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J’entrevois […] : je rentre en moi-même, et je rêve.

Essai sur la peinture (1765)

Il y a un peu plus de vingt ans, Michael Fried soulignait l’importance d’un phénomène particulier dans la peinture française du xviiie siècle[1]. En effet, il a pertinemment fait observer que la plupart des sujets représentés sur la toile étaient dans un état d’absorption tel qu’ils en oubliaient tout ce qui n’était pas l’objet de cette absorption même — objet qui, en fait, renvoie bien souvent à une activité quelconque (par exemple, à l’écriture ou à la lecture d’une lettre). Cette attitude aurait pour fin de valider la fiction de la non-existence du spectateur. Selon moi, l’état d’absorption du personnage inciterait plutôt le spectateur exclu de la scène à manifester sa présence. En effet, Diderot, dans ses Salons (1759-1781), décrète que tout tableau qui peut « attirer, arrêter et attacher[2] » et, par extension, selon moi, absorber le spectateur, est une réussite. Autrement dit, le spectateur séduit, subjugué par le tableau, enlevé à lui-même, s’oublie et se laisse absorber par la représentation, ce qui m’amène dès lors à étendre la notion d’absorption élaborée par Fried. En effet, l’absorption n’est pas uniquement un état passif (être absorbé) mais aussi un acte, l’acte d’absorber au sens d’incorporer, de prendre en soi, absorber donc dans son sens actif.

Fried fait référence, implicitement, à cette conception de l’absorption, et ce dès les prémisses de son essai, mais, curieusement, sans s’y « arrêter et attacher ». En effet, dans une note en fin de chapitre, il reprend la définition de l’article « Absorber » de l’Encyclopédie (1751), article qui donne d’emblée engloutir comme synonyme d’absorber ; il distingue néanmoins les deux termes :

Absorber exprime une action générale à la vérité, mais successive, qui en ne commençant que sur une partie du sujet, continue ensuite & s’étend sur le tout. Mais engloutir marque une action dont l’effet général est rapide, & saisit tout à la fois sans le détailler en parties […][3].

Ce qui m’intéresse tout particulièrement dans cette distinction entre les verbes absorber et engloutir, et que je retiendrai pour mon propos, c’est le caractère fragmenté de l’absorption : il s’agit en effet d’une action successive qui saisit le sujet/l’objet en le détaillant en parties.

On peut envisager que le spectateur, loin de se laisser décourager par l’attitude du sujet absorbé (c’est-à-dire aspiré et inspiré par la lettre), reste rivé à la scène représentée et se laisse absorber par elle ou, mieux encore, rêve de l’absorber. Alors que le sujet représenté semble manifestement ignorer le spectateur dans la majorité des cas, Diderot, dans son Salon de 1767, inaugure, selon Fried, la fiction de la présence physique de ce spectateur dans la peinture de genre et, plus précisément, dans la peinture dite pastorale. Afin de commenter les tableaux du paysagiste Joseph Vernet, Diderot saute à pieds joints dans les « sites » qui s’offrent à ses yeux, se dissout littéralement dans le cadre, s’y fond et s’octroie six promenades qu’il va longuement gloser. Diderot s’est, certes, laissé absorber (dans les deux sens du terme) par l’enchantement de la scène bucolique, mais il lui est arrivé aussi, on l’a sans doute oublié, de se laisser absorber par une autre scène et de vouloir s’y immiscer, s’y introduire, et ce deux ans avant celle des paysages idylliques de Vernet. Cette scène, c’est la Jeune fille qui envoie un baiser par la fenêtre, s’appuyant sur des fleurs qu’elle brise (ou La voluptueuse[4]) de Greuze[5] : commentaire qui sera le mot de la fin du compte rendu de l’exposition de peinture de 1765. Il s’agit d’un « moment fécond » (expression que j’emprunte à Gotthold Ephraïm Lessing[6]), c’est-à-dire le moment stratégiquement choisi qui, surmontant les limitations temporelles de la peinture, interpelle l’imagination du spectateur, l’incitant ainsi à créer la trame narrative. L’imagination octroie de ce fait, malgré la primauté de la dimension spatiale, une certaine durée à la scène représentée. Le moment fécond autorise, favorise même le « flirt » avec le temps. Loin de se contenter d’admirer la jeune fille exposée à sa fenêtre, Diderot rêve d’une promenade (en solitaire, mais sous le regard voyeur de l’ami Grimm) dans les méandres d’un espace scénique, d’un paysage enchanteur qui n’est autre que celui du corps féminin !

Imaginez une fenêtre sur la rue. À cette fenêtre un rideau vert entr’ouvert ; derrière ce rideau, une jeune fille charmante sortant de son lit, et n’ayant pas eu le temps de se vêtir. Elle vient de recevoir un billet de son amant. Cet amant passe sous sa fenêtre, et elle lui jette un baiser en passant. Il est impossible de vous peindre toute la volupté de cette figure. Ses yeux, ses paupières en sont chargés ! Quelle main que celle qui a jeté le baiser ! quelle physionomie ! quelle bouche ! quelles lèvres ! quelles dents ! quelle gorge ! On la voit cette gorge et on la voit toute entière, quoiqu’elle soit couverte d’un voile léger. Le bras gauche… Elle est ivre ; elle n’y est plus ; elle ne sait plus ce qu’elle fait ; ni moi, presque ce que j’écris… Ce bras gauche qu’elle n’a plus la force de soutenir, est allé tomber sur un pot de fleurs qui en sont toutes brisées ; le billet s’est échappé de sa main ; l’extrémité de ses doigts s’est allée reposer sur le bord de la fenêtre qui a disposé de leur position. Il faut voir comme ils sont mollement repliés ; et ce rideau, comme il est large et vrai ; et ce pot, comme il est de belle forme ; et ces fleurs, comme elles sont bien peintes ; et cette tête, comme elle est nonchalamment renversée ; et ces cheveux châtains, comme ils naissent du front et des chairs ; et la finesse de l’ombre du rideau sur ce bras ; de l’ombre de cette main et de ce bras sur la poitrine ! La beauté et la délicatesse des passages du front aux joues, des joues au cou, du cou à la gorge ! comme elle est coiffée ! comme cette tête est bien par plans ! comme elle hors de la toile ; et la mollesse voluptueuse qui règne depuis l’extrémité des doigts de la main, et qu’on suit de-là dans tout le reste de la figure ; et comme cette mollesse vous gagne et serpente dans les veines du spectateur, comme il la voit serpenter dans la figure ! C’est un tableau à tourner la tête, la vôtre même qui est si bonne. Bonsoir, mon ami, il en arrivera ce qui pourra ; mais je vais me coucher là-dessus[7].

La voluptueuse, gravure par Augustin de Saint-Aubin et par Robert Gaillard d’après la toile de Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), Jeune fille qui envoie un baiser par la fenêtre (1765 ?).

La voluptueuse, gravure par Augustin de Saint-Aubin et par Robert Gaillard d’après la toile de Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), Jeune fille qui envoie un baiser par la fenêtre (1765 ?).
Illustration gracieusement fournie par la Bibliothèque nationale de France.

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Je ferai remarquer d’emblée, « en passant » (mais pour y revenir), que tout est dans le passage, la mouvance : l’amant passe, la jeune fille donne un baiser en passant, Diderot admire les passages du pinceau, et nous nous attarderons dans la lecture de Diderot à ses propres passages sur le corps de la jeune fille.

Cette hypotypose[8] fut envoyée à Melchior Grimm, chargé de la transmettre aux lecteurs de la Correspondance littéraire[9] qui ne verront jamais cette peinture. Celle-ci ne fut d’ailleurs pas exposée au Salon de 1765 ; elle ne le sera que quatre ans plus tard, ce qui explique le reniement public de Diderot, qui s’est refroidi face à la chose (ou la Chose[10] ?). Il s’est rétracté, comme il dit alors[11] :

Je suis obligé en conscience de rétracter une bonne partie du bien que je vous ai dit autrefois de la Jeune Fille qui envoie un baiser par la fenêtre, et qui brise des fleurs sans s’en apercevoir [sic]. C’est une figure maniérée, c’est une ombre légère, mince comme une feuille de papier et soufflée sur une toile.

Salon de 1769, p. 555

Cette rétractation prend la forme d’une description après coup qui, elle aussi, « se rétracte » comme une peau de chagrin, si bien qu’on passe de l’élaboration hyperbolique de 1765 au laconisme incisif en 1769 : en quelques mots, ce codicille annule, renvoie au néant la figure voluptueuse qui s’était déployée sous ses yeux. Il y a ainsi un véritable retournement en son contraire selon la dualité du principe plaisir-déplaisir ; et, comme le souligne André Green, l’affect est le lieu privilégié de ce retournement[12].

Or, Diderot est dans l’après-coup dès le commentaire de 1765 : en effet, l’analyse ne figure pas dans la Correspondance littéraire au même titre que celles des autres toiles de Greuze choisies pour le Salon cette année-là : sont notamment exposés des portraits féminins comme, entre autres, La jeune fille qui pleure son oiseau mort et Portrait de Madame Greuze. L’après-coup du commentaire, c’est-à-dire sa venue tardive dans l’élaboration de la critique diderotienne, s’explique par le fait que Le baiser envoyé (autre titre donné au tableau) ne fait pas partie des toiles retenues pour l’exposition. Curieusement, ce texte clôt le compte rendu du Salon, alors qu’il n’a rien à voir avec ce dernier ; il se retrouve ainsi dans une position intéressante puisqu’il a la prérogative de prendre congé du lecteur. Qui plus est, le commentaire fait suite à celui de l’Anacréon de Taraval, où il est question, certes, d’Anacréon, mais aussi d’une femme :

Toute cette composition respire la volupté. La courtisane est un peu mesquine ; on a vu dans sa vie de plus beaux bras, une plus belle tête, une plus belle gorge, un plus beau teint, de plus belles chairs, plus de grâce, plus de jeunesse, plus de volupté, plus d’ivresse.

Salon de 1765, p. 204

Diderot se rappelle-t-il, après coup, avoir vu ailleurs ce qui fait cruellement défaut à la courtisane ? Et si c’était justement notre tableau qui lui était revenu soudainement en mémoire ? Ceci pourrait expliquer cela, autrement dit l’apparition de ce texte-là où on ne l’attendait pas. L’après-coup se serait donc opéré à deux niveaux : en effet, il s’agirait à la fois d’une analyse à retardement par rapport à l’ensemble greuzien présenté au Salon et d’un commentaire dans le prolongement d’une oeuvre exogène. Le regard posé sur la courtisane ranimerait ainsi le souvenir et le désir d’un « déjà vu » qui brille par son absence dans la toile de Taraval. Du souvenir au rêve, il n’y a parfois qu’un pas.

Les rêveries d’un promeneur…

En fait, le commentaire de 1765 s’apparente au rêve, il montre ce qu’on ne peut pas voir : l’accès à la réalisation d’un désir. Diderot ne résiste pas à l’appel du désir — un désir qui n’est jamais, en somme, que la mise à l’épreuve de son imagination. L’irréalité de l’instant sera transformée par la réalité de l’écriture. L’entrée en matière s’adresse d’emblée à la faculté de fantasmer des lecteurs. L’émotion esthétique excède la représentation, elle l’anime et fait imaginer. « Imaginez » invite à concilier le texte et l’image : imaginer ou mettre en image, faire appel à la magie de l’image, du fantasme qui surgit toujours en l’absence de l’autre, l’absence, ici, du tableau que Diderot va complaisamment commenter au gré de ses sensations. Il n’y a pas, à proprement parler, de description réelle de la beauté[13], mais plutôt une force de suggestion soulignée par une exclamation récurrente ayant un pouvoir de détonateur sur l’imagination. Une parole trop descriptive aurait été trop lente pour la vivacité de la vision. Diderot ne laisse voir alors que l’explosion de ses affects, tout le travail figuratif restant à faire, un travail subjectif qui ne comblera jamais l’écart, la distance entre ce qui est montré et ce qui est vu, entre la représentation et le représenté. Les mots ne font qu’évoquer les sensations. Il s’agit d’abord d’imaginer une fenêtre qui définit les contours du cadre dans lequel va apparaître une jeune fille dont les charmes inspirent et aspirent la plume diderotienne ; un cadre paré d’un rideau vert entr’ouvert[14], on imagine la jeune fille qui se trouve entre le vert, reposant au milieu d’un cadre-dans-le-cadre, autrement dit d’un « passe-partout », si l’on veut se référer à la terminologie de l’encadrement.

L’écriture picto-narrative dépasse visiblement le cadre du visible, octroyant le primat à la sensation, à l’affect. Diderot se laisse emporter au-delà de la vision accessible et se risque dans les régions, les méandres de l’hallucination : il édifie la présence de ce qui n’est pas là ; sous l’emprise d’une image, il met en place son « cadre du désir » (le fantasme, selon Lacan). En fait, il voudrait tout simplement pénétrer le tableau, combler l’espace qui le sépare de ce corps fantasmatique, offert, déjà « hors de la toile », « entr’ouvert » (comme la lettre qu’elle caresse), afin de l’effleurer, de le toucher[15], voire de l’investir, et peut-être même de prendre sa place ; car il y a une forme d’identification avec la jeune fille, lisible dans l’équivalence (la correspondance) des deux propositions : « elle ne sait plus ce qu’elle fait ; ni moi presque ce que j’écris ».

Tout en affirmant, par prétérition, l’impossibilité de « peindre toute la volupté de cette figure », il se lance littéralement dans un inventaire des charmes de l’objet avec lequel, nous le verrons, il s’identifie, mais qu’il convoite aussi (l’identification est-elle l’effet du désir ou le désir l’effet de l’identification ?) ; il s’adonne à une fragmentation de ce corps, à une découpe jouissive (action successive, progressive, détaillant les parties, qui répond aux besoins de l’absorption ; ce qui correspond à la définition de l’absorption proposée par l’Encyclopédie[16]). Un corps morcelé et donc imaginaire domine sa vision : l’objet ainsi éclaté en autant de zones érogènes le laisse en arrêt, en suspension (pause rendue par les points de suspension), en érection devant toutes ses ressources, allant de l’extrémité des doigts jusqu’à tout le reste de la figure, en passant par la gorge sur laquelle il s’arrête trois fois, gorge qu’on voit « toute entière » malgré le voile qui la couvre, voile si diaphane que, stratégiquement, il simule la dissimulation, attisant doublement le désir. S’opère ainsi un va-et-vient déambulatoire qui serpente entre la gorge, le visage, les bras et les mains. En effet, si l’on file le tracé-écart[17] emprunté par Diderot, on s’aperçoit qu’il suit le mouvement de « [l]a ligne ondoyante [qui] est le symbole du mouvement et de la vie ; la ligne droite est le symbole de l’inertie et de l’immobilité. C’est le serpent qui vit ou le serpent glacé[18] ».

Diderot, tel le serpent qui vit, se coule le long de cette chair offerte. La circonvolution de son regard tactile, par ses « passages » successifs, ceint le sein et effleure voluptueusement le corps de la jeune femme. Il touche plus qu’il ne regarde — « […] de tous les sens, l’oeil était le plus superficiel ; […] le toucher, le plus profond et le plus philosophe[19] » — : primauté donc du tactile, qui suppose le contact, l’espace visuel réclamant, quant à lui, la distance inhérente à la vision. Notez que cette mouvance ondulatoire qui s’est insinuée dans le discours se manifeste aussi partout dans la peinture : elle se révèle dans la position corporelle de la jeune fille alanguie et dans la lézarde du mur, ce trait noir dur mais souple ; les fleurs, pourtant brisées, suivent aussi « la ligne ondoyante ». Cette volonté rebelle à la ligne droite se manifeste aussi par la rupture dans la continuité de l’écriture même, lorsque Diderot, le temps d’une réflexion, abandonne son répertoire corporel qu’il enchâsse dans l’écrin formé par les seuls points de suspension du texte. Cet éclat dans la chaîne énumérative, ce bref interlude autoréflexif, où s’opère une identification possible à la jeune fille, est aussi l’éclair de lucidité qui discerne et reconnaît le manque total d’objectivité : l’excès du désir le mettant hors de lui, il ne sait plus ce qu’il écrit. Il hallucine, il extravague (il s’écarte de la voie) et la voit hors de la toile… venir à lui ? Pourtant, elle ne le regarde pas, elle ne le voit pas, tout son désir à elle est tourné, tendu vers cet amant à qui elle envoie un baiser ; lui seul est la cause de sa « mollesse voluptueuse ». Diderot s’appuie sur une image (représentation) mentale — une Vorstellung (Hegel) : en effet, il n’est plus face au tableau quand il le décompose, il n’a plus à sa disposition que la « voyance » d’une réminiscence et donc d’une reconstruction — qui lui rend présent ce qui, en fait, est matériellement absent ; cette absence facilite ses divagations, et l’objet n’étant pas là pour le ramener à la « réalité », il se complaît dans le « milieu indéterminé de la fascination[20] ».

Diderot rival de Greuze

De la répétition de sa perception originaire résulte une création propre émergeant de son travail psychique. En devenant peintre à son tour, il finit peut-être par se poser, non en complice, mais en rival de Greuze. En effet, ce qu’il nous communique — sa manipulation du désir — excède la représentation greuzienne et la métamorphose. Diderot ne se contente pas de se remémorer et de reconstruire l’objet perçu et perdu (de vue) ; en l’idéalisant, il le re-modèle[21], le repeint sur la toile de ses affects ; il représente l’absence de l’objet par la présence de la décharge émotive : la main et les mots courent sur le papier ; chaque ajout, chaque surenchère de traits (la lettre) qui soulignent les traits (le corps), chaque « passage » coloré d’une teinte nouvelle, chaque frayage qui peaufine l’oeuvre, la plume devenant pinceau, est un supplément de peinture — une peinture dont l’expressivité, dont l’originalité est tributaire de la touche, c’est-à-dire de l’affect de l’artiste. « Représenter le corps, c’est toujours prendre acte d’un événement, d’une révélation, d’une métamorphose[22]. »

Par l’éclat de sa performance, Diderot tente de transmettre son effervescence, d’empreindre et d’enflammer l’imagination de Grimm ; par procuration, tout lecteur potentiel sera contaminé par l’infiltration de « cette mollesse qui serpente dans les veines », cette maladie contagieuse que lui a transmise la jeune fille. Il incite ainsi le spectateur à tomber en arrêt devant cette vision ; médusé, en érection lui aussi, convié au plaisir esthétique, il devrait s’inscrire alors mentalement dans l’oeuvre, se laisser absorber par elle et/ou l’absorber. On se doit de souligner l’ethos[23] prégnant à l’oeuvre : une exclamation anaphorique, un affairement jubilatoire — les mots défilent : énumération, accumulation, accélération, concaténation, surenchère exclamatoire se déroulant dans un flot rapide, jaculatoire —, un jet qui expose à une vision orgasmique, source d’une jouissance non dénuée d’angoisse puisque au service de la (petite) mort. En scrutant l’être de l’image, Diderot y reconnaît sans doute une apparition plutôt qu’une apparence (apparence dans le sens classique d’illusion mais aussi de la Darstellung hégélienne, c’est-à-dire une présentation, une manifestation, l’apparition de son propre désir[24]. La jeune fille est ainsi à la fois objet de fantasme et objet de pulsion ; de cet entrelacs jaillit la représentation et s’ordonne la chaîne pulsion-représentation-investissement.

Diderot, en tant que spectateur, s’introduit aussi, me semble-t-il, de l’autre côté du cadre ; on peut penser qu’il se dédouble et « s’éclate » (on peut le lire aussi dans le sens actuel du terme), d’une part en s’identifiant à la jeune femme et en désirant être absorbé par la toile, d’autre part en voulant absorber la toile, via son désir du corps féminin. Denis, c’est elle et lui : il se divise ou il se multiplie. Diderot est donc tantôt elle, qui reçoit une lettre d’amour, tantôt lui, qui, tout en écrivant à Grimm (le destinataire officiel), écrit peut-être, en fin de compte à cette jeune fille idéalisée, objet de son identification (et il n’y a pas d’identification sans idéalisation).

Et si, sous cette lettre, à première vue ostensible, se glissait en filigrane une lettre d’amour ? L’une n’exclut pas l’autre, la lettre à double emploi, à double sens : une réponse attendue par l’ami Grimm et une demande d’amour à la jeune fille… la réponse qui, sous l’effet de l’affect, se transforme, se métamorphose en demande. Et si, en fin de compte, c’était la jeune fille qui, au lieu d’avoir reçu la lettre, était sur le point de l’envoyer ? Et si la lettre peinte, le billet doux auquel Diderot n’accorde que l’ombre d’un regard, mais que le tableau de Greuze rend de façon intéressante, en disait plus long ; palpée, entr’ouverte de façon suggestive par la jeune fille, posée dans l’alignement, le prolongement de son corps, de son sexe, elle est peut-être le signe motivé de « l’érotique dans l’iconique », le « signe-qui-attache[25] », c’est-à-dire l’indice d’une communication compréhensible et accessible aux amants seuls, voire d’une communication inconsciente ? Que voir sous le renflement suggestif du rideau vert lui aussi entr’ouvert et qui tente de voiler le sexe que la lettre pointe ? Que dire de cette main droite dodue qui fait signe, paume ouverte, offerte ? Autant de signes où le « voir déborde le savoir ». « La représentation picturale s’affaire à présenter un matériau d’abord indiciel ou sensible, rebelle à l’ordre linéaire de la compréhension ou de la lecture[26]. » Il faut donc s’autoriser un certain flottement et laisser glisser le signifiant, au gré de ses figurations, dans les méandres de la condensation et du déplacement.

Il n’y a pas de clôture à la scène décrite ; en effet, « il en arrivera ce qui pourra » ; on baisse le rideau et le rêve se poursuit dans l’intimité, à l’abri du regard du spectateur que l’on congédie : bonsoir. La scène se prolonge ainsi à huis clos, mais la représentation, quant à elle, est bel et bien clôturée : circulez, il n’y a plus rien à voir. Le plaisir voyeuristique que l’on a voulu un temps partager se renverse en jouissance narcissique. L’objet de désir a sans doute fait advenir le désir même comme objet avec lequel l’artiste se retrouve, en fin de parcours, face à face : son plaisir devient interdit de parole. « Il en arrivera ce qui pourra… » : exercice périlleux, où Diderot s’en remet entièrement à la vision entrevue derrière le rideau vert entr’ouvert… il la transpose et la déroule dans l’espace privé de son rêve — demeuré inachevé — qui retracera vraisemblablement l’évocation d’une chair indéfiniment poursuivie.

Mais s’il est empreint de l’objet, Diderot ne pourra, sans doute, appréhender son mouvement insinuant et donc fascinant parce qu’insaisissable ; il doit le laisser serpenter sous peine d’être victime d’une immobilité qui « glace »… Le serpent ondoyant se métamorphosera-t-il en « ouroboros » qui se mord la queue ?

Avant d’aller plus loin, il serait peut-être utile de rappeler que ce que Diderot a vu et a voulu communiquer, il l’a ensuite, dirais-je, « perdu de vue[27] », ce qui montre bien que l’appréciation visuelle est mobile et que ses effets sont changeants et imprévisibles : on peut brûler aujourd’hui ce que l’on a adoré hier. En outre, la tentative de « voir » s’accompagne souvent d’un « revoir », non pour réviser, mais pour voir autrement, pour enrichir la vision. Il s’agit de voir peut-être à nouveau, mais surtout à neuf.

Pour une lecture autre : place au regard féminin

Ouvrons dès lors, dans une telle perspective, la voie au regard féminin, car on aura remarqué que la lectrice, la spectatrice, a été exclue jusqu’ici de mes considérations. Ce n’est certes pas une volonté délibérée, encore moins un oubli de ma part, mais c’est que la femme au xviiie siècle n’est guère prise en considération en tant que consommatrice du tableau, surtout lorsqu’elle est elle-même mise en scène ; elle apparaît séance tenante comme bel objet consommable, mis à disposition du regard masculin. Norman Bryson l’a clairement souligné dans sa perception de l’espace rococo : commentant les positions respectives des sexes dans l’espace même de la représentation, il remarque, prenant la peinture de Boucher comme exemple, que l’homme y est campé comme adorateur de l’image, c’est-à-dire de son fantasme, et qu’il y a sans conteste une division des rôles entre les sexes :

[…] l’espace rococo met en relief la division des rôles : la femme est l’image et l’homme le détenteur du regard. […] Dans cette structure le regard masculin est phallique et l’homme représenté dans la peinture devient le substitut du spectateur. En fait, l’image s’adresse exclusivement à la sexualité masculine[28].

Le regard, apanage de la gent masculine, réifie l’autre — et l’offre en partage au contemplateur complice.

Mais revenons à cette Jeune fille qui envoie un baiser… Fried relève un état d’absorption tel que le spectateur qui lui fait face en devient transparent : « elle semble regarder son amant au-delà de la position du spectateur[29] ». Remarquons encore une fois que la spectatrice est à nouveau évincée. On n’imagine pas que la jeune fille puisse être regardée par une femme. Sa vocation d’objet du désir masculin est implicitement reconnue. Il n’y a que lui qui puisse la regarder et la désirer en tant qu’image créée à l’image de son désir. Fried spécifie, dans son introduction, qu’il ne tient pas compte dans son étude des réalités économique, sociale et politique de l’époque ; ce qu’il entend surtout par là, c’est le contexte de l’émergence de la bourgeoisie et ses implications socioculturelles ; le « cadre » contextuel est donc ainsi pensé en termes de classes et non de sexes.

La représentation greuzienne commentée par Diderot est mise aujourd’hui à la disposition de la spectatrice. Il faut évidemment tenir compte du changement d’épistémè[30] (facteur d’une transformation de la vision qui met à jour et découvre alors d’autres éléments). En fait, on ne peut faire abstraction de l’écran — au sens lacanien[31] du terme —, c’est-à-dire du répertoire d’images culturelles intégrées par chaque sujet de la vision, qui pourrait faire percevoir autrement aujourd’hui une représentation du xviiie siècle et inciter ainsi à une autre lecture.

En effet, une lecture autre[32], dans laquelle la spectatrice, tout comme Diderot, peut convoiter la jeune fille ou s’identifier à elle ; une lecture qui peut laisser voir que la femme représentée se présente aussi elle-même, et résiste à l’objectivation. En fait, elle renvoie le regard inquisiteur, le neutralise, en refusant d’accueillir le spectateur dans son champ de vision ; de surcroît, elle impose son propre regard, qui en dit long et voit loin, par sa façon même de voir à travers et/ou au-delà de la position du spectateur dans l’espace, de voir ce qu’on ne peut voir : l’objet de son désir ; une lecture où il serait question de la jouissance féminine… du point de vue du féminin.

Parler de jouissance féminine ramène irrésistiblement à Lacan et à la Sainte Thérèse du Bernin. Selon lui, la femme n’est pas-toute dans la jouissance phallique et sa jouissance est essentiellement divisée. Dans cette division, il tente de voir la part d’indicible de la jouissance de la femme — une jouissance énigmatique à dimension mystique, c’est-à-dire ineffable. Je n’envisage pas ici la jouissance sous cet angle et je dirai, quant à moi, qu’elle est, non pas divisée, mais plurielle ; en effet, comme le souligne Luce Irigaray, « […] la géographie de son plaisir est bien plus diversifiée, multiple dans ses différences, complexe, subtile, qu’on ne l’imagine[33] ». En fait, Diderot qui s’est mis, peut-être l’espace d’un instant, dans la peau de la jeune fille, a pu, vraisemblablement, l’imaginer. On pourrait alors lire sa « promenade » différemment : au lieu d’y voir, a priori, un plaisir exclusivement phallique où il dispose de l’objet, on pourrait imaginer que, dans une relation dialogique, il offre à la jeune fille, qui est, peut-être, après tout, l’initiatrice de la rencontre — elle hèle —, ce qu’elle désire : l’effleurement, le toucher de « la géographie de son plaisir ». La promenade en solitaire se métamorphose ainsi en découverte joyeuse et concertée.

Cette jeune fille donc, qui envoie un baiser et dont la sensualité, la volupté, met Diderot dans tous ses états est, elle aussi, un sujet-qui-désire. Diderot, malgré la réification qu’il lui fait subir, n’en est pas dupe, il a bien dû le reconnaître quand, en s’identifiant à elle, il dit : « Elle est ivre… elle ne sait plus ce qu’elle fait ». Elle lui rappelle ainsi qu’il « s’oublie lui-même comme objet imaginaire de l’autre[34] ». En tant que désirante, elle se veut désirable pour la personne aimée à qui elle s’adresse par la médiation de la main droite qui lui envoie un baiser. La main gauche, quant à elle, se tend inconsciemment vers la lettre (le billet doux) qui semble, selon Diderot, lui avoir glissé de la main. Mais elle ne veut justement pas laisser échapper ce qui fonctionne ici comme le substitut du corps absent (visible mais non palpable) qu’elle veut saisir : la main, instrument crucial puisque conducteur (par le baiser) et détenteur (par le toucher) de l’amour. La main qui envoie, autrement dit la main qui « poste », et l’autre qui reçoit, assurent l’échange amoureux : la main véhicule du désir[35].

Mais la lettre… La lettre en soi, représentation à la fois indicielle et symbolique de la relation amoureuse — cette lettre qui a pour fonction le nouage du sujet à son objet de désir et dont Diderot fait, en définitive, si peu de cas —, a une position remarquable dans l’espace greuzien. En effet, elle se situe dans l’entre-deux, sur le bord de la fenêtre, en bordure du cadre, juste à la frontière du dedans et du dehors, — une zone mitoyenne, une frange, voire une béance, qui tient les amants à distance. La lettre serait en somme agent de liaison : elle resserre les liens distendus par l’espace réel qui les sépare en pointant vers l’espace imaginaire et symbolique qui les rapproche. Diderot ne voit, dans la position de l’extrémité des doigts de la main gauche, qu’une disposition relevant de l’espace scénique : le bord de la fenêtre. Il semble qu’il y ait une confusion entre le bord de cette fenêtre et la lettre ; en effet, c’est la lettre qui dispose de la position des doigts de la jeune fille et non le bord de la fenêtre sur laquelle la main repose. On le voit, Diderot a, dès cet instant, effacé, gommé la lettre de la représentation.

En outre, cette lettre subrepticement caressée en tant que métonymie du corps de l’autre, lettre-corps, est déjà en soi dans une position de fétiche (ce support indispensable à la symbolisation du manque) : elle est bien, en ce sens, une invitation au plaisir, voire à la jouissance. Mais ce n’est pas tout : cette lettre est aussi la métaphore du corps de la jeune fille, corps-lettre[36] non assujetti mais qui s’exhibe, s’offre et s’envoie délibérément[37] comme une lettre « entr’ouverte », délicatement effleurée et qui laisse affleurer, non par les mots mais par le geste, l’appel à une déhiscence future, à une jouissance à venir[38].