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Qu’est-ce que vous espériez, quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Qu’elles allaient entonner vos louanges ? Ces têtes que nos pères avaient courbées jusqu’à terre par la force, pensiez-vous, quand elles se relèveraient, lire l’adoration dans leurs yeux ? Voici des hommes debout qui nous regardent et je vous souhaite comme moi le saisissement d’être vus. Car le blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie ; il était regard pur, la lumière de ses yeux tirait toute chose de l’ombre natale, la blancheur de sa peau, c’était un regard encore, de la lumière condensée.

C’est par ces mots que Jean-Paul Sartre commence sa célèbre préface, « Orphée noir », à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Senghor [1]. L’émergence de la littérature négro-africaine, comme on disait naguère, est singulière et unique. C’est l’Afrique de la diaspora qui est à la base de ces littératures d’Afrique et des Antilles. À la suite de la traite des esclaves commencée dès le xvie siècle, les Noirs, arrachés à l’Afrique, se sont vus entraînés vers diverses destinations (notamment les colonies européennes d’Amérique du Sud, d’Amérique du Nord et des Antilles). Ils ont eu ainsi l’occasion d’entrer en contact avec d’autres cultures, d’autres civilisations, mais aussi de connaître tôt l’écriture, du moins avant leurs compatriotes restés au pays. Littérature, par conséquent, de l’exil… mais d’un exil géographique.

À Paris où, par exemple, ils se retrouvent par le hasard de l’histoire, ces Noirs prennent conscience de la singularité de leur être et de tout le mépris dont ils sont victimes. Ils se regroupent à travers des mouvements et expriment leurs revendications dans des revues et des manifestes. La reconnaissance et la revalorisation de la race noire sont un des leitmotive de cette première prise de parole.

D’Ulysse à Orphée

La littérature négro-africaine procède donc de noces tumultueuses avec l’Occident, que je pourrais caractériser par la métaphore d’un itinéraire dont le parcours serait repris aux mythes antiques : celui qui conduit d’Ulysse à Orphée. Cette métaphore, qui n’est qu’une hypothèse de travail, signifie que, même si l’on a parfois l’impression que les différentes positions des écrivains africains sont très éloignées les unes des autres, elles sont, en réalité, plus proches qu’il ne semble. Ulysse représente le voyage initiatique ou symbolique de l’écrivain africain ; Orphée, celui qui reste au bord du seuil, l’écrivain exilé, ou, pour reprendre une expression d’Achille Mbembe, « expatrié du dedans », « exilé du dehors ». Un rapport oxymorique lie les deux métaphores. La comparaison donne à relire un mythe, elle invite à une reconnaissance commune d’une histoire partagée, comme on peut le lire dès le Cahier d’un retour au pays natal [2], dont la structure mime cet itinéraire dont je parle. Aimé Césaire considère son séjour en France comme une « errance » et se réjouit de rentrer au pays natal, malgré « la hideur désertée » de ses plaines.

Karim d’Ousmane Socé [3] et Mirages de Paris du même auteur [4] ne traduisent que la même mélancolie face à la perte de l’Afrique. Chants d’ombre de Léopold Sédar Senghor [5] exprime la même nostalgie envers les symboles du pays natal, qu’il s’agisse de Joal lui-même, de la femme noire, de la nuit (de Sine), etc. Pour sa part, Bernard Dadié, dans Un nègre à Paris [6], crie son dépaysement dans la Ville lumière. Pour toutes ces raisons, la littérature africaine apparaît toujours comme une poésie de « chants d’ombre » et d’« hosties noires », une poésie de la souffrance, mais qui se dit toujours par le truchement du mythe et de l’image. La déperdition de soi est aussi une récollection par le biais d’un souvenir commun et un renouveau.

La littérature africaine renvoie à la nostalgie de la terre natale, alors même que celle-ci semble retrouvée. On pourrait envisager là l’ambiguïté de son rapport à l’Afrique-mère, à travers sa mise en scène, par la façon dont les écrivains passent de l’étonnement à l’intériorisation de l’exil en une prolepse substituant à l’ordre logique l’ordre psychologique. Presque tous les textes renferment cette figure de l’oxymore : depuis la poésie de la négritude et les romans de Mongo Beti et de Ferdinand Oyono jusqu’aux romans d’après les indépendances africaines, c’est-à-dire jusqu’aux romans modernes.

La littérature négro-africaine dit donc cette tension entre le Même et l’Autre. Incapable d’instaurer un rapport d’équivalence, elle ne dit pas si la hiérarchie entre l’ici et l’ailleurs est positive ou négative. Il est vrai que les toponymes mettent en scène la fragmentation de l’ailleurs et soulignent l’ambiguïté, l’Afrique n’étant dicible que par la nomination de l’Autre. En effet, le toponyme est souvent sans caractérisation (la Katamalanasie de Sony Labou Tansi, Tanga de Mongo Beti, Krishville de Valentin Mudimbe, même des noms de lieux apparemment précis comme ceux de Shaba deux [7] ou de Mission terminée [8]), la circonlocution ne permettant pas de spécifier le réglage, envisageant le descriptif sans jamais l’expliciter. La ville africaine est un melting pot de civilisations, mais aussi un catalyseur de toutes les désillusions. C’est Toundi, dans Une vie de boy de Ferdinand Oyono [9], qui termine son journal en exprimant sa nostalgie de la campagne et ses regrets d’être venu en ville. C’est Ya, dans Le bel immonde de Valentin Mudimbe [10], qui, partie à Kinshasa faire des études de médecine, se retrouvera, innocente, deux mois après, dans le clair-obscur des boîtes de nuit et les méandres de la prostitution.

Le désenchantement se manifeste à travers les marqueurs spatio-temporels, l’ordre de la description (souvent, c’est la capitale) et la façon dont le scripteur s’autoreprésente. Opposition entre l’ici et l’ailleurs, comme on peut le lire dans les textes de Mudimbe, Lopes, Kourouma, Sassine, Beti, U’Tamsi. La capitale est représentée en tant qu’espace intérieur, lieu qui enclot (qui avale ?). L’ailleurs entre en tension avec l’ici et dit l’achèvement d’un mouvement de l’ailleurs vers l’ici (et sa fusion dans l’ici : l’ailleurs devient l’ici), tout en mimant aussi l’achèvement du voyage de l’ailleurs à l’ici. Cette tension engendre un effet de rupture entre la mémoire de l’ailleurs et celle de l’ici, et dit la saisie d’un monde surprenant, sans repères.

Le scripteur (dont l’autoreprésentation se construit par opposition au spectacle) devient voyant, l’oeil qui voit faisant surgir le sujet qui juge, découvreur de réalités cachées. La dénonciation se fait par la représentation emboîtée des regards : ébahissement du regard africain devant l’étonnement du regard de l’Occident. Le scripteur, ne pouvant se reconnaître dans la ville réelle, est contraint, à son contact, de réviser la notion d’exil : l’exil n’est donc plus un problème de soi à la terre ou à la culture étrangère, mais de soi à soi. Les personnages des romans de Mudimbe l’illustrent suffisamment.

L’Afrique comme figure d’étrangeté

Le rattachement culturel à l’autre interdit à l’Afrique la reconnaissance d’une identité propre. Chez Lopes, Kourouma et Mudimbe, l’Afrique se définit par l’étrangeté. Ce qui montre bien que, si l’ici devient l’ailleurs, le retour prolonge la situation de l’exilé au lieu de l’effacer : terre étrangère comme l’était la métropole, l’Afrique engendre le même désenchantement (avec son côté dévorateur, digérant tout ce qui vient à elle, mais aussi énigmatique, défiant les lois de la biophysique).

La présence de plus en plus fréquente du scripteur (que rappellent les marqueurs de première personne exprimant l’émergence d’une subjectivité) dit une représentation du référent à partir d’un je. En marquant son impatience face à la voix des autres, le scripteur dit la ré-appropriation du discours par le passage d’un discours préconstruit (les stéréotypes occidentaux de l’Africain) à un discours qui dit la réalité africaine. De la ville personnifiée au scripteur en acte, d’une a-temporalité (qui se lit à travers les présents panchroniques) à la reprise en mains de la temporalité, d’une pseudo-description à un jugement de valeur, d’une image majestueuse de l’Occident aux souillures de la ville fangeuse, le lecteur assiste à la ré-appropriation de l’Afrique par le retour à la satire et à l’humour comme thérapeutique de la désillusion. Des regrets de l’exilé loin de sa terre natale aux regrets engendrés par la métamorphose de la terre natale vécue comme une trahison du souvenir, la notion d’exil est intériorisée et devient le sujet même de l’écriture. Mais intériorité et affirmation de soi sont rendues possibles par l’extériorité du regard de qui vient d’ailleurs.

La désillusion du retour implique l’émergence d’une voix qui en rend compte et qui s’amplifie au fil du texte, simple apostrophe qui, en posant un tu, pose implicitement un je qui dit une subjectivité induisant une vision spécifique du monde et une inscription textuelle de l’Occident de plus en plus ténue (marquant l’unité retrouvée selon une autre construction) : plus l’Occident décroît, plus le je croît, la caractérisation par l’autre permettant aussi de se poser en tant que sujet face à la multiplicité et à la polysémie du monde. Le je se structure donc en opposition au foisonnement des toponymes et à une pluralité soulignant l’unicité et l’identité du je devenu autre (un exilé de l’intérieur), une pluralité construite à partir du rejet d’un Occident protéiforme.

L’expérience africaine renouvelle à la fois l’expérience occidentale au moment où elle s’achevait et le champ d’application de la création littéraire. Comme le scripteur a dit sa désillusion au contact de l’Occident, il dira celle que l’Afrique provoque et les réflexions sur l’écriture elle-même que cette situation engendre. Le contact avec le monde occidental le contraint à une écriture en accord avec le champ d’application. Dès Batouala de René Maran [11], il y a le ton de la satire. Les regrets qui naissent de la distorsion entre l’autrefois et l’aujourd’hui justifient les choix scripturaux des écrivains africains. Le rapport au lieu implique une poétique, mais une poétique débarrassée des contraintes de la rhétorique française traditionnelle. Si la boucle du monde occidental se referme, la boucle africaine s’ouvre désormais.

À quelque degré que ce soit, pourtant, la plupart des textes de la littérature africaine font référence à l’univers occidental. Cela va de l’évocation des thématiques banalisées par le roman français à la figuration du système de production de ce roman. Et pour le lecteur attentif, il y a véritablement citation, c’est-à-dire représentation marquée, désignée pour ce qu’elle est. On ne saurait guère s’y tromper. Bien entendu, la citation se confond à chaque fois avec une procédure de mise à distance, de représentation négative, de rejet méprisant : il n’est de reprise que nettement stigmatisée, ainsi que le montrent des romans tels que ceux de Mudimbe, Ngal et Lopes. Et c’est un peu comme si l’écrivain africain ne pouvait donner à lire son histoire qu’en manifestant ce rejet ; il s’arrache à une condition (littéraire et sociale) antérieure qu’il abhorre, mais dont il ne peut nier la réalité historique ni la prégnance. Pour refuser son origine, il lui faut la dire, fût-ce sur le mode de la dénégation.

L’extériorité se réduit déjà chez Mudimbe, Lopes, Ngal, Kourouma, etc., tous auteurs qui choisissent de pratiquer la citation visible, avouée. Dans Le chercheur d’Afriques [12], comme dans Shaba deux, le héros se voit contraint de rivaliser avec un personnage incarnant le credo occidental. À chaque fois, mais avec des nuances. On joue à qui perd gagne : le personnage se prévaut de son échec (Entre les eaux et L’écart de Mudimbe [13], Sur l’autre rive de Lopes [14]), et se flatte de son inertie ou de son impuissance. Mais s’il trouve ainsi à se distinguer, il rappelle tout de même que l’ennemi n’est pas loin et toujours redoutable.

Les autres textes, par contre, conservent présents les spectres du monde occidental. Rarement une littérature, dès son émergence, aura avoué de façon aussi précise et insistante sa volonté d’éviction du modèle dominant. Rarement elle aura donné à voir ce qui l’obsède dans l’héritage dont elle souhaite se déprendre, mais qui ne cesse de l’encombrer et de l’entraver. Peut-être ne fait-elle en cela que suivre la pente autotélique de son écriture. Se dire ne va pas sans dire l’autre, tout opposé qu’il soit. Mais cette explication, trop circonstancielle, ne saurait nous contenter. S’accomplit ici quelque chose qui dépasse la simple stratégie d’émergence par renversement de la doctrine régnante, comme la simple stratégie de conquête du pouvoir. Sur la scène de l’institution littéraire, lorsqu’on voit se déployer toute une fantasmatique autour des jeux de position, c’est que bien d’autres enjeux sont en cause, des plus esthétiques aux plus politiques.

Ainsi, les écrivains africains font l’expérience confuse de ce que l’on ne peut abattre la statue du Commandeur qu’en la convoquant et qu’en la conjurant in præsentia. Ils découvrent, vaille que vaille, et c’est un fait moderne, que l’on n’en a jamais fini avec l’image du Père, et d’autant moins que, entre père et fils, le rapport de forces est disproportionné. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : en dépit de la radicalité qu’elle affirme et du dédain qu’elle exhibe, la cohorte des écrivains africains ne dispose pas de forces assez puissantes pour ébranler victorieusement les fondements du pouvoir occidental. Pire, elle lui est redevable de trop de choses pour pouvoir se débarrasser de lui d’un simple coup de reins. À trop rechercher le Même dans l’Autre, ils finissent par ne trouver que l’horreur de l’Autre dans le Même.

Autant donc de narrations mal nouées, relatant des existences vouées à l’horreur, à l’anodin et à l’insignifiance. Autant de récits effilochés, où rien n’arrive. Reste au romancier le soin de les tisser de notations fugaces et oiseuses. L’écriture s’y emploie sur un mode tantôt allègre, tantôt compassé. Mais c’est ici que la forme entre en jeu et acquiert tout son prix. Pour figurer cet émiettement, le roman tire parti de deux ressources. La première est de découper sa trame en petits fragments, en chapitres très courts qui sont à l’image d’une vie constamment défaite. La seconde, plus hardie, consiste à rendre la succession des instants en continu, et c’est le monologue intérieur.

La langue comme lieu de tension et de reconquête identitaire

Mais la langue française, en ce qui nous concerne, constitue l’autre forme d’exil, et peut-être, selon d’aucuns, la plus forte, en raison du rapport entre langue et identité. La langue offre un terrain de réflexion et de travail qui suscite, chez les écrivains négro-africains, une interrogation constante. En elle rejaillissent la question de l’identité et la place du sujet parlant dans le monde. Il s’agit moins, pour l’écrivain, de savoir comment écrire ou quel style adopter, que de mettre à l’épreuve un dispositif de parole. Comment l’écrivain africain s’approprie-t-il ce « corps de prescriptions et d’habitudes [15]  » qu’est la langue ? Et par quels procédés et selon quels enjeux le convertit-il en une parole singulière ? Cette question sur le procès d’énonciation, il convient de la placer dans la perspective socio-pragmatique, qui est souvent la mienne, afin de mieux comprendre le travail langagier de l’écrivain africain. Recourir à telle figure de rhétorique, à tel procédé de style, c’est opérer non seulement des choix discursifs, mais c’est aussi agir sur le monde et sur l’auditeur. Les pragmaticiens l’ont souvent souligné : les effets poétiques ou stylistiques des énoncés ordinaires affectent l’environnement cognitif mutuel du locuteur et de l’auditeur. Que ce soit la métaphore étudiée par Sperber et Wilson [16] ou les figures de l’implicite analysées par Kerbrat-Orecchioni [17], les tropes constituent des lieux d’inscription du sujet en même temps qu’ils génèrent des processus de pertinence spécifiques chez le récepteur.

Lieu mythique d’une quête identitaire, la langue française redouble l’itinéraire d’acculturation des écrivains africains. Du point de vue biographique, en effet, les écrivains africains sont pris, dès leur jeune âge, entre plusieurs langues : leur langue maternelle, d’autres langues africaines, la langue française. De cet itinéraire babélique naît assurément un rapport complexe à la langue-mère. Non seulement plusieurs idiomes s’interpénètrent, mais surtout chacun est doté d’une charge affective et symbolique spécifique. D’un côté, adhésion quasi affective à l’endroit de la langue française, d’un autre, rejet de la langue en tant que code. Cette relation ambiguë est, à bien des égards, fantasmatique. La langue française est à réinventer constamment et sans fin : cette aventure, le roman africain la narre aussi en la ressassant.

Sur le plan lexical, l’écrivain africain se heurte à une véritable difficulté lorsqu’il doit traduire des concepts et des réalités typiquement africains, pour lesquels le français ne lui offre aucun matériau. Plusieurs possibilités lui sont offertes. Il peut écrire son concept en langue africaine, sans en proposer la traduction en français, et mettre le mot africain dans le corps même du texte, soit en italiques, soit entre guillemets, pour en souligner le caractère « étranger ». Les exemples de cette procédure sont nombreux. Yambo Ouologuem, dans Le devoir de violence, écrit : « La femme voulait nier, quand elle reçut — nak gudwa ! — de sous la table un formidable coup de pied à la cheville, qui la fit hurler, cependant que son mari se confondait en excuses [18]. » Dans le cas suivant, l’incorporation de la séquence en langue africaine à la phrase française, très correcte du reste, imprime au style un charme particulier, même si elle la surcharge : « Ceux-là qui […] n’avaient pas été vendus […] travaillaient […] pour partager en récompenses cent nuits d’amour prodiguées par des filles publiques elles-mêmes sursaturées de dadada pour les rêves colorés et l’érotisme inédit. Djallé ! Djallé ! Amour bop ! Makoul fallé [19]  ! » Dans La carte d’identité de Jean-Marie Adiaffi, on peut lire le passage suivant : « Elle montra alors le petit “kodjo” maculé de sang, les cuisses qui portaient encore des traces évidentes de violence. Le commandant questionna le violeur : — Elle était consentante, dis-tu ? Et les traces de violence sur les cuisses, le sang dans le slip [20]  ? » Dans ce contexte de l’interrogatoire du violeur de la petite fille par le commandant, la mère de la victime utilise spontanément le mot africain « kodjo », alors que l’Européen parle du slip. Exemple typique de conflit lexical entre le monde africain et le monde européen, même s’il n’apparaît pas chez le même locuteur.

L’écrivain peut également opter pour la confection d’un glossaire spécialisé à la fin de son ouvrage ou dans le corps de son texte, comme c’est le cas chez Olympe Bély-Quénum :

Anan Morè : dimanche sacré
Anan Kissié : lundi sacré
Anan Djoré : mardi sacré
Anan Markan : mercredi sacré
Anan Onhové : jeudi sacré [21].

Au plan syntaxique, il est également possible de percevoir le discours africain, essentiellement oral, sous la phrase écrite en français. Le pleurer-rire de Henri Lopes en offre d’excellentes illustrations :

Les nègres-là, vraiment pas sérieux.
— La bouche, la bouche, c’est seulement pour la bouche et la parlant que nous là, on est fort.
— C’est ça même, mon frère, Ô Nègre, il connaît bien pour lui bouche-parole [22].

On perçoit ici le calque du discours oral africain : usage du déictique « là », répétition redondante de « bouche », interjections ponctuant le discours, etc. En fait, l’écrivain s’est efforcé de transcrire le discours oral des interlocuteurs en tenant compte aussi de leur niveau d’instruction. On observe un véritable télescopage de discours, de sorte que l’interprétation d’un passage peut poser au lecteur de sérieuses difficultés.

Certes, il y a le doute des écrivains qui se cherchent. La question de la langue semble à la fois sans issue et pleine de promesses. Envisagée comme entité insaisissable, voire transcendante, l’écriture est conçue comme un terrain où s’expérimentent des techniques artistiques connexes, un instrument aux claviers multiples. Mais il y a surtout la conscience de l’assaut qu’il faut lancer, même si c’est la manière de s’y prendre qui reste à déterminer. Où et comment prendre la langue française ? Comme on prend la Bastille ou comme on possède un corps ? Espace à conquérir, territoire à violer, instance à transgresser, c’est en termes de possession de la langue qu’on parlerait des écrivains africains. La maîtrise du langage va de pair avec un certain détachement. La langue s’assimile à un objet de fantaisie, de clownerie et, paradoxalement, se sépare de celui qui s’en est saisi. Elle s’institue en corps étranger, elle se réifie. Puisqu’elle est clownesque, le sujet peut tout à la fois s’y projeter et la considérer à distance, la parler et l’enfreindre. Puisqu’elle est minutieuse, elle est l’objet d’une fascination, sorte de fétiche avec lequel l’écrivain joue, qu’il adore et exècre à la fois. Prendre la langue, c’est l’inverse de l’apprendre. C’est refuser et subvertir sa vocation sociale, c’est replier son énonciation sur elle-même et faire barrage à la transparence de ses signes pour laisser éclater leur opacité. C’est pourquoi l’écrivain africain joue avec les mots, conscient que son jeu est plus sérieux qu’il n’y paraît. La langue devient alors une réalité transcendante qu’il s’agit de transgresser. Cette relation ambiguë est, à bien des égards, fantasmatique : l’écrivain africain creuse cette langue pour y découvrir une authenticité enfouie. Qu’il y ait dans son travail une volonté si marquée de se démarquer systématiquement du code est symptomatique d’une conversion de l’exil en un enracinement imaginaire. La langue est à réinventer, constamment et sans fin : cette aventure, le texte africain la narre aussi en la ressassant.

L’écriture comme stratégie de repositionnement et procès de diffraction

En regard de cette aventure, il serait également intéressant d’examiner les stratégies de positionnement des écrivains négro-africains au sein d’un état donné de l’institution, et on doit pouvoir établir la part d’engagement tactique fournie par les mécanismes textuels puisque, somme toute, c’est par le texte que s’instaurent les processus de production, d’émergence et de légitimation. De la sorte, le texte africain est le réceptacle d’une stratégie qui le traverse et met en présence deux instances intratextuelles : l’auteur et le lecteur. Les faits d’énonciation réels, c’est-à-dire ceux qui installent et activent la relation pragmatique auteur-lecteur, devraient pouvoir s’interpréter à la lumière du contexte discursif qui les fait naître. Mais il serait réducteur de s’en tenir à une interprétation historicisante qui consisterait à ne voir, grosso modo, que l’environnement du texte à une période donnée. Et il est, bien sûr, hors de mon propos de vouloir illustrer telle hypothèse qui utiliserait les marqueurs de la subjectivité du texte pour tenter d’en reconstruire la genèse [23].

L’objectif doit être plutôt de comprendre la spécificité du texte africain, de montrer les stratégies par lesquelles il a pu s’instituer, se reconnaître en tant que texte dans les limites et les contraintes discursives que détermine son contexte. L’analyse institutionnelle de la littérature est ici d’un précieux secours [24]. Elle pose, en effet, que les stratégies textuelles et les rapports de place qui se jouent entre les agents d’un état donné de l’institution littéraire sont homologues et obéissent aux règles plus ou moins avouées d’une logique de la distinction. Écrire, c’est inscrire sa pratique du texte dans un champ peuplé d’autres textes, vis-à-vis desquels on déploie une double stratégie de différenciation et d’intégration. En d’autres termes, la logique institutionnelle oblige le texte africain à produire des signes reconnaissables, jouant de leur distinction, mais aussi de leur assimilation par rapport à telle ou telle esthétique dominante.

Comme on vient de le remarquer, l’écriture de l’exil est une poésie de l’éclatement. L’exilé est un sujet qui se dérobe dans une représentation disparate de lui-même : refusant d’endosser un statut d’auteur, il se dissémine dans un nombre fini de voix. Figuré, transfiguré, dissous, dialoguant, polyloguant, adressant, telles sont les modalités par lesquelles s’affirment son statut et son identité. Ce procès de diffraction a aussi son revers : en divisant sa prétendue unité, le sujet compose sa singularité d’être parlant. En essayant d’être un autre, il cherche à devenir lui-même. Comme le peintre ou le musicien, l’écrivain africain travaille, par et dans le langage, un matériau hybride qui n’est autre que son Moi (biologique, psychologique, langagier, social et autres). L’écriture, probablement, constitue pour lui la seule utopie grâce à laquelle il peut raccommoder son existence et s’accommoder à elle, fût-ce dans le désenchantement moqueur.

Polymorphe, mouvante et émouvante — parce que constamment empêchée —, incapable de dépasser les tensions qui l’animent, la parole de l’exil bavarde autant qu’elle voudrait se taire. Une poétique du parler ne se détache pas d’une poésie de l’incommunicable. L’épiphanie du moi ne peut se déployer qu’à travers les mots. Cette parole désenchantée se canalise à travers des linéaments narratifs qui se caractérisent tous par une invariance posturale : celle d’un sujet campé dans une attitude crispée, qui jette sur lui-même, sur sa pratique et sur le monde un regard ironiquement désabusé. Partant, le monde qui irise au travers de ces prismes, lui aussi, se morcelle ; il nous est livré, en fin de compte, selon l’exacte mesure de celui qui le parle. De là un lyrisme du seuil, de l’entre-deux, de la traversée, du porte-à-faux qui se traduit, dans les textes, par une fascination pour tout ce qui est caché à demi, pour le menu détail. Cette écriture de l’exil est largement métonymique, indicielle et allusive : elle affectionne les marges pour mieux dénoncer le centre.

Le débat sur l’exil, on le sait, avait souvent pour but d’ancrer la trajectoire de l’individu dans un lieu qui redit sa spécificité et ses interactions : la provenance (unde ?), le lieu propre (ubi ?) et la destination (quo ?). Mais une lecture de l’exil comme traversée (qua ?) initie une nouvelle perspective. La question devient alors celle de la traversée de l’exil : par où, par quoi, par quels faits essentiels et quels effets transférentiels et paradoxaux articule-t-il ses plans (textuel, éthique, politique, historique, esthétique) ? La lecture par la catégorie de la traversée pose que la question de l’origine (unde ?) de l’exil est une impasse. L’origine est souvent un antérieur projeté qui n’est plus l’objet d’un questionnement, mais d’une réponse arbitraire. Avec la traversée, la médiation, l’écart, l’entre-deux et l’hésitation éclairent l’origine, car si on rate la traversée, l’origine et la finalité n’ont plus de sens. Les jeunes générations d’Africains vivent aujourd’hui la dispersion des appartenances et l’éclatement des lieux. C’est pourquoi la lecture de l’exil doit privilégier non pas des lieux assignables, mais des non-lieux, des espaces interstitiels, des déplacements transitoires, la mobilité des passages et la fugacité de l’événementiel.