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Pourquoi les écrivaines de la francophonie ont-elles fait leur entrée sur la scène littéraire bien plus tardivement que les hommes ? Cette question a été maintes fois posée et a reçu de multiples réponses historiques et socioculturelles : les jeunes filles ont été scolarisées en français plus tard que les garçons, les mentalités évoluent lentement et résistent à attribuer à la femme d’autres rôles que ceux de mère et d’épouse, etc. Cependant, si l’on envisage la question sous l’angle des formes littéraires, la réponse est sans doute la même que celle donnée par la critique féministe à travers le monde : les formes littéraires canoniques, quelles qu’elles soient, dans les traditions orales autant qu’écrites, ont toutes évolué au sein de sociétés à dominance masculine. Les femmes auraient donc « naturellement » de la difficulté à loger leur voix dans ces « modèles » à la construction desquels elles n’ont guère participé. Écrire, pour les femmes de la francophonie comme ailleurs, entraînerait par conséquent inévitablement une interrogation, sinon une subversion, des formes littéraires. Sans doute pourrait-on répliquer qu’il n’y a là rien de particulier : tout véritable acte de création implique un questionnement des formes. Certes, mais ce sont les formes mêmes que prend ce questionnement qui deviennent alors significatives : un poème surréaliste ne se situe pas dans le même registre que la prose de Joyce ou celle de Virginia Woolf.

L’écriture des femmes de la francophonie se révèle donc être effectivement particulière dans la mesure même où la dimension transculturelle y devient un enjeu important qui se manifeste à la fois sur le plan thématique et esthétique. En effet, les textes écrits par des femmes procèdent souvent à un questionnement des genres et des textes fondateurs, que ceux-ci soient endogènes ou exogènes. Elles font alors entendre un discours métatextuel (explicite ou implicite) qui prône le dépassement ou la transgression des formes transmises par divers héritages culturels, un discours qui clame qu’il est légitime et nécessaire de « passer les frontières [1] » des genres, des territoires, des cultures, des idéologies, etc. De nombreux textes de femmes peuvent alors se lire comme l’apologie du décloisonnement interculturel et transgénérique, et la mauvaise conscience qui a longtemps talonné ceux qui empruntaient une langue et des formes venues d’ailleurs (principalement du colonisateur, en l’occurrence) semble y avoir peu de place. La forme est toujours celle de l’Autre : il faut y pratiquer des brèches si l’on souhaite y frayer sa voie/voix propre. L’intertextualité, la transculture et la traversée des genres deviennent ainsi des outils de l’interrogation et de la déconstruction des formes canoniques. Trois romans qui nous paraissent d’un intérêt particulier à cet égard serviront ici à étudier la question de plus près : L’espérance-macadam de la Guadeloupéenne Gisèle Pineau, Le jujubier du patriarche de la Sénégalaise Aminata Sow Fall, et Le siècle des sauterelles de Malika Mokeddem, originaire d’Algérie [2].

Gisèle Pineau : entre redite et silence, le dialogue

L’espérance-macadam peut se lire comme une mise en garde sévère à ceux et celles qui se fient aveuglément aux textes fondateurs ou qui se logent trop confortablement dans les genres perçus comme « salutaires » puisque « traditionnels ». Deux sont particulièrement visés : la Bible et les contes. La Bible est sans conteste l’un des plus grands textes « transculturels » qui existent et, bien que sa présence soit un « effet de colonisation » en Afrique et dans les Caraïbes, la religion chrétienne a été assimilée et adaptée par une partie importante de la population à un point tel que la Bible n’est plus perçue comme un texte « étranger ». Cette appropriation est illustrée par deux groupes de personnages dans le roman de Pineau : les habitants de Savane-Mulet, qui vont fidèlement à l’église et ont recours à la prière en toute circonstance, et un groupe de Rastas dont la grande « manitou », Sister Beloved, cite abondamment l’Ancien et le Nouveau Testament pour expliquer leur projet et leurs « méthodes » visant à créer un paradis sur terre. Or, le roman suggère que ces pratiquants assidus de l’enseignement biblique sont en fait victimes d’un « lavage de cerveau » qui en mène plusieurs à leur perte. Ils subissent une forme d’aliénation qui n’est pas présentée comme un effet de déculturation « postcoloniale », mais plutôt comme un état d’altération de la conscience, comparable à l’effet que produisent des substances hallucinogènes. Parfaitement bien intentionnés, ces fidèles aveugles s’adonnent à la création de faux paradis qui ne sont pas sans rappeler le slogan marxiste voulant que « la religion [soit] l’opium du peuple ».

À travers le personnage de Sister Beloved, Pineau rappelle que les Rastafaris se sont approprié le texte biblique en procédant à une relecture qui fait du peuple noir un peuple élu destiné à accéder au paradis ici-bas après quatre siècles de servitude. Ainsi les croyances rastafaris constituent la voie de salut de ce peuple et Sister Beloved, nouvelle incarnation du Sauveur, se sert allègrement de l’Écriture sainte pour convertir Rosette, une ancienne camarade de classe, afin de la sauver de l’enfer matérialiste de « Babylone » où elle se serait égarée :

— … « Ceux qui disent : Seigneur, Seigneur ! n’entreront pas tous dans le Royaume des cieux » Sister Rose. Seuls ceux qui croient au Pouvoir de la Trinité — le Père, le Fils et le Saint Esprit — seront invités au repas du Seigneur.

… « L’espérance est pour ce monde, le paradis est pour cette terre » et vous, les incroyants de Babylone, vous avez souillé le monde. « Car voici, le jour vient, ardent comme une fournaise. Tous les hautains et tous les méchants seront comme du chaume ; le jour qui vient les embrasera, dit L’Éternel-Jah, il ne leur laissera ni racine ni rameau… »

— Sister Rose, je n’ai besoin de rien que de l’amour de Jah, ni belle robe ni souliers neufs ni sacs à main ni chaînes-forçat ni colliers-choux ni grains d’or. « Les loups ont revêtu la peau de l’agneau et ont pénétré dans la bergerie pour la souiller ».

EM, p. 176-177

De parole sainte en parole sainte, Rosette ne manque pas de tomber sous le charme, malgré l’avertissement sans ambages de son mari, Rosan, qui la prévient d’emblée que ces paraboles bibliques sont vides de sens, produisant un effet analogue à celui du zèb dont les Rastas vantent également les vertus salutaires :

Il a crié de surtout pas chercher à me faire reconnaître, que ces gens-là, rastaquouères, étaient des fumeurs de zèb, des fainéantiseurs de la pire espèce, des bavards menteurs et hypocrites. […] Et puis, en me toisant d’un drôle d’air, il a dit : « Ils sont comme toi, sont bons qu’à charroyer des parodies qui tiennent pas la route. Ils se lèvent et se couchent dans la fumée des contes… ».

EM, p. 171-172

Contes, paraboles bibliques et zèb : autant de faux paradis.

Mais Rosette est de ceux qui, « depuis toujours », aiment se laisser emporter par la « fumée des contes » et fait la sourde oreille aux propos de Rosan. Elle passe ses journées grisée par les belles paroles envoûtantes de Bob Marley, autre grand prêtre devant l’Éternel du salut transculturel (« No woman no cry »), quand elle ne va pas rejoindre Sister Beloved pour se faire « libérer » par sa parole éclairée :

Elle courait, légère d’une connaissance libératrice. Et la noirceur qui habillait déjà Savane ne lui faisait plus peur. Elle était descendante d’Abraham. Tout était inscrit dans l’Ancien Testament. Sister Beloved « savait », oui. Elle avait pris la Bible, Genèse, 15, versets 13-14... L’Éternel dit à Abraham : « Sache que tes descendants seront étrangers dans un pays qui ne sera point à eux ; ils y seront asservis, et on les opprimera pendant quatre cents ans… À la quatrième génération, ils reviendront ici… » Rose n’était plus aveugle. Elle voyait clair dans les ténèbres de Savane. Elle n’était plus…

EM, p. 179

Aveugle ? Citation et répétition : l’ironie du texte de Pineau est ici flagrante ; pendant que Rosette se fait réciter le texte sacré, elle se rend doublement aveugle à ce qui se produit sous son propre toit. Refusant toute « fumée », mais croyant lui aussi au paradis ici-bas, Rosan cherche son salut dans le corps de sa propre fille, Angela, à peine âgée de 10 ans.

Et pourquoi la petite Angela ne dénonce-t-elle pas cette agression sauvage, inconcevable ? Parce qu’elle a été bonne élève au catéchisme :

Pour lui trouver une autre excuse, Angela se figurait parfois que son papa était possédé par un esprit et qu’il ne connaissait rien des agissements de ce démon. […] Elle pensait qu’un bon ange lui donnerait au moins une prière souveraine pour repousser la bête dans un lointain sans retour et libérer l’âme de son papa engeôlée en quelque noire soupente. Au catéchisme, Mademoiselle Estelle enseignait que les âmes diaboliques et suppôts de Satan, visibles et invisibles, pouvaient être terrassés par l’épée d’une seule prière assenée d’une voix vibrante de foi.

EM, p. 212-213

Pendant de longues années, Angela prie ardemment à chacune des visites de ce « démon », avant de mettre finalement en doute la parole des adultes et d’aller chercher secours auprès de la police afin de sauver sa petite soeur de « la bête ».

Paraboles, prières, paradis terrestres, le bilan est désastreux : Sister Beloved et ses disciples s’égarent et perdront la vie en cherchant le chemin du Grand Retour dans les bois de Morne Caraïbe, Angela subit les assauts de son père pendant des années sans que sa mère ne s’aperçoive de rien, Rosan finira ses jours en prison, et Rosette sombre dans la folie lorsque l’arrestation de son mari dissipera enfin la « fumée » de la belle parole des Messies rastas. Parfaitement assimilés, ces textes supposés salutaires de la chrétienté, loin de libérer les victimes démunies après quatre siècles d’oppression, les conduisent au plus profond de l’enfer sur terre.

S’il ne s’agissait que de cette « transculture » biblique, l’on pourrait conclure que le roman de Pineau procède à une mise en scène assez classique des méfaits des croyances aveugles. Cependant, le rapprochement avec les « contes bleus » de Rosette fait en sorte qu’il apparaît que le questionnement porte bel et bien sur les discours, genres et textes dits fondateurs. En effet, les premiers textes qui forment les enfants et qui nourrissent leur imaginaire, à travers le monde, ce sont les textes sacrés et les contes merveilleux. Le parallèle établi entre la « fumée » biblique et la « fumée » des contes est d’autant plus déroutant, dans le contexte de la littérature des Caraïbes, que la tradition orale (donc, principalement, celle des contes) est érigée en fondement de la culture et de la littérature « authentique » caribéenne par les principaux théoriciens, depuis l’indigénisme haïtien et l’apologie du réalisme merveilleux de Jacques Stephen Alexis jusqu’à la créolité de Bernabé, Confiant et Chamoiseau, en passant par l’antillanité de Glissant. Une lecture attentive du roman de Pineau révèle toutefois que ce n’est pas la créolité qui est en cause, mais bien la transmission de formes et de modèles inadaptés à l’actualité.

Lorsque, adolescente, Rosette prenait à coeur le malheur de son jeune voisin, Rosan, garçon mal aimé, elle lui contait des histoires merveilleuses pour le distraire et lui donner espoir que l’avenir serait meilleur. À l’occasion, elle y ajoutait une petite imitation de slogan publicitaire :

Elle se mettait à assortir les mots d’une façon pas ordinaire, inventait des histoires incrédibles, racontait un temps où l’espérance gouvernait le monde… « L’Espérance n’était pas comme maintenant, juste un mot de bouche sans forme ni contour. L’Espérance avait de grandes ailes, une tête bien pleine et un coeur sans faille… » disait-elle à Rosan, promettant que tout cela reviendrait juste pour eux. Parfois, elle chantonnait le refrain d’une réclame de cigarettes américaines qui jurait : « Le bonheur est à portée de vos lèvres ! » Et, pour le faire rire, elle se mettait alors à fumer des cigarettes imaginaires, soufflant une fumée de mirage.

EM, p. 111

Jargon publicitaire ou histoires « incrédibles », tout n’est que mirage, imitation, mots « au bout des lèvres ». En dépit des assurances de Rosette, le texte présente ces divers « jargons » (dont le caractère transculturel est à nouveau souligné ici) comme des discours trompeurs, oiseux, vides de sens et tant que les « lèvres » des individus ne produiront que de semblables « fumées », aucune parole vraie, signifiante n’en sortira.

Ce problème de la reproduction irréfléchie, trop fidèle, de modèles inappropriés prend une dimension dramatique dans le cas d’Angela. Encore là, les intentions de Rosette sont irréprochables, comme celles de toutes les mères qui ne cherchent qu’à distraire leurs enfants, et l’on note même que la conteuse fait preuve d’une certaine créativité dans sa pratique du genre. En effet, ce ne sont pas des contes traditionnels qu’elle sert à son amoureux et à ses enfants, mais des histoires de son cru où Espérance et Cyclone ont connu de mauvais jours dont ils se relèvent pour reprendre leur place au soleil. Mais avec Angela, la maman rêveuse fait un pas de plus : elle transforme ses contes en dictées qu’elle fait écrire à sa fille. Ici, il apparaît clairement que c’est le processus de transmission des formes figées qui est mis en cause par le roman. Alors qu’Angela reproduit fidèlement la parole de sa mère, parole coulée dans le moule des formes traditionnelles, elle-même se tait. Ainsi, voulant remonter à l’origine du drame, Rosette relit les dictées de sa fille tout en constatant : « Je sais plus quand Angela a perdu son rire comme on perd la parole. Enfermée dans un silence. Rien à dire. Jamais rien à raconter » (EM, p. 245). La dictée de la mère recouvre, étouffe la voix de la fille, et l’analogie avec les paraboles bibliques des Rastas est à nouveau évidente ici. Tout est « dictée » : Sister Beloved, Mademoiselle Estelle, la catéchiste, Angela, Rosette, chacune reproduit et fait répéter, prendre en note le mot à mot d’un texte transmis de génération en génération, de maître en disciple, de pays en pays. Les formes (les textes) perdurent mais les voix se taisent [3].

La problématique explorée à travers ces personnages de L’espérance-macadam est donc manifestement celle de savoir comment échapper à toutes ces « dictées », ce déjà-dit de la société, comment trouver un espace discursif où loger sa propre parole. La réponse est suggérée par la facture du roman lui-même et par le sort réservé aux personnages « muets » du roman, Éliette et Angela. La narration du texte se caractérise par un glissement constant de la troisième à la première personne, permettant au lecteur d’entendre souvent « directement » la parole du personnage qui s’échappe de l’anonymat de la narration omnisciente « neutre » : les récits, les voix se multiplient. Parallèlement, Angela retrouve la parole en compagnie de sa vieille voisine, Éliette, qui parvient à se remémorer sa propre histoire où est refoulé le même drame que celui d’Angela. Ainsi, c’est dans l’amitié et le dialogue que se forge la parole véritable de ces deux personnages. Entre la redite et le silence, le texte ouvre ainsi un espace des possibles : la multiplicité et le dialogue des formes.

Lu dans la perspective d’un questionnement sur les formes, le texte de Pineau met ici en évidence l’un des principes fondamentaux de la poétique de la relation telle que conçue par Glissant : relater est à la fois raconter et mettre en relation [4]. Aucune parole n’échappe à la forme, mais entre les formes se déploie un espace dialogique où de nouvelles paroles peuvent se créer, où, de la reproduction des modèles, on peut passer à la production d’un énoncé qui ne soit plus « dictée ». La lecture d’autres textes de femmes francophones permet ici de dédramatiser le problème que soulève le roman de Pineau : si l’adhésion aux modèles reçus en héritage des générations précédentes peut étouffer la voix du sujet individuel, l’ouverture sur l’espace transculturel donne accès à une multiplicité de formes qui permet d’inventer les relations les plus diverses — toujours au double sens de Glissant : récit et mise en rapport de deux entités. C’est l’occasion d’un décloisonnement qui multiplie les possibilités dialogiques. C’est un tel discours métatextuel qui se dégage également des romans de Sow Fall et de Mokeddem.

Aminata Sow Fall : décloisonnement des formes et déconstruction des hiérarchies

Le jujubier du patriarche de la romancière sénégalaise Aminata Sow Fall se construit autour de l’épopée de Yellimané [5], le patriarche du titre, ancêtre de la famille de Tacko et Yelli, dont le roman relate quelques mésaventures occasionnées en partie par cet héritage épique lui-même. Il est évident aussi, dans la technique narrative de Sow Fall, que le roman pratique une fusion entre la forme traditionnelle de l’épopée et l’écriture romanesque : plusieurs passages adoptent le caractère rythmique des « vers libres » (mi-prose, mi-poésie ou prose chantée) des griots traditionalistes. Ce dialogue des genres opère en quelque sorte d’emblée une subversion des deux « modèles » canoniques qui, au cours du xxe siècle, ont fondé la littérature africaine écrite. Par ailleurs, plusieurs scènes du roman plaident en faveur d’une multiplication et d’une modification des formes et se lisent comme une représentation du processus d’ouverture sur le divers qui a donné lieu à la création du roman lui-même. Yelli, comme bon nombre de retraités, passe de longues heures sur un banc public où il se lie d’amitié avec un jeune homme qui gagne sa vie en vendant des livres étalés par terre :

En tournant la tête à droite, il [Yelli] pouvait compter le nombre de passants ou contempler le tapis bariolé que le libraire « par terre » avait composé grâce à une multitude de publications. L’étal, malheureusement pour lui, ne restait pas longtemps intact : d’honorables messieurs, des dames pimpantes et de nombreux toubabs sortaient de leurs villas somptueuses pour acheter ou échanger livres, romans policiers, presse sous toutes ses formes, au grand bonheur d’Amath. Il ne savait ni lire ni écrire mais menait son affaire plutôt bien. […] Régulièrement, des bandes de jeunes adolescents venus des quartiers populaires situés pas très loin étanchaient là leur soif de lecture : bandes dessinées, magazines pour adorer leurs dieux du sport ou du show-biz. Toujours gratuitement, sauf quelques rares fois où le désir irrésistible de s’approprier l’article les poussait à laisser quelques pièces dans la main d’Amath en promettant de compléter plus tard.

JP, p. 50-51

Cette librairie à ciel ouvert constitue, manifestement, un lieu de rencontre de tous les genres de lecture possibles et de tous les lecteurs, d’origine sociale, d’âge et de compétence divers. De la même manière, le texte de Sow Fall lui-même, qui se prête à de multiples lectures, fonctionne comme un lieu de rencontre de plusieurs genres et s’adresse à un lectorat très large, africain et occidental, jeunes et moins jeunes, savants et néophytes. Le jujubier du patriarche se présente par conséquent comme l’illustration parfaite de la définition bakhtinienne du roman comme genre hybride où tous les langages, discours sociaux et autres genres sont absorbés ; en l’occurrence, ces autres formes sont d’origines culturelles diverses et l’image qu’offre cette « multitude de publications » et de lecteurs est celle du décloisonnement des cultures et des modèles textuels.

Par ailleurs, l’image de ce « tapis bariolé » qui ne reste pas longtemps intact est également développée à travers l’ensemble du roman et renvoie à la problématique qui sous-tend aussi le roman de Pineau : la reproduction fidèle des formes reçues en héritage peut produire des effets néfastes ; les formes doivent évoluer avec la société. Ce principe de l’évolution des genres traditionnels est incarné principalement par le personnage de Naarou, la nièce de Yelli que sa soeur lui donne à élever comme sa propre fille. Toute jeune, Naarou se passionne pour l’épopée, comme un jeune en Europe ou en Amérique peut avoir un goût particulier pour les films d’action ou pour la musique rock. L’engouement de Naarou est tel qu’elle se met à mémoriser l’épopée des ancêtres de Yelli, à l’insu de la famille, et par la suite à en réciter une partie lors d’une fête scolaire, à la surprise de tous. À première vue, il s’agit ici d’un plaidoyer pour l’intégration de la littérature orale dans l’enseignement moderne. Cependant, une telle intégration suppose d’emblée des modifications, puisque l’apprentissage et la transmission des épopées ne seront plus réservés aux initiés de la caste des griots traditionalistes. Les élèves de toute origine, comme Naarou, pourront devenir griot ou griote. Cette « vulgarisation » de l’épopée est donc fondée sur le principe d’égalité entre hommes et femmes et entre classes sociales, principe qui abolit les conceptions traditionnelles de la supériorité des hommes par rapport aux femmes et de certaines castes considérées « nobles » et donc au-dessus du commun des mortels.

Or, cette question des castes et de ceux qui cherchent à entretenir une hiérarchie sociale où certains humains sont, par « nature », supérieurs aux autres, est au coeur du roman et est aussi reliée à l’épopée du patriarche. À travers la généalogie complexe de la famille de Yelli, il s’avère en effet que sa fille adoptive, Naarou, et sa femme, Tacko, sont aussi parentes mais en raison d’un mariage « dégradant » du père de Tacko qui épouse, en deuxièmes noces, Sadaga, une esclave, la grand-mère de Naarou. Cette généalogie « honteuse » qui n’est pas inscrite dans l’épopée familiale, amène un jour Tacko à traiter sa fille adoptive d’esclave, de manière injurieuse, créant une rupture profonde au sein de la famille. Naarou, voulant répliquer sans blesser Yelli, décide de rectifier la situation à travers l’épopée en affirmant la noblesse de ses ancêtres esclaves, noblesse non plus au sens des castes, mais noblesse de coeur au sens de l’héroïsme à toute épreuve qui définit le héros épique. Ainsi, faisant part à sa mère biologique, Penda, de son conflit avec Tacko, Naarou affirme :

Je descends de Warèle et de Biti qui ont joué un rôle déterminant dans l’épopée. C’est Naani en personne qui me l’a appris quand j’étais toute jeune. Je n’ai jamais pensé à une cloison entre Warèle, Biti, Sarebibi, Dioumana et les autres, mais comme Mère me traite d’esclave, je revendique Warèle et Biti ; je revendique leur part d’héroïsme… Qui dit qu’elles n’étaient pas de sang royal comme ces millions d’êtres dont le destin a basculé le temps d’un éclair parce que des aventuriers les ont arrachés à leur famille, à leur terre, à leur histoire, ou parce qu’ils ont perdu un combat…

JP, p. 69

Et la suite du roman présentera effectivement cette « rectification » de l’épopée par la valorisation des personnages esclaves et aussi de Dioumana, la mère du patriarche, Yellimané.

L’on constate donc qu’à travers le personnage de Naarou, le roman d’Aminata Sow Fall modifie les conventions de l’épopée traditionnelle qui, généralement, se construit autour d’un personnage masculin, noble fondateur de dynastie ou guerrier intrépide sans égal. Naarou fait valoir que les femmes et les esclaves ont joué un rôle aussi déterminant dans l’épopée. Autrement dit, en intégrant l’épopée dans la forme romanesque, Aminata Sow Fall établit l’égalité des rôles des hommes et des femmes, des « bien nés » et des gens ordinaires, etc. C’est une épopée « romancée » que nous lisons, qui présente de grands moments héroïques (comme la scène du sacrifice de Dioumana pour sauver le mari qui l’a répudiée), mais aussi les états d’âme, les doutes, la douleur des coeurs brisés et des familles déchirées. Du point de vue historique, le texte apparaît donc également comme une représentation « téléscopique » de la naissance même du roman, de la transformation qui s’est opérée dans les genres lorsque le héros élu des dieux a cédé sa place à l’homme ordinaire. Et quelque part au cours du xxe siècle, celui-ci a dû céder une place aussi à la femme ordinaire : celle qui insulte sa fille, celle qui quitte son mari pour se remarier avec lui ensuite, celle qui se sacrifie pour le bien du peuple, celle qui pardonne à sa mère mal inspirée, etc.

Oui, sans doute faut-il connaître les textes fondateurs, les aimer aussi, mais pas « à la folie » : tomber sous leur « dictée » produit des dérives [6] qui sont clairement stigmatisées chez Aminata Sow Fall comme chez Pineau. Ces textes d’écrivaines déconstruisent toute conception voulant que telle forme soit supérieure à une autre — l’écrit ou l’oral, les genres traditionnels ou les genres « importés », la « grande » littérature ou la paralittérature, etc. — de la même façon que le roman de Sow Fall met en cause, conformément au principe de l’égalité, toutes les hiérarchies qui établissent la supériorité de certains humains sur les autres. Les formes qui ont fait leurs preuves ne peuvent rester intactes indéfiniment.

Malika Mokeddem : métissages textuels

C’est également ce principe d’égalité dans les formes, principe transhistorique et transculturel, qui prévaut chez Malika Mokeddem. Dans Le siècle des sauterelles, c’est le personnage principal, Yasmine, qui incarne cet idéal de l’égalité des races, des cultures et des pratiques littéraires et, plus généralement, artistiques de création. Yasmine est la fille d’une « esclave rebelle et d’un père poète » (SS, p. 266) qui se sont installés dans le désert, solitairement, pour fuir les persécutions de la société. Le père, Mahmoud, appartient à une famille algérienne dépossédée de ses terres par les « sauterelles » qui ont envahi le pays en 1830, roumis contre lesquels les hommes de la tribu ont mené le baroud (combat) depuis trois générations. Son grand-père et son père étant tombés au cours de ces raids contre les colons, le devoir de Mahmoud est de les venger, mais il choisit les études et la poésie. Injustement accusé d’avoir incendié la maison des colons qui occupent les terres de ses ancêtres, il se réfugie dans le désert, territoire des nomades, en compagnie de Nedjma, une jeune esclave noire rencontrée au cours de sa fuite devant les gendarmes coloniaux. Ce couple rebelle vivra alors paisiblement en marge de la société avec leurs deux enfants, jusqu’au jour où de mystérieux cavaliers viennent assassiner Nedjma et son bébé, jetant Mahmoud sur les chemins de la vengeance, accompagné, cette fois, de sa fille de huit ans, Yasmine.

Devenu père célibataire, Mahmoud se trouve alors à assumer le rôle de figure identitaire pour Yasmine qui en arrive à adopter souvent un comportement plutôt masculin. Celui-ci est renforcé par le fait que son père lui apprend à écrire puisque, à la suite du traumatisme de l’assassinat de sa mère, Yasmine a perdu l’usage de la parole. Il apparaît ainsi que le personnage de cette jeune fille métisse est la figure par excellence du décloisonnement, de la transgression des frontières instaurées par la société : entre les races, entre les cultures, entre les rôles de l’homme et de la femme, entre l’écriture et la tradition orale. Il est clair, en outre, que le métissage racial et culturel de Yasmine est avant tout le fruit d’un « métissage textuel ». Pour tout lecteur de romans maghrébins, il ne fait aucun doute que ce personnage « naît » d’un croisement transculturel entre plusieurs textes fondateurs de l’espace littéraire maghrébin. Yasmine est la fille de Nedjma, qui est manifestement indissociable de la première Nedjma, figure célèbre et incontournable de la littérature algérienne, car « fille » de Kateb Yacine [7] : incarnation d’une nouvelle Algérie que tous appellent de leurs voeux à la veille de l’indépendance, cette dernière, comme la critique l’a maintes fois souligné, est également un personnage métis, issu de l’union éphémère d’une mère juive française et d’un père à l’identité incertaine. Figure de la « greffe » de la langue française sur une culture arabo-berbère millénaire, « l’étoile » du roman de Kateb a été élevée dans un milieu bourgeois de Bône (sur la Méditerranée) ; enlevée, elle sera séquestrée dans une grotte à l’intérieur du pays, lieu emblématique de l’héritage préislamique du peuple algérien et de son appartenance au continent africain (les deux ravisseurs de Nedjma, Si Mokhar et Rachid, se feront à leur tour enlever la femme convoitée par un « nègre » anonyme qui sera son nouveau « gardien »).

Ainsi, appartenant à la génération d’écrivains qui succède à celle de Kateb, Malika Mokeddem est en quelque sorte « fille de Kateb » et, en créant la fille de Nedjma, elle écrit dans le prolongement de ce texte fondateur tout en s’écartant de cet héritage. Réinventée en tant que mère noire, esclave rebelle, Nedjma, dans le roman de Mokeddem, traduit non plus l’appropriation de la langue de l’Autre (de la modernité), mais la quête des racines africaines : racines perdues, disparues comme la mère de Yasmine, mais dont les traces perdurent dans la « couleur » de la fille (et, par-delà, dans l’imaginaire littéraire du Maghreb). Cependant, il est clair également que la « fille de Nedjma » a par ailleurs une deuxième « mère », explicitement inscrite dans le roman elle aussi, où elle apparaît comme une « étoile » dans le ciel de l’écriture des femmes : Isabelle Eberhardt. Célèbre voyageuse du début du xxe siècle, qui sillonne l’Algérie déguisée en homme, précurseur des lettres « méditerranéennes » qui précède de loin le « père » Kateb, Eberhardt est présentée chez Mokeddem comme un modèle dont s’inspire le personnage de Yasmine et dont l’écriture même de Mokeddem porte les traces. Ainsi, lorsque Mahmoud et sa fille se trouvent à Aïn Sefra, Yasmine insiste pour aller sur la tombe de cette roumia hors du commun dont son père lui a maintes fois parlé, espérant par cet exemple encourager l’apprentissage de l’écriture chez sa fille. En effet, la jeune fille ne tarde pas à « marcher dans ses pas » :

Cependant, il est une histoire où les faits semblent avoir la même importance que le rythme de la narration. C’est celle de la roumia Isabelle Eberhardt. Isabelle lui est un mot oiseau aux ailes longues et légères, d’un bleu azuré. […] Eberhardt est âpre et violent, comme un râle de vent de sable, comme la furie des crues des oueds. Pourtant, à l’évocation de ce nom, un doux songe de filiation englobe sa raison dans son halo doré. Un songe où une femme marche et écrit. Une roumia habillée en bédouin et nimbée de toutes les étrangetés. Alors, déguisée en garçon et mue par une singulière envie d’identification, Yasmine marche sur ses traces, dans la même contrée et dans l’écrit.

SS, p. 165

Cette envie d’identification amènera finalement Yasmine à devancer son père, car Eberhardt deviendra doublement « modèle » pour Yasmine : en tant que figure d’écrivaine (celle qui relate ses expériences) et en tant que figure de la relation respectueuse entre les peuples. Ainsi, lorsque Mahmoud reprend le chemin de la vengeance dans la « noble » tradition guerrière de sa tribu [8], Yasmine lui écrit pour l’exhorter à y renoncer, quitte à chercher asile loin du pays natal :

À ton aune, j’ai échappé à une éducation de fille et de femme. Et tout comme toi je suis aussi inapte à la soumission qu’à la réalité. Il faut que tu reviennes. Il nous faut fuir le piège de la vengeance dans lequel, sans jamais le nommer, nous avons piétiné depuis si longtemps. Nous irons en pays étranger où je pourrai marcher et écrire comme la roumia Isabelle, où tu pourras dire tes belles histoires en toute liberté.

SS, p. 267

L’ensemble du roman se lit ainsi comme une affirmation des principes de « liberté, égalité, fraternité » transposés dans le domaine de l’inspiration et de la création littéraires autant que dans les relations interculturelles.

La « filiation » entre les écrits d’Eberhardt et Le siècle des sauterelles se manifeste en outre à travers une intertextualité plus précise. Une nouvelle de 1902 intitulée « Yasmina » met en scène une jeune Bédouine et ses amours impossibles avec un officier français. Ce jeune couple échoue en se soumettant à « la volonté du père », de part et d’autre. Et dans ce cas aussi, le dialogue intertextuel que pratique Mokeddem l’amène à faire évoluer les figures de ses prédécesseurs : ses personnages ne se soumettent pas aux discours dominants ; ils frayeront leur propre voie, exerceront leur propre voix. En effet, après le départ de Mahmoud, Yasmine retrouvera la parole et, se faisant chanteuse et conteuse, elle parcourt tout le Maghreb, se rendant jusque dans l’Afrique subsaharienne de son héritage maternel, métisse rebelle et poète selon le double legs de ses parents. Notons par ailleurs que, dans ce dialogue doublement transculturel, Mokeddem adopte également la technique diglossique d’Eberhardt qui consiste à intégrer régulièrement des mots arabes dans le texte français (gourbi, oued, douar, roumi, guerba, mektoub, etc. [9]), comme pour mieux affirmer le décloisonnement des langues et des cultures.

Au terme de ce parcours rapide des romans de Pineau, Sow Fall et Mokeddem, un constat s’impose : tous procèdent à un questionnement de l’héritage, de la parole reçue, orale ou écrite. L’on ne saurait affirmer toutefois que cette interrogation des formes relève d’une prise de position « féministe » au sens idéologique du terme : aucun des romans ne stigmatise l’origine « masculine » des genres ou des textes qui constituent cet héritage : contes, épopées et paraboles bibliques se transmettent collectivement depuis des millénaires ; chez Mokeddem, la référence à Kateb reste implicite ; Yasmine est autant « fille » de Kateb que « fille » d’Eberhardt. La question du rapport des femmes à l’héritage littéraire se pose néanmoins de manière implicite. Rappelons qu’il a été maintes fois souligné que, même dans les cultures de tradition orale, les femmes n’ont pas été exclues de la sphère littéraire : elles ont été (et sont) griotes, chanteuses et conteuses hors pair, même si leur statut diffère de celui des hommes. Insistant sur le caractère didactique des genres typiques de l’oralité, on a même conclu, et il n’est pas rare d’entendre répéter, encore aujourd’hui, que les femmes sont « gardiennes de la tradition ». Ce dont l’oeuvre de ces trois romancières témoigne, c’est qu’il s’agit manifestement là d’une idée reçue qui est sans fondement dans le domaine des formes littéraires. Si, dans ces trois textes, il ne s’agit certes pas d’oublier ni même d’abolir simplement les formes canoniques, il n’est pas non plus question de les « garder » précieusement pour les transmettre, intactes, de génération en génération. Au contraire, les femmes se révèlent ici de fervents avocats de l’évolution et de la transformation. Ce ne sont pas les origines du modèle qui importent ou qui priment (masculin/féminin, oral/écrit, indigène/étranger), mais l’adéquation entre la voix du sujet énonciateur et la forme de l’énoncé. Et puisque les humains, contrairement aux dieux, ne peuvent créer du nouveau ex nihilo (même pas les femmes), quoi de mieux pour échapper au vieillissement et à la sclérose des formes que la procréation, le dialogue, la relation ? Pineau, Sow Fall et Mokeddem se montrent ici d’excellentes relationnistes.