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On s’est récemment penché sur certains des phénomènes de travestissement qui, dans le premier ouvrage publié sous le nom d’Hélisenne de Crenne [1], les Angoysses douloureuses qui procedent d’amours (1538), permettent à la voix auctoriale de se moduler au féminin (dans la première partie du récit) et au masculin (dans les deuxième et troisième parties), de manière à décrire successivement l’expérience amoureuse d’une femme et celle d’un homme [2]. Une modulation analogue semble se retrouver dans les Epistres familieres et invectives (1539), lorsque, dans sa treizième lettre familière, Hélisenne, jusque-là l’unique scriptrice, prête momentanément sa plume à une voix masculine. La rubrique-argument qui précède la lettre indique en effet que l’épistolière y sert de truchement à un gentilhomme qui « aspiroit de rendre certain de ses nouvelles ung sien fidele compaignon [3] ». Dans la mesure où le contenu de la missive « estoit digne d’estre en perpetuel silence conservé » (EFI, p. 97), la lettre fut rédigée de telle sorte qu’elle ne soit compréhensible que pour le destinataire. Ainsi soumise à un mécanisme de voilement tant de l’identité du locuteur que du sens du message, cette épître cryptique demeure à ce jour la portion la moins étudiée du recueil.

Pourtant, la fonction de la treizième épître s’éclaire lorsqu’on considère que ce texte cherche avant tout à attirer l’attention du lecteur sur la mise en scène épistolaire elle-même plutôt que sur le contenu du message, probablement voué à rester indéchiffrable, mais où se font entendre des inflexions amoureuses, inattendues dans le contexte d’une épître en prose dite familière. Il me semble que l’opacité qui caractérise cette lettre peut être interprétée comme un travestissement à la fois de l’identité du locuteur et du genre épistolaire utilisé [4]. D’une part, une femme y énonce un discours censément masculin ; de l’autre, le registre familier cache une lettre dont on peut présumer, sans pouvoir le prouver, qu’elle est de nature amoureuse. Dans les deux cas, le texte opère un brouillage des codes d’appartenance, conséquences de jeux de travestissement que la présente étude vise à éclairer en tant que manifestation problématique du dévoilement de soi. En effet, s’il s’agit bien d’une lettre d’amour déguisée, ce qui s’y exprime relève d’un registre qui ne trouve aucune autre place dans ce recueil, où il est question d’amour — pour le fustiger (épîtres familières 5 et 8), le confesser (épîtres familières 10 et 11) ou le nier (épîtres invectives 1 et 3) —, mais où, conformément aux catégories génériques annoncées par le titre, ne figure aucun discours amoureux. Dans une perspective d’intertextualité propre au corpus hélisénien [5], le recours au subterfuge du travestissement en tant que véhicule de l’expression codée du sentiment amoureux doit probablement se comprendre comme le prolongement des problèmes de communication (dissimulations, détractions, faux rapports, malentendus) qui, dans les Angoysses, marquent la relation illicite — et censément secrète — entre Hélisenne et Guenelic. Tout en invitant à une telle lecture contextuelle, qui permet à l’imagination de combler les vides référentiels du texte, le travestissement refuse néanmoins le plein dévoilement de son sens, comme si la lettre amoureuse ne pouvait être rendue publique qu’en conférant au lecteur le statut de voyeur. Éminemment conventionnelle aux xvie et xviie siècles [6], la lettre d’amour trouve ici une interprétation ludique où le travestissement voile le sens de l’épître tout en mettant en scène l’ambiguïté d’une rhétorique amoureuse qui se déclare par le simulacre d’un lien épistolaire « familier ».

Lectures et relectures

Ce voilement du sens a été signalé par les commentaires critiques portant sur cette lettre, fort peu nombreux et substantiels en comparaison avec les études consacrées aux épîtres invectives [7]. Constatant le caractère cryptique de la treizième lettre familière, sans trop s’attarder à ses aspects problématiques, ces commentaires s’appuient sur le préambule descriptif que propose la rubrique-résumé et que je reproduis ici intégralement :

Epistre par ma dame Helisenne composée, laquelle elle fist à l’instante priere d’ung gentil homme, qui tres affectueusement aspiroit de rendre certain de ses nouvelles ung sien fidele compaignon : mais pource que la chose dont, il le vouloit advertir, estoit digne d’estre en perpetuel silence conservée, Il requist que escripte fut si occultement, qu’a nulz excepté son compaignon elle fut intelligible.

EFI, p. 97

Ainsi, dans leur traduction anglaise du recueil, Mustacchi et Archambault laissent entendre que la lettre aurait été écrite par Hélisenne à la demande d’un homme voulant qu’elle envoie des renseignements sur elle-même et sa passion amoureuse à un ami non identifié. Cette lecture repose sur une interprétation intéressante du possessif dans l’expression « ses nouvelles », qu’il faudrait ainsi comprendre comme se rapportant non au gentilhomme, mais à Hélisenne elle-même [8]. À partir de cette prémisse, les traducteurs affirment, sans en faire la démonstration, qu’Hélisenne aurait rédigé une lettre codée à l’intention de son amant [9]. Dans l’édition du recueil qu’il a fait paraître en 1996, Jerry Nash reprend la même idée en affirmant que cette lettre correspond à « “la cordialle et fidele amour” d’Hélisenne envoyée à son amant par l’intermédiaire d’un de ses compagnons », sans trop s’attarder au fonctionnement d’une telle médiation épistolaire [10]. Dans le même sens, Luc Vaillancourt privilégie une interprétation amoureuse de cette missive : « La dernière épître “familière”, composée par Hélisenne au masculin, semble être un message codé destiné à son amant. Elle lui révèle toutes les souffrances endurées pour lui et l’assure de la constance de son amour [11]. » Les motifs d’une telle lecture restent cependant imprécis. Il est vrai que les possibilités interprétatives que nous offre cette épître sont limitées. Si la lettre est « escripte […] si occultement » pour n’être compréhensible que pour le destinataire, à l’exclusion de tout autre lecteur, comment peut-on espérer la décoder ? Comment appréhender une rhétorique épistolaire qui met à mal la triangularité entre l’épistolier, le destinataire et le lecteur que suppose tout recueil destiné à la publication [12] ? Si, dans des études antérieures, je me suis surtout arrêté au mécanisme de refus de sens qu’exhibe la lettre [13], le temps est venu de forcer ce mécanisme en documentant l’hypothèse d’une lettre amoureuse travestie.

Une singulière épître familière

Tout juste avant les cinq épîtres invectives formant le deuxième volet du recueil, la treizième et dernière lettre familière se présente comme un hapax au coeur même d’un ensemble de textes épistolaires dont la finalité est généralement claire, qu’il s’agisse de consolatio ou d’exhortatio dans les premières lettres familières, ou d’objurgatio dans les invectives [14]. Parmi les aspects de cette lettre qui concourent à son indétermination sémantique, constatons tout d’abord l’identité apparemment masculine du locuteur, si l’on se fie aux marques de « généricité » (au sens de gender) qui lui sont associées. Ainsi en est-il de l’usage systématique du masculin dans l’accord des participes passés et des adjectifs. Par exemple, lorsque l’épistolier affirme au début de la lettre : « ceste veritable opinion […] te faict estimer que je soye plus stimulé, et violentement pressé » (EFI, p. 97), les participes « stimulé » et « pressé » sont accordés au masculin. Dans la mesure où l’auteure n’hésite pas, ailleurs, à utiliser le féminin dans des contextes similaires, il est clair que l’on veut donner à entendre que l’épistolier est un homme, tout comme le destinataire, désigné par l’expression « mon amy ». Loin d’être accidentel, l’usage du masculin est confirmé par les autres références de la lettre où le locuteur dit appartenir au sexe masculin, notamment lorsqu’il soupçonne son destinataire de « mentalement [l’]accuser d’estre homme de petite consideration » (EFI, p. 97).

Curieusement, le lien entre l’épistolier et son destinataire est tributaire d’images davantage associées à une relation amoureuse qu’à un lien d’amitié, au sens moderne du terme. Se disant « aveuglé d’affection », l’épistolier parle de la « cordialle et fidele amour » qu’il porte au destinataire (EFI, p. 97) ; plus loin, il affirme avoir aimé celui-ci d’une « amour fervente » (EFI, p. 98). Si certaines expressions peuvent évidemment s’appliquer à l’amitié [15], elles sont associées à un sentiment d’excès qui, dans les lettres précédentes, affectent la description du sentiment amoureux mais pas la relation avec le destinataire, qui est de nature amicale comme nous le verrons plus loin. Ainsi, lorsque l’épistolier affirme : « O […] combien excessive est l’inveterée amytié, en mon cueur inserée » (EFI, p. 98), il semble parler d’autre chose que d’amitié, ce que confirme, à la page suivante, la référence à « l’invincible puissance d’amour » en rapport avec la détermination imprudente de son correspondant en ce qui a trait à un projet les concernant tous deux et comportant des risques pour le destinataire :

Tu dis estre appareillé d’empenner ton obeissance pour accomplir cela que tu estimerois m’estre aggreable et acceptable, en peine de succumber au mesme peril du temeraire Icarus. Je te certifie que rememorant tes discrettes parolles par toy à moy exprimées, tu me donne merveille. Mais congnoissant l’invincible puissance d’amour, je te croy : toutesfois si la verité tu veulx dire premier que venir à ceste determination, tu as senti ung merveilleux debat en toy entre ton altissime prudence et ton excessif amour.

EFI, p. 99

À moins d’être interprétées comme l’expression — peu probable — du désir homosexuel, de telles références allusives liant deux hommes sont d’autant plus curieuses que l’épistolier, au risque d’un certain efféminement [16], se décrit un peu plus tôt au moyen d’une métaphore amoureuse généralement associée à la femme : « […] car tu scais indubitablement que j’aspire trop plus à te livrer le chasteau, par toy assiegé, que toy mesmes n’as de desir de le posseder » (EFI, p. 97). Bien que la notion d’amitié renvoie à l’époque à une charge émotive qui peut être confondue avec l’amour [17], l’usage de ce type d’image suggère un cadre relationnel amoureux, hypothèse que renforcent les formules de rapport au destinataire qui, dès l’incipit de la lettre, lient de façon serrée le « je » et le « tu [18] », établissant un degré de proximité plus grand que dans les autres lettres familières :

Après avoir quelque temps consumé en la consideration de tes escriptz, je puis facilement conjecturer, que tu te persuade que je te veuille increper, te attribuant le vice de pusillanimité, Toutefois je te certifie que jamais telle chose en ma pensée ne tint lieu d’occupation.

EFI, p. 97 ; je souligne

Que cette intimité soit sujette au secret n’est guère surprenant quand on pense que, dans la neuvième épître, Hélisenne s’adresse à son amie Clarice en l’incitant à « ne faire indice de [son] amoureuse flamme » (EFI, p. 84), soulignant du même coup la vulnérabilité de la passion féminine face à l’opinion publique. Sous cet éclairage, il est compréhensible que la force de la « fervente amour » (EFI, p. 98) qu’évoque la treizième épître implique qu’elle doive être à la fois confiée et dissimulée, dispositions contradictoires qui nous renvoient à ce qui est au coeur même de la dynamique amoureuse du personnage d’Hélisenne dans la première partie du roman de 1538 [19].

Du côté des Angoysses

C’est d’ailleurs probablement en effectuant une lecture croisée des Angoysses et des Epistres que peut s’éclairer davantage le caractère énigmatique de la lettre qui nous intéresse. Cette lecture est facilitée et encouragée par le fait que les Epistres, qui n’ont connu qu’une édition en texte indépendant (1539), ont été intégrées à partir de 1543 dans le recueil des Oeuvres d’Hélisenne, favorisant, dès lors, une lecture conjointe et continue de ce corpus. Dans un premier temps, en raison de la présence de Quezinstra comme destinataire de la douzième lettre, on est tenté de reconnaître, dans ces figures masculines laissées sans identité précise [20], les compagnons d’aventure que sont Quezinstra et Guenelic dans les Angoysses. Toutefois, la rubrique-argument et la nature même du discours tenu par le scripteur nous invitent à considérer que cette relation amicale en cache une autre de nature amoureuse, d’autant que, dans certaines des lettres familières qui précèdent, le sentiment amoureux féminin est évoqué ou avoué. Ainsi, les lettres 5, 8 et 9 font état de l’amour de Galazie et de Clarice. Quant aux lettres 10 et 11, elles se veulent une confession adressée à Galazie de la « cupidité venericque » (EFI, p. 86) à laquelle Hélisenne dit désormais être soumise et qui, pour tout lecteur du corpus hélisénien, convoque forcément la figure de Guenelic, même si ce personnage n’est jamais nommé dans le recueil. À la lumière de cet implicite contextuel, il semble possible de considérer que de la même façon qu’Hélisenne, dans les deuxième et troisième parties du roman, « parle en la personne de son amy Guenelic [21] », assurant le relais qui permet à celui-ci de devenir le narrateur, l’épistolière fait appel, dans la treizième épître, à une forme de ventriloquie par laquelle elle contrefait la voix d’un homme pour adresser un discours amoureux à un amant dans lequel il est loisible de reconnaître Guenelic. C’est ce que nous engagent à croire, dans la lettre, les divers rappels de la relation amoureuse des Angoysses : la peur de la divulgation, l’incompréhension mutuelle, les supputations quant à la conduite de l’autre, le rôle de la jalousie, et même la séquestration d’Hélisenne par son mari, évoquée dans la douzième lettre, où l’épistolière exhorte Quezinstra à ne pas « discontinuer les remonstrances » faites à son époux dans le but de convaincre celui-ci que c’est à tort qu’il lui « preste matiere de [l]’angustier et adolorer » (EFI, p. 96).

Par sa forme même et son contenu allusif, la treizième épître familière semble transposer la communication problématique qui hante la première partie du roman. On sait que, dans cette partie des Angoysses, les relations entre les amants sont soumises aux aléas d’échanges difficiles, marqués par la dissimulation ou le mensonge, et fortement influencés par les commérages, détractions et faux rapports [22]. À l’instar de la difficulté qu’éprouve Hélisenne, dans le roman, à interpréter la conduite de son amant, le scripteur de la dernière épître familière semble peiner à comprendre le comportement du destinataire. Dès le début de la lettre, cela se traduit par la présence de nombreuses formules prudentes, par lesquelles l’épistolier suggère des hypothèses, des opinions dont la valeur est relative. Le doute plane sur ce que l’on pense de l’autre et sur ce qu’on pense que l’autre pense de soi, d’où l’usage de verbes comme conjecturer, attribuer, impropérer, souvent associés à des conditionnels, comme l’illustre bien l’incipit de la lettre qui est reproduit plus haut (EFI, p. 97).

C’est à la lumière de ce doute qu’il faut comprendre le reproche de pusillanimité, adressé au destinataire, qui, dès le début de la lettre, n’est pas sans évoquer la tiédeur amoureuse qu’Hélisenne reproche à Guenelic dans le roman [23]. Bien que, dans la treizième épître, le scripteur formule ce reproche en affirmant n’avoir jamais pensé à une telle chose (« […] je te certifie, que jamais telle chose [le vice de pusillanimité] en ma pensée ne me tint occupation » [EFI, p. 97]), la seule présomption de la faute suffit à entacher le destinataire. Comme Guenelic dans le roman, ce dernier semble partagé entre son désir et l’inquiétude qu’il éprouve quant aux conséquences de celui-ci ; on dit à son propos qu’il sent en lui « ung merveilleux debat » entre son « altissime prudence » et son « excessif amour » (EFI, p. 99). Par contraste, soupçonné par son destinataire d’être « aveuglé d’affection » et « violentement pressé par temeraire hardiesse » (EFI, p. 97), l’épistolier nous fait penser au personnage d’Hélisenne dans le roman, rendue excessive par l’amour qui la fait agir « comme femme du tout alienée de raison » (AN, p. 118). Lourd d’« inconveniens futurs » (EFI, p. 98), le projet commun des correspondants s’exprime à travers la métaphore déjà évoquée du château assiégé par le destinataire, l’épistolier se disant emprisonné (« si j’estoye en ma liberté » ; EFI, p. 102) et sous la surveillance d’un « vigilant et soliciteux gardien » (EFI, p. 98). Cette situation évoque évidemment la détention d’Hélisenne dans le château de Cabasus, d’autant que le gardien en question, un « cler voyant Argus », est accompagné d’une « infelice et mauldicte creature » (EFI, p. 102), dont la description n’est pas sans rappeler la dame maldisante qui s’applique à « molester et aggraver [l]es tourmens » d’Hélisenne à Cabasus (AN, p. 425). De plus, la difficulté évoquée à la fin de la lettre quant à sa transmission, en raison « de la continuele assistance de la predicte abhominable creature » (EFI, p. 103), c’est-à-dire la dame maldisante, renvoie aux obstacles qui, dans la troisième partie du roman, retardent la rencontre des amants et les contraignent à user du « benefice litteraire » — le commerce épistolaire — pour communiquer l’un avec l’autre (AN, p. 433).

Ces indices, de nature intertextuelle, nous suggèrent donc une analogie avec la situation amoureuse du roman, analogie préparée par les lettres précédentes et qui nous dispose à voir Hélisenne non pas seulement comme un simple « prête-plume », mais comme la scriptrice véritable de cette lettre, cherchant à dissimuler la nature de ses sentiments, comme elle tente de le faire si souvent dans le roman [24].

Un discours amoureux travesti

Admettre l’hypothèse d’un tel travestissement identitaire implique de considérer que cette lettre censément familière connaît un infléchissement vers la lettre amoureuse, mais selon une modalité qu’il est difficile de cerner. Si la lettre familière a fait l’objet de nets efforts de théorisation dans divers traités épistolographiques de la première moitié du xvie siècle [25], la seconde, en dépit de ce à quoi on s’attendrait, est plus problématique d’un point de vue définitoire [26]. Selon les manuels d’art épistolaire et les secrétaires qui se développent à la Renaissance [27], la lettre d’amour paraît plus strictement codifiée que la lettre familière, puisque celle-ci est vouée, selon les prescriptions érasmiennes, à s’adapter à de multiples situations et correspondants [28]. Ce codage, qui emprunte une bonne partie de ses conventions à la tradition de la lyrique pétrarquiste [29], s’affiche, dans les recueils de lettres amoureuses antérieurs ou contemporains à l’ouvrage d’Hélisenne, par l’usage de l’épître en vers qui rend ostensible la littérarité de la lettre amoureuse [30].

Dans les Angoysses, Hélisenne privilégie pour sa part l’épître amoureuse en prose, en s’inspirant directement des lettres qui figurent dans la traduction française du Peregrin de Jacopo Caviceo [31]. Ces lettres que s’adressent les amants optent pour une rhétorique amoureuse manifeste dont le contexte narratif vient en outre préciser l’orientation [32]. Le parti pris de la lettre 13 est tout autre : l’idée de code doit y être comprise au sens de chiffre, de cryptage. L’imprécision du cadre référentiel rend difficile l’interprétation de la rhétorique qui cherche à s’y exprimer [33]. N’est-ce pas parce qu’il y est question de cette « amour vitieuse », dont parle Pierre Fabri dans la section sur les « lettres missives » de son traité, répugnant à donner des exemples d’expression épistolaire de ce sentiment, comme s’il valait mieux le passer sous silence [34] ? Si, sous l’Ancien Régime, ainsi que l’affirme Maurice Daumas, « [é]changer des lettres est au fond une façon de faire l’amour à distance, donc de conserver une certaine honnêteté », il est assez normal que la lettre d’amour opte ou bien pour l’étalage du sentiment amoureux ou bien pour le secret et la prudence [35], en pratiquant un langage hermétique ou « hiéroglyphique [36] ». Ce désir de secret dans les échanges amoureux est clairement exprimé par Alessandro Piccolomini dans la section ayant pour manchette « Que deux personnes amantes doivent parler en tierce personne de leurs affections et desirs [37] », de son Dialogo della creanza de le donne (1539), selon la formulation de la version française procurée par François d’Amboise :

Souventesfois en compagnie [les personnes amantes] pourront descouvrir la condition de leur pensée, et l’estat de leur amitié l’un à l’autre par noms feints et empruntez, qui se trouvent en Amadis et aux Romans : et faisant semblant de conter des nouvelles et fables, tenir un langage qui ne s’entend que d’eux, lequel ne sera prins des autres qui l’escouteront que pour contes de Chevaliers errans ou fables [38].

Il n’est guère difficile d’imaginer les conséquences, dans le champ épistolaire, d’un tel usage de la fiction et de la « feintise » dans le but de favoriser une communication cryptée entre les amants qui peuvent ainsi « faire entendre la qualité de leur passion » comme s’ils « avoient la commodité de parler seuls privément ensemble [39] ». Doit-on se surprendre que, à la même époque, Michel d’Amboise ait intitulé l’un de ses ouvrages Le secret d’amours, mettant la pratique épistolaire amoureuse sous le signe du secret, même si, dans les faits, les vingt épîtres en prose qui figurent dans son livre ne sont en rien hermétiques [40] ? Manifestement, l’important est ici de suggérer le secret plutôt que de l’actualiser dans les lettres.

À cet égard, dans le cadre d’un recueil épistolaire, la treizième lettre familière semble être l’un des rares exemples à son époque d’un réel chiffrage amoureux, qui illustre particulièrement bien l’expression « parler en tierce personne » qu’utilise Piccolomini, grâce à un discours indirect et controuvé qui est censé révéler à la personne concernée ce qu’il faut dissimuler à autrui [41]. La nécessité à la fois de taire et de révéler l’amour illicite est un motif récurrent dans le recueil, tout comme dans le roman, d’ailleurs, où l’écriture des lettres s’effectue dans le secret et avec la plus grande prudence (mais en vain puisque le mari finit par les découvrir) [42]. Dans la treizième lettre, la prudence semble extrême, mais on se demande bien qui elle vise. Qui veut-on écarter ou tromper : le lecteur du recueil ? Pourtant, depuis les lettres 10 et 11, celui-ci est déjà au courant du sentiment qu’éprouve Hélisenne. Ce n’est donc pas la confession amoureuse qui paraît problématique, mais plutôt le fait d’exhiber un discours épistolaire proprement amoureux. Dans un ouvrage où, contrairement au roman, l’objet du désir n’est jamais nommé ou ouvertement convoqué, l’interprétation de la treizième épître comme lettre d’amour non assumée — puisqu’elle ne renonce pas à la désignation de lettre familière — attire notre attention moins sur son contenu que sur le décodage qu’on impose au lecteur. Le travestissement doit alors être compris non comme un déguisement parfait, qui occulte l’identité première, mais comme un masque partiel qui jette le doute sur la nature même de la lettre, en indiquant que le fait d’afficher le simulacre est probablement plus important que son plein dévoilement. De manière détournée, le registre familier s’investit alors d’un surplus de sens — absent du reste du recueil —, auquel contribue l’usage de l’érudition la plus marquée du groupe des lettres familières, ajoutant une couche supplémentaire de références à un ensemble déjà complexe et équivoque [43]. Si, dans les lettres invectives ou dans le Songe de 1540, l’érudition témoigne d’une volonté d’étaler un certain savoir et, du fait même, une ambition vraisemblablement humaniste [44], les références analogiques à des figures antiques (Argus, Icare, Achille et Patrocle, Priam, César) ne semblent pas mises ici au service de l’efficacité rhétorique du discours ; elles engagent plutôt ce dernier dans des avenues secondaires qui soulignent le caractère artificieux du discours. Notons le rappel de la thématique du secret et du cryptage que l’on peut sentir dans l’utilisation de la figure de Dédale, dont « l’artificielle ingeniosité » (EFI, p. 99), le labyrinthe, évoque l’effort à fournir pour déchiffrer le sens du texte et atteindre la sortie. Mais, comme le précise la fin de la lettre à propos des menaces qui pèsent sur l’épistolier et qui lui imposent un langage codé, « tout secret parler, est prevision de suspection » (EFI, p. 103). Par conséquent, le seul fait de pratiquer le cryptage révèle la présence d’un secret, à défaut d’en préciser la nature. Que nous reste-t-il, au moment de prendre congé, sinon cette « suspection », puisqu’on refuse au lecteur le partage de la familiarité des lettres précédentes, au profit d’un type d’intimité dont l’intelligibilité est problématique ?

Une rhétorique du simulacre ?

Si elle est en grande partie étrangère à la dialectique habituelle des recueils de lettres amoureuses, qui impose au sentiment amoureux une expression conventionnelle [45], la rhétorique cryptée de la treizième épître familière a pourtant un effet similaire : masquer le caractère singulier de l’expression amoureuse par l’usage d’une rhétorique qui attire l’attention du lecteur sur la littérarité et les effets du texte. Dans le contexte contre-exemplaire du roman [46], une telle volonté de dissimulation pourrait être interprétée comme la manifestation des débordements causés par l’amour, montrant jusqu’où va le désir de communiquer avec l’aimé [47]. Mais, dans le recueil, l’absence de cadre didactique voue essentiellement la treizième lettre à la seule monstration de la clandestinité. C’est entre les lignes qu’il faut lire l’essentiel : un aveu d’amour qui, au contraire de la confession amicale des lettres 10 et 11, n’arrive pas à se dire ouvertement. Réactivant le thème de la difficulté des amants à se parler, la lettre cryptée et les épîtres qui la précèdent inversent les données du roman, où la lettre amoureuse est possible mais où la confession à des tiers reste problématique. Ainsi, dans les Epistres, parler de cet amour à Galazie n’impose aucun codage, tandis que la confirmation de ce même amour dans une missive adressée à l’amant ne paraît guère envisageable, ne laissant à ce registre qu’un espace d’expression étroit et paradoxal qui n’en constitue pas moins le point culminant (mais « ténébreux », pour reprendre l’expression de Virginia Krause [48]) de la partie familière du recueil, faisant basculer celui-ci dans un ludisme qui cherche à rompre la stricte association entre femme et amour que les épîtres précédentes ont contribué à créer. Il n’est pas indifférent, à cet égard, que les épîtres invectives qui suivent maintiennent cette dissociation : Hélisenne y nie un sentiment amoureux que le lecteur sait pourtant être vrai, grâce à un déplacement du discours épistolaire vers des enjeux plus généraux qui touchent la valeur de la femme et son droit à l’écriture [49]. La rhétorique délibérative [50] qui s’épanouit dans ce groupe de lettres est par conséquent fondée sur une morale douteuse, pratique qu’annonce à sa manière la treizième épître familière qui, en tant que point d’articulation des deux volets de l’ouvrage, nous fait passer de la confession amoureuse à sa dénégation par le truchement d’un travestissement identitaire et générique. Ce faisant, elle contribue à illustrer la plasticité des pratiques épistolaires dont fait preuve Hélisenne dans le recueil en adoptant diverses postures éthiques (en tant que consolatrice, conseillère, amoureuse impénitente ou défenderesse des droits des femmes) qui empruntent de diverses façons à la formalisation de la contentio orationis [51]. La narrativité résultant de la succession de ces postures fait du recueil moins une simple compilation qu’une forme de protoroman épistolaire [52], soumis à l’esthétique de la varietas, chère aux humanistes, qui est d’ailleurs annoncée dans le préambule du recueil comme le principe moteur de l’écriture épistolaire d’Hélisenne (EFI, p. 55). Entre l’espace discursif familier des premières lettres et l’espace public de l’invective, obéissant tous deux à des codes clairs, la treizième lettre familière introduit le discours amoureux sur un mode ludique et indirect, au moyen d’une « imposture » constituant une façon paradoxale de décliner le moi amoureux, astreint à une rhétorique épistolaire qui est celle du simulacre.