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Dans un essai intitulé Shadows of the Indian, Raymond Steadman met en lumière l’importance de la figure de l’Amérindien dans la culture états-unienne : « Ils sont partout autour de nous, ces Indiens de l’ombre. Les fictions leur font porter divers chapeaux, mais peu d’entre eux les mettent en valeur [1]. » De la même façon, la figure de l’Amérindien habite l’imaginaire québécois et canadien-français depuis le début de la colonie. Plusieurs critiques réputés, comme Maurice Lemire et Fernand Dumont, en ont confirmé la présence, pour ne pas dire l’omniprésence, dans les discours politiques et culturels au Québec. Et pourtant, il n’y a eu jusqu’à présent qu’un nombre assez restreint d’études portant sur la nature et le rôle que joue cette figure dans l’économie de la problématique identitaire au Québec. Dans le cadre de mes recherches doctorales qui portaient sur l’analyse des contraintes architextuelles et narratives s’exerçant sur les figures de l’Indien dans la littérature canadienne-française au xixe siècle, j’ai développé un nouveau modèle interprétatif fondé sur le concept de réduction, modèle inspiré par les travaux de Jean-Jacques Simard sur les politiques et les stratégies gouvernementales canadiennes dans le dossier des affaires autochtones. Dans le texte qui suit, j’aimerais esquisser, dans un premier temps, le potentiel heuristique de cette notion de réduction, avant de proposer, dans un deuxième temps, une analyse de deux contraintes paratextuelles qui ont conditionné, à leur façon, la mise en discours de la figure de l’Indien dans la littérature canadienne-française au xixe  siècle : les titres et les intertitres des oeuvres mettant en scène des personnages amérindiens.

La réduction : une hypothèse de travail

Dans un essai intitulé La réduction. L’autochtone inventé et les Amérindiens d’aujourd’hui, Jean-Jacques Simard a développé un profil détaillé des pratiques et des stratégies gouvernementales canadiennes en matière de politiques autochtones, à partir de cette notion de réduction que j’ai mentionnée en introduction. « Réduire », écrit-il,

[…] signifie à la fois refouler, diminuer, amenuiser, appauvrir, simplifier, classifier, subjuguer, conquérir. Appliqué aux Amérindiens, il permet de définir spécifiquement la condition qui leur est faite dans la société canadienne : leur horizon […] sociohistorique a été à ce point réduit, tant du point de vue empirique que du point de vue imaginaire, qu’il leur est interdit de maîtriser et de définir leur destin collectif en tant que communautés ethniques dynamiques. […] Ils se trouvent comme emmurés (pratiquement et intellectuellement) dans un univers clos et simplifié, hors de l’espace-temps où se déploiera la société ouverte et complexe à laquelle ils appartiendront […]. Plutôt que ceux, banals et mal appropriés, d’exploitation économique, de domination politique ou d’assimilation culturelle, c’est le concept de réduction qui, me semble-t-il du moins, rendra le plus fidèlement et le plus spécifiquement compte du statut singulier des autochtones, en tant que catégorie composante de la société canadienne [2].

Dans l’économie des discours politiques, médiatiques et littéraires, Jean-Jacques Simard souligne de plus que le découpage conceptuel « Blanc/Indien » favorise efficacement la reproduction de ce qu’il appelle le « régime de réduction », car il renvoie à « deux archétypes culturels mutuellement opposés », en précisant que la simplicité même de cette dichotomie lui confère une extraordinaire efficacité idéologique pour expliquer et justifier l’enclavement des autochtones dans des réserves ethniques, territoriales et institutionnelles, à part et à l’abri de la société « des Blancs », ce qui les renvoie à la case départ : la « réduction [3] ».

Il est permis de postuler que cette notion de réduction, conçue au départ dans une visée sociologique, peut aussi être utilisée d’un point de vue littéraire. Il appert en effet que le phénomène décrit par Simard s’applique tout aussi bien au champ symbolique qu’au domaine social et que, dans cette perspective, l’idée de réduction peut également illustrer de façon pertinente le destin réservé à la figure de l’Indien dans la littérature canadienne-française [4].

Au fil de mes lectures, il m’est apparu qu’on avait peut-être eu tendance à exagérer la place réelle occupée par la figure de l’Indien dans les lettres canadiennes-françaises, et qu’il convenait sans doute de relativiser cette place. L’importance accordée par la critique à cette figure m’a d’ailleurs semblé assez mal cadrer avec le caractère fortement stéréotypé de celle-ci, ainsi qu’avec le rôle d’opposant que les écrivains canadiens-français lui ont très souvent fait jouer dans le schéma actantiel de leurs fictions. Il me semblait y avoir là un problème épistémologique de taille, qui méritait certainement d’être questionné et remis en contexte. Certes, on ne peut nier le fait que de nombreux textes de fiction font référence à des personnages ou à des réalités amérindiennes ; néanmoins, en cours de recherche, j’ai pu constater qu’il existait peu de données précises pouvant rendre compte de ce phénomène. Pour ne donner qu’un seul exemple, lorsque l’on considère le nombre de contes publiés dans les journaux et les périodiques du xixe siècle où il est fait mention d’Indiens, et que l’on compare ce nombre, soit quatre-vingt-trois (83), au nombre total de contes publiés au cours de la même période, soit quelques milliers, force est d’admettre qu’il ne représente qu’une infime partie de cette production. Il en va de même pour les poèmes, les romans et les quelques pièces de théâtre de cette époque qui nous sont parvenus. Seule une étude portant sur un corpus exhaustif semblait être en mesure de confirmer ou d’infirmer ces premières constatations.

Voilà l’une des raisons pour laquelle j’ai choisi d’étudier la figure de l’Indien dans un corpus aussi vaste que celui de la littérature canadienne-française au xixe siècle [5]. Il m’est apparu en outre qu’une telle recherche était susceptible, au moyen de l’établissement systématique du corpus, de brosser un tableau plus précis de l’occurrence de la figure, et aussi d’étudier son rôle dans l’ensemble du discours littéraire au xixe  siècle. Dans cette perspective, il m’a semblé pertinent de considérer que cette figure ne pouvait être dissociée du mouvement d’affirmation d’une identité nationale canadienne-française au lendemain de l’Acte d’Union, et qu’on ne pouvait l’interpréter hors du discours fondateur de la nation et de l’émergence progressive d’une « unanimité culturelle » au Canada français [6].

Au-delà d’une simple typologie qui n’aurait pu rendre compte de la mise en discours et de l’évolution de la figure tout au long du siècle, j’ai privilégié une approche favorisant l’étude du rôle de cette figure dans un discours qui s’est principalement distingué par la mise en valeur du Canada français, de son histoire, ses valeurs et son patrimoine culturel. Dans un tel contexte et à la lumière d’un premier dépouillement du corpus, j’ai ainsi émis l’hypothèse d’une réduction de la figure et de ses fonctions à l’intérieur du discours littéraire, réduction qui devait se traduire par le biais d’un processus d’effacement discursif et narratif dans l’ensemble de la production littéraire au xixe siècle.

En mettant l’accent sur les contraintes architextuelles et narratives de la figure de l’Indien, il est ainsi possible de montrer que cette figure n’existe pas en soi et qu’on ne peut l’isoler de ses multiples conditionnements : contextuels, intertextuels, paratextuels, génériques et esthétiques. Du coup, cette approche se distingue des principaux travaux qui ont été, jusqu’à ce jour, consacrés à la figure de l’Indien dans la littérature québécoise (ceux, notamment, de Donald B. Smith, de Gilles Thérien, de Maurice Lemire, de Fernand Dumont et de Gérard Bouchard) qui ne l’abordent pas selon la perspective des conditionnements régissant la constitution de la figure de l’Indien. Les travaux de Maurice Lemire, par exemple, en dépit de leur érudition remarquable, ne tiennent pas compte de ces multiples conditionnements. Dans la Formation de l’imaginaire littéraire au Québec (1764-1867), pour ne citer que cet ouvrage, Lemire ne cherche pas à mettre l’image de l’Indien en relation avec ses modes de balisage proprement littéraires et génériques. Son approche correspond en fait à une vision plus traditionnelle du personnage que celle que je préconise, qui tend au contraire à saisir la figure de l’Indien dans ses multiples dimensions et surdéterminations de nature générique et esthétique. Je propose plutôt de substituer à l’étude du « mythos indien » proprement dit, mythos par ailleurs admirablement décrit par Lemire, l’analyse des diverses composantes architextuelles et narratives contribuant à faire de l’Indien une figure ne pouvant être dissociée de son support langagier et esthétique. Dans la partie qui suit, on verra comment, en esquissant le rôle joué par les titres et les intertitres dans la constitution de la figure de l’Indien, il devient possible de dégager l’une de ces composantes.

Titres et intertitres

Du latin « titulus » (pancarte, affiche, écriteau, inscription), le titre est le premier élément du texte susceptible de toucher le lecteur. Dès le premier coup d’oeil, il assure donc une fonction de régie et de direction. D’après Serge Bokobza, chaque texte comporte deux parties, une longue qui est formée du corps textuel et une courte, brève, qui est le titre [7]. Alors que ce dernier annonce un programme de lecture, le corps du texte présente une actualisation du potentiel titré. Il ne fait aucun doute que le titre assure une fonction communicative, agissant comme un signal persuasif, en informant le lecteur prospectif dans le simple but de l’amener à lire le texte. Le premier contrat de lecture s’établit donc par le biais du titre, auquel est attachée une charge idéologique certaine : « Pour le lecteur, le titre est donc déjà un discours sur le texte à venir, qui veut non seulement dévoiler un contenu, mais aussi et simultanément mettre en relief les éléments porteurs d’intérêt [8]. »

Parmi les productions verbales et non verbales qui accompagnent le texte et lui servent d’écran, le titre est un des éléments introductifs qui offrent au lecteur une première source d’information quant au contenu du texte, ainsi qu’aux stratégies esthétiques et idéologiques de l’auteur. Comme le précise Umberto Eco dans Lector in Fabula, un « titre est déjà — malheureusement — une clé interprétative. On ne peut échapper à ses suggestions [9] ». De façon symbolique ou factuelle, le titre, en baptisant le livre, s’ouvre en quelque sorte sur le contenu et la forme de l’oeuvre auxquels il introduit le lecteur. Dans le corpus de textes du xixe siècle qui nous intéresse, l’étude des titres nous a d’abord révélé qu’une assez faible proportion des oeuvres concernées évoquait, par un nom ou un objet, un quelconque élément d’indianité. Sur vingt-cinq romans, par exemple, seulement cinq comprennent un de ces éléments d’indianité : L’Iroquoise de Caughnawaga (1854) et La Huronne ou La Huronne de Lorette (1854-1855) d’Henri-Émile Chevalier, Le tomahawk et l’épée (1877) de Joseph Marmette, Hélika (1871-1872) de Charles De Guise, ainsi que La Monongahéla (1890) d’Edmond Rousseau. On peut constater d’emblée que deux de ces titres sont du Français Henri-Émile Chevalier et qu’ils sont liés à des noms de tribus ou de lieux. Le titre du roman de Marmette fait au contraire référence à des éléments représentatifs des deux sociétés en présence et juxtapose l’arme traditionnellement associée aux Indiens d’Amérique, le tomahawk, et celle du soldat français, l’épée. On ne peut éviter de remarquer que l’auteur, d’origine française, préfère insister sur des vocables apportant une touche de pittoresque à ses oeuvres, tandis que le romancier canadien fait appel à des métonymies visant à rendre compte de l’affrontement ou du choc entre les cultures amérindienne et européenne. Quant aux titres des romans de De Guise et de Rousseau, qui renvoient à des patronymes amérindiens, ils sont plutôt caractérisés par leur aspect énigmatique, confrontant d’emblée le lecteur à une forme plus radicale d’altérité. Comme on le voit, en dépit de la proportion relativement faible de titres de romans renvoyant à la réalité amérindienne, il semble néanmoins se dessiner des stratégies susceptibles d’orienter le lecteur soit vers la découverte d’un monde pittoresque (Chevalier), soit vers celle d’un univers caractérisé par l’affrontement (Marmette) et le renforcement de l’altérité (De Guise et Rousseau).

En ce qui a trait aux formes narratives brèves, bien qu’un seul titre de recueil de contes ou de nouvelles fasse explicitement mention de la réalité amérindienne (il s’agit de Trois contes sauvages (1882) du R. P. Zacharie Lacasse), on trouve souvent, au sein des quinze recueils répertoriés dans notre corpus, des vocables amérindiens. Dans les Légendes canadiennes (1861) de l’abbé Henri-Raymond Casgrain, par exemple, un des titres renvoie à la réalité amérindienne : il s’agit de « La jongleuse », un récit qui évoque l’univers de la sorcellerie. Subdivisé en deux parties, ce conte occupe d’ailleurs une place prépondérante dans l’organisation du recueil, tout comme son titre au coeur de l’appareil paratextuel. Tout se passe comme si, du point de vue de la théorie genettienne des seuils, la présence amérindienne constituait une partie essentielle, mais en même temps cachée, de la réalité nationale que l’abbé Casgrain s’ingénie à vouloir exprimer. Une situation similaire se présente de façon particulièrement manifeste dans les deux recueils de Joseph-Charles Taché. Trois légendes de mon pays (1861) comporte en effet les titres suivants : « L’Ilet au massacre ou l’Évangile ignoré », « Le Sagamo du Kapskouk ou l’Évangile prêché » et « Le géant des Méchins ou l’Évangile accepté ». Pour raconter ces trois légendes de son pays, l’ultramontain Taché ne fait pas autrement que de juxtaposer à l’Évangile omniprésent la présence amérindienne, notamment par le recours à la figure centrale du Sagamo du Kapskouk, ou bien encore en faisant mention de l’épisode du massacre des Micmacs dans l’archipel du Bic. Dans Forestiers et voyageurs (1863), Taché utilise également quelques titres à consonance amérindienne, essentiellement dans la partie consacrée à l’histoire du père Michel, comme « Le passeur de Mitis » et « Ikès le jongleur ». Un autre exemple intéressant de ce phénomène nous est fourni par le recueil posthume de Philippe Aubert de Gaspé, intitulé Divers (1893). Trois des quatre textes qu’il regroupe font référence à l’univers amérindien : il s’agit de « La femme de la tribu des Renards », « Le loup jaune » et « Le village indien de la Jeune Lorette ».

Les années 1880 et 1890 marquent une recrudescence des recueils de contes et de nouvelles consacrés, en tout ou en partie, à la figure de l’Indien. Les titres des contes regroupés dans la série des Légendes du Nord-Ouest (1883, 1890 et 1912) de Georges Dugas sont, pour le moins, explicites à cet égard : « Bataille de soixante et sept Métis contre deux mille Sioux, en 1851 », « Légende de la femme sauvage », « Marguerite Trottier, scalpée par les Sioux », « La femme sauvage abandonnée » (1890), « Une prisonnière Pied-Noir rachetée par un missionnaire » et « Les Assiniboines au fort de la Reine ». Ces titres indiquent non seulement que les Sioux ont remplacé les Iroquois en tant qu’ennemis héréditaires des Français ou des Canadiens et que de nouvelles tribus peuplent désormais l’imaginaire littéraire québécois, mais aussi que l’image de la femme indienne conserve toute sa prégnance dans les esprits. À l’opposé, les consonances amérindiennes sont absentes des titres qu’on retrouve à l’intérieur du recueil La chasse-galerie (1900) d’Honoré Beaugrand, ce qui tend à montrer que l’image de l’Indien n’est pas toujours conditionnée par cet aspect de l’appareil paratextuel, du moins pas directement, car l’image prend forme également en fonction de son absence au sein de cet appareil. Au contraire, les titres des Trois contes sauvages (1882) du R. P. Zacharie Lacasse orientent d’emblée le lecteur sur la piste amérindienne, tout en mettant l’accent sur la nature apocalyptique alors souvent conférée à l’image de l’Indien. Rappelons ces titres : « Une famine chez les sauvages », « Tous morts de faim excepté une ou le récit d’une sauvagesse » et « Deux enfants sauvages ». Même situation dans les Légendes du Nord-Ouest (1896) de Louis Arthur Prud’homme, un recueil qui met l’accent sur la réalité amérindienne, avec des titres comme « Dernier combat des sauvages au Manitoba et Picheito » et « Widengo ».

Dans les titres des contes ou des nouvelles publiés dans les journaux ou les périodiques de l’époque, on retrouve aussi une présence certaine des vocables amérindiens, comme c’est le cas par exemple dans « L’Iroquoise » (1827) qui, faut-il le souligner, est la première nouvelle à avoir été publiée au Canada (en excluant les almanachs populaires). C’est aussi le cas de « Louise Chawinikisique » (1835) de Georges Boucher de Boucherville, du « Sacrifice du Sauvage », conte de H. L. paru dans le Répertoire national (1848), de « Felluna, la vierge iroquoise » (1856) d’Eraste d’Orsonnens, ou encore du « Bison Rouge » (1895) de Firmin Picard. En tout, treize contes et nouvelles sur les quarante répertoriés sont caractérisés par un élément amérindien ou un autre, ce qui correspond à une plus grande proportion que dans le cas du roman. On peut noter un phénomène analogue dans le corpus poétique, puisque, s’il n’existe aucun titre de recueil de poèmes renvoyant à la réalité amérindienne, vingt-huit poèmes sur cent vingt-six comportent néanmoins des vocables amérindiens. Citons, à cet effet, « Le dernier Huron » de François-Xavier Garneau, « L’Iroquoise du Lac Saint-Pierre » et « Le chant de la Huronne » de Louis Fréchette, ainsi que cette longue épopée en vers de Pamphile Le May d’abord intitulée Les vengeances puis rebaptisée Tonkourou.

Seulement un texte ajoute un élément d’indianité par le biais d’un sous-titre (il s’agit de « Felluna, la vierge iroquoise ») ; le plus souvent, cet élément de l’appareil titulaire introduit une indication générique, comme c’est le cas dans huit romans du corpus, treize contes et nouvelles, et quatre poèmes. Il est surtout fait mention de légendes (9), d’épisodes (5), de nouvelles historiques (4), de scènes historiques (2), ainsi que de souvenirs. Les appellations génériques de chronique, grand roman, chanson et histoire sont respectivement évoquées une seule fois.

Les marques d’indianité inscrites dans les titres correspondent, pour leur part, à cinq catégories d’indices, soit celles des appellations tribales, des noms propres, des actions, des fonctions, des lieux et des objets. La catégorie des appellations tribales se présente comme suit : neuf allusions aux Iroquois, neuf aux Hurons, deux aux Sioux, une aux Algonquins, aux Assiniboines, aux Bois-Brûlés, aux Chippeouais, aux Méchins, aux Mitis, aux Montagnais, aux Pieds-Noirs et aux Renards respectivement. Notons, à cet effet, les quelques exemples suivants : « La Pointe au mauvais Iroquois », une nouvelle historique de Firmin Picard, « La descente des Iroquois dans l’Ile d’Orléans (20 mai 1656) » et « Le rêve d’une jeune Huronne », deux poèmes de Pamphile Le May, ou encore « La dernière Iroquoise », un poème de Louis Fréchette. Force est de constater, dans cette catégorie, la prédominance des Iroquois, alliés traditionnels des forces anglaises et, par conséquent, ennemis jurés des colons français, de même que des Hurons, alliés de toujours, dont la présence est tout aussi considérable. Cette présence soutenue découle en fait directement de l’histoire canadienne, telle qu’on la trouve dans les écrits historiographiques de François-Xavier Garneau et de l’abbé Jean-Baptiste-Antoine Ferland.

Dans ce contexte, les autres tribus, qui ne font que figures d’exception, se rattachent plutôt à une tradition littéraire américaine. De ce fait, tout un champ sémantique, hérité de l’intertexte littéraire et historiographique canadien et européen, se trouve mis à contribution dans l’élaboration de l’image et déjà inscrite au seuil de cette frontière textuelle. Les Iroquois, opposants traditionnels des Français, s’y voient attribuer un profil guerrier et négatif, alors que les Hurons, alliés de toujours, se trouvent plutôt associés au village de Lorette, haut lieu de conversion et de domination chrétienne et française. D’ailleurs, deux titres font aussi référence à des lieux où se retrouve cette même dichotomie entre Hurons et Iroquois : « La Pointe au mauvais Iroquois » et « Le village indien de la jeune Lorette ». On ne peut s’empêcher de remarquer que la désignation du lieu iroquois renvoie à une réalité géographique sauvage, alors que celle du lieu huron se trouve, pour sa part, rattachée à l’expression d’un espace social organisé.

Pour ce qui est des noms propres, au nombre de vingt, six d’entre eux désignent des femmes (Louise Chawinikisique, Nali-Taiha, Felluna, la vierge iroquoise, Hélika, Lélina, Irenna la Huronne) et quatorze des hommes, dont cinq sont en fait des noms d’animaux (le Bison Rouge, l’Ours Noir, le Loup-Jaune, le Grand-Lièvre, la Grande-Tortue, Coundo le sauvage, Ikès le jongleur, Picounoc le maudit, Areskoui, Kondiaronk, Tonkourou, ainsi que les trois chefs hurons décrits par André-Napoléon Montpetit : Odilonroasti, Odasio, Athatuistari). Quant aux actions, elles désignent soit la parole donnée (« La parole d’un Indien » d’Édouard Z. Massicotte), l’amour (« L’amour d’une Indienne », publié dans le Répertoire national), un exploit (« Le dernier exploit de l’Ours Noir » d’Édouard Z. Massicotte), un sacrifice (« Le sacrifice du sauvage »), une exécution (« Exécution d’un Indien à Québec », épisode des Mémoires de Philippe Aubert de Gaspé), un scalp (« Marguerite Trottier, scalpée par les Sioux » de Georges Dugas) ou des batailles (comme la « Bataille de soixante et sept Métis contre deux mille Sioux, en 1851 » de Georges Dugas). Aucun de ces traits ne présente une quelconque nouveauté dans la tradition littéraire ; ils s’inscrivent tous dans un intertexte européen et américain véhiculant une constellation d’images, comme celle de l’Indien fidèle à sa parole, de l’Indienne amoureuse d’un Blanc et, surtout, celle de la race indienne vouée à la disparition. De ce répertoire de figurations découle aussi une représentation merveilleuse et spirituelle de l’Indien. Quatre titres font ainsi référence à la fonction de jongleur (« La jongleuse », « Ikès le jongleur » et « Le marteau du jongleur ») et de sagamo (« Le Sagamo du Kapskouk ou l’Évangile prêché »), et forment un contraste avec le pendant guerrier de la représentation, qui rejaillit d’ailleurs dans notre dernière catégorie, celle des objets. En effet, un des deux objets retenus par les auteurs est le tomahawk dans Le tomahawk et l’épée de Joseph Marmette, l’autre étant la raquette dans la nouvelle de Stanislas Côté.

Dans les titres qui ne se réfèrent pas directement à la question de l’indianité, il est plutôt question de récits d’aventures, comme c’est le cas par exemple pour Le pirate du Saint-Laurent ou La fiancée du rebelle ; de personnages, qu’il s’agisse de couples d’amoureux comme Jacques et Marie, Charles et Éva, ou de personnages historiques, tels Cartier, Champlain, Bigot, Wolfe, Jolliet, Dollard des Ormeaux et Louis Riel. Restent encore les lieux évoqués comme le Mississipi, le Saint-Laurent et la Rivière-Ouelle, autant de cours d’eau ayant servi de voies de pénétration du continent, et les références à la morale ou à la religion comme dans « La rose de Dieu », « Trait de générosité », « Missionnaires et martyrs » ou encore « L’Ilet au massacre ou l’Évangile ignoré ».

Dans l’ensemble des titres ou, comme le disait Philippe Lejeune, dans « cette frange du texte qui commande la lecture [10] », on ne peut éviter de remarquer que le qualificatif « dernier » revient fréquemment ; il est donc question des derniers Hurons, comme des derniers Iroquois, de chant de mort et de dernier exploit, etc. La thématique de la disparition de la race indienne, développée dans le discours historiographique canadien-français, réapparaît ainsi dans ce monde de fiction, où les deux tiers des textes ne mentionnent même pas la présence d’Indiens dans leurs titres ; absence symbolique pour une disparition graduelle de l’Indien dans le concept même d’une nation canadienne. Les indications génériques rappellent sans équivoque que l’orientation principale de la majorité des oeuvres est non pas de peindre un épisode de la vie ou de l’histoire indienne, mais bien des scènes historiques canadiennes. Encore une fois, la présence massive de pionniers, d’anciens Canadiens, de missionnaires, ainsi que de personnages historiques, dont les noms évoquent des événements ou des faits d’armes associés à l’essor de la colonisation française en Amérique, signale l’absence marquée ou le sort tragique, dans le sens littéraire du terme, des autochtones. Louis Riel est évoqué par son gibet, l’Indienne par son sacrifice, le Huron par son chant de mort. La représentation est marquée par l’idée de combat, qu’il passe par la croix, l’épée ou la charrue. L’animalité qui est associée aux Indiens, soulignée par les noms d’animaux sauvages qui sont attribués aux guerriers, rappelle également le côté barbare de l’Autre et la distance qui le sépare de la civilisation.

Les titres ne signalent pas, cependant, que cet aspect de la représentation de l’Indien : il est aussi question de transfert de savoir (les raquettes, par exemple), de créolité (Louise Chawinikisique) et de merveilleux (les histoires de jongleurs) ; une touche d’exotisme qui ne peut manquer de plaire aux lecteurs et de les convaincre qu’il est aussi possible d’apprivoiser l’Indien, ses connaissances et même son territoire. Car il est aussi question de territoire dans les titres : le Saint-Laurent, le Mississipi, la Rivière- Ouelle, ces grands cours d’eaux qui ont porté les voyageurs, puis les pionniers au coeur du territoire reviennent dans cet élément du paratexte et annoncent déjà les récits de colonisation.

« C’est la littérature qui fonde la gloire des peuples [11] », déclare un collaborateur anonyme du Populaire de Montréal (10 avril 1837), et il est bien évident que le peuple glorifié dès le seuil de notre corpus n’est pas celui des anciens occupants, mais plutôt des nouveaux arrivants. Cette mise en valeur de la Nouvelle-France et la fixation des auteurs du xixe siècle sur cette tranche de l’histoire canadienne prend des contours encore plus définis lorsque les oeuvres comportent des intertitres. Ces derniers viennent ajouter aux informations déjà contenues dans les titres des détails définissant encore plus clairement la représentation de l’Indien, et ce avant même que l’on ne se soit plongé dans les récits proprement dits.

L’appareil titulaire, parfois simple ou parfois complexe, comprend en effet non seulement les titres, mais aussi les sous-titres et les intertitres. Alors que les deux premières catégories s’adressent avant tout à l’ensemble du public, la dernière s’adresse dorénavant aux seuls lecteurs, à ceux qui se sont donc engagés dans le processus de lecture de l’oeuvre littéraire. À la différence des titres, qui peuvent aussi bien faire référence au contenu factuel que symbolique du texte, les intertitres sont plutôt le fait d’une visée factuelle et reprennent ainsi à leur compte certains éléments de l’univers diégétique. Les intertitres sommaires, encore présents dans la littérature canadienne-française du xixe siècle, témoignent de cette prédominance de la fonction descriptive attribuée par la tradition romanesque à l’ensemble des intertitres.

Dans le corpus qui nous intéresse, la présence amérindienne se manifeste, au niveau du réseau intertitulaire, de trois manières différentes. D’une part, la réalité indienne peut être directement dénotée, c’est-à-dire qu’elle se trouve décrite en des termes clairs et directs, comme c’est le cas dans Les anciens Canadiens, où le treizième chapitre est intitulé « Une nuit avec les sauvages ». D’autre part, il arrive que la question de l’indianité soit abordée de façon indirecte : elle se trouve alors inscrite dans un réseau de connotations, dont l’interprétation est rendue possible par le biais d’un intertexte riche des traditions littéraires, autant américaines qu’européennes. En d’autres mots, le lecteur est alors en mesure de déchiffrer les intertitres qui ne se réfèrent pas clairement à l’image de l’Indien et semblent plutôt l’induire par le jeu des associations qui se mettent en place dans l’esprit du lecteur. Toujours dans Les anciens Canadiens, le chapitre trois, intitulé « Une nuit avec les sorciers », introduit déjà de façon indirecte la présence des Indiens, par le biais de cette composante merveilleuse qui leur est rattachée, comme c’était déjà le cas dans Les légendes canadiennes de l’abbé Casgrain. Enfin, cette présence dénotative et connotative de l’Indien s’inscrit dans une trame narrative que construit ou élabore le déroulement même des intertitres. On peut ainsi lire comme un roman les tables des matières et les listes d’intertitres sommaires figurant dans les oeuvres du corpus.

La première caractéristique associée à l’Indien dans le discours dénotatif est en fait celle du nombre ; en effet, les personnages d’Indiens apparaissent fréquemment sous leur forme plurielle. Il est donc question d’« Indiens », de « sauvages », de « Peaux-Rouges », de « Hurons » et d’« Iroquois », tout comme de « hordes sauvages ». Il appert, à la lecture des intertitres, que les Indiens sont souvent dépourvus d’existence individuelle. Nous avons déjà mentionné le titre du chapitre treize des Anciens Canadiens (« Une nuit avec les sauvages »), mais on pourrait également citer le cas du chapitre premier de L’héroïne de Châteauguay d’Henri-Émile Chevalier, « Les indiens », ainsi que « Les Indiens commencent à se montrer », dans Une partie de chasse dans le Michigan de Napoléon Legendre. Remarquons que, dans l’ordre de la réalité symbolique, la menace, le chaos et l’Enfer sont aussi fréquemment caractérisés par la pluralité. Parallèlement à cet usage pluriel de la figure de l’Indien, il existe aussi une figure solitaire et fortement individualisée. Cette dernière peut être désignée soit par sa nature indigène, comme dans « Comment un Indien jaloux mit le feu à une maison et des désastres que causa son crime » (La Huronne d’Henri-Émile Chevalier) ; soit par son appartenance à une quelconque tribu, comme dans « La sorcière iroquoise » (Le pirate du Saint-Laurent d’Henri-Émile Chevalier) ou encore « La dispersion des Hurons » (Le tomahawk et l’épée de Joseph Marmette). Notons au passage qu’il est assez rare de rencontrer un seul Iroquois ou un Huron solitaire : de fait, les membres de ces nations sont presque toujours représentés sous leur forme collective, à l’exception des femmes à qui sont dévolues les valeurs culturelles de la nation, comme dans les exemples déjà cités. Pour ce qui est des personnages masculins individualisés, ils sont plutôt désignés par leur patronyme ou leur surnom, comme c’est le cas d’Ikès le jongleur, Areskoui, le Grand lièvre, Castor pelé ou encore le Loup jaune. Une autre caractéristique dénotée par les intertitres relève des éléments auxquels les Indiens sont associés, tels la jalousie, la nuit, la sorcellerie, l’entreprise d’évangélisation, la guerre et ses avatars, ainsi que la mort d’un individu ou la disparition de la race.

Comme il a déjà été mentionné, le réseau de connotations reprend à sa charge une large part des stéréotypes et des lieux communs véhiculés par les intertextes littéraires américain et européen : dichotomie entre le bon sauvage (souvent converti) et le mauvais (non converti celui-là) ; pauvreté physique et indigence intellectuelle ; noblesse de l’Indien présent dans le discours philosophique, comme chez Lahontan ; figure de l’Indien sanguinaire, telle qu’on la trouve dans les captivity narratives. Dans un premier temps, elles s’articulent autour des éléments contenus dans le discours dénotatif, puis, dans un second temps, elles favorisent la constitution d’isotopies comme celles de l’obscurité, de la lutte et de la mort, qui forment un contraste avec les isotopies associées au monde des Blancs (la stabilité, la ville ou les espaces civilisés, les rituels ponctuant la vie des colons, etc.). Considérons par exemple le cas des intertitres dans le roman de Marmette, intitulé L’intendant Bigot. La plus grande partie de ces intertitres font référence à des éléments qui, depuis les écrits de la Nouvelle-France, connotent une certaine imagerie de l’Indien, qui renvoie par exemple à la chasse (« Chasseur et proie »), à la nature mauvaise de l’Indien (« Perfidie », « Traîtres », « Sournois », « Langue de vipère »), à la guerre (« Guet-apens », « Luttes ») et à certains éléments historiques particuliers. Cela dit, nous retrouvons les mêmes connotations à l’oeuvre dans les autres romans de Marmette, tout comme dans ceux de Henri-Émile Chevalier et de Philippe Aubert de Gaspé. Elles s’étendent aussi aux autres textes narratifs plus courts, tels les contes et les nouvelles, ainsi qu’aux textes poétiques de notre corpus. Combien de fois n’est-il pas question de combat, de « traînage » sur le Saint-Laurent, ou encore de la traite des fourrures, de drame au désert ou bien de drame américain, de danger et de prisonnier, d’enlèvements, de vengeance, de complots et de fantômes ?

En se fondant sur les composantes intertitulaires que nous avons décrites, il est souvent possible de reconstituer les trames narratives des textes, surtout lorsqu’il s’agit d’intertitres sommaires comme dans les oeuvres de certains romanciers. On mentionne ainsi au départ un état particulier, comme la paix ou la stabilité de la colonie, ou bien encore un changement d’état, comme la sortie du collège ou le départ d’une expédition, avant qu’un intertitre ne vienne apporter un élément perturbateur comme un combat, une attaque, un événement de nature mystérieuse ou merveilleuse. Il peut alors aussi être question du déplacement depuis un espace civilisé, comme la ville de Québec, vers un autre lieu qui ne l’est pas ou ne peut l’être, comme le désert américain. Les intertitres qui suivent décrivent finalement, avec plus ou moins de détails, de quelle façon on parvient à déjouer la menace amérindienne (« Le combat », « La victoire », « Luttes suprêmes », « À la rescousse », « Après la guerre », « Les Iroquois châtiés », « La colonie se relève », etc.) et confirment souvent, d’un même élan, la disparition des nations amérindiennes.

On pourrait citer de nombreux exemples de ces trames narratives suggérées par l’appareil intertitulaire. Les romans de Henri-Émile Chevalier et de Joseph Marmette sont représentatifs de cette tendance. Dans La Huronne (1854) de Chevalier, le personnage éponyme occupe une position stratégique dans la structure des intertitres. Le roman est divisé en trois parties (« Québec », « Scènes de la vie canadienne » et « Le désert américain »), chacune d’entre elles étant subdivisée en dix chapitres comportant chacun un intertitre descriptif. La première partie se clôt sur un chapitre qui semble introduire un élément perturbateur dans une histoire d’amour jusque-là dépourvue de rebondissements : « Ce que c’était que la Huronne de Lorette et de ses rapports avec Alphonse Mougenot ». La deuxième partie, qui marque un déplacement de l’action vers la ville de Trois-Rivières, débouche elle aussi sur un nouvel élément perturbateur, de nouveau associé à la figure de l’Indien : « Le lecteur apprend ce que c’est qu’un bie, la manière de faire le sucre d’érable, et la mort de Mme Mougenot ». Quant à la troisième partie, elle est caractérisée par un décentrement radical du lieu de l’action (les pays d’en haut), ce qui implique une plus grande présence de l’image de l’Indien dans le réseau intertitulaire : « Où il est démontré qu’un voyage en pays sauvage est plus aisé à lire qu’à exécuter — qu’est devenue la Huronne ? » ; « Scènes de la vie indienne ; un prisonnier blanc » ; « Évasion — le capitaine Mathieu — Les Pieds noirs ». Les intertitres de La Huronne imposent ainsi un cadre de lecture et d’interprétation qui détermine d’emblée les contours de l’image de l’Indien : c’est ce dernier qui bouleverse l’ordre du monde, qui provoque les départs, qui sème la destruction, qui fait prisonnier le personnage blanc, etc. Les poncifs qui vont former l’image sont déjà présents dans l’écheveau des intertitres.

La situation est similaire dans Le pirate du Saint-Laurent (1854), du même auteur, bien que la structure des intertitres s’y révèle beaucoup plus simple avec ses sept parties, auxquelles s’ajoutent un prologue et un épilogue, identifiées comme suit : 1. Le charretier ; 2. L’évasion ; 3. Angèle et Alphonse ; 4. La sorcière iroquoise ; 5. Jalousie contre amour ; 6. Une histoire sanglante ; 7. Deux amants. Alphonse à Angèle. L’image de la sorcière iroquoise, qui apparaît dans le chapitre central (chap. 4), suggère quelque sombre histoire de jalousie (chap. 5) qui débouche sur une histoire sanglante (chap. 6) et sur l’union définitive des deux amants (chap. 7).

Il en va de même dans Charles et Éva (1866-1867) de Joseph Marmette, un roman divisé en quatre parties (une introduction comportant trois chapitres, une première partie de quatre chapitres, une deuxième partie de huit chapitres, et une conclusion). Le premier chapitre, « De Montréal à Shenectady », suggère qu’il sera question, dans le roman, de l’expédition canadienne contre la petite ville américaine. Au chapitre III, intitulé « Le Loup-Cervier », apparaît la figure inquiétante de l’Indien, qui refait surface dans le deuxième chapitre de la seconde partie (« Le Loup-Cervier à l’oeuvre »), prélude au combat entre les Blancs et les Indiens (« La lutte ») et à son dénouement (« Le lendemain du combat »). On le voit, l’Indien est campé d’emblée dans son rôle d’opposant, d’obstacle aux visées des Canadiens. Marmette met à profit le même procédé dans plusieurs de ses autres romans, comme dans François de Bienville (1870), L’intendant Bigot (1871) ou Le chevalier de Mornac (1873). Du point de vue des intertitres, l’Indien semble constituer la menace et l’élément perturbateur de tous ces récits. Par exemple, dans François de Bienville, après les deux premiers chapitres intitulés « Portraits en pied du vieux temps » et « Le vieux Québec. Les amis », on peut voir surgir l’élément discordant (« Dent-de-Loup »), qui semble préluder aux drames faisant l’objet des chapitres subséquents : « L’espion », « Aux armes ! Aux armes ! », « Nuit horrible », « Le dieu du mal », etc. Dans Le chevalier de Mornac, les intertitres opposent d’entrée de jeu deux mondes radicalement différents, comme au chapitre III, « Gasconnades et sauvageries », ce qui ouvre la voie à tout un réseau de vocables terrifiants : « Une horrible nuit », « Bourreaux et victimes », « Une sombre histoire », « Le fantôme de la grotte », « Terreurs mortelles », « Vengeance et carnage », etc. D’autres exemples intéressants de ce procédé nous sont d’ailleurs fournis par les romans de Georges Boucher de Boucherville (Nicolas Perrot ou les Coureurs de bois sous la domination française, 1889), de Charles De Guise (Hélika, 1872) et de Wenceslas-Eugène Dick (Un drame au Labrador, 1897).

Conclusion

À la lumière des informations contenues dans les titres et les intertitres, on serait plutôt malavisé d’ignorer les limites narratives imposées par les seuils des textes. Il appert en effet qu’au fur et à mesure que l’on progresse dans la lecture des oeuvres, certaines composantes du corpus étudié ont tendance à restreindre le champ des possibilités narratives à l’intérieur desquelles se constitue la figure de l’Indien. Au même titre que les principales composantes de l’intertexte d’ensemble qui a façonné la figure de l’Indien, les éléments du paratexte ont une influence incontestable sur la constitution de la figure en question. Cette influence peut se révéler directe ou indirecte, et s’exerce parfois de façon manifeste ou explicite, ou encore de façon cachée ou implicite. Mais elle demeure un déterminant important de cette figure, principalement en vertu de la fonction programmatique du paratexte et de la position stratégique de ce dernier par rapport au texte lui-même. En tant qu’image littéraire, la figure de l’Indien ne peut d’ailleurs pas être saisie en dehors de ses déterminations proprement littéraires, comme l’ont ailleurs suggéré, dans un sens plus général, des critiques comme Janet M. Paterson ou Simon Harel. Ce dernier qui insiste, par exemple, sur les rapports entre les questions de représentation et les modes d’énonciation, écrit qu’« il serait passablement réducteur de faire de la représentation de l’étranger le lieu d’inscription naturalisé de cette altérité. Celle-ci suppose en effet un énonçant qui la qualifie (comme) telle, s’appropriant le “propre” de la nomination afin de désigner ce qui lui apparaît comme un différence irréductible à tout rapatriement [12] ». Dans le même ordre d’idées, Janet M. Paterson insiste sur les relations privilégiées entre l’altérité et les modes d’énonciation : « L’altérité, affirme-t-elle, présuppose en effet un énonçant qui la désigne comme telle et la dote de traits particuliers. Autrement dit, pour déterminer l’enjeu signifiant, il faut poser la question : qui dit l’altérité [13] ? » Le paratexte peut ainsi être considéré comme un déterminant essentiel, puisqu’il travaille la figure de l’Indien de façon préalable, en amont de l’oeuvre, aux abords de l’écrit. En ce sens, il contribue au processus de réduction de la figure, ce qui permet d’établir un parallèle entre l’effacement symbolique de l’Indien et son corollaire sociologique, la réduction, telle que décrite par Jean-Jacques Simard dans son ouvrage. La réduction symbolique de l’Indien ouvre ainsi la voie à sa réduction sociale, ou, si l’on préfère, à sa dépossession.