équipe travaillant sur les couples de même sexe et les familles homoparentales. Il y avait des déchirures et des graffitis violemment homophobes dirigés contre moi et les membres de mon équipe. Les premiers jours, j’enlevais le tout très rapidement et je remplaçais avec des affiches propres, faisant comme si rien ne s’était passé. Mais les actes de vandalisme reprenaient de plus belle le lendemain. Les graffitis étaient d’une fureur inouïe et les propos de plus en plus haineux. J’étais inquiète de cette amplification. C’était pendant les années suivant l’assassinat par Valery Fabrikant de quatre de ses collègues, à l’Université Concordia, en 1992. Mes étudiants avaient commencé à avoir sérieusement peur pour nous et cette expression de leur détresse m’avait fortement ébranlée et fouettée ! Mon appel aux services de sécurité était demeuré sans effet. Ils refusaient de prendre les moyens nécessaires pour identifier l’auteur : caméra trop coûteuse, etc. J’avais alors acheminé le dossier que j’avais amassé à la direction du département, laquelle avait immédiatement pris le problème en main et le problème s’était réglé assez rapidement. Les membres de la section « développement » qui me côtoyaient à l’étage avaient aussi été très soutenants. Cette histoire fut peut-être la plus pénible expérience de résistance que j’ai connue, car elle m’avait atteinte dans le corps. Le matin où j’avais découvert les premiers graffitis, j’avais le coeur qui battait et les jambes qui flageolaient. D’autre part, la réaction énergique de l’administration et de mes collègues avait été, en contrecoup, aussi forte. Cela avait eu un effet rassurant pour tout le monde : de toute évidence, l’intimidation homophobe n’était pas tolérée en ces lieux. Mes étudiants et moi-même pouvions tourner la page, du moins dans notre niche de travail, nous étions bien protégés et nos travaux soutenus sans ambigüité.

MGQu’en était-il des résistances à l’extérieur de ta niche de travail ?

DJ Les refus essuyés de la part des organismes subventionnaires pour mes premiers projets sur les couples de même sexe, ou les jeunes LGB et leur famille d’origine, me heurtaient de front. Ma première réaction était de condamner un jury présumé homophobe. Mais avec l’expérience en recherche, j’ai appris qu’un projet dans un nouveau domaine n’a souvent pas la force d’un projet solidement ancré dans une tradition de recherche où les théories et les bases empiriques sont solidement établies. Ce dernier est du roc, tous les jurys de recherche connaissent et disent OK, on subventionne, c’est un investissement sécurisé pour des fonds publics.

Il faut se situer au début des années 1990. L’homosexualité et les couples de même sexe prenaient les jurys par surprise. Il n’y avait jamais d’expertise sur les jurys puisque le domaine n’existait pas. Il n’y avait pas encore de base théorique bien articulée, ni de base empirique en dehors de la clinique, ni liste de publications qui soutient le propos, ni revues scientifiques spécialisées. Le projet était un véritable OVNI, il pouvait apparaître déplacé, farfelu. Comme les membres de jurys procèdent généralement par élimination de projets, ils avaient toute liberté de remettre en question les fondements et la faisabilité du projet, notamment les possibilités de rejoindre les participants. Finalement, on pouvait juger que les risques d’attribuer des fonds publics en pure perte étaient trop élevés. Pour ces raisons, d’une manière générale et de tout temps, quel que soit le sujet, homosexualité ou autre, un nouveau projet dans un domaine inexistant souffre d’une grande fragilité.

Si les jurys de subvention sont généralement très compétents et prudents dans l’attribution des fonds publics, l’une des conséquences de cette prudence est que les jurys sont éminemment conservateurs. La science avance plus lentement que les changements sociaux. Elle est à la remorque des changements sociaux et à la remorque des groupes qui luttent pour ces changements. Une fois le bateau démarré, elle est en position de donner un coup d’accélération, mais elle ne fournit pas l’énergie de démarrage.

MG As-tu eu des expériences de discrimination ouverte de la part des organismes subventionnaires ?

DJ Au-delà des considérations énoncées plus haut, j’ai été témoin de deux faux pas des organismes. Un collègue ayant siégé à l’un des comités d’évaluation où l’un de mes projets avait été jugé et rejeté m’avait rapporté qu’un membre du jury du comité d’évaluation avait dit au sujet d’un projet sur l’homosexualité : « On ne va pas subventionner des cochonneries pareilles ! » Ni le président du jury du comité, ni les autres membres du jury du comité n’avaient réagi ouvertement à ces propos. L’homophobie, exprimée ou non, pouvait peser dans la balance.

J’ai eu cette autre expérience d’un projet sur les jeunes gais et lesbiennes et leur famille d’origine, en partenariat avec le comité Famille et qualité de vie des gais et lesbiennes de l’Association canadienne pour la santé mentale à Montréal. Le projet soumis avait été rejeté entre autres sur la base de considérations éthiques. Or, les considérations éthiques ne faisaient pas partie des critères d’évaluation des jurys. Elles étaient gérées par les universités recevant les subventions après l’attribution. J’ai rencontré le président de l’organisme subventionnaire pour exiger que l’organisme reconnaisse cette erreur auprès des auteurs du projet. Une conférence téléphonique fut organisée entre la secrétaire du jury, l’observateur externe des délibérations du comité et moi-même. Au final, l’organisme avait reconnu un usage irrégulier de double standard pour notre projet. L’automne suivant, le président de l’organisme s’est présenté devant les jurys des comités d’évaluation de concours pour rappeler que leurs décisions se devaient d’être motivées par des critères reliés à l’excellence scientifique en dehors de toute considération idéologique. J’avais rassuré mes partenaires et j’avais gagné une bataille importante concernant la recherche universitaire.

MG À la même époque, tu as joué un rôle dans la cause qui nous opposait, moi et ma conjointe, au Procureur général du Québec devant la Cour supérieure. La cause, lancée en 1998, mettait en avant le caractère discriminatoire du Code civil envers les familles homoparentales puisqu’il ne permettait pas à ma conjointe d’être le parent légal de nos deux enfants. Peux-tu expliquer ton rôle dans cette cause ?

DJ D’abord, je dois dire que l’invitation à utiliser mes connaissances dans cette cause avait été fascinante. Tout à coup, j’étais sollicitée à titre d’experte universitaire en dehors du secteur universitaire pour travailler sur un cas très réel de discrimination dans un contexte juridique précis. Je me souviens d’avoir demandé à l’avocate : « Qu’attendez-vous de moi ? Que dois-je faire ? » Elle m’avait rapidement répondu : « Eh bien, faites un dossier, identifiez les principaux résultats de recherche empirique et surtout, illustrez-les. » Donc, j’ai monté un dossier qui répondait à cette requête de manière la plus pédagogique, succincte et claire possible. Il fallait aller droit au but avec substance. Je connaissais bien la littérature empirique et cela était facile pour moi de résumer et de détailler au besoin les grands enjeux de population que cela touchait, à savoir les problèmes d’identité de genre, de santé mentale, d’adaptation psychosociale à l’école, d’orientation sexuelle des enfants et d’abus sexuel. Bref, la déclinaison des préjugés stéréotypés jumelée à la question des aptitudes maternelles des mères lesbiennes.

MG Finalement, il n’y a jamais eu de débats en cour, mais le mémoire fut présenté en commission parlementaire devant l’Assemblée nationale. Notre lutte devant les tribunaux et la procureure générale du Québec et notre lutte devant l’Assemblée nationale pour un projet de loi sur les familles homoparentales ont vraiment coïncidé dans le temps.

DJ Oui, une véritable révolution à petite échelle qui se passait très vite et a donné lieu à l’adoption de la loi 84 en 2002. D’ailleurs, notre première demande de subvention sur les familles homoparentales avait été soumise au CRSH juste avant l’adoption de la loi 84. Nous avions proposé d’analyser les effets de la non-reconnaissance légale du lien mère-enfant sur la qualité de ce lien et le bien-être de l’enfant. Or la subvention fut accordée juste après l’adoption de la loi. Notre plan ne tenait plus théoriquement ! Nos questions de recherche visaient des cibles mouvantes, c’était très particulier et enivrant comme contexte ! On avait le sentiment de donner un tour de roue à l’histoire sociale du Québec. Ce fut un très beau moment de vie, une sorte de conte de fées scientifico-légal !

MG Oui, un moment très important. Au sein de notre association, entre 1998 et 2002, nous avions observé que les mères non légales étaient particulièrement vulnérables en situation d’instabilité du couple parental. Une séparation d’avec la mère légale et hop ! les mères biologiques bloquaient l’accès à l’enfant, fini la relation de la mère non biologique avec l’enfant. Aucun recours légal. Il y avait des cas de dépression sérieuse. Inversement, des mères non légales séparées, n’ayant ni droits ni obligations de nature parentale, refusaient de payer une pension alimentaire, laissant la mère biologique sans recours dans les situations de pauvreté. Est-ce que la nouvelle situation légale et politique a influencé les contenus de recherche par la suite ?

DJ Oui, certainement. Comme on l’a dit, les premières recherches résumées dans les multiples synthèses des années 1990 se penchaient plus particulièrement sur les enfants de femmes lesbiennes qui divorçaient d’un premier conjoint hétérosexuel et qui réclamaient la garde de leurs enfants, on s’intéressait surtout à la normalité des enfants de la famille homoparentale dans le cadre normatif de la famille hétéroparentale à laquelle on la comparait. De mon point de vue, je dirais que l’effet premier de l’adoption de la loi et de son battage médiatique fut celui d’une plus grande visibilité des familles homoparentales et du champ de recherche. Venant des médias et des étudiants, la soif de connaissance sur les familles homoparentales qui s’était manifestée pendant le débat précédant la commission parlementaire et dans les mois et les années qui ont suivi l’adoption de la loi devenait insatiable. Notamment, tout d’un coup, apparaissait au grand jour la famille homoparentale planifiée, au croisement de deux champs de recherche, famille et homosexualité, qui avaient évolué de manière indépendante sans se rencontrer auparavant. La visibilité croissante de la réalité des mères lesbiennes et de leurs enfants a permis de mettre au jour la grande variabilité de leurs configurations familiales et des problèmes spécifiques vécus en fonction de ces contextes de vie différents. Deux femmes qui forment un couple après le divorce hétérosexuel de l’une d’entre elles ont des réalités bien différentes de celles de deux femmes qui, n’ayant jamais vécu de relation hétérosexuelle, font un projet d’enfant avec géniteur anonyme dans le cadre de la procréation assistée, ou avec géniteur connu, par exemple un homme gai, dans les cas de co-parentalité. On a aussi vu émerger les recherches sur les nouvelles cohortes d’hommes gais qui réalisaient un projet parental après avoir fait leur coming out.

MG La loi 84 permettait de regarder autre chose que la normalité des mères et des enfants. Qu’y avait-il d’autre ?

DJ À cette époque, j’ai supervisé les travaux d’une nouvelle cohorte d’étudiantes qui, contrairement à la première cohorte, désiraient ardemment faire de la recherche sur les enfants. Ces étudiantes amenaient leurs propres questions. Les expériences de discrimination vécues par les enfants de famille homoparentale en milieu scolaire sont vite apparues comme une question primordiale (thèse de Johanna Vyncke), de même que le développement de la fluidité de genre chez les enfants (Émilie Jodoin), ou encore l’impact de l’homophobie du père biologique divorcé sur la dynamique familiale homoparentale recomposée. On ne s’intéressait plus aux différences avec les familles hétérosexuelles dans le but de voir si les enfants étaient OK. Si le projet contenait des groupes de comparaison, c’était dans le but de mieux spécifier les particularités des familles homoparentales, et non de prouver leur normalité. Les familles homoparentales étaient différentes, point. Et cela principalement en raison de deux facteurs : l’homophobie dans l’environnement des familles et la composition genrée du couple parental. Ces facteurs sont venus façonner les questions des étudiants de doctorat et restent encore dominants. Les travaux de ma dernière étudiante au doctorat (Marie-Pier Petit) portaient sur les parents transgenres avec un regard attentif à l’impact de la transphobie dans le parcours parental.

MG Tu as vécu ta carrière en laissant les autres présumer que tu étais lesbienne. Est-ce que cette présomption d’homosexualité a eu un impact sur ta capacité d’obtenir des subventions ?

DJ Par instinct, j’ai toujours su qu’afficher mon hétérosexualité était une entrave au respect des membres de la communauté que j’étudiais. C’était une barrière à ne jamais franchir. Les blesser de la sorte allait nuire au lien de confiance nécessaire à leur pleine collaboration en recherche. Lorsque je siégeais aux jurys de subvention, au moment du tour de table où, à tour de rôle, les participants se présentaient avec leurs affiliation et expertise de recherche, j’étais bien consciente que, lorsque je présentais mon expertise, quelque chose se passait dans la tête des gens qui me regardaient, sans le définir clairement. Un mélange de curiosité, d’étonnement, de préjugés, ou d’appréciation heureuse, que sais-je ? Mais, avec mes années de formation ici et aux États-Unis, et avec mes premières années de recherche comme professeure, j’avais acquis le respect de mes pairs en recherche. J’étais confiante et consciente de mes compétences de chercheure. Je n’ai jamais ressenti de doute sur ma réaction à une possible intimidation dans le cadre de mes fonctions dans des jurys ou lors de conférences. Au contraire, j’avais une responsabilité qui focalisait mon énergie. Ceci dit, devant les refus que j’ai essuyés, je ne suis pas en mesure de bien évaluer l’impact d’une telle présomption.

MG Parfois des chercheurs font leur coming out comme hétérosexuel pour éviter l’accusation de biais associé au chercheur, gai ou lesbienne, présumé militant. Mais on ne se questionne jamais quant au biais potentiellement associé au chercheur hétérosexuel qui étudie des sujets hétérosexuels.

DJ En effet, le chercheur hétérosexuel qui travaille sur des sujets hétérosexuels ou de population générale n’a pas à militer. Il appartient au groupe majoritaire et travaille sur le groupe majoritaire. Par ailleurs, je n’ai jamais senti le besoin de corriger la présomption de lesbianisme pour des questions de biais de recherche. Ironiquement, je me souviens d’avoir été très surprise du propos de deux femmes lesbiennes interviewées pour ma recherche sur les couples et qui me disaient se sentir en confiance d’être étudiées par une femme hétérosexuelle (elles le présumaient…) parce qu’elles me jugeaient plus objective qu’une chercheure lesbienne.

MG Revenons en arrière. À la suite de l’adoption de la loi 84 en juin 2002, le député Réal Ménard, dans un article du journal Le Devoir, soulignait l’importance du mémoire que tu avais présenté sur le développement des enfants dans les familles homoparentales comme l’un des trois principaux facteurs ayant facilité l’adoption de la loi en chambre. Est-ce que tu te voyais comme militante durant cette période ?

DJ Non, le mot « militante » n’est jamais apparu dans mon esprit. Ma formation en sciences m’avait prédisposée à être prudente et à me méfier des journalistes. Dans le passé, j’avais eu l’occasion de parler à des journalistes de mes recherches en dehors de la question de l’homosexualité. Le propos rapporté était souvent très loin du propos original et frustrant. Alors finalement, c’était : on ne parle pas aux journalistes ; pour moi, c’était plus simple. Mais là, en 2000, ce fut différent. Il y avait un débat public intense et fortement médiatisé sur la question homoparentale, et j’entendais des choses horribles de la part de personnes ignorantes des résultats de la recherche. Je devais sortir de ma réserve et parler du point de vue de la science. La commission parlementaire constituait une tribune particulière pour cela. Irène Demczuk et toi-même aviez préparé une admirable séquence de présentations. Mon souvenir est que mon discours était bien encadré, sans déformation, dans un cadre sécuritaire, avec une grande qualité d’écoute. Le fameux dossier préparé pour la cause de 1998 était bien rodé, solide comme du roc. Je parlais des résultats de vingt ans de recherches réalisées ailleurs qu’au Québec. Le tout était cohérent et je sentais que l’oreille du public et de la chambre était ouverte aux données scientifiques, ce qui n’est pas toujours le cas dans certains pays où les universitaires sont moins écoutés.

MG Tu n’as pas senti comme un conflit entre tes convictions personnelles et ton engagement professionnel ?

DJ Pas du tout, au contraire. Tenir compte des réalités changeantes pour définir les questions de recherche contribuait à une meilleure science. Dans le contexte des débats sur les droits des parents de famille homoparentale, il était devenu évident que communiquer sur la place publique pour faire reculer l’ignorance par rapport aux faits empiriques faisait désormais partie de mes engagements professionnels. C’est comme maintenant avec les changements climatiques, les chercheurs n’ont pas le choix de débusquer les mensonges en acceptant de prendre le temps de parler aux journalistes et aux politiciens.

MG C’est une bonne analogie.

DJ Avec cette expérience de la commission parlementaire, j’ai été sensibilisée au rôle politique du chercheur. À la même époque, j’avais été invitée à participer au comité consultatif de l’Institut de recherche sur la santé des femmes et des hommes (l’un des 13 Instituts de recherche en santé du Canada [IRSC]), la première année de son existence. Il fallait définir ce que l’institut entendait par concepts de sexe et de genre ainsi que décider de son cadre général et des axes de recherche à prioriser pour l’attribution des fonds de recherche par cet institut. Je m’étais donné pour but de porter le dossier de la visibilité de la diversité sexuelle en dehors des questions reliées au VIH, ce que j’ai réussi à faire avec beaucoup de soutien et d’ouverture de la part des collègues du ROC[1]. J’avais la grande satisfaction de poser ma pierre, de contribuer à changer les choses de façon concrète pour la population et les jeunes chercheurs s’adressant aux IRSC. Ces derniers n’avaient définitivement plus à passer par la porte d’en arrière pour obtenir des fonds pour leurs recherches sur les personnes LGBT. Ils pouvaient ouvertement faire carrière avec ces choix. Au final, je réalisais que dans bien des cas, les batailles avaient été menées sur la place publique, les esprits étaient mûrs et ouverts, mais il fallait des porteurs de dossier pour opérer le changement dans les institutions.

MG As-tu une vision sur le futur de la recherche pour les familles LGBTQ+ ?

DJ Il appartient aux jeunes de répondre à cette question. De mon point de vue, la psychologie du développement occupe une grande place dans la discipline mais on connaît finalement assez peu de chose sur le développement du genre. Une fois dépassée la question de la « normalité des familles homoparentales », la question du genre et des contraintes de genre persiste et chapeaute toutes les autres questions. Je suis parfois abasourdie par l’envahissement du rose bonbon pour les petites filles dans les garderies ! Je dois me rappeler que cela n’est qu’une apparence. Il faut surtout voir ce qu’elles font.

MG Oui, c’est vraiment une question dans nos formations ! Tout le monde est aux prises avec cette question car on vit dans une société tellement genrée ! Plus qu’avant ! Cela dit, je crois que tout le monde est las de ce problème parce que cela sous-tend le sexisme qui affecte les filles mais aussi les garçons. Les parents commencent à en être plus conscients.

DJ Par contre, en même temps, quand on regarde l’impact du mouvement #MeToo et de la place des femmes dans l’espace public, il y a clairement du changement ! La question du rose devient accessoire quand tu vois une femme astronaute ou premier ministre ! Costume rose ou non, la fonction importe avant tout. Ceci dit, pour répondre à ta question sur l’avenir de la recherche sur l’homoparentalité, j’ai réalisé avec les années que les questions de recherche gagnent en finesse de ton lorsqu’on les définit avec la communauté. J’ai appris qu’on faisait ainsi de la « meilleure science ». Avec la Chaire de recherche sur l’homophobie et ses réalisations en partenariat, il est clair que cet esprit de collaboration est maintenant une réalité solidement ancrée.