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À deux reprises, dans Le philosophe anglais, Prévost met en scène une utopie fondée sur un transfert culturel. Les réformes imposées aux Abaquis par Cleveland, tout comme celles qui sont à l’origine de l’évolution des Nopandes, reposent sur l’inscription de la raison au sein de la sauvagerie américaine. Mais, chez les Abaquis, le transfert n’est opératoire qu’après que Cleveland se soit approprié leur culture pour la détourner à son profit et, chez les Nopandes, il constitue le point aveugle de leur passé. Dans le roman de Prévost, transfert n’est pas échange, fût-il réalisé au nom des Lumières. Aussi l’alliance « de la Raison et de la Nature » est-elle vouée à l’échec [1].

Huit jours à peine après avoir quitté le village des Abaquis, auxquels il avait imposé son autorité, Cleveland assiste, impuissant, à la mutinerie du corps expéditionnaire [2], pourtant composé d’Amérindiens « résolus », « vigoureux » et « disciplinés par Youngster » (Cl, p. 220). Ainsi prend fin l’utopie abaquie. Elle aura duré moins de deux ans [3]. Mais s’agit-il bien d’une utopie ? Certes, comme le font remarquer Jean Deprun et Philip Stewart, nombre de passages de l’épisode semblent s’inspirer de la littérature utopique, que Prévost connaissait à fond [4], mais celui-ci se fonde aussi sur la littérature de voyage pour imaginer les moeurs des Abaquis [5]. Qu’on pense à leur cérémonie nuptiale [6], à leur culte du soleil [7], à leurs méthodes de guerre [8], aux défis lancés au moment de mourir (Cl, p. 228) [9], ou à l’anthropophagie des Rointons, leurs ennemis héréditaires (Cl, p. 228) [10]  : à chaque fois, toutes ces caractéristiques propres aux moeurs amérindiennes sont empruntées aux relations de voyage.

D’autre part, Prévost, qui n’est jamais venu en Amérique, prête parfois des moeurs européennes aux Abaquis. Pour protester de sa fidélité, Iglou, l’esclave de Cleveland, ne se jette-t-il pas aux pieds de son maître « avec un transport de joie » (Cl, p. 185) ? Son attitude tranche avec celle que les missionnaires et les voyageurs ont observée chez les Amérindiens, qui ne manifestaient guère leurs émotions et qui ne s’agenouillaient jamais devant un autre homme. Au moment des premiers contacts entre les Abaquis et les Anglais, qui accompagnent Cleveland, Iglou « présent[e] » presque sa soeur à Fanny et à Mme Riding comme on le ferait dans un salon parisien (Cl, p. 186). Les maisons des Abaquis, « composées d’un mélange de bois, de terre et de cailloux » (Cl, p. 186), évoquent davantage les masures pauvres de la campagne française que les habitations amérindiennes, faites d’écorces d’arbre ou de peaux tendues sur une armature de bois.

Bien qu’amérindiens, les Abaquis ne ressemblent guère aux véritables « Sauvages ». Au contraire de ces derniers, qui accordaient une valeur absolue à la liberté et qui pouvaient parcourir de très longues distances, les Abaquis retiennent de force Cleveland et Fanny (Cl, p. 190) et n’osent s’éloigner de leur village [11]. Personnage composite, l’Abaqui est le résultat d’un amalgame de traits empruntés aux Amérindiens et aux Européens [12]. « Sauvage », au sens premier du terme salvagus, en ce qu’il vit en forêt, en marge de la civilisation, mais doté d’une raison qui n’a pas été contaminée par les artifices de la civilisation, l’Abaqui représente au plus près l’homme de la nature. Si Rousseau invente un modèle abstrait d’homme primitif pour analyser l’origine de l’inégalité parmi les hommes, Prévost tente en revanche de mettre en scène un être concret, resté primitif malgré son inscription dans l’Histoire [13].

Une herméneutique de l’aliénation

Or, avec l’arrivée du « philosophe anglais » sur son territoire, le peuple abaqui devient l’objet, sinon le laboratoire, d’une expérience culturelle. Non pas parce qu’il s’inscrit dans une problématique utopique, mais parce qu’il relève d’une herméneutique qui démonte la mécanique de l’aliénation des hommes. Dès ses premiers contacts avec les Abaquis, Cleveland est choqué par leur nudité, qui soulève le problème de leur statut et celui de la Révélation. À milord Axminster, qui lui demande si le peuple abaqui est « aussi humain » qu’il le prétend et « si l’on y [est] aussi nu que parmi les autres sauvages », Iglou répond qu’il n’y a « rien de plus doux que le naturel et les usages de ce peuple », avant d’ajouter que les Abaquis « étaient nus à la vérité pendant sept ou huit mois de l’année, à cause de l’excessive chaleur, mais qu’ils se couvraient pendant l’hiver de la peau des bêtes qu’ils tuaient à la chasse » (Cl, p. 183). Aux yeux des Européens, l’humanité des Abaquis fait problème. Depuis le péché originel, la pudeur constitue une caractéristique commune aux hommes [14]. Aussi est-ce un des premiers « changements extérieurs » que Cleveland veut imposer aux Abaquis [15]. Mais lorsqu’il se met « à réfléchir plus particulièrement sur ce dessein », il change d’avis : « à le bien prendre, la honte d’être nu n’est point un sentiment naturel. C’est un préjugé de l’éducation et un simple effet de l’habitude », ajoute-t-il, avant de conclure que les Abaquis suivent « bien plutôt en cela l’inspiration droite de la nature » (Cl, p. 199) [16]. À la fois « humains », « doux » et dénués de pudeur, les Abaquis représentent l’humanité avant la Chute [17].

Mais leur raison demeure enfouie sous « leur grossièreté et leur abrutissement » (Cl, p. 212), encore que l’on puisse voir « briller un certain feu dans leurs yeux qui fait bien juger du fond de leur âme » (Cl, p. 186). Les Abaquis ne sont « point dans le même degré de grossièreté et d’ignorance que plusieurs autres peuples de l’Amérique ». Il leur reste « du moins quelques sentiments d’humanité et quelque connaissance de la loi naturelle » (Cl, p. 200). Aussi est-ce sur ces assises que Cleveland entend miser pour « civiliser ces pauvres sauvages, […] les tirer des ténèbres de l’idolâtrie, et […] leur faire goûter quelques idées de morale et de discipline » (Cl, p. 197) [18], nécessaires pour parfaire la nature et en corriger les défauts : il « n’y a point de science dont un homme de bon sens ne puisse trouver les principes en soi-même avec un peu de réflexion » (Cl, p. 203), estime-t-il [19].

Pourtant, ce n’est ni au bon sens des Abaquis, ni à leur capacité de réflexion qu’il fera appel quand viendra le temps de les diriger. Si avancés soient-ils par rapport aux autres Amérindiens, les Abaquis ne sont « point capables d’être convaincus par la force d’un raisonnement » (Cl, p. 207). Suivant cette opinion, Cleveland préfère faire appel à leur naïveté, pour tout dire à leurs superstitions, pour les faire évoluer. Au lieu de développer leur raison, il choisit de les manipuler, d’autant que le hasard lui fait découvrir toute l’étendue de l’autorité qu’il peut prétendre exercer sur les Abaquis. « Leur étonnement paraissait extrême lorsqu’ils entendaient sortir de ma bouche quelque chose qui s’accordait avec leurs idées, ou qui leur en faisait naître de nouvelles », observe-t-il, avant d’ajouter que les Abaquis, qui s’étaient trouvés « bien » de ses conseils, « s’accoutumèrent peu à peu à ne rien entreprendre sans [le] consulter ». Aussi pense-t-il qu’une fois qu’il maîtrisera leur langue, il ne lui sera pas « difficile de parvenir […] à les régler et à les gouverner » (Cl, p. 193) [20]. Le projet de Cleveland s’est infléchi. Il s’agit moins d’humaniser les Abaquis et de développer chez eux l’exercice de la raison que de régler leurs moeurs et de les gouverner en « despote éclairé [21]  ». Le logos n’est plus une fin, mais un instrument auquel recourt celui qui veut imposer son autorité.

Les sentiments de Moou, « un des sauvages des plus accrédités de la nation » (Cl, p. 193), à l’endroit de Fanny donnent l’occasion à Cleveland de réaliser son projet. Moou « s’apprivoisait extrêmement autour d’elle ». Aussi Cleveland prie-t-il Fanny « de faire entendre adroitement à Moou de quelle importance il était pour le bien des Abaquis de profiter de toutes les lumières [qu’il avait] apportées de l’Europe ». Celle-ci « exécuta si bien cette commission que Moou entra tout d’un coup dans toutes [les] vues » (Cl, p. 193) de Cleveland et de sa femme. Au lieu de la raison, c’est à la passion que s’adresse Cleveland pour gagner Moou à sa cause. Et c’est grâce à ce dernier qu’il peut s’imposer aux Abaquis [22]. À cette première manipulation s’ajoute une seconde. Fin stratège, Cleveland affecte « de marquer quelque incertitude à [la] proposition » des Abaquis, lorsque ceux-ci lui demandent de prendre la tête de la nation. « Elle servit à redoubler l’ardeur des Sauvages » (Cl, p. 193) à son endroit, si bien qu’il peut dicter ses conditions et asseoir solidement son autorité en exigeant que les Abaquis s’engagent « par un serment solennel à [le] respecter et à [lui] obéir » (Cl, p. 194) [23]. Alors même qu’il dénonce leurs « histoires pleines d’absurdités et de contradictions, telles que l’imposture les invente et que la superstition les fait croire dans toutes les fausses religions », il contraint les Abaquis à prendre pour témoin de leur serment le soleil, « toute-puissante et redoutable divinité » (Cl, p. 194) parmi eux. Tout en niant l’existence de l’idole sur laquelle il assied son autorité, Cleveland fonde celle-ci sur la crédulité de ses commettants : « il n’était pas question de les détromper. Au contraire, je crus pouvoir tirer d’abord des avantages considérables de leur simplicité et de leur erreur, remettant à leur faire prendre dans la suite des idées plus justes de ce qu’ils devaient craindre et adorer » (Cl, p. 194), note Cleveland qui nage en pleine contradiction. Il souhaite amener les Abaquis à évoluer en faisant appel à leur « réflexion », mais il s’appuie sur leur « simplicité » et sur leurs superstitions pour s’imposer, et il fonde son autorité sur des assises religieuses qu’il entend détruire plus tard. Le projet de Cleveland est, dans son essence, aporétique, et l’inculcation du logos vouée à l’échec.

Mais en plus, en prenant le soleil à témoin de l’engagement des Abaquis, Cleveland change la nature de son autorité : en même temps qu’il la légitime, il se dote d’un statut qui le place au-dessus des autres membres de la communauté. Alors qu’il se rend à l’assemblée qu’il a convoquée pour exposer aux Abaquis « l’ordre » qu’il veut établir parmi eux, Cleveland constate « l’inclination qu’ont tous les hommes à flatter ce qu’ils regardent comme supérieur à eux ». C’est, poursuit Cleveland, « dans ces barbares un mouvement naturel, causé par cette seule idée qu’ils allaient me voir élevé au-dessus d’eux, et dans un degré de grandeur qu’ils commençaient à craindre et à respecter, quoiqu’il fût leur ouvrage ». Comme dans Du culte des dieux fétiches, de Charles de Brosses, les Abaquis adulent leur propre « ouvrage » et ils érigent en être supérieur l’objet qu’ils ont eux-mêmes fabriqué, tout en le dotant d’un pouvoir transcendant [24]. Cette construction, Prévost en souligne tout le caractère artificieux en la mettant littéralement en scène et en transformant la prise du pouvoir de Cleveland en spectacle, qui devient un véritable theatrum mundi. Métamorphosé pour la circonstance afin d’inspirer aux Abaquis « l’opinion » qu’il veut qu’ils aient de lui, placé où il peut « être aperçu de tout le monde », Cleveland fait une « harangue […] méditée, et dans le goût qu’il fallait pour leur plaire », au moment de la « cérémonie du serment » (Cl, p. 195) [25]. En plus de souligner sa réticence à les diriger, Cleveland les fait jurer « par le soleil d’exécuter [ses] volontés » et leur rappelle « tous les exemples fabuleux qu’on [lui] avait appris des terribles effets de la colère du soleil », auxquels il en ajoute de son cru « avec des circonstances capables de les effrayer » afin de rendre la « cérémonie redoutable » (Cl, p. 196). Enfin, après avoir constaté que les Abaquis n’ont « aucune méthode » dans leur culte, il leur dicte le serment qu’ils doivent prononcer « pour mettre quelque uniformité dans ce qu’ils allaient faire » (Cl, p. 196). Cleveland détourne à son profit le culte du soleil des Abaquis et transforme en intronisation le pacte qui devait les lier à lui, en même temps qu’il instaure un dispositif religieux qui l’érige en grand-prêtre. Ainsi devient-il l’objet du culte des Abaquis et confère-t-il une aura divine à son autorité, sinon à sa personne. En intervenant dans le déroulement de la cérémonie, Cleveland s’est substitué à la divinité, dont il est devenu le représentant et le garant [26]. Sous sa férule, l’« ordre social et [la] religion [concluent] une alliance impure [27]  ».

Les réformes imposées par Cleveland ne corrigent pas la situation. Bien au contraire. Sur le plan social, elles mettent en doute le caractère inné des « devoirs de la nature » ; sur le plan théologique, elles mettent en relief les limites d’une religion « naturelle ». Dans Le philosophe anglais, l’homme de la nature est avant tout un homme dénaturé. Bien qu’ils suivent « l’inspiration droite de la nature », notamment en ce qui touche leur façon de se vêtir [28], les Abaquis n’en exposent pas moins les nouveau-nés qui ont quelque défaut de « constitution » ou dont les visages présentent « quelques marques » qui leur paraissent « d’un mauvais présage ». En outre, ils connaissent « peu les relations du sang et les devoirs mutuels de la parenté » (Cl, p. 200) [29]. Ces hommes de la nature vivent paradoxalement en dehors des « devoirs de la nature » (Cl, p. 200) [30], si bien que Cleveland doit réformer leurs moeurs et leur imposer un appareil juridique et politique [31]. Mais l’ordre que veut établir Cleveland n’est pas davantage naturel. Ce qu’il entend instituer, c’est un ordre qui se rapproche de l’ordre naturel et qui lui semble à la fois « le plus facile à observer et le plus propre à subsister longtemps [32]  ». À la loi naturelle, Cleveland substitue un appareil d’État qui produit des lois et qui s’assure du respect de celles-ci. La loi sociale supplée à la loi naturelle défaillante, voire en vient à tenir lieu de loi naturelle et à la remplacer [33].

Un théisme dégradé

Sur le plan théologique, l’entreprise de Cleveland fait aussi problème. Peu après avoir pris le pouvoir chez les Abaquis, Cleveland s’interroge sur la « forme » qu’il doit « faire prendre à leur religion ». Comme les Amérindiens n’ont « que les lumières les plus simples de la nature » et sont « incapables d’en recevoir d’autres », il choisit de limiter leur religion à un « point essentiel » : « reconnaître un Dieu tout-puissant », « l’adorer sans partage » et « espérer ses récompenses ». Prudent, il bannit « les cérémonies mystérieuses, parce qu’elles dégénèrent tôt ou tard en superstition », et il ne juge pas nécessaire de faire bâtir « des temples », l’univers entier servant de « temple magnifique que Dieu s’est fabriqué de ses propres mains ». Il se contente d’instituer une « assemblée de religion » bi-hebdomadaire pour créer l’habitude de la pratique de la foi. Le seul but que poursuit Cleveland est d’imprimer de « manière ineffaçable » l’idée de Dieu dans les « cerveaux grossiers » (Cl, p. 210) des Abaquis. Mais ce théisme simpliste et abstrait [34] se heurte à la rusticité des Abaquis qui, inaccessibles au monde des idées, lui demandent où est « ce Dieu qui ne s’était jamais fait voir à eux comme le soleil ». Aussi Cleveland est-il obligé de donner un caractère plus concret à la divinité et d’expliquer que Dieu, à défaut de se montrer ouvertement, se manifeste par des signes : « vous avez vu la pluie, la grêle, la neige », fait-il observer aux Abaquis, « vous avez senti l’ardeur du feu, la rigueur du froid ; vous voyez croître vos arbres, vos fruits, tout ce qui sert à votre nourriture ; c’est lui qui produit tout ce qui se passe continuellement à vos yeux » (Cl, p. 211). Et comme si Dieu approuvait l’apostolat de Cleveland [35], qu’il « dessilla[it] entièrement les yeux » des Abaquis (Cl, p. 211), ces derniers s’ouvrent à « la lumière » et ont soudainement accès à la Révélation et à la Vérité. Au lieu de la réflexion à laquelle comptait faire appel Cleveland pour éclairer les Abaquis, c’est à un prodige que nous convie Prévost. Les lumières de la raison se heurtent à la grossièreté d’une nature que seul un miracle permet aux hommes de transcender.

Ce que Prévost met finalement en doute, c’est la perfectibilité de l’homme. Ni la nature, toute bonne qu’elle est, ni la raison, si éclairée soit-elle, n’assurent le progrès de l’humanité. Aussi l’autorité de Cleveland sur la « petite société archaïque, paternaliste » qu’il a érigée [36] change-t-elle de nature. Ce qui, au départ, n’était qu’un instrument pour faire évoluer les Abaquis, devient une fin en soi, comme le montre le conflit qui oppose Moou à Cleveland. À la suite d’un différend sur la discipline militaire avec Youngster, Moou s’enferme dans sa cabane, refuse toute conciliation et fomente une révolte [37]. Cleveland décide alors de faire exécuter « en secret » le « sujet rebelle et parjure » (Cl, p. 207). Mais il est alors dupe de sa propre stratégie. Il a assis son autorité sur la manipulation et sur la superstition ; pourtant, il accuse Moou de rébellion et de parjure, comme si les assises de son autorité reposaient sur un pacte entériné en toute connaissance de cause. Or, au lieu de profiter des circonstances pour asseoir son autorité sur des assises rationnelles, résorber la contradiction et, partant, atteindre son objectif initial, Cleveland s’y enferme davantage : c’est, une fois encore, en exploitant la crédulité des Abaquis qu’il entend se défaire de son adversaire et détruire l’« aveuglement » des Amérindiens au profit de la vraie foi. Après avoir prévenu les Abaquis que Moou risquait de recevoir un châtiment exemplaire du Dieu qu’il « adore », Cleveland le fait assassiner par Youngster en faisant en sorte que les Abaquis croient à une intervention divine [38]. L’opération réussit et Cleveland peut se présenter comme un ministre que Dieu Lui-même accrédite [39]. Son autorité s’est métamorphosée en un pouvoir qui procède de la puissance divine. L’autorité du monarque s’est changée en pouvoir théocratique [40]. Celui qui soutenait ne pas prétendre « à l’empire, et bien moins encore à la tyrannie » (Cl, p. 197) est devenu un roi-prêtre. L’épisode abaqui sert de cadre à une herméneutique qui met à nu les mécanismes de l’aliénation sociale, politique et religieuse des hommes. En même temps qu’il circonscrit les assises psychologiques et métaphysiques du pouvoir, Prévost en souligne le caractère artificieux et les limites. Lorsque le roi-prêtre n’est plus capable d’assumer son rôle d’intermédiaire entre Dieu et les hommes, de tenir son rôle de thaumaturge, de thaumatourgos [41], et de sauver les Abaquis du mal qui les décime, son pouvoir et son autorité s’effondrent. Fondé sur des signes factices, le pouvoir de Cleveland disparaît en même temps que s’effacent les signes. Seul subsiste, à travers le discours du « philosophe », le palimpseste de l’opération.

Le point aveugle de l’histoire

Si le séjour de Cleveland parmi les Abaquis illustre l’échec d’un transfert culturel fondé sur la manipulation en en exposant la mécanique, celui de Mme Riding chez les Nopandes fait de ce transfert le point aveugle de leur histoire. À l’instar des Abaquis après le passage de Cleveland, les Nopandes se sont approprié des caractéristiques culturelles propres aux Européens. Les rues de leur ville sont « belles et les maisons fort bien rangées » (Cl, p. 544) [42]. Entouré de « courtisans », vêtu d’un « habit […] d’une blancheur éblouissante » (Cl, p. 545), le prince de la nation, « la plus douce peut-être et la plus polie qui existe dans l’univers » (Cl, p. 543), évoque plutôt un roitelet européen qu’un chef de tribu sauvage. Les Nopandes, qui ont le visage « blanc » (Cl, p. 543), constituent

une société de gens simples, qui ne connaissent point d’autres biens que ceux de la nature, et qui ne se proposent pour but que de mener une vie tranquille sous la conduite d’un maître aussi simple qu’eux ; instruits néanmoins de plusieurs de nos usages par un hasard dont ils ont su profiter, et assez heureux pour avoir établi sur ce fondement une sorte de politesse et d’agrément dans leur commerce.

Cl, p. 545

Mais Prévost évite d’exposer le processus par lequel les Nopandes sont parvenus à créer cette société plus eutopique qu’utopique. Dans le passé, les Nopandes formaient une nation sauvage

comme les autres, sans lois, sans discipline, nue, accoutumée à mener une vie errante, et à se nourrir, sans préparation, des animaux qu’elle tuait dans les forêts. La couleur des deux sexes était olivâtre ; et ce qu’il […] regardait comme le plus triste état dont ses ancêtres eussent été délivrés, il n’y avait parmi eux ni principes de religion, ni règles de morale.

Cl, p. 546

Mais un des leurs, « disparu pendant plusieurs années », entreprit « de les faire changer de vie et d’inclinations, à l’exemple d’un autre peuple avec lequel il se vantait d’avoir vécu fort heureusement ». L’événement, qui a eu lieu dans un temps très ancien, « fort près de la première découverte des Indes », autant dire à une époque mythique, est si lointain dans les mémoires que les Nopandes sont incapables d’indiquer à Mme Riding le nom du peuple où a vécu l’Ancien, le presbyter, le Sauvage pédagogue (Cl, p. 546) [43].

L’épisode fait du transfert culturel un point aveugle qui en suggère l’impossibilité même. Surtout désireuse de soustraire Cecile, à peine âgée de deux ans, aux avances du fils aîné du prince des Nopandes, Mme Riding, qui décline l’offre de ce dernier de « gouverner souverainement sous ses ordres » (Cl, p. 550), ne s’informe pas des circonstances de l’évolution des Nopandes. Elle peut indiquer à Cleveland et à ses amis le résultat d’une appropriation du logos occidental par les Nopandes, mais elle ne saurait exposer les étapes de leur évolution. Du reste, comme chez les Abaquis, la pierre de touche demeure la question religieuse. Les Nopandes, qui n’étendent « pas leurs vues plus loin que la matière » (Cl, p. 550) et dont les idées ont « les mêmes bornes que leurs sens » (Cl, p. 551), témoignent d’une dégradation de la foi, dont ils n’ont conservé que des « traces grossières » (Cl, p. 550) [44]. Chez eux, comme chez les Abaquis, la religion n’est pas l’occasion d’une transcendance, mais un instrument de pouvoir. Les Nopandes, qui « adress[…]ent leur culte » à des images de saints à « l’air aussi ancien qu’informe » (Cl, p. 547) et chez qui « l’idée de spiritualité » s’est « perdue sans doute par la longueur du temps », ne portent « pas leur connaissances au-delà » des « représentations » (Cl, p. 550) de la divinité. La foi s’est dégradée en une religion dénuée d’arrière-plan métaphysique. Comme chez les Abaquis, le signe tient lieu de réalité et sa seule fonction est de « soutenir l’ordre » établi par le fondateur à travers une mise en scène d’une « justice divine » défigurée, pour ne pas dire caricaturale (Cl, p. 550) [45]. Des « ministres intérieurs », nommés « diables », entretiennent un « grand feu », appelé « enfer », au fond d’un précipice qui jouxte le mur d’enceinte du village des Nopandes et dans lequel sont précipités ceux qui blessent « la majesté divine, l’autorité du prince, et la sûreté publique » (Cl, p. 551). Dégénérée en religion, c’est-à-dire en superstition, la foi est subordonnée au politique. Or la conclusion de Mme Riding au sujet de cette pratique est d’autant plus intéressante qu’elle élargit le débat :

si quelque chose a pu me persuader qu’il était entré plus de politique que de superstition dans la plupart de ces établissements, c’est le soin avec lequel on s’était efforcé de soutenir tous ceux qui pouvaient contribuer particulièrement au bon ordre de la société et au maintien de l’autorité souveraine.

Cl, p. 551

L’adjectif démonstratif « ces » déporte le problème de la société des Nopandes à l’ensemble des sociétés humaines.

Chez Prévost, l’être humain est voué à une dégénérescence que seuls des appareils d’État peuvent endiguer à travers l’imposition d’un ordre moral. L’état de nature est loin d’être idéalisé chez lui. Les Nopandes, avant de recevoir l’enseignement de leur « fondateur », vivaient « dans un horrible avilissement, qui déshonorait la nature » (Cl, p. 546). La religion qu’on leur a inculquée a moins eu un rôle spirituel que social : forme dégradée d’une révélation originelle transmise par un Messie sauvage qui s’est nourri de l’enseignement de Dieu chez les Européens, elle ne sert plus qu’à assurer l’ordre au sein du groupe. Si Prévost ne montre pas, cette fois, l’involution de la foi en religion soumise à des enjeux politiques, il en illustre le résultat à travers son usage caricatural. Le moins que l’on puisse dire est que son pessimisme est absolu. L’homme de la nature est un être grossier à qui il convient d’imposer une religion dégradée pour assurer sa cohésion sociale. De transcendance, il n’est point question. Seul demeure l’usage politique de la religion.

Lieu d’un transfert culturel à travers l’enseignement de Cleveland ou d’un ancêtre pédagogue, les Abaquis et les Nopandes illustrent l’imperfectibilité de l’être humain. Avant même que les Encyclopédistes exaltent le progrès de l’humanité, Prévost met en doute la bonté de la nature humaine et le pouvoir de la raison. Ce faisant, il sape les fondements du projet encyclopédique à venir, mais aussi le principe même de toute entreprise coloniale. Bien avant les théoriciens de la décolonisation, Prévost met à nu l’aliénation qu’implique tout transfert culturel, fût-il opéré au nom des Lumières. Mais en même temps, la fin tragique des Abaquis, abandonnés à la barbarie sans nom des Rointons, et l’immobilisme infantile des Nopandes, chez lesquels le fils aîné du prince s’éprend d’un bébé, disent tout autant la nécessité de l’Histoire et de l’évolution des hommes. Le séjour de Cleveland parmi les Abaquis, tout comme celui de Mme Riding chez les Nopandes, demeurent des expériences avortées. Le pessimisme de Prévost a faussé l’expérience et a empêché qu’elle soit menée à terme, mais ce faisant, il a permis de mieux montrer les mécanismes de l’aliénation de l’homme.