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Mais c’est la réflexion d’ensemble sur la « communication sociale », toute d’actualité cependant, qui semble encore hésiter face à cette déroutante dimension esthétique de ses objets. Que faire de ces productions à finalité équivoque — sans fin parfois ! et qui pourtant communiquent avec le corps social ? Comment traiter ces écrits qui ne veulent pas dire et qui parlent à tous ? Bref, quelle place assigner à ces objets toujours singuliers mais sans lesquels une collectivité ne saurait se reconnaître, communiquer par une même culture, plus simplement : vivre ? Voilà de beaux sujets pour les sciences de l’homme si elles veulent aller ensemble à la rencontre du réel.

Louis Hay, Le manuscrit inachevé, 1986

Saisir le tremblé du sens

La correspondance des écrivains peut servir à observer les passages entre l’acte de création individuel et le « corps social », soit le chaînon manquant de la sociologie de la littérature : la fameuse question de la médiation. Où et comment s’effectuent les échanges entre le littéraire et le social ? Comme en témoigne l’épigraphe, Louis Hay reconnaissait il y a plus de quinze ans la nécessité d’explorer aussi la dimension sociologique des archives. La sociocritique et la sociologie de l’institution littéraire ont transformé depuis longtemps l’historiographie littéraire. La méthodologie de l’édition critique, quant à elle, est demeurée inchangée même si l’on parle d’avant-textes au lieu de brouillons ou de versions [1].

Peut-être qu’en définitive la perception que nous avons de l’usage historique et sociologique des manuscrits ou des correspondances, voire des oeuvres elles-mêmes, serait encore largement tributaire d’une théorie surannée du reflet : pourquoi, en effet, tous ces manuscrits nous apparaissent-ils davantage comme des documents, des hors-textes, personnels, plutôt que comme des strates interconnectées d’un processus génétique du littéraire à plus grande échelle que le « soi » ou l’oeuvre ? À trop chercher les marques d’originalité d’une oeuvre, on occulte parfois ce qui, parmi d’autres manifestations, en fait aussi le Texte. Nos histoires littéraires demeurant des catalogues d’auteurs et d’oeuvres, bien peu d’étudiants sont capables de faire des liens entre eux et entre elles. Les expliquons-nous assez, ces liens ? Les donnons-nous assez à voir ? Les chapitres de « contextualisation » ne suffisent pas pour comprendre comment ces liens sont créés, fonctionnent dans leurs rapports quotidiens avec la création des oeuvres, demeurant des analyses fort bien documentées, mais concentrées dans des espaces soustraits à l’explication fondamentalement littéraire. Que faire pour activer les liens entre le littéraire et le social ? L’édition critique de correspondances, faite dans une perspective anthropo-sociologique, pourrait être une façon d’activer et d’actualiser la compréhension des processus inhérents à la création d’imaginaires sociaux.

La correspondance des écrivains, justement parce qu’elle est un lieu d’écriture complexe, bloc-notes ou logorrhée, familier ou haut perché, au contenu factuel, échevelé ou inachevé, parce qu’elle parle aux limites du vrai et du dicible, de l’entre-nous et du m’as-tu-vu, occupe une position privilégiée pour incarner la fragilité du processus littéraire, ce que Jean Pierre Girard désigne de manière métaphorique par le tremblé du sens [2].

Assises anthropo-sociologiques de l’édition critique

On oublie souvent que chaque édition critique, à l’instar de tout dictionnaire ou ouvrage de référence dans les études littéraires, repose sur une théorie de la littérature, qu’elle soit explicitée ou non. Par conséquent, avant d’exposer les détails des choix méthodologiques éditoriaux retenus, il importe de préciser les prémisses théoriques qui les fondent.

L’édition critique d’une correspondance comporte, dans une perspective anthropo-sociologique, ses propres exigences. Puisque celles-ci ne sont encore ni regroupées, ni consignées dans un ouvrage clé, le défi est grand et notre seul exemple, bien qu’appuyé sur plusieurs années de réflexion et de travail pratique, ne suffira pas à la tâche. Plusieurs essais devront être réalisés concurremment à celui que nous menons à partir de la correspondance de Henri-Raymond Casgrain. Néanmoins, nous voulons attirer l’attention sur l’importance que pourrait prendre une approche anthropo-sociologique en édition critique qui aurait comme but de révéler des processus de création de paradigmes littéraires au sein d’une culture.

Le processus de création de paradigmes littéraires : une anthropologie littéraire

Il serait envisageable de faire reposer une méthodologie d’édition critique sur quelques propositions pour une anthropologie littéraire, dans le prolongement de l’usage que Clément Moisan suggérait de faire de la notion de vie anthropo-sociale dans son ouvrage Qu’est-ce que l’histoire littéraire ? :

L’histoire littéraire est un polysystème qui a pour objet le Phénomène littéraire, dont les deux champs forment deux systèmes que nous avons appelés : vie textuelle, vie anthropo-sociale. […] La circulation est constante, visible ou non, entre ces pôles. Il s’agit de voir quelles en sont les articulations (de point de vue, d’organisation, de relation). Selon l’histoire littéraire traditionnelle, les oeuvres vont dans un seul sens : de la vie anthropo-sociale aux oeuvres mais non l’inverse. […] Dans ce cas, il y a blocage de la boucle : le phénomène littéraire n’étant que la vie des oeuvres […]. D’où la nécessité d’une boucle théorique qui fasse la liaison complète des systèmes […] [3].

Nous supposons que l’établissement et l’analyse des correspondances en véritables réseaux, tel que le propose Vincent Lemieux à partir notamment du modèle anthropologique [4], donneraient accès, mieux que ne le ferait une étude bipolaire, à la boucle théorique qui réaliserait cette liaison inéluctable entre la vie textuelle du phénomène littéraire et sa vie anthropo-sociale. L’objectif est de voir à l’oeuvre la littérature engagée dans les méandres du littéraire proprement dit, mais aussi dans sa capacité d’investir les autres univers de la quotidienneté : familial, amical, politique, économique, etc. Cette littérature révélerait ainsi toute sa force d’attraction et de pénétration sociales au moment même où elle se fait. Car les correspondants expriment une telle certitude vis-à-vis de leur capacité à changer le monde avec leurs seuls mots, qu’à notre tour nous croyons que leur imaginaire épistolaire chaotique est plus qu’un lieu de transition vers le littéraire ou le social : dans la correspondance, il est même l’un et l’autre. Voici un très bel exemple de chassé-croisé entre l’imaginaire social et l’imaginaire littéraire, lesquels, parfaitement imbriqués, produisent à leur tour un nouvel imaginaire sociolittéraire :

Je fus interrompu dans ma rêverie, par une jeune Sorrentine, et son petit frère qui vinrent me demander de la monneta. C’était vraiment une soeur de Graziella, de grands yeux noirs comme elle, un déluge de cheveux d’ébène et des traits fins : « Nulle ombre ne voilait ce ravissant visage,/Ce rayon n’avait pas traversé de nuage ». Vous comprenez avec quel plaisir, je lui ai fait montrer ses belles dents et éclater son sourire, « Qui égayait jusqu’à l’air qui l’entendait monter ». […] Je voudrais pouvoir vous dire les jolis costumes, si éclatants et si pittoresques, les chassés-croisés, les poses si expressives, les traits animés des danseurs et des danseuses ; et les regards ! les regards ! ! de ces yeux noirs avec des éclairs de sourire. L’une des danseuses (elles sont toutes jolies) est la beauté de Sorrente. Grande, onduleuse comme une des vagues voisines, elle a les traits d’une madone de Raphaël, au besoin d’une Fornarina (peut-être). […] Soudain la danse s’arrête dans une pose ; les couples, presque dos-à-dos, penchent la tête l’un vers l’autre, et se regardent au fond des yeux avec un sourire passionné que les physionomies italiennes rendent encore plus expressif.

Mais il faut renoncer à donner une description vraie de cette vision dont les ballets d’opéra, avec leurs nudités crues, ne sont qu’une caricature. Ici c’est la vérité prise sur le fait, telle qu’elle a jailli de la nature — inspirée par la naïveté et la passion. […] Peut-être aurai-je le plaisir de vous écrire encore quelques autres impressions de voyage. N’oubliez pas de me garder celle-ci, dont je pourrai me servir plus tard […] [5].

En même temps que Casgrain vit intensément son voyage à Sorrente, attiré par les courbes des corps dansants, troublé par les regards italiens qu’il découvre, contrairement aux autres voyageurs non littéraires qui l’accompagnent (son neveu et l’épouse de ce dernier), son imaginaire littéraire s’active en amont comme en aval. D’une part, Graziella et les Harmonies poétiques et religieuses de Lamartine sollicitent la mémoire littéraire du voyageur canadien qui, dépaysé, voit bousculer ses représentations sociales habituelles. L’imaginaire littéraire vient ainsi donner sens à une trop nouvelle expérience de vie. D’autre part, Casgrain s’assure, en demandant à son correspondant Alfred Garneau de conserver sa lettre (ce qui sera fait puisqu’elle se trouve dans le Fonds Casgrain), qu’une fois retourné dans son univers social habituel, il pourra recomposer le voyage, afin de composer de nouvelles productions littéraires, lesquelles, à leur tour, décomposeront l’imaginaire collectif, littéraire et social. Ainsi, l’hybridité sociolittéraire de la lettre, le chaos apparent de son contenu montrent que le littéraire n’a pas toujours besoin de la seule littérature pour se faire. Si donc ce que nous appellerons le protexte de la lettre indique ici la présence d’un processus de création littéraire personnel à coup sûr, l’accès aux lettres du réseau vient multiplier à l’infini cette dynamique anthropo-sociologique, provoquant un continuum littéraire, comme on le voit très bien dans la réponse de Garneau à la lettre de Casgrain :

J’ai reçu votre lettre sorrentine […]. Elle est ravissante. Je l’ai lue (m’en voudrez-vous ?) à notre dernière réunion des Dix, où se trouvaient Faucher, Chapleau (le ministre), DeCelles, Marmette, Lusignan, Sulte, &c. « Extrêmement joli ! se sont écriés DeCelles & M. Chapleau, c’est une page de Lamartine » ! Cela nous a mis aussitôt dans le goût de relire un chapitre de Graziella et du Voyage en Orient. […]

Que vous êtes heureux, mon ami ! Cette poésie dont, moi, je cherche les vestiges dans ma mémoire & dans les livres, elle marche devant vous là-bas ; vous respirez son souffle vivant sur vos lèvres, & je vois dans votre lettre combien encore vous vous en enivrez […]. Pour moi, né sous une étoile plus captive dans le ciel, je mourrai sans avoir connu les incomparables émotions d’un beau voyage recommencé…

Continuez, du moins, mon ami, à m’écrire & à prolonger ainsi l’illusion que me causent vos lettres : « […] quiconque ne voit guère/N’a guère à dire aussi. Ton voyage dépeint/Me sera d’un plaisir extrême./Tu diras : « J’étais là ; telle chose m’avint… »/Je croirai lors être moi-même… » [6].

Ainsi, la « simple » lettre de voyage de Casgrain atteint sa finalité littéraire autant par son style, par ses réminiscences et lieux communs littéraires, que, surtout, par l’usage littéraire qui en sera fait, aspect souvent négligé par l’édition critique. D’abord par le correspondant intime de Casgrain, Alfred Garneau, ensuite au sein du réseau (représenté ici par les Dix). Finalement, les premiers et derniers liens inextricables entre le littéraire et le social sont très éloquemment rappelés dans ce superbe rapprochement fait par Garneau : « Cette poésie dont, moi, je cherche les vestiges dans ma mémoire & dans les livres, elle marche devant vous là-bas […] ». La boucle du processus sociolittéraire est bouclée : la poésie marche dans la rue autant que dans les livres et dans les mémoires qui nous la reconduisent. Quant aux vers de La Fontaine, tirés de la fable des Deux pigeons, « quiconque ne voit guère/N’a guère à dire aussi », ils sont démentis par celui-là même qui les cite, car ne trouve-t-on pas parmi les poésies d’Alfred Garneau une pièce intitulée Devant une gravure représentant une Vénitienne et ses amoureux ou une Promenade en gondole [7] qui pourrait fort bien avoir été inspirée par la lettre, puisque effectivement le poète ne traversera jamais l’Atlantique… Les écrivains enjambent les mêmes espaces-temps sociaux que les autres acteurs, à la différence qu’avec leur sensibilité et qu’en réseau, ils ont encore plus de chance de les capturer et de les renvoyer déformés. Chaos et processus prennent ainsi sens et forme.

Par conséquent, l’écrivain qui, entre deux interlignes, glisse son commentaire de lecture sur telle oeuvre, esquisse son prochain roman, communique les émotions ressenties lors d’un événement intime ou public, livre son opinion politique, qui jase sur le temps qu’il fait ou sur ce qu’il fera demain, qui anticipe les atmosphères exotiques de son prochain voyage, tisse déjà, malgré toutes ces hirsutes apparences, des liens entre la vie textuelle et la vie sociale. Cependant, ces liens n’ont aucune signification en dehors de celle qu’ils acquièrent au sein du réseau auquel appartient l’écrivain potentiel. Voilà l’essentiel. Or, l’édition critique qui fournit le matériau de base d’analyse de l’histoire littéraire doit s’assurer de reconstituer le réseau afin de ne pas perdre cette précieuse signification.

Chaque écrivain, chacun de ses correspondants, écrivain ou non, participe à un processus de création littéraire, selon le rôle, secondaire ou principal, qu’il joue au sein d’un réseau d’acteurs sociaux, conscients ou non de créer une littérature nationale. Les résultats visibles de ce processus sont qualifiables et quantifiables ; ce sont les oeuvres littéraires que l’histoire des imaginaires propres à nos sociétés distinctes a considérées comme représentatives de ces imaginaires, tantôt stables, tantôt déstabilisés. A posteriori, c’est l’historiographie littéraire qui s’arroge le droit de sélectionner ces oeuvres représentatives selon les critères variables de l’institution littéraire. Elle accorde ou retire une valeur soustraite ou ajoutée à l’oeuvre à l’époque de sa création. Cependant, que fait l’histoire littéraire des résultats « invisibles » du processus littéraire, des liens entre le littéraire et le social ? Les changements de paradigmes sociaux ou sociolittéraires, comment les explique-t-elle ? En puisant à quelles sources ? La lettre en réseau peut-elle être aussi — sinon plus — révélatrice, que la série d’oeuvres littéraires visibles, de tout ce qu’on a voulu écrire sur le Monde, mais qu’on n’a pu dire, justement, que dans une lettre anodine ? L’histoire des possibles littéraires nous conduirait à comprendre les limites et le pouvoir de l’« invisible » littéraire sur la part rendue ainsi visible de l’imaginaire social. Bien plus que l’oeuvre qui a dû se soumettre de manière minimale aux injonctions institutionnelles pour nous parvenir reliée et sur papier glacé, la correspondance expose ces invisibilités autant par son contenu que par sa forme chaotiques.

Comment alors voir l’invisible dans le visible, le vivant dans le mort ? Le modèle d’édition critique ici proposé s’apparenterait plus à une anthropologie qu’à une archéologie du littéraire. L’anthropologie, contrairement à l’archéologie, débusque l’histoire humaine à partir de traces encore vivantes. Par exemple, la correspondance de Henri-Raymond Casgrain qui couvre plus d’un demi-siècle, de 1850 à 1904, rejoint 850 correspondants des cinq continents au début de la constitution de la littérature québécoise. Ces acteurs sociaux sont tous morts, mais la correspondance qu’ils nous ont laissée est toujours vivante. Dans ce qualificatif, nulle métaphore ni allégorie. Cette correspondance n’est pas un document où seuls des faits sont consignés, mais un texte continu, un protexte, dira-t-on, c’est-à-dire le processus lisible de création littéraire d’une société en constante gestation. Osons ici une comparaison avec la physique. Si l’on observe toutes les étoiles comme des objets morts, ce qu’elles sont en grande majorité selon notre réalité immédiate, il devient impossible de comprendre comment l’univers a été créé. Toutefois, en les examinant comme si elles étaient vivantes, soit en allant jusqu’à créer des liens entre elles afin de revoir l’espace qu’elles occupaient jadis, en imaginant que la configuration dans laquelle elles nous sont parvenues est significative de leur processus infini de re-création, c’est l’histoire en continu de tout l’univers qui nous est révélée et non seulement celle de ces milliards d’étoiles mortes. Il est donc possible de voir dans un microcosme mort un macrocosme vivant.

De même, au coeur du chaos, des lignes de fond se dessinent, imperturbables, reproductibles à l’infini. La physique du chaos a aussi démontré cela. Telle une étoile, l’activité littéraire se manifeste de manière singulière, dans une oeuvre (la « vie textuelle », dont parlait Clément Moisan), mais le processus de sa création prend la forme d’une constellation, d’un réseau qui, lui, est toujours vivant, en expansion (la « vie anthropo-sociale »). L’histoire littéraire, comme anthropologie, cherche les formes de ce réseau, formes qui seraient propres à un imaginaire littéraire distinct, national. N. Katherine Hayles, dans son ouvrage Chaos and Order. Complex Dynamics in Literature and Science, soutient que l’étude du chaos est aussi envisageable en littérature qu’en science :

[…] what is the relation between order and disorder ? Traditionally, of course, they have been regarded as opposites. Order was that which could be classified, analyzed, encompassed within rational discourse ; disorder was allied with chaos and by definition could not be expressed except through statistical generalizations. The last twenty years have seen a radical reevaluation of this view. In both contemporary literature and science, chaos has been conceptualized as extremely complex information rather than an absence of order. As a result, textuality is conceived in new ways within critical theory and literature, and new kinds of phenomena are coming to the fore within an emerging field known as the science of chaos [8].

Elle aborde cette problématique du chaos dans le cadre d’une herméneutique littéraire. La présente approche de l’édition critique de correspondances repose sur l’idée que l’histoire littéraire pourrait également se donner les moyens d’observer le chaos inhérent au processus d’élaboration et d’expansion d’un espace littéraire national.

Lire le processus : créer des liens

L’idée de lisibilité d’un processus est un des principes fondamentaux qui gouvernent les choix éditoriaux à tous les niveaux de traitement d’une correspondance. Éditer une correspondance dans une perspective anthropologique, c’est faire ressortir tous les engrenages, les mécanismes, réels ou fictifs, qui provoquent du littéraire, à court, à moyen ou à long terme. L’édition critique prend en compte ces actions en accentuant les échanges formels ou informels, observables au niveau de la production, de la diffusion et de la légitimation littéraires. Leur nature et leur fonction ont été oubliées avec le temps, mais ces échanges s’avèrent les pratiques inhérentes à l’existence d’un processus capable de transformer au jour le jour toute une société, de confirmer donc la dimension anthropo-sociale du littéraire.

La dynamique de ce processus est invisible à l’historien traditionnel qui peine à trouver du vivant dans du mort, car il bute constamment sur ce qu’il appelle des faits. Les faits sont pourtant sa propre construction historique. Ils n’existent pas en eux-mêmes, seuls leurs résultats étant visibles à l’oeil nu. L’histoire prend les résultats pour les faits, la réalité. Or, le réel est perpétuel mouvement. Saisir ce mouvement n’est pas une mince affaire, mais le jeu en vaut la chandelle.

Une correspondance devient vivante si les liens entre les correspondants, leurs imaginaires et leurs milieux sociaux sont rétablis et clarifiés comme s’ils avaient toujours existé. Reliées entre elles selon cette dynamique, les lettres s’enchevêtrent, pas toujours de manière cohérente et structurée, malgré leur chronologie, mais de façon étonnamment très productive : ainsi est recréé le littéraire (processus) et non la littérature (somme des faits). Recréer la littérature, les résultats donc, n’est qu’une opération de paraphrasage. Quand, en revanche, le processus est cerné, on peut même deviner les lettres manquantes à l’archive. Le sociologue et philosophe Lucien Goldmann avait réussi un semblable tour de force quand il avait tenté de cerner le véritable processus janséniste à l’oeuvre au xviie siècle [9]. Une édition critique ancrée dans l’observation d’un processus de création littéraire ne donne pas l’impression au lecteur moderne de lire une correspondance d’époque, mais plutôt l’époque d’une correspondance. Une époque qui nous rejoint, car le processus est toujours en cours, vivant. La notion de réseau [10] sert à retracer et à configurer les liens qui tissent un processus ; celles de processus et d’échanges, à les interpréter.

Un corpus : réseau et correspondance de Henri-Raymond Casgrain

La correspondance de l’écrivain et animateur littéraire Henri-Raymond Casgrain n’est jusqu’ici connue que grâce à la publication des lettres échangées avec le poète emblématique Octave Crémazie durant l’exil en France de ce dernier, datées du 2 avril 1864 au 13 août 1877 [11]. Ce corpus de 14 lettres au total, bien qu’incontournable surtout pour l’histoire de la critique littéraire (la lettre du 10 août 1866 sur la « société d’épiciers » a été abondamment citée), ne représente, il va sans dire, qu’une mince fraction des 5 000 lettres qui composent l’ensemble des échanges épistoliers entretenus par Casgrain. L’importance accordée à l’oeuvre du poète national Octave Crémazie, d’abord exprimée par le critique littéraire Casgrain qui fut le premier à faire connaître cette correspondance, a relégué dans l’ombre le quotidien et les échanges entre tous les autres intellectuels du réseau casgrainien. L’édition critique toute récente de la correspondance générale de la romancière Laure Conan [12] livre enfin les 12 lettres échangées avec celui qu’elle appelle le « père de la littérature nationale ». Cependant, cela demeure insuffisant. Un nombre considérable de lettres d’autres écrivains parmi les 850 correspondants de Casgrain, comme Alfred Garneau, Joseph Marmette, Antoine Gérin-Lajoie, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau pour ne nommer que ceux-là, méritent d’être connues afin de montrer le processus de création, non seulement des oeuvres particulières de ces écrivains, mais également celui qu’ils partagent au sein d’un réseau désireux de créer une littérature nationale.

Il s’agit d’un réseau extrêmement étendu socioculturellement, diversifié autant sur les plans idéologique et esthétique que quant à la représentativité des groupes sociaux. On peut s’en faire une juste idée à partir de l’échantillon suivant :

  • historiens québécois (Étienne-Michel Faillon, Jean-Baptiste-Antoine Ferland, Charles-Honoré Laverdière, Benjamin Sulte, Cyprien Tanguay),

  • romanciers québécois (Philippe Aubert de Gaspé père, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, Laure Conan, Antoine Gérin-Lajoie),

  • conteurs québécois (Faucher de Saint-Maurice, Hubert La Rue, Joseph-Charles Taché),

  • poètes québécois (Louis-Joseph-Cyprien Fiset, Louis Fréchette, Alfred Garneau, Charles Gill),

  • journalistes québécois (Laurent-Olivier David, Alfred Duclos De Celles, Oscar Dunn, Alphonse Gagnon, Elzéar Gérin, Godfroy Langlois),

  • scientifiques québécois (Victor-Alphonse Huart, Thomas Sterry Hunt),

  • artistes québécois (Ernest Gagnon, Antoine-Sébastien Falardeau, Théophile Hamel, les Livernois, William Notman),

  • intellectuels canadiens-anglais (Edward Thomas Davies Chambers, William Lawson Grant, William Kirby, Daniel Wilson, George M. Wrong),

  • intellectuels acadiens (Placide P. Gaudet, Valentin-Auguste Landry, Ferdinand Robidoux, Pascal Poirier),

  • intellectuels américains (Herbert Baxter Adams, Mary Hartwell Catherwood, Wendell Phillips Garrison, Sarah Orne Jewett, Thomas W. Palmer, Francis Parkman, Mary Caroline Robbins, John Dawson Gilmary Shea, Florence Wilkinson),

  • intellectuels français (Ferdinand Brunetière, Eugène Cortambert, Gabrielle Delzant, Edmond Farrenc, Charles ab der Halden, Louis Herbette, Claudio Jannet, Louis de Puibusque, Edme Rameau de Saint-Père, Camille de Rochemonteix, André Siegfried),

  • intellectuels anglais (William Cunningham, Gilbert Parker),

  • éditeurs (Beauchemin, Brousseau, Darveau, Delisle, Derome, Desbarats, Granger, Hachette, Mame),

  • libraires (Bossange, Rolland),

  • bibliothécaires (Narcisse-Eutrope Dionne, fort nombreux en France et aux États-Unis), des archivistes (très nombreux sur les deux continents),

  • académiciens (Camille Doucet, Xavier Marmier),

  • personnages politiques (Joseph-Adolphe Chapleau, Wilfrid Laurier, Charles Langelier, Luc Letellier de Saint-Just, Félix-Gabriel Marchand, Honoré Mercier),

  • diplomates (Hector Fabre, Alfred Kleczkowski, Lord Monck, Stanley of Preston),

  • religieux (enseignants ou écrivains),

  • aristocrates (les Lévis, Montcalm),

  • bourgeois (futurs immigrants canadiens),

  • gens bien ordinaires, parfois presque analphabètes (Monsieur [sic] Arthémise Tapin),

  • gens aux allégeances rarement conservatrices (Jean-Joseph Gaume), souvent modérées, surtout libérales (Elzéar-Alexandre Taschereau),

  • hommes et femmes de tout âge, de toute renommée (Thérèse Blanc Bentzon, Anaïs Ségalas), catholiques (Pierre-Henri Bouchy), protestants (Francis Paarkman, Kate E. Godley), féministes ou dreyfusards (Clarisse Coignet).

Plus un tel chaos est apparent, plus le réseau est fort. Celui au centre duquel se trouve Casgrain en est un bel exemple. Ses membres bénéficient ainsi de nombreuses complémentarités intellectuelles, économiques et sociales qui favorisent le recours aux échanges de toutes sortes, si utiles à la production, à la diffusion et à la légitimation de leurs propres oeuvres, mais également à la définition et à la reconnaissance d’une littérature qui se veut nationale tout en ne dédaignant pas de se frotter constamment à l’Autre [13]. Le rôle du chef du réseau Casgrain consiste à fournir, aux uns et aux autres, toutes les occasions de rencontres en s’assurant qu’elles respectent l’objectif commun partagé par tous : créer une littérature canadienne-française. À partir de cet objectif, toutes les modalités sont imaginables et cela devient précisément l’enjeu du jeu de la création littéraire que de les actualiser.

Les échanges dont cette correspondance témoigne sont révélateurs de l’agitation intellectuelle bien concrète qui caractérise tout processus de création et de re-création littéraires. Les historiens de la littérature pourront en tirer des faits, mais comme les lettres reçues et les lettres envoyées, esthétiquement bien écrites ou non, et même les plus petits billets de ou à Casgrain gagnent à être édités, les multiples manifestations de cette agitation intellectuelle seront là pour rappeler, si nécessaire, que le chaos précède n’importe quelle cohérence que l’analyse voudra imposer au réseau par souci de taxinomie. Le chaos donne une flexibilité, une ouverture au réseau et, conséquemment, lui assure une pérennité.

Un réseau dure plus longtemps qu’une de ses institutions, que ses chefs, que ses membres, car il se superpose à l’organisation et à l’imaginaire fondamentaux d’une société, voire d’un ensemble de sociétés similaires. C’est pourquoi il est si difficile de détruire entièrement un réseau, surtout s’il enjambe des frontières nationales. En réalité, pour qu’un réseau fort disparaisse, il faut qu’une société change complètement de paradigme ; ce qui arrive généralement dans la longue durée et rarement de manière pacifique, comme nous le rappellent la Guerre de Sécession, qui mit fin au réseau esclavagiste américain, ou la Révolution française, au réseau aristocratique millénaire. À l’heure actuelle, le réseau international terroriste défie les sociétés dites « démocratiques » qui luttent pour préserver le pouvoir du paradigme néo-libéral au sein du réseau économique international dominé par les Américains. L’avenir tranchera. La littérature, elle aussi, a ses réseaux, ses affrontements, mais aussi ses complicités. C’est pourquoi une approche anthropologique des pratiques littéraires en termes de réseau diffère de celle de Bourdieu où la position des acteurs est essentiellement déterminée par leur pouvoir de coercition au sein du champ [14].

Méthodologie de l’édition critique dans une perspective anthropo-sociologique

De manière concrète, l’édition d’une correspondance, faite dans une perspective anthropo-sociologique, répond à de nombreux choix méthodologiques parmi lesquels nous retiendrons ceux qui influencent la délimitation du corpus épistolaire, laissant de côté ceux qui en découlent, c’est-à-dire les règles d’établissement et d’annotation critique des lettres. Nous insisterons sur les changements de perception des pratiques littéraires que ces choix entraînent, sachant que ces pratiques bouleversent aussi d’autres activités non littéraires que nous ne pourrons pas toutes exposées ici, mais dont l’annotation critique rendrait compte.

Éditer le dialogue épistolaire

Le corpus de lettres à éditer requiert d’innombrables recherches dans les fonds d’archives du correspondant central, le chef du réseau, en l’occurrence Henri-Raymond Casgrain, mais également dans ceux de ses correspondants qui, eux, peuvent être très éloignés de la zone centrale, voire disséminés sur plusieurs continents. Le but est de retracer les lettres envoyées et reçues par le correspondant principal, contrairement à ce qu’on observe lorsque la correspondance d’un écrivain majeur est publiée dans une perspective biographique ou stéréographique (échange bipolaire). Bernard Masson, par exemple, a choisi de présenter la correspondance de Flaubert sous un angle biographique. Afin de révéler l’homme et l’oeuvre, seules sont retenues les lettres de Flaubert elles-mêmes à Louise Colet, à George Sand, à Victor Hugo, à Guy de Maupassant, à Théophile Gautier, à Charles Baudelaire, etc. Près de quarante correspondants importants du réseau flaubertien sont ainsi réduits au silence. La lettre est alors soumise à une analyse psychologique ou génétique, de manière unidimensionnelle, c’est-à-dire artificielle :

La correspondance est […] un premier pas dans le travail sur soi […] Ainsi se construit, au fil des jours et de la plume, un portrait en partie double contenant à la fois le sujet et l’objet, le moi et l’autre […] Un autre Flaubert peu à peu apparaît ou plutôt transparaît […] Un autre moi s’impose, plus travaillé, plus construit et reconstruit, d’encre et de papier, la plume à la main : une correspondance d’écrivain, l’oeuvre de l’oeuvre [15].

En revanche, la polyphonie du réseau, mise sous les yeux du lecteur moderne par le jeu des lettres croisées, offre la possibilité de mieux comprendre la vision d’ensemble du chef du réseau. Les singularités, elles aussi, sont davantage perceptibles, car les points de comparaison sont nombreux. Se faufilant à travers toutes les nuances des représentations et les fragmentations des pratiques littéraires, le discours épistolaire démontre sa grande capacité d’adaptation aux variations sur le même thème d’un paradigme littéraire commun. Le croisement des convergences et divergences des points de vue rassure le réseau sur sa capacité de changer le monde. Pour ces raisons, de plus en plus de chercheurs optent pour la publication des lettres croisées. Tel est le cas de l’édition de la correspondance complète [16] d’Alfred de Vigny, réalisée sous la direction de Madeleine Ambrière, au Centre de recherche, d’étude et d’édition de correspondances du xixe siècle de la Sorbonne :

Dernière précision importante à propos de la constitution du corpus : dans ce fonds prestigieux qui recèle plus de trois mille lettres figuraient de très nombreuses lettres reçues par Vigny, parfois annotées de sa main, classées et conservées par lui […]. L’attachement du poète pour ces lettres autant que leur intérêt propre plaidaient assurément en faveur de la restitution du dialogue. Telle est donc la présentation qui a été adoptée, lettres missives et lettres reçues se succédant dans une perspective rigoureusement chronologique qui allie les avantages de la synchronie et de la diachronie [17].

Le dialogue épistolaire est ici reconstitué et la lettre, dans sa relative singularité, peut alors se livrer au chercheur en toute connaissance de cause. Rédigées par l’un ou l’autre, dans toutes sortes de circonstances, les lettres ne sont pas toutes des essais littéraires. Mais ainsi réunies, elles offrent à lire et à comprendre un continuum littéraire, autant, sinon plus qu’un texte critique public. Le processus, malgré ses expressions chaotiques, révèle le programme partagé par tous, résumé a posteriori en un paradigme littéraire qui servira de point de repère taxinomique à l’histoire littéraire : littérature nationale, romantisme, roman historique.

Dans l’intimité, Casgrain ne parle pas toujours de littérature nationale avec de grands mots, comme lorsque son discours est public. Dans le feu de l’action, ce sont les considérations très pratiques de l’écriture qui l’emportent, plutôt que des grandes réflexions à la Sartre, du genre de celles qui sont concentrées dans Qu’est-ce que la littérature ? : qu’est-ce qu’écrire ? pourquoi écrire ? pour qui écrit-on ? Au sein du réseau, l’écriture est balisée clairement par les nécessités journalistiques, éditoriales, financières, amicales, archivistiques, documentaires, pédagogiques plus que par des engagements explicites sur les plans esthétique, politique, religieux ou culturel. La publication des lettres croisées plutôt qu’isolées, chaque fois que cela est possible, ajoute indéniablement une épaisseur critique à ces plates nécessités, mais aussi aux lettres-carillons. Ces lettres particulièrement engagées sont celles qui connaîtront le plus de résonance dans la trajectoire épistolaire et littéraire de l’écrivain, au point que certains de leurs termes, certaines de leurs idées deviennent des lieux communs au sein du réseau même. Encore faut-il, pour le voir, que le chercheur se crée l’accès à des lettres croisées dans des correspondances suivies. Ce n’est qu’à des moments charnières de leur carrière d’écrivain que les correspondants étoffent leurs réflexions, font des bilans, s’affirment dans des épîtres littéraires. Prises isolément, ces lettres-là produisent une forte impression sur le lecteur qui croit alors saisir l’ « essence » du processus littéraire de tout un individu ou d’un réseau, et se persuade de pouvoir se passer de l’édition des lettres des autres qui, eux, n’en sont pas nécessairement au même point dans leur cheminement littéraire. Par exemple, au début de leur carrière, les partis pris littéraires des correspondants idéalistes sont plus courants. Leurs lettres, prises isolément, font résonner tout un programme littéraire personnel qui se répercutera dans le reste de leur correspondance. Or, dans une édition croisée, ces lettres-carillons montrent encore plus leur pouvoir de résonance, de provocation intertextuelle à l’intérieur comme à l’extérieur de la correspondance. Voilà donc une façon originale de mesurer l’influence intellectuelle. À 21 ans, Casgrain n’y échappe pas, écartelé entre une vision poétique et une autre plus « positive » de la vie. Ce paradoxe caractérisera sa propre trajectoire littéraire et celle de bien d’autres membres de son réseau national pour qui le poétique devra entrer au service du politique :

Mon cher Giasson naguère mon coeur s’imprégnait du souffle rêveur du génie de la mélancolie, aujourd’hui l’Esprit de l’Amitié en extase s’incline vers moi, il tient sa harpe mélodieuse dans sa blanche main, me parfume d’un nuage d’harmonie suave et aérienne comme lui, tandis que son autre main secoue sa blonde chevelure qui ombrage ma tête et épanche des vagues d’ambroisie ineffable. Voilà la poétique idée que je me fais de l’amitié, mon cher ami, c’est pour moi la plus touchante déesse, après celle de l’amour, mais abandonnons la poésie, pour entrer dans le positif de la vie […] [18].

Toutefois, après les élans passionnés, la routine littéraire s’installe et l’on peut perdre rapidement de vue ce pourquoi l’écrivain écrit. À moins justement que la série et le croisement des lettres envoyées et reçues nous tendent le fil d’Ariane qui guide chacun vers l’objectif commun du réseau. L’écrivain ne passe-t-il pas sa vie à chercher un lecteur, autant que des idées, des personnages, des décors, un éditeur ? Entretenir une correspondance est une façon pour lui de trouver ce qu’il cherche. Les lettres croisées révèlent cette recherche permanente, les doutes « insignifiants » à propos de toutes ces « peccadilles », les chaos, contrairement à la lettre qu’on isole sous prétexte qu’elle soit plus belle, plus riche, mieux articulée. La réflexion n’est pas pour autant complètement absente, comme on l’a dit. Dans le cadre intimiste, elle demeure néanmoins différente de celle proclamée sur la place publique. Quand il ne s’agit pas d’autocritique, la critique de l’épistolier s’adresse ici directement au sujet critiqué : son correspondant, son oeuvre. Le propos est mûrement réfléchi, les mots sont beaucoup plus pesés que dans les textes des débats publics fougueux, comme en témoigne cette missive de Casgrain à son ami historien américain protestant, Francis Parkman :

Mon amitié a été grandement soulagée par la réception de votre excellente lettre. J’étais inquiet ; je craignais de vous avoir froissé sans le vouloir. Je me rassurais cependant parfois en songeant à l’élévation de vos idées. Notre situation mutuelle est si délicate sous certains rapports.

J’ai essayé d’être impartial à votre égard : ai-je réussi ? Il me serait difficile de l’affirmer, tant que je suis convaincu de la maxime de La Rochefoucauld : « Que l’esprit est souvent la dupe du coeur. » […] Après avoir lu ma critique, croiriez-vous que je passe ici pour un homme trop libéral, que mes idées ont excité la défiance dans une partie du peuple et du clergé ; que j’ai même vu des premiers ministres me reprocher mes tendances dangereuses [19]  !

N’a-t-on pas le goût de connaître les lettres de Francis Parkman, et celles des autres, qui précèdent et suivent cet aveu de Casgrain, afin de comprendre le fond du débat qui dépasse les deux personnalités en cause ? Curiosité et nécessité vont ici très bien de pair. La publication des lettres croisées donne un sens aux lettres apparemment banales et fait surtout ressortir la complexité des échanges intellectuels qui se vivent tant à l’échelle amicale que nationale. Car, rappelons-le, règle générale, le monologue épistolaire est pragmatique, au mieux accompagné d’un clin d’oeil critique :

Je possède le volume de Malartic dont vous me parlez, aussi bien que celui du marquis de la Jonquière, avec lequel je suis en relation d’amitié. Je connais aussi la publication de M. de Kerallain. Sa tante, feue la marquise de Bassignac, de qui j’ai obtenu la copie des Manuscrits de Bougainville, m’a dit que c’est un petit bossu fort disgracié de la nature mais plein de talents. Vous avez pu voir qu’il est aussi plein de malice. Je savais depuis longtemps qu’il était dans une colère bleue contre moi depuis la publication de mon livre, Montcalm et Lévis. Il me reproche d’être un écrivain patriote ; c’est un défaut dont je m’honore [20].

L’autre avantage de publier toutes les lettres disponibles provenant du chef du réseau ou adressées à lui est de briser le mythe de l’écrivain inspiré par et dans sa solitude. Qu’il s’exprime de manière formelle ou informelle, le poids du réseau est inévitable. Même une femme aussi esseulée que Laure Conan dans sa Malbaie natale doit transgresser au moins une part de son intimité pour accepter de devenir une écrivaine. La correspondance croisée de Casgrain témoigne de ces ouvertures obligées : Alfred Garneau, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau et Louis Fréchette en 1883 et 1884, à qui s’adresse aussi Laure Conan, mais dont toutes les lettres à eux ne nous sont pas parvenues, dévoilent cependant dans leurs échanges avec Casgrain le genre de soutien auquel la « fauvette » de la Malbaie s’attend de la part du réseau afin de soutenir la publication de son premier roman, Angéline de Montbrun. Si dans ce cas, comme dans bien d’autres, on ne révélait que les lettres de Casgrain à Laure Conan (une seule nous est parvenue comparativement aux 11 que Laure Conan lui a écrites), ou encore seulement celles échangées entre elle et lui, ou entre Fréchette et Casgrain, l’histoire littéraire aurait bien du mal à reconstituer et à interpréter l’apport considérable du réseau de l’époque dans l’accomplissement du rêve d’écrivaine de Félicité Angers (pseudonyme : Laure Conan), notre première romancière. Ainsi, nous échapperait l’essentiel :

Vous serez assez bon, j’espère, que de m’envoyer quelques pages d’éloges « d’Angéline de Montbrun » qui seront publiées sous votre signature en tête de toutes les appréciations que j’obtiendrai de nos littérateurs. […] J’ai déjà prié plusieurs dames influentes de se mettre à la tête d’un mouvement de souscription. […] Je tâche […] de piquer le sentiment d’honneur des dames canadiennes en leur disant qu’elles doivent tâcher d’avoir leurs succès littéraires, comme les hommes ont eu les leurs, dans notre pays. Réussirons-nous ? C’est le secret de l’avenir [21].

Le corpus des lettres croisées à éditer doit être néanmoins limité à ce qui est envoyé et reçu par le chef du réseau, même si dans l’annotation critique, il est fort souhaitable de pouvoir référer au contenu de lettres de tiers. Ces dernières appartiennent aussi au réseau, leurs auteurs ont autant de pouvoir sur les activités du réseau, mais contrairement aux lettres du ou au chef, elles ne visent pas à assurer la coordination de l’ensemble des activités ni la prise de décisions finales à leur endroit. Les lettres de tiers apportent cependant le maximum d’informations utiles qui servent à authentifier la lettre éditée, à la replacer dans le cadre d’un processus global d’échanges intellectuels ou pratiques. Au sein d’un réseau, la transitivité indirecte des échanges est la règle de base. Surtout, ces lettres « secondaires » actualisent le sens que les chercheurs donnent a posteriori à telle lettre et à l’ensemble du corpus édité, en les aidant à revoir les liens créés à l’époque. À ce titre, l’exemple suivant est éloquent. Le 2 mai 1888, Xavier Marmier apprend à Casgrain que l’Académie française lui a octroyé le Prix Marcelin-Guérin pour son ouvrage Un pèlerinage au pays d’Évangéline. Or, dans sa lettre, il est aussi question « du volume de M. Fréchette auquel deux concurrents ont enlevé le prix [22]  ». Fréchette avait-t-il voulu réitérer son exploit de 1880 quand il avait obtenu le prix Montyon pour Les fleurs boréales. Les oiseaux de neige ? Était-il en concurrence avec Casgrain ? Cette phrase n’est plus énigmatique si l’on prend connaissance d’une lettre de Louis Fréchette envoyée à Camille Doucet, le 25 novembre 1887, conservée dans les archives de l’Académie française, et qui dit : « Cher Monsieur, je prends la liberté de vous adresser trois exemplaires d’un volume de vers intitulé La légende d’un peuple, avec prière de vouloir bien les présenter à vos honorables confrères académiciens, comme aspirant à l’un des prix dont l’Académie française dispose [23]. » Marmier prend la peine d’éviter que Casgrain et Fréchette ne se disputent le même prix, puisque cette lettre à Doucet a été retrouvée dans les archives du Prix Archon-Desperouses.

Éditer le littéraire

Un autre critère préside à la sélection des lettres retenues pour une édition dans une perspective anthropo-sociologique : la question du statut littéraire de la lettre. Afin de rendre compte du processus littéraire, il importe non seulement de publier le plus grand nombre de lettres de la zone centrale d’un réseau, mais aussi de n’en élaguer aucune sous prétexte qu’elle ne serait pas assez littéraire, c’est-à-dire, comme on l’entend généralement, bien écrite. Or, on considérera que la finalité plutôt que la forme de la lettre est déterminante de son véritable statut littéraire. Toutes les lettres ne parlent pas de littérature ni ne peuvent prétendre devenir des pièces d’anthologie du style épistolaire. C’est le cas de lettres familières, de lettres de voyage, au contenu politique, religieux ou très éloigné de la littérature, de lettres très officielles ou trop intimes, des billets pour de simples rendez-vous ou encore de lettres qui sont presque des états de compte de l’imprimeur ou du libraire, comme le montrent de nombreuses missives de Voltaire qui sont tout de même publiées dans La Pléiade :

Mon cher Thieriot, je vous renvoie Quinte-Curce et les Diètes de Pologne ; je demande les deux autres tomes de la Géographie. Si vous pouviez me dénicher quelques bons mémoires touchant la topographie de l’Ukraine et de la petite Tartarie, ce serait une bonne affaire. Je vous ai manqué ces jours-ci. Je suis obligé d’aller ce soir, à cinq heures, chez madame la duchesse de Maine. Voyez si vous pouvez me donner un rendez-vous au sortir de chez elle [24].

La tentation est forte de les écarter, car elles sont souvent apparemment si banales, trop vraies [25].

Toutefois, souvenons-nous que les écritures intimes n’ont pas été rédigées pour nous plaire des siècles plus tard. Elles répondent à des finalités qui, avec le temps, le changement des représentations et des pratiques sociales, même dans le champ littéraire qu’on suppose bien connaître en tant qu’historien de la littérature, nous échappent. L’éditeur de correspondance doit retrouver ces finalités, c’est-à-dire le but ultime dans lequel la lettre a été écrite : est-ce pour produire du littéraire ? du politique ? du religieux ? Même si des liens étroits existent entre les institutions qui régissent ces finalités, entre les activités et les individus qui les concrétisent, il n’en reste pas moins qu’une finalité prend en dernière instance le dessus sur toutes les autres, selon chacune des circonstances de la vie. Ainsi, le chercheur littéraire tire avantage à saisir la vie littéraire qui est au fondement de l’activité épistolaire, de l’échange littéraire ainsi provoqué. Bref, son travail consiste à capter tout ce qui participe au ou du processus littéraire de production, de diffusion et de légitimation. Par exemple, dans la correspondance de Casgrain, on a retenu une lettre d’Arthémise Tapin du 28 octobre 1861 [26], écrite au son, donc pas du tout littéraire au sens stylistique, mais où Tapin, conteur, demande à Casgrain de lui offrir gracieusement un exemplaire de ses Légendes canadiennes afin qu’il puisse les lire « oralement » à des colons isolés durant les longues veillées d’hiver. Voilà un cas très intéressant où l’on apprend comment le littéraire circule, sous quelle forme, pour quel public. N’est-ce pas d’ailleurs pour cette raison que Casgrain a conservé cette lettre d’un analphabète ? De nombreuses lettres d’imprimeurs, de relieurs et de libraires ponctuent la vie littéraire d’un écrivain, d’un réseau. Elles sont nettement descriptives et quantitatives : combien d’exemplaires de combien de pages pour combien de dollars ? quels sont les livres commandés, quand arriveront-ils et quel en sera le prix en fonction de telle ou telle commission ? Inutile d’insister sur le fait que ces lettres ont une finalité littéraire certaine et fournissent de précieux renseignements sur les conditions matérielles de la littérature. Or, dans une perspective anthropo-sociologique, elles devraient d’office être retenues, car les lecteurs, tout comme les imprimeurs, éditeurs, relieurs, souscripteurs et libraires, sont partie prenante du réseau littéraire, autant que les auteurs qui, sans eux, n’en sont pas.

Des exceptions existent néanmoins à cette règle de la finalité littéraire qui préside au choix des lettres, comme on a pu le constater avec la correspondance de Casgrain. Par exemple, on a retenu des lettres des années 1860-1870 à finalité mi-religieuse, mi-amoureuse, dans le cas d’un échange entre Casgrain et l’Irlandaise Kate E. Godley, épouse du secrétaire du Gouverneur général du Canada-Uni, Lord Monck, qui conduira à la conversion de la protestante. De même, les lettres des années 1880 à finalité mi-religieuse, mi-politique, échangées entre Casgrain et Dom Marcello Massarenti, secrétaire de l’Aumônerie apostolique du Vatican, en vue de l’obtention du cardinalat de Mgr Élzéar-Alexandre Taschereau. En outre, des lettres de voyage de Casgrain envoyées à sa mère ou à ses proches amis, pas nécessairement des écrivains, où il est question du temps, de statues de cire, de la vitesse des trains modernes, de la lenteur des transatlantiques, de monuments inconnus, de l’Exposition universelle de Paris en 1867, de gastronomie, d’oiseaux et de belles femmes sur les plages italiennes. Ou encore des lettres du peintre Antoine-Sébastien Falardeau où il est davantage question des mouvements de troupes de Garibaldi que de peinture ou de littérature. Aucune finalité littéraire. Curieusement, ces lettres sont peut-être les plus littérairement bien tournées du corpus. Ce n’est pourtant pas la raison principale pour laquelle nous les retenons. Ces lettres rendent compte de l’imaginaire collectif du réseau littéraire et, dans la mesure où le littéraire ne peut s’y soustraire, elles apportent un ancrage sociohistorique qui, une fois de plus, conduit le chercheur à reconnaître que la littérature n’est pas qu’un produit de l’esprit.

En dernier lieu, des lettres ont été élaguées, tout simplement parce qu’elles ne fournissaient aucun renseignement sur le réseau littéraire ; ce sont, parmi les lettres familiales, celles qui renseignent essentiellement sur le réseau familial lui-même. Malgré tout, certaines de ces lettres « exogènes » au réseau littéraire ont été retenues, quand elles fournissaient des éléments biographiques ou sociologiques précieux qui aidaient à la compréhension des choix et des décisions littéraires prises par le chef du réseau et qui ont des répercussions fondamentales sur l’organisation, le développement et la pérennité du réseau. Ainsi, des lettres de la mère et des soeurs de Casgrain sont très intéressantes pour comprendre l’importance que celui-ci accorde à sa « vocation » littéraire au détriment de sa vocation religieuse, pour saisir les perceptions d’autres milieux que littéraires de l’époque vis-à-vis du travail accompli par Casgrain au nom de la « nation » et pour mesurer la part du soutien moral, affectif et financier que sa famille lui procure dans les temps de crise surtout. Dans cette optique, François Ricard a choisi de publier toutes les lettres de Gabrielle Roy à sa soeur religieuse Bernadette, même celles qui sont les plus familières et anodines : « Je t’envoie, ci-inclus, un chèque de $125,00 pour en user selon ton jugement […] Tu serais gentille de m’envoyer dès réception de ce chèque un reçu pour mon impôt [27]. » Comme quoi tout réseau se caractérise non seulement par de complexes interactions répondant à une finalité partagée, mais aussi par des liens importants tissés avec tout autre réseau qui structure, lui aussi, l’organisation sociale plus globale dans laquelle s’inscrit de manière particulière le réseau étudié. Un réseau n’échappe pas à un autre.

Réseau, lettre et continuum littéraire

Nous avons tenté de montrer quelles étaient les exigences épistémologiques et méthodologiques d’une édition critique de lettres faite dans une perspective anthropo-sociologique, laquelle convie à tenir compte du réseau littéraire lui-même plutôt que de la seule trajectoire sociale des individus qui y oeuvrent. Dans un réseau, l’habitus est moins déterminant que l’usage qui en est fait grâce aux échanges effectifs. L’anthropologie a depuis longtemps fait la preuve que la notion de réseau est indispensable à la saisie des échanges et usages sociaux, de quelque nature qu’ils soient, économiques, politiques ou culturels. Le réseau littéraire, lui, se caractérise par des échanges concernant la production, la diffusion et la légitimation des pratiques et des représentations du littéraire. Écrire, éditer et lire des textes dans le champ littéraire supposent le recours à la mémoire et à l’imagination des possibles littéraires, deux vases communicants dont le contenu est en constante définition et redéfinition en fonction de la quantité et de la qualité des échanges qui ont lieu au sein du réseau littéraire. La correspondance des écrivains en témoigne et modifie nos perceptions du littéraire faites en vase clos, autour d’un écrivain singulier, d’un texte particulier. Le matériau épistolaire lui-même change de statut : d’avant-texte bien situé dans une diachronie immobilisée par la biographie, les lettres du réseau véhiculent plutôt ce que nous avons appelé un protexte, un discours qui prend en charge le continuum du processus de création littéraire, parce qu’au sein du réseau, ce discours même est toujours en circulation. Contrairement aux écrivains, la littérature, elle, ne meurt pas. À charge pour l’histoire littéraire de le (dé)montrer.

Les choix faits au début du travail d’édition critique, étape sur laquelle nous avons insisté, c’est-à-dire celle de la délimitation du corpus épistolaire, se répercutent sur toutes les autres étapes : l’établissement et l’annotation du texte. On pourra alors imaginer annoter une lettre au temps présent afin de la ressusciter plutôt que de l’ensevelir sous des paragraphes pré-construits par l’historiographie, parce que le chaos atemporel de la lettre, qui, elle, ne connaît pas son histoire, témoigne de son caractère vivant, de sa littérarité au sens fort d’engagement dans un processus littéraire. De même, en sera affectée l’interprétation qui sera ultérieurement prise en charge par l’histoire et la critique littéraires ; d’où, pour fermer la boucle du travail d’édition critique, l’importance aussi que nous avons accordée en premier lieu à la réflexion épistémologique.

Éditer le dialogue épistolaire du réseau exige la publication des lettres croisées, chaque fois que la recherche intensive sur le terrain le permet. Dans une perspective anthropo-sociologique, les choix éditoriaux sont subordonnés à une vision du littéraire plutôt que d’une littérature : reconstituer et reproduire, dans toute la mesure du possible, des corpus inédits, croisés, qui livrent des lettres intégrales parce que le littéraire est mouvement et la littérature, résultat. Comme on l’a vu à partir du cas du réseau littéraire du xixe siècle, l’accès à la polyphonie des échanges, de natures diverses, assure au chercheur d’abord leur plus juste compréhension, ensuite la possibilité de saisir le continuum littéraire lui-même. Dans la correspondance, ordre et désordre se côtoient : il n’existe pas d’autre moyen de créer. Le réseau littéraire ne garantit jamais les résultats de ses projets, mais s’active dans tous. Ainsi, l’intérêt de montrer un processus littéraire est bien servi par la notion de réseau et par la lettre qui permettent, à eux deux, de capter in vivo la dynamique quotidienne de littératures nationales.

Une rare occasion nous a été donnée ici de réfléchir sur les tenants et aboutissants de cette pratique si exigeante qu’est l’édition de textes intimes. Cette réflexion s’imposait, car la discipline ne gagne rien à rééditer constamment les mêmes lettres ou en suivant trop aveuglément les mêmes règles, d’un siècle à l’autre. Les réflexions théoriques et les choix éditoriaux proposés reposent sur une pratique quotidienne de longue durée avec le matériau de base, en l’occurrence la correspondance du réseau casgrainien. Cependant, bien que l’ouverture créée par ce corpus soit des plus stimulantes, elle invite à des vérifications, à des corrections, à des nuances qui seront apportées par des chercheurs oeuvrant sur d’autres périodes littéraires, d’autres réseaux où les enjeux au sein du champ littéraire sont différents et différemment pris en charge par la littérature qui se fait.