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Introduction

Les appareils numériques – ordinateurs, téléphones, tablettes – sont omniprésents dans nos sociétés occidentales. De nos jours, presque la totalité des familles avec enfant (98 %), au Québec comme ailleurs au Canada et aux États-Unis, ont accès à Internet à la maison et à un appareil mobile (CEFRIO, 2019 ; Common Sense Media, 2017). Cette proportion était de 50 % il y a à peine une dizaine d’années (Common Sense Media, 2013), ce qui témoigne de l’évolution très rapide qui s’est opérée. Les jeunes ont grandi avec le numérique et y consacrent beaucoup de leur temps, ce qui leur a valu la qualification de « digital natives » (Prensky, 2001). D’ailleurs, le temps d’écran quotidien dépasserait les recommandations de différentes instances, qui suggèrent un maximum de 1 h par jour pour les enfants âgés de 2 à 5 ans (American Academy of Pediatrics, 2016 ; Organisation mondiale de la santé, 2019 ; Société canadienne de pédiatrie, 2017). À ce propos, plusieurs enquêtes révèlent qu’une forte proportion de parents sont préoccupés par le temps que leur enfant passe devant les écrans et par ses conséquences développementales (Ofcom, 2019 ; Pew Research Center, 2020). Étant donné la démocratisation de ces appareils dans les foyers et leur usage croissant au fil des ans, le développement des enfants exposés aux appareils numériques est au coeur des préoccupations scientifiques et sociales actuelles.

Cette recherche[1] porte sur la relation entre le temps d’écran chez les tout-petits (2 à 5 ans) et leurs habiletés sociales, et sur le rôle de la médiation parentale dans cette relation (Turcotte, 2022). On peut distinguer deux types d’écrans : les écrans devant lesquels l’enfant est passif, tels que la télévision, et les écrans dits actifs qui nécessitent un engagement interactif, intentionnel et cognitif de l’utilisateur (Hu et al., 2020). Deux objectifs spécifiques sont poursuivis dans la présente étude : 1) examiner la relation entre l’utilisation des appareils numériques chez les enfants d’âge préscolaire et leurs habiletés sociales et 2) vérifier si la médiation parentale, par exemple les règles imposées par les parents pour limiter le temps que l’enfant passe devant les écrans, modère cette relation. Les appareils retenus dans le cadre de cette étude sont la télévision, puisque la majorité des tout-petits l’utilisent quotidiennement et qu’environ la moitié du temps passé devant les écrans y est consacrée (Common Sense Media, 2017 ; Ofcom, 2019), le téléphone portable et la tablette, appareils désormais accessibles aux enfants à la maison et qui sont eux aussi régulièrement utilisés par les tout-petits (Common Sense Media, 2017).

Recension

Plusieurs organismes canadiens (p. ex., la Société canadienne de pédiatrie et la Société canadienne de physiologie de l’exercice) conseillent de limiter le temps d’écran pour les enfants et les adolescents, la surexposition favorisant le développement de certains problèmes. Les impacts touchent autant la santé psychologique (p. ex., mauvaise humeur, irritabilité, impatience, agressivité, dépression), que physique (p. ex., obésité, troubles du sommeil) (Hale et Guan, 2015 ; Hinkley et al., 2014 ; Nikkelen et al., 2014 ; Pea et al., 2012 ; Zhang et al., 2016). Les résultats des recherches sont par contre plus mitigés concernant les impacts sur les habiletés sociales des jeunes enfants (Forget-Dubois, 2019). Par exemple, l’étude de McCausland-Hartman (2017) menée auprès de 59 élèves de la maternelle (5-6 ans), leurs parents et leur enseignant sur une période de 16 semaines montre qu’il n’y aurait pas de relation entre l’accès aux appareils numériques à l’école et les habiletés sociales des enfants. L’utilisation des dispositifs numériques à la maison n’aurait pas non plus d’effet modérateur sur cette relation. L’étude longitudinale de Skalická et collaborateurs (2019) menée en Norvège auprès d’enfants de 4 ans et de leurs parents (n = 960) rapporte des résultats qui contredisent les précédents. Plus le temps d’écran est élevé, à l’âge de 4 ans, plus la compréhension émotionnelle est faible à l’âge de 6 ans. Une différence de genre a aussi été soulevée : plus le temps de visionnement de la télévision est élevé chez les filles à 4 ans, moins leur compréhension émotionnelle est élevée à 6 ans, ce qui n’est pas le cas pour les garçons. Ogelman et ses collaborateurs (2018) ont obtenu des résultats semblables avec des enfants âgés de 5 et 6 ans (n = 162) fréquentant des jardins d’enfants en Turquie.

Une piste prometteuse pour mieux comprendre ces contradictions réside dans la différenciation entre le temps d’écran passif et actif et la prise en compte de l’âge des enfants. Le temps d’écran actif pourrait avoir une influence positive sur les habiletés sociales des enfants (Wong et al., 2015). Le temps d’écran passif chez les jeunes enfants serait quant à lui associé négativement à leurs habiletés sociales (Hu et al., 2020 ; Mistry et al., 2007 ; Verlinden et al., 2012). À partir d’une étude menée auprès de 2 707 familles aux États-Unis, Mistry et ses collaborateurs (2007) ont en effet montré une corrélation négative entre une exposition de plus de 2 h par jour à la télévision et les habiletés sociales d’enfants de 5 ans, dans quatre domaines (coopération, affirmation de soi, responsabilité et contrôle de soi). Dans une étude longitudinale quasi expérimentale (n = 5 000), Jackson (2018) a pour sa part montré que le temps de visionnement passif des tout-petits n’avait pas d’effets sur leurs habiletés sociales quelques années plus tard ; en revanche, le type de contenu (approprié ou non à l’âge de l’enfant) et le contexte familial (pratiques de co-visionnement) semblent jouer un rôle.

Certaines études n’ont pas différencié le temps actif du temps passif, mais ont pris en considération le rôle d’autres variables, telles que la médiation parentale. Cette dernière réfère aux stratégies mises en oeuvre par les parents pour superviser et réguler les activités numériques de leur enfant (Topper, 2017). Différentes stratégies de médiation parentale ont ainsi été identifiées et décrites par Nikken et Jansz (2014) (tableau 1).

Tableau 1

Stratégies de médiation parentale

Stratégies de médiation parentale

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Les études effectuées sur la médiation parentale se sont surtout attachées à identifier et à décrire les différents types de médiation utilisés par les parents. Par exemple, une enquête menée en Grande-Bretagne montre que la grande majorité des parents d’enfants de 3-4 ans appliquent des règles ou supervisent le comportement numérique de leur enfant (Ofcom, 2019). Peu de recherches ont toutefois exploré les effets de la médiation parentale sur le développement de l’enfant. En interrogeant des parents d’enfants âgés de 5 à 12 ans possédant leur propre appareil mobile (n = 401), Topper (2017) a tout de même montré que les parents qui supervisent et régulent activement les activités numériques de leur enfant rapportent des habiletés sociales plus élevées.

Méthodologie

Population et échantillon

La population à l’étude est composée des parents biologiques ou adoptifs francophones d’enfants de 3 à 5 ans habitant dans la province de Québec. Malgré le fait qu’il s’agisse d’une période charnière pour le développement des habiletés sociales, peu d’études ont été effectuées sur cette tranche d’âge (Nathanson et al., 2013). Pour participer à notre étude, l’enfant cible devait habiter avec le parent répondant au moins la moitié du temps, puisque c’est ce dernier qui documentait l’usage des écrans de son enfant sur une période d’une semaine (dès lors, le parent devait passer une partie de son quotidien avec l’enfant).

Au final, notre échantillon est composé de 116 participants, soit 103 mères (89 %) et 13 pères (11 %). Ils sont âgés de 26 à 44 ans (M = 34,6, ET = 4,05). La plupart ne s’identifient pas à une minorité culturelle (89 %), travaillent à temps plein (75 %), et ont terminé un niveau d’étude universitaire (82 %). Le revenu total du ménage dépasse 50 000 $ pour la majorité d’entre eux (90 %). En moyenne, 2,1 enfants vivent dans le logis dont il est question pour l’étude (ET = 0,82). Parmi les 116 enfants cibles âgés de 3 à 5 ans (M = 3,9, ET = 0,77), 63 sont des filles (54 %) et 53 des garçons (46 %) et la plupart fréquentent une garderie ou un milieu de garde à temps plein (76 %). Les données sociodémographiques des parents et enfants de notre échantillon sont présentées au tableau 2.

Procédure

Deux techniques d’échantillonnage ont été utilisées pour former notre échantillon. D’abord, à l’hiver 2021, un appel à participation par voie électronique a été diffusé sur les réseaux sociaux et par courriel à différents organismes (groupes Facebook de parents, page Facebook personnelle de la première autrice, liste de diffusion de l’Université Laval, courriel envoyé à différents regroupements communautaires et commissions scolaires). Cet appel à participation décrivait le thème de la recherche et les critères d’inclusion, et invitait les parents intéressés à cliquer sur l’hyperlien les conduisant au questionnaire en ligne. Ensuite, les participants potentiels ont été invités à partager l’appel à participation avec des gens susceptibles d’avoir un intérêt pour le sujet, permettant ainsi de compléter l’échantillon par effet boule de neige. Toutes les procédures adoptées respectent les principes et les règles édictés par le Comité d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’Université Laval [No d’approbation 2020-383 A-2/07-04-2021].

Variables

Comme l’indique la figure 1, les variables à l’étude sont le temps d’écran, la médiation parentale et les habiletés sociales.

Tableau 2

Caractéristiques sociodémographiques des parents répondants et de leur enfant cible

Caractéristiques sociodémographiques des parents répondants et de leur enfant cible

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Figure 1

Opérationnalisation des variables

Opérationnalisation des variables

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Instruments

Le mode du questionnaire en ligne a été privilégié en raison de la qualité des données qu’il génère, de sa rapidité, de la couverture diversifiée de la population qu’il entraîne et de ses coûts moindres (Leeuw et Hox, 2011). Le questionnaire comporte cinq sections. La première comprend des questions visant à s’assurer que les participants respectent les critères d’inclusion. On précise aux participants qu’ils doivent se concentrer sur le plus jeune de leurs enfants pour répondre s’ils en ont plusieurs ayant entre 3 et 5 ans. Les sections intermédiaires sont constituées des trois outils utilisés pour mesurer les variables à l’étude, soit : 1) le temps d’écran et le type d’usage (actif versus passif), 2) les habiletés sociales et 3) la médiation parentale. La dernière section comporte 10 questions visant à documenter les caractéristiques sociodémographiques des participants.

Calendrier évaluant le temps d’écran

Afin d’estimer le temps d’écran (actif ou passif) de l’enfant, un calendrier hebdomadaire, inspiré d’une recherche existante (Common Sense Media, 2017), a été rempli par le parent (voir annexe 1). Il a été prétesté auprès de deux personnes et aucune modification n’a été apportée au calendrier après la passation.

Les parents devaient estimer la quantité de temps en minutes que l’enfant passe chaque jour devant la télévision, un cellulaire ou une tablette au cours d’une semaine typique. Ils devaient inscrire le temps que l’enfant passe par jour à a) jouer, considéré comme du temps actif, et b) écouter des vidéos (émissions, films, etc.), considéré comme du temps passif. Ce calendrier produit trois scores moyens par jour de temps d’utilisation. Le score de temps passif est obtenu en additionnant le temps passé par l’enfant chaque jour à écouter des vidéos au cours d’une semaine et en le ramenant sur une journée (donc en le divisant par 7). La même méthode de calcul a été appliquée pour le temps actif. Enfin, pour obtenir un score total, les scores moyens de temps passif et de temps actif ont été additionnés.

Échelle d’habiletés sociales

Pour évaluer les habiletés sociales de l’enfant, l’échelle d’habiletés sociales du Social Skills Improvement System — Rating Scales (SSIS-RS ; Gresham et Elliott, 2008) traduite par Gilbert (2011) et remplie par les parents a été utilisée. Cette échelle comprend 46 items répartis dans sept sous-échelles d’habiletés sociales : communication, coopération, affirmation, sens des responsabilités, empathie, engagement et contrôle de soi. Les parents doivent indiquer sur une échelle de Likert à 4 points (jamais, rarement, souvent, presque toujours) à quelle fréquence leur enfant adopte une variété de comportements (p. ex., « demande de l’aide aux adultes », « pardonne aux autres », « suit vos instructions », « respecte les biens des autres »).

Le SSIS est un outil standardisé et normé selon l’âge et le sexe de l’enfant. Les normes ont été établies auprès de 4 700 enfants âgés de 3 à 18 ans en tenant compte du sexe, du statut socioéconomique et de la région géographique. L’outil présente de bonnes qualités psychométriques (Crosby, 2011). La cohérence interne de l’échelle d’habiletés sociales est adéquate (α > 0,70), tout comme la validité de contenu et la fidélité test-retest (r > 0,80). Dans la présente étude, les scores standards de l’échelle d’habiletés sociales du SSIS ont été utilisés (moyenne = 100, écart-type = 15). Plus le score est élevé, plus l’enfant démontre des habiletés sociales élevées.

Questionnaire d’évaluation de la médiation parentale

Pour ce qui est de la médiation parentale, un questionnaire conçu par Nikken et Schols (2015) a été utilisé. Celui-ci est constitué de 17 questions sous forme d’échelle de Likert allant de 1 « jamais » à 5 « toujours » réparties entre cinq sous-échelles (co-usage, supervision, médiation active, médiation restrictive et restrictions techniques). Ce questionnaire produit 6 scores. Pour chacune des cinq sous-échelles et pour le score total, le score obtenu repose sur la somme des scores des parents à chaque item, divisée par le nombre d’items. Le score varie de 1 à 5 et plus le score est élevé, plus la stratégie de médiation évaluée est utilisée. La traduction de cet instrument a été réalisée à l’aide de la méthode de rétrotraduction (back-translation) de Vallerand (1989), puis validée par un enseignant d’anglais de niveau collégial.

Stratégies d’analyse

Des analyses de corrélation ont d’abord été réalisées pour identifier les covariables potentielles associées aux habiletés sociales de l’enfant. Les covariables potentielles sont l’âge et le sexe de l’enfant, le nombre d’enfants vivant sous le même toit que lui, le niveau d’études du parent répondant et le revenu du ménage.

Afin d’examiner s’il existe une association entre le temps d’écran (actif, passif et total) et les habiletés sociales (objectif 1), trois régressions linéaires ont été réalisées. Les conditions d’utilisation de ce type d’analyse ont été vérifiées au préalable (p. ex., homogénéité dans les variances, valeurs extrêmes), nous conduisant à exclure 8 participants en raison de données extrêmes identifiées. Ainsi, l’échantillon final est de 116 (cf. tableau 2).

Afin de vérifier si les différents types de médiation parentale modèrent le lien entre le temps d’écran et les habiletés sociales (objectif 2), des régressions linéaires multiples ont été effectuées en utilisant le modèle 1 du PROCESS de Hayes (2018). Ce modèle permet de tester dans quelle mesure les relations entre le temps d’écran et les habiletés sociales sont modérées par chaque dimension de la médiation parentale, en contrôlant les covariables (ici, le nombre d’enfants dans le logis et le revenu total du ménage). L’intervalle de confiance a été fixé à 95 %. Au total, 18 analyses ont été réalisées et les conditions d’application de ces analyses ont été préalablement vérifiées (p. ex., conditions de normalité, de linéarité et d’homoscédasticité des résidus). Les données ont été analysées avec SPSS version 26.

Résultats

Statistiques descriptives

Le temps d’écran utilisé dans nos analyses correspond au temps moyen par jour. Le temps d’écran actif est de 8 minutes (ET = 13,71) en moyenne, tandis que le temps d’écran passif s’élève à 63 minutes (ET = 39,63). Le temps d’écran total est de 71 minutes (ET = 42,89). Plus de la moitié des parents (57 %) rapportent que le temps d’écran de leur enfant a augmenté depuis la crise sanitaire associée à la pandémie de COVID-19. D’autre part, si on examine le score total de médiation parentale, on obtient une moyenne de 3 (ET = 0,72) ce qui dénote que les parents adoptent « souvent » des stratégies de médiation. Les scores moyens obtenus à chaque sous-échelle de médiation parentale sont présentés au tableau 3. Les scores standardisés du SSIS-RS se situent entre 64 et 130 inclusivement, avec une moyenne de 104 (ET = 11,2), ce qui représente une moyenne d’habiletés sociales correspondant aux standards des enfants de cet âge (la moyenne d’un test standardisé est de 100 avec un écart-type de 15).

Tableau 3

Statistiques descriptives des scores de médiation parentale

Statistiques descriptives des scores de médiation parentale

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Covariables

Deux covariables étaient associées de façon significative avec les habiletés sociales : 1) plus le revenu est élevé, plus les parents rapportent que les habiletés sociales de leur enfant sont élevées et 2) plus le nombre d’enfants vivant dans le logis est faible, plus les habiletés sociales sont élevées. Ces variables ont donc été incluses dans l’analyse PROCESS de Hayes.

Liens entre le temps d’écran et les habiletés sociales des enfants

Le temps d’écran actif était responsable de seulement 1,9 % de la variance du score obtenu au SSIS-RS avec un R2 ajusté de 1 % et n’était pas associé de façon significative aux habiletés sociales, F (1,114) = 2,16, p = 0,15.

Le temps d’écran passif était responsable de seulement 0,7 % de la variance du score obtenu au SSIS-RS avec un R2 ajusté de -0,1 % et n’était pas associé de façon significative aux habiletés sociales, F (1,114) = 0,843, p = 0,360.

Le temps d’écran total ne prédisait pas de façon significative le score d’habiletés sociales F (1,114) = 1,74, p = 0,19, étant responsable de seulement 1,5 % de la variance du score au SSIS-RS avec un R2 ajusté de 0,6 %.

Analyses de modération

De façon générale, les analyses n’ont pas permis de montrer que le temps d’écran (total, passif ou actif) était significativement associé aux habiletés sociales des enfants de 3 à 5 ans. De plus, la médiation totale, la médiation restrictive, les restrictions techniques et le co-usage n’agissent pas comme des modérateurs significatifs dans l’association entre le temps d’écran et les habiletés sociales des enfants. Seule la supervision parentale ressort comme un modérateur significatif.

Pour le temps d’écran total, le modèle qui avait comme variable modératrice la supervision était significatif (F (5,110) = 3,36, p = 0,01, R2 = 0,132). L’effet de la supervision sur les habiletés sociales était positif et significatif (b = 4,79, s.e. = 2, p = 0,02). L’effet de l’interaction Temps d’écran total x Supervision sur les habiletés sociales était significatif et négatif (b = -0,06, s.e. = 0,02, p = 0,03) avec un R2 de 0,041. Cela indique que le modérateur est responsable de 4,1 % de la variance du modèle. L’effet des deux covariables était également significatif (voir annexe 2). L’observation des pentes d’interactions a démontré que pour ceux qui avaient un niveau de supervision élevé (cf. figure 2, ligne verte), le temps d’écran total prédisait négativement les habiletés sociales (b = -0,08, s.e. = 0,03, p = 0,02). Pour ceux qui avaient un niveau de supervision faible et moyen, le résultat n’était pas significatif.

Figure 2

Pentes d’interactions Temps d’écran total en minutes (x), habiletés sociales (y) et supervision (modérateur)

Pentes d’interactions Temps d’écran total en minutes (x), habiletés sociales (y) et supervision (modérateur)

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Pour le temps d’écran passif, le modèle qui avait comme variable modératrice la supervision était significatif (F (5,110) = 3,02, p = 0,01, R2 = 0,121). L’effet de la supervision sur les habiletés sociales était positif et significatif (b = 4,35, s.e. = 1,98, p = 0,03). L’effet de l’interaction Temps d’écran passif x Supervision sur les habiletés sociales était significatif et négatif (b = -0,05, s.e. = 0,03, p = 0,04 avec un R2 de 0,034). Cela signifie que la supervision a un effet modérateur sur la relation entre le temps d’écran passif et les habiletés sociales. Le modérateur explique 3,4 % de la variance du modèle. Les pentes d’interactions selon trois niveaux (faible, moyenne et élevée) ne permettent pas de déceler un effet significatif à ces niveaux précis.

Discussion

Le premier objectif de l’étude était d’examiner la relation entre l’utilisation des écrans et les habiletés sociales des enfants. Nos résultats ne permettent pas de conclure à un lien significatif entre l’une ou l’autre des trois variables indépendantes (temps d’écran total, temps d’écran passif, temps d’écran actif) et les habiletés sociales. Ces résultats font écho à ceux de McCausland-Hartman (2017) aux États-Unis, qui avait d’ailleurs utilisé le même questionnaire dans son étude pour mesurer les habiletés sociales, et ceux de Hu et collaborateurs (2020) auprès de familles chinoises. D’un autre côté, certains chercheurs ont tout de même établi un lien entre le temps d’écran passif et les habiletés sociales (Hu et al., 2020 ; Mistry et al., 2007 ; Verlinden et al., 2012). Par exemple, Mistry et collaborateurs (2007) relèvent une association négative entre ces éléments, mais seulement pour une exposition de plus de 2 h par jour. Le temps d’écran moyen quotidien pour la présente étude est de 71 minutes, ce qui explique peut-être qu’aucun lien n’ait été trouvé.

Le deuxième objectif de l’étude était d’examiner si la médiation parentale modère le lien entre le temps d’écran et les habiletés sociales. Pour ce faire, les cinq stratégies de médiation parentale proposées par Nikken et Schols (2015) ont été prises en compte. Selon les premiers résultats obtenus, une seule stratégie de médiation parentale est associée positivement aux habiletés sociales des enfants, à savoir la supervision. Il se pourrait que certaines stratégies soient plus adaptées ou plus fréquemment adoptées par des parents d’enfants de 3 à 5 ans, comme en attestent nos données descriptives (la supervision parentale étant la stratégie la plus souvent utilisée par les parents de notre échantillon). La supervision des comportements numériques de l’enfant est probablement plus facile avec un jeune enfant qui consulte la tablette à la maison, qu’avec un adolescent qui possède son propre smartphone. En outre, un lien positif entre la supervision parentale et les habiletés sociales de l’enfant n’est pas étonnant, puisque les pratiques parentales sont réputées contribuer à son développement socio-affectif (Belsky et al., 2007 ; Bornstein, 2015 ; Bates et al., 2012 ; National Academies of Sciences, Engineering, and Medicine, 2016). Ces résultats corroborent aussi en partie les directives des pédiatres en matière d’utilisation des écrans au Canada, qui mettent l’accent sur le soutien nécessaire de la part des parents pour accompagner et superviser les usages de leur enfant (Société canadienne de pédiatrie, 2017, 2019).

Pour ce qui est des modérateurs, seule la supervision avait un effet modérateur sur la relation entre le temps d’écran et les habiletés sociales. Étonnamment, la supervision était associée, comparativement aux autres formes de médiation parentale, à un plus grand déclin des habiletés sociales lorsque le temps d’écran augmentait et dépassait un certain seuil. Pour le temps d’écran total, cette relation entre la supervision et un plus fort déclin des habilités sociales semblait seulement présente pour les parents qui utilisent un niveau de supervision élevé. Il se pourrait que certains facteurs soient liés à une supervision plus élevée. En ce sens, Nikken et Schols (2015) soulignent que certaines croyances et caractéristiques des parents influencent le type de médiation retenu : 1) ceux qui ont l’impression que les appareils numériques sont trop compliqués pour leur enfant utiliseraient moins la supervision et le co-usage comparativement aux autres techniques et 2) les mères utiliseraient davantage la supervision que les pères, ce qui concorde avec le fait que notre étude comporte davantage de mères. La relation était quelque peu différente pour le temps d’écran actif, puisque c’est uniquement lorsque la supervision était dans la moyenne que l’effet du modérateur était présent, et seulement au sein du groupe de temps d’écran actif faible. En ce sens, on peut poser l’hypothèse qu’une supervision élevée et un temps d’écran important créent des tensions dans la relation parent-enfant, ce qui affecte les habiletés sociales de l’enfant.

Conclusion

La présente étude aborde un sujet d’actualité encore peu documenté sur le plan scientifique, particulièrement auprès d’une population de jeunes enfants. Pourtant, se questionner sur la place des appareils numériques au sein des familles et sur leurs conséquences sur le développement des enfants est désormais incontournable, puisqu’ils font partie de leur quotidien (Balleys et al., 2018 ; Millerand et al., 2018). La présente étude montre que, dans certaines circonstances, la façon dont le parent interagit avec son enfant en lien avec l’utilisation des écrans et les règles qu’il instaure peuvent être associées au temps d’écran du tout-petit et à ses habiletés sociales. Les dynamiques parent-enfant n’ont donc pas seulement de l’importance en contexte de jeu, mais aussi en lien avec l’utilisation des écrans. Il peut être intéressant pour les parents d’en apprendre davantage sur les types de médiation et leurs impacts possibles sur les habiletés sociales de leurs enfants. Pour les intervenants sociaux, porter attention aux types de médiation parentale et aux types d’utilisation des écrans permet de mieux évaluer l’environnement et le contexte familial ainsi que les dynamiques qui peuvent s’y jouer.

La présente étude comporte plusieurs forces, mais aussi certaines limites. En déclinant le temps d’écran et la médiation parentale en modalités précises (types d’usage et types de médiation), cela a permis de mieux cerner leur relation possible avec les habiletés sociales des enfants. En outre, la création d’un instrument inédit pour mesurer le temps d’écran passif et le temps d’écran actif constitue un apport intéressant de la recherche. Cet instrument pourrait d’ailleurs être bonifié (entre autres en ajoutant le temps d’utilisation de l’ordinateur) et adapté sous forme d’application pour cellulaire afin que les parents entrent les données au fil de la journée. Malgré la taille appréciable de l’échantillon, ce dernier s’avère relativement homogène, puisqu’il est surtout composé de mères ayant un revenu et un niveau de scolarité relativement élevés. Dans le cadre de recherches futures, il conviendrait de diversifier davantage l’échantillon en rejoignant d’autres profils de parents. Enfin, cette étude a été réalisée près d’un an après le début de la pandémie de la COVID-19. Comme l’ont rapporté les parents sondés, ce contexte particulier a modifié à la hausse le temps d’écran autorisé dans les familles. Le fait de travailler de la maison tout en s’occupant d’un jeune enfant (voire même de plusieurs) a sans doute incité les parents à utiliser davantage les appareils numériques pour occuper et divertir leur enfant. L’impact de l’augmentation de temps passé sur les appareils numériques sur les habiletés sociales des enfants pourrait se faire sentir plus tard, ce qui souligne la pertinence de mener des études longitudinales.