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Premier coup d’essai littéraire d’un peintre reconnu, Jacques et Marie (1865-1866) raconte laDéportation des Acadiens, l’un des thèmes les « moins exploités de tout le romanhistorique [1] ».L’objectif de ce roman est double : écrit pour la Revue canadienne en difficulté à ce moment-là, Jacques et Marievisait d’abord à « provoquer une hausse du tirage [2] ». Par ailleurs, il permettait àNapoléon Bourassa de poursuivre un objectif moral en rendant justice auxAcadiens, victimes des mauvais traitements des Anglais. L’intrigue en estrelativement simple : Jacques et Marie, deux jeunes héros acadiens, s’aimentdepuis leur enfance. Craignant le gouvernement anglais, la famille de Jacquesprendra le chemin de l’exil ; Jacques suivra les siens, en promettant à safiancée de revenir l’épouser l’année suivante, lorsque les Anglais serontpartis. Celle-ci l’attendra et lui restera fidèle de nombreuses années, mêmelorsque l’officier George Gordon lui fera la cour. Déportée avec les autresAcadiens parce qu’elle refuse d’épouser un Anglais, elle ne retrouvera Jacques —qu’elle croyait avoir été tué par Gordon — que bien des années plus tard, aucours de son exil.

De façon générale, la critique s’est plutôt intéressée au travail de peintrede Napoléon Bourassa, n’accordant qu’un nombre assez restreint d’études à saproduction littéraire. Ainsi, la question de l’existence d’un modèle suivi parl’auteur pour la rédaction de Jacques etMarie n’a pas encore été étudiée de façon systématique ; cettequestion est pourtant particulièrement importante, puisqu’il s’agit d’un premierroman et que celui-ci s’inscrit dans la période de fondation d’une littératurenationale canadienne-française. Andrea Cabajsky estime par exemple que« Bourassa ajuste le modèle de fiction historique standardisé par WalterScott [3] », et RogerLe Moine pense que « Bourassa pouvait tirer profit des oeuvres de sesprédécesseurs. Les romanciers comme les autres écrivains prennent leur bien oùils le trouvent. Mais les influences qui ont pu s’exercer sur lui ont étésuffisamment assimilées pour qu’on ne puisse déceler des empruntsévidents [4] ».

Une référence intertextuelle apparaît pourtant dès la première ligne duprologue de Jacques et Marie : « On ditque les Troyens exilés donnaient des noms aimés aux lieux inconnus où ilsétaient venus chercher une nouvelle patrie [5]. » Quelques lignes plus loin, l’auteur précise que« tous les proscrits sont frères, qu’ils soient victimes des Grecs ou desAnglais, et le génie de l’infortune a partout la même poésie de langage ».Bourassa poursuit la comparaison entre les Troyens et les Acadiens, puisqu’ilécrit ensuite que « ces familles étaient venues là, les unes après les autres,comme viennent les débris d’un naufrage sur la même falaise, quand, après biendes vents contraires, une brise continue se met à souffler vers la terre »(JM, p. 5). Enfin, si Bourassa ditavoir « entrepris cet écrit sans forme préméditée, sans modèle adopté »(JM, p. 7), il se ravise à la pagesuivante :

Je m’aperçois qu’il s’en présente un dès mon début, et ce n’est pas leplus mauvais. Virgile a chanté dans l’Énéide les origines merveilleuses deRome ; moi, je vais narrer celles de mon village. Il peut très-bien se faireque les deux Cités comme les deux chantres aient des destinées différentes ;mais le poète d’Auguste n’a rien trouvé dans le berceau de la villeéternelle de plus héroïque, de plus pur, de plus digne d’estime et de pitiéque le conteur de la Petite-Cadie n’en a vu dans les commencements decelle-ci.

JM, p. 8

L’Énéide constitue donc le modèleexplicite et revendiqué de Jacques etMarie, puisque même le sous-titre du roman, « souvenir d’unpeuple dispersé », y fait référence : en effet, gens sparsa, qui signifie « le peuple dispersé », est uneexpression employée par Virgile [6] pour qualifier les Troyens. Aussi s’agira-t-il d’abord, danscette étude, de montrer comment Bourassa s’inspire de cette oeuvre et ce que laréférence intertextuelle apporte à son roman ; par ailleurs, une lecture plusapprofondie du texte montrera que l’Énéide n’est pas le seul modèle de Bourassa, puisque l’on trouveégalement des références à la première oeuvre de Virgile, les Bucoliques.

Le modèle épique

Si Bourassa dit s’être inspiré de l’Énéide pour composer Jacques etMarie, le rapprochement entre les deux textes n’est toutefois pasévident à faire : les intrigues respectives diffèrent passablement, et il n’y aqu’une seule allusion à l’oeuvre virgilienne dans celle de Bourassa. Celle-ci sesitue au dixième chapitre de la première partie : George Gordon intervient alorsque la veuve Trahan — qui loge chez Marie — est malmenée par des officiersanglais ; reconnaissante, celle-ci tient à raconter à son sauveur ce qui s’estpassé, mais le lieutenant n’a guère envie d’écouter cette « épopée, sans compterl’histoire de quatre générations de Trahan » (JM, p. 47). Il écourte le récit de la vieille femme, car ilpréférerait entendre parler de Marie. Le narrateur commente : « Si cette pauvreDidon n’avait pas voulu écouter Énée davantage, il est probable qu’elle n’auraitjamais été surprise par ce gros orage qui faillit lui être si funeste »(JM, p. 47). La première partie ducommentaire est une référence au récit qu’Énée fait de ses aventures — pendantlequel Didon tombera amoureuse de lui — et l’orage, à la cérémonie de mariageorchestrée par Junon au livre IV de l’Énéide. Contrairement à ce que suggère le narrateur de Jacques et Marie, cette scène aura desconséquences funestes pour la reine, puisqu’elle la mènera au suicide : « Cejour fut la première cause de sa mort, la première de ses malheurs, car ni lesconvenances ni sa gloire ne la touchent, et elle ne pense certes pas à un amourfurtif [7]. »

C’est à la demande de la reine qu’Énée raconte ses aventures, « quoique[son] âme en deuil frissonne à ces souvenirs[8] ». Son récit s’étend sur les livres II et III del’Énéide, sans que personne nel’interrompe, et s’achève sur ces paroles du narrateur : « Ainsi, le grand Énée,unique objet de l’attention de tous, retraçait les desseins des dieux etracontait ses courses. Enfin il se tut et, terminant ici, entra dans lerepos [9]. » Or,l’argument qu’emploie Gordon pour faire taire la veuve Trahan est justement« qu’elle était épuisée, et qu’une pareille narration ne pourrait que renouvelerses douleurs ; que dans ce moment elle devait surtout songer à prendre durepos » (JM, p. 47). Le lecteur deVirgile se souvient de l’intérêt que montrait Didon pour les aventures desÉnéades, et cette allusion à l’Énéidesert d’élément comique pour accentuer l’ennui que ressent Gordon.

On notera encore que, dans la suite du texte, Gordon s’adressera à la veuveTrahan en l’appelant « la mère » (JM,p. 48), employant ainsi une expression familière ; cela n’est pas sans rappelerla fin du récit d’Énée évoqué par la référence intertextuelle, puisque Virgileemploie les termes latins « pater Aeneas ». C’est un procédé qu’il faudraitétudier de façon systématique dans une perspective plus large, car on leretrouve également dans Les anciensCanadiens de Philippe Aubert de Gaspé [10]. Partant d’une référence assezclaire qui fonctionne comme un signal, Bourassa — comme Aubert de Gaspé —dissémine dans son texte des termes que l’on avait dans les intertextes :pater Aeneas ou sparsa gens en sont d’excellents exemples. Ceprocédé, qui devait être parfaitement lisible pour les lecteurs de l’époque,témoigne d’une réelle connaissance des classiques latins de la part des auteursactifs dans les années 1860.

Cette seule référence explicite à l’Énéide — le prologue mis à part — ne permet pas de montrercomment Bourassa s’en inspire. En revanche, les questions relatives à lathématique et au genre permettent de rapprocher les deux oeuvres. D’un point devue thématique, l’Énéide relate ainsiles errances des Troyens, la fondation mythique de Rome et les difficultés del’exil rencontrées par Énée, son fondateur, en raison notamment des embûchestendues par les dieux :

Je chante l’horreur des armes de Mars et l’homme qui, le premier, desbords de Troie vint en Italie, prédestiné, fugitif, et aux rives deLavinium : ayant connu bien des traverses et sur terre et sur l’abîme sousles coups de Ceux d’en haut, à cause de la colère tenace de la cruelleJunon, il souffrit aussi beaucoup par la guerre comme il luttait pour fondersa ville et installer ses dieux dans le Latium ; d’où la race latine, lesAlbains nos pères et les murs de la haute Rome [11].

L’oeuvre est commandée par Auguste, qui promet une ère nouvelle au peupleromain après des années de guerres civiles. Elle montre que le destinexceptionnel du peuple romain est une décision divine et permet de légitimer lepouvoir d’Auguste en le faisant descendre d’Énée et, de ce fait, de Vénus et deJupiter. De même, Jacques et Marieraconte l’exil des Acadiens, leur séparation (on se souvient que les Anglaisavaient pris soin de séparer les membres d’une même famille en les faisantembarquer sur les navires), leur errance pour trouver une nouvelle patrie et,plus généralement, les souffrances que leur firent subir les Anglais. Bourassaécrit ainsi dans son prologue : « [ce récit] rappellera le plus fidèlementpossible l’existence éphémère d’un peuple que la Providence semblait destiner àune vie nationale plus longue et plus heureuse, tant elle avait mis en lui defoi, d’amour et d’énergie » (JM, p. 7).Par ailleurs, si le destinataire principal de Virgile était Auguste, ceux deBourassa sont les descendants des Acadiens déportés :

Il peut se faire, aussi, que mon livre n’ait pas la fortune de l’Énéide.Dans ce doute légitime, je ne commencerai pas par le dédier aux Césarsmodernes : je me contenterai d’en faire l’hommage aux petits-enfants desproscrits acadiens, à ceux qui ont conservé l’héritage précieux que leurspères leur avaient laissé dans ce pays.

JM, p. 8-9

Du reste, la nature du projet littéraire lui-même permet également d’établirune comparaison entre Jacques et Marieet l’Énéide. Pour créer une littératurepropre à l’ère augustéenne, Auguste s’est entouré de nombreux poètes. Virgilefait partie de ces artistes qui gravitent autour du pouvoir et c’est son épopéeen hexamètres dactyliques qui donnera à la poésie latine ses lettres denoblesse. Bourassa se retrouve dans une situation comparable : il participe à unmouvement de fondation de la littérature canadienne-française, légitimant leroman qui avait mauvaise presse au xixe siècle et, pour reprendre les mots de Roger Le Moine,« [suit] les conseils des critiques ultramontains et [obéit] à une sorted’instinct national [12] ».

L’Énéide constitue donc une formede modèle pour Bourassa, mais force est de constater que ce n’est pas la seuleoeuvre virgilienne dont il s’inspire. L’un des traits marquants de Jacques et Marie est, en effet, l’importanceaccordée à la nature dans le portrait qu’il fait de l’Acadie, ce qui permet derapprocher ce roman des Bucoliques deVirgile, en particulier des deux premières églogues.

Le modèle bucolique : de l’Arcadie à l’Acadie

Dans la première partie du texte, Bourassa raconte ce qui se passe avant laDéportation des Acadiens, plus précisément entre le départ de la famille Hébertet le retour de Jacques à Grand-Pré. La description de la nature, des champs,des forêts et des produits de la terre occupe une grande place dans le texte.Comme le mentionne Andrea Cabajsky [13], il s’agit pour Bourassa de montrer que lesAcadiens vivent en parfaite harmonie avec la nature, dans un véritable âge d’or.Caractérisée par l’abondance, cette période précédant la Déportation estidyllique et ce tableau enchanteur servira, par effet de contraste, à mieuxmarquer les atrocités dont les Anglais sont capables. Un exemple : « L’isolementoù se trouvaient ces colonies ; le nombre encore peu considérable deshabitants ; leur vie sédentaire, surtout à Grand-Pré ; leur industrie, leuréconomie, la surabondance des produits agricoles, le grand nombre des enfants,la pureté et la simplicité des moeurs, tout cela rendait les rapports sociauxfaciles et agréables […] » (JM,p. 20).

À quelques exceptions près, les descriptions que Bourassa propose auxlecteurs pourraient s’appliquer à n’importe quelle campagne : aucun des fruits,des arbres ou des animaux qu’il mentionne ne sont particuliers à laNouvelle-France. Ce qui importe n’est pas tant de donner une réelle couleurlocale à la campagne, mais plutôt d’insister sur le cadre pastoral dans lequelvivaient les Acadiens. Cette description d’un âge d’or acadien estcontrebalancée par des passages où s’accumulent les détails historiques et quipermettent à Bourassa de montrer comment l’Acadie, véritable paradis origineldans lequel tout le monde vit en harmonie, est rattrapée par l’Histoire. On peutcertainement rapprocher cette technique de celle de Virgile qui, dans lesBucoliques, présente uneArcadie [14]mythique que les guerres civiles détruiront. Comme le remarque Eugène deSaint-Denis, traducteur des Bucoliques : « Ne sommes-nous pas plutôt dans un paysageindéterminé, qu’il vaut mieux ne situer nulle part ? Dans la patrie de lapastorale, sorte d’Arcadie irréelle et charmante, comme tout pays de rêve ;chimérique et artificielle, comme la pastorale elle-même [15] ? »

Par sa description de la nature acadienne, Bourassa fait de Jacques et Marie un texte bucolique, d’autantqu’il emploie une référence explicite au texte de Virgile. En effet, GeorgeGordon écrit à son frère pour lui raconter son amour pour Marie, en empruntant« la voie de la poésie pastorale [16] » : « Je vais emboucher les pipeaux et chanterdes couplets de bergerie ; crois-moi, mon cher frère, il n’y a que du temps deTityre qu’on savait aimer ; en conséquence, je me fais pasteur. » Puis, il signesa lettre : « Coridon, bergerd’Acadie » (JM, p. 58). Or,le berger Coridon apparaît justement dans la deuxième églogue, alors qu’ilsouffre d’un amour malheureux : Gordon, qui n’a pas encore été repoussé parMarie, ne s’identifie donc à lui qu’à cause de la sonorité si voisine de leursdeux noms. Pour Grutman, « le seul personnage qui se réclame ouvertement de laculture classique est George, qui se croit Corydon dans la lettre susmentionnéeà son frère [17] ».C’est d’ailleurs le seul personnage réellement cultivé du roman. Plusieurspassages insistent sur cette idée : « Le jeune lieutenant avait les manièresobligeantes et polies d’un homme de bonne éducation » (JM, p. 36) ; ou encore : « étant enfant, ilavait fait un assez long séjour dans les collèges classiques de Paris ; ilparlait donc le français comme sa propre langue, et il ne s’en gênait pas, quandil en avait l’occasion » (JM, p. 36).C’est également le personnage qui évoluera le plus : profondément touché par lenaturel des Acadiens et leurs moeurs simples mais vraies, ce qui représentaitune sorte de punition (être cantonné à Grand-Pré) deviendra une véritable raisond’être.

La lettre de Gordon réapparaîtra à deux reprises dans le roman : elle seretrouvera entre les mains de Jacques qui lira la « pièce bouffonne » en sedisant que « Coridon, c’est là unsingulier nom pour un Anglais ! » (JM,p. 141). Cette incompréhension de la référence littéraire par une personne dupeuple est un procédé que l’on retrouve également chez Philippe Aubert deGaspé [18], et quipermet d’introduire une touche comique dans le texte. Le narrateur expliquealors : « Comme on ne traduisait pas les Églogues de Virgile, à Grand-Pré, du temps de Jacques, iln’avait pas compris la plaisanterie de George » (JM, p. 141).

Marie trouvera ensuite la lettre et la rendra à son propriétaire, car elle abien reconnu qui se cache derrière le pseudonyme. Ce sera l’occasion de voir àquel point l’officier a changé, puisque Bourassa écrit : « George se sentitfoudroyé de honte en voyant revenir ce ridicule témoignage de sa légèreté et deses extravagances passées, dans de semblables circonstances, et par de pareillesmains : il chancela, il aurait voulu disparaître sous terre » (JM, p. 164). La perception qu’a Gordon ducaractère bucolique de Grand-Pré évolue donc clairement au fil du roman. Commeil ne pouvait comprendre la nature acadienne au début du texte, car il venaitd’une société mondaine et superficielle, il ne pouvait la décrire qu’à l’aide deréférences littéraires. Celles-ci lui paraîtront futiles dès le moment où ilsuivra l’exemple des Acadiens, qu’il considérera non plus comme un « troupeau depaysans [19] »(JM, p. 245), mais comme des êtrespurs vivant en harmonie avec la nature. L’évolution du personnage sera marquéelors du banquet des officiers anglais, après la Déportation des Acadiens ; commeGordon ne participe pas aux festivités, les officiers se moquent de lui en luidisant qu’il est « pris d’une révolution de bucoliques renforcées » (JM, p. 236). George lancera ses insignesmilitaires à la figure du commandant avant de quitter la salle. On notera encoreque c’est justement Jacques, l’être sans culture, qui donnera une leçond’héroïsme à Gordon. Tandis que les Anglais festoient, un groupe d’Acadiens enprofite pour mettre le feu à leurs baraquements. Jacques, qui a vu Gordonquitter la carrière militaire, épargne son ennemi : « Vous êtes libre, ditJacques ! Un Français ne sait pas infliger une mort ignominieuse à un ennemirespectable » (JM, p. 243). Gordonrépond : « Merci, monsieur… après ce que nous vous avons fait, me traiter ainsi,c’est de l’héroïsme » (JM,p. 243).

La dimension bucolique de Jacques etMarie ne se limite cependant pas à la description de la nature ouaux références intertextuelles présentes dans le texte. Bourassa donne unecouleur nouvelle à ce genre en établissant un lien entre la nature, d’une part,et le caractère et la beauté des Acadiens, d’autre part, comme on peut le voirdans cette description de Marie :

Ce qui est plus probable, c’est que le grand Jacques avait trouvé, dansses recherches, sur la figure de son amie, bien d’autres jolis problèmes àrésoudre. La vie laborieuse et libre des champs, le soleil abondant, l’airvif de la mer, les émanations embaumées des bois, les rosées matinales danslesquelles Marie avait si souvent trempé son pied, en compagnie desnarcisses et des violettes ; enfin, le contact continuel et l’aliment d’unenature vierge et féconde avaient donné à toute sa personne cette maturitéprécoce, commune à toutes les filles du pays. C’était l’union, sur une mêmetige, de l’éclat de la fleur qui féconde à la saveur du fruitmûrissant.

JM, p. 24-25

Ce passage met en évidence l’un des deux types de comparaison que Bourassaemploie pour décrire les Acadiens. Les comparaisons naturelles sont, comme danscet extrait, les plus fréquentes : ainsi, l’héroïne « brillait comme la dernièrereinette du verger » (JM, p. 62) ; ouencore : « pendant qu’elle [Marie] se soulevait lentement, lentement comme unetige frêle qu’a pressée sans la briser le pied du moissonneur » (JM, p. 91). Il s’agit là d’une innovation deBourassa par rapport au modèle virgilien, l’inspiration bucolique allant jusqu’àcommander la description des personnages. Par ailleurs, Bourassa solliciteégalement des comparaisons bibliques pour décrire les Acadiens [20], ce qui lui permet derenforcer l’idée suivant laquelle il s’agit d’un peuple élu. Cette idéed’élection se trouvait aussi chez Virgile, puisque le destin du peuple romainavait été décidé par les dieux [21].

Conclusion

Somme toute, la question du modèle auquel se réfère Jacques et Marie apparaît bien plus complexeque ce que le prologue laissait présager. L’influence virgilienne, on l’a vu, seconstruit sur plusieurs plans : le projet littéraire, la thématique et lesdescriptions sont non seulement comparables, mais Bourassa emploie encore laréférence intertextuelle et, de façon plus surprenante, reprend certains termesque l’on trouvait dans les textes classiques. Au demeurant, l’emploi deréférences classiques permet d’apporter une touche comique au texte ; en cela,Bourassa fait comme d’autres auteurs de la même période, puisque l’on retrouvece procédé chez Philippe Aubert de Gaspé. Surtout, la référence explicite àl’Énéide comme modèle a trèscertainement une fonction de légitimation du genre romanesque et, étroitementassociée à la Bible et aux Bucoliques,elle permet aussi à l’auteur d’insister sur la pureté des Acadiens, sur leurrapport harmonieux à la nature et à la religion, et sur leur grandeur morale. Laréférence virgilienne permet donc à Bourassa de construire une image du peupleacadien qui s’apparente à celle d’un peuple élu, malmené par le Destin et parles Anglais, mais qui, malgré tout, reste pieux — comme l’était le « piusAeneas [22] » deVirgile.