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Reconnue unanimement comme un facteur d’invention, mais regardée avec méfiance dès que l’on veut en faire un moyen de preuve, l’analogie fait partie d’une série qui va de l’identité à la ressemblance et dont elle constitue l’échelon le moins élevé. Son unique valeur serait de permettre la formulation d’une hypothèse à vérifier par induction. Au plan argumentatif, elle est envisagée comme une similitude de structure (A est à B ce que C est à D). Si Platon, Plotin et Thomas d’Aquin ont justifié l’usage argumentatif de l’analogie dans une optique métaphysique, les penseurs empiristes, Hume en particulier, l’ont considérée comme une ressemblance de qualité mineure et incertaine.

Tenu pour un maître de la pensée analogique, Paul Valéry écrit dans Analecta : « On ne peut pas achever de ressembler. A prend de lui-même ce qu’il peut prendre de la figure de B. Il y a donc quelque part, ou en quelque moment, un désaccord, une coupure dans celui qui imite [1]. » Le poéticien a donc conscience que l’analogie est toujours menacée de se refondre sur la ligne de suture de la ressemblance et de la transgression : d’un côté, la ressemblance risque de retomber en isomorphie ou de perdre de sa vraisemblance une fois confrontée à l’exigence de précision de la science ; de l’autre, on voit la transgression récupérée dans les métaphores dont s’occupent une poétique et une herméneutique des symboles.

Dans Les mathématiques et l’idéalisme philosophique, Paul Mouy estimait d’ailleurs que la valeur de l’analogie ne vient que de l’expérience réfléchie, donc de l’esprit, et que si la notion de rapport est une notion très générale et très intellectuelle, le rapport lui-même est l’intelligence en acte [2]. Il y a bien, en effet, dans le rapport ou dans la proportion, une puissance propre que nous discernons dans l’analogie en tant que s’y crée entre des réalités dissemblables une ressemblance qui, en raison de l’a priori de la proportion, n’efface pas la dissemblance réelle. La transgression du Même — de l’identité logique ou dialectique — est donc nécessaire pour poser dans la différence réelle les termes d’une relation a priori qui introduit une similitude transcendantale dans la dissimilitude empirique. Mais il est vrai, par ailleurs, qu’à partir de la ressemblance, il faut toujours reconstruire la différence initiale, c’est-à-dire revivre le moment de la pure altérité qui m’arrache, en même temps qu’à l’identité du Moi, à celle de mon monde. Il s’agit-là d’un moment de déconstruction dans la théorie générale de l’analogie : le moment où elle se rouvre à la « toujours plus grande différence ». Dans ce jeu de la pensée toujours altérée et toujours « assimilante », la proportion est très exactement le moment de la raison qui justifie de parler d’ana-logia proprement à l’écart de la raison raisonnante. On voit ainsi comment, ramenée à l’essentiel, l’analogie se résume, sur le plan définitoire, au rapport proportionnel a priori entre des réalités dont la dissemblance réelle est posée par la puissance de transgression de l’esprit et dont la ressemblance formelle témoigne de l’emprise assimilatrice du même esprit. Le rapport déterminé a priori n’existe donc qu’à condition de se déformer sur le mouvement d’induction, mouvement en acte, propre à l’esprit assimilateur déposant son empreinte.

Ce double mouvement de ressemblance formelle et de dissemblance réelle définissant l’analogie nous semble au coeur de la pensée valéryenne : entre les deux se meut l’esprit. Dans son âme même, l’analogie ne parlerait peut-être que d’une chose : du travail et du destin de l’esprit, mais elle en parle autrement que la dialectique — négative ou totalisante. Valéry, du reste, tenait à se démarquer de Hegel, faisant la différence entre « un système à penser » et « un système de pensées ». Dans La Jeune Parque, par exemple, la dialectique du moi au soi, ou du moi à la « Mystérieuse Moi » revêt l’aspect d’un protocole physicochimique qu’il serait intéressant de mettre en perspective avec les recherches de Gilbert Simondon sur l’individuation.

Si « penser », pour Valéry, c’est « repenser », le procédé fondamental de sa méthode est de l’ordre d’une traduction : il s’agira de « réécrire » tous les énoncés, en particulier ceux du discours religieux ou théologique, selon le langage protocolaire du Système, où il entend trouver une sorte d’absolu criticiste. Le défaut de Thomas d’Aquin est précisément, aux yeux de Valéry, de rester tributaire du langage scolastique qui condamne sa philosophie à n’être qu’une pensée « précritique ». Il puisera néanmoins à la source de l’aristotélo-thomisme qui éveillera en lui des résonances avec la pensée d’Ernst Mach, dont il est proche, notamment par le rôle qu’ils accordent tous deux aux notions de fonction et d’analogie. Dans l’horizon épistémologique de l’identité différentielle, définie par Frege, et reprise par Valéry dans le projet du Système, l’identité est remplacée par la fonctionnalité qui devient son analogon opératoire : si l’identité cède sa place à la fonction, la prédication cède la sienne à l’équation ; il s’agit moins ainsi de saisir des essences que de déterminer des rapports.

Le rapport entre le lecteur et l’auteur devient lui-même de l’ordre de l’interaction, le premier remplissant une fonction de même importance que le second. Le sens du texte n’est plus une identité à retrouver, mais une partition à exécuter. En substituant une théorie de l’effet à une conception de la création liée à l’intention de l’auteur, Valéry anticipe donc les travaux de Jauss sur la réception. Dans cette perspective, réfléchir à une « poétique de l’indéterminé », c’est aussi réfléchir à l’indétermination du sens, en tant que sa donation ne remplit pas un programme prescrit par l’auteur, mais donne lieu à une intersubjectivité et à une imprévisibilité.

Or, comme l’a démontré Antonio Lavieri, l’analogie fonde justement le langage du traducteur, lequel ne cesse non plus de produire de l’imprévisible. C’est un art de la fugue d’une langue à l’autre (la première ne s’efface pas, la seconde ne se présente pas). Mais la part de soi abandonnée, en toute poétique, à l’autre fonde aussi le rapport amoureux, lequel ne doit cesser non plus de produire de l’imprévisible. La ressemblance se présente dès lors comme un travail. Athikté, la danseuse de L’âme et la danse et du Peri ton tou theou, représenterait-elle une tentative de formalisation de la valeur dynamique du concept d’analogie ? Le « grand amour » s’éprouverait comme ébranlement de la tautologie narcissique : univers d’autosuffisance intellectuelle édifiée et renforcée depuis la mise en place du Système. On verrait alors se dessiner le circuit de la curieuse amour s’ouvrant à l’Autre et se reformant sur l’axe nouveau d’une bipolarité vivante : « je suis est inconjugable. Ou plutôt se conjugue : je suis, tu suis [3]… » L’amour revaloriserait la particularité des Moi : l’identité du sujet de conscience ne peut être que chose donnée et reçue dans une relation d’échange, échange brisant la circularité du Système, dont le compas ne cesse de s’ouvrir au moment où il pense achever sa rotondité.

Cette « tentative incarnation » ne s’est pas faite, chez Valéry, sans crises ni revirements au gré des fluctuations enregistrées par le coeur. Car il est clair que la composition, sous le rapport de l’absolu, du Moi objectif, formel et intrinsèque avec son alter ego humain, significatif et cosmique, forme un équilibre essentiellement instable, toujours conflictuel en puissance : proportion-ressemblance-transgression forme une configuration tripartite, qui correspond au statut du « grand amour » comme de l’analogie. Il est clair, en tout cas, que si la véritable dimension de la poétique valéryenne est dans l’épreuve de force qu’elle ne cesse d’engager intellectuellement contre les énergies sans cesse renaissantes de son anima, contre le Poème de son propre « coeur », le concept d’analogie (et le trope de la métaphore) est au coeur de ce conflit.

Avec ce numéro, nous voudrions explorer la piste suivante : si la notion de traduction joue, dans la recherche valéryenne, le rôle d’un modèle épistémologique fondamental, le concept d’identité dynamique sur lequel elle repose permet au poète de reconstruire le processus génétique de la formation de l’oeuvre, de se mettre en fiction, lui et son Moi. Enraciner l’analogie dans la philosophie, l’expérience et l’histoire, l’envisager comme sémantique du semblable et comme écoute du sens dans les harmoniques contrastées de ce qui se donne à penser, ce serait peut-être l’enjeu essentiel d’une telle « poétique de l’indéterminé ».

Cette « poétique de l’indéterminé » est ici étudiée par Barbara Scapolo en examinant la philosophie valéryenne de la composition et de la création, héritée de Poe. Une analogie est posée d’entrée de jeu : le rapport du lecteur à l’oeuvre peut être rapproché de celui de l’auteur à son oeuvre. Ainsi, l’esthétique de Valéry examine-t-elle systématiquement chaque « phénomène littéraire » comme un « état » que l’auteur voudrait induire chez son lecteur, principe qu’on pourrait étendre à toute intentio artistique. Cette esthétique bipolaire, où l’oeuvre est modulée à la fois par l’auteur et par le lecteur, déjoue la tentation de considérer cette dernière comme un ensemble clos.

L’article de Benedetta Zaccarello montre également comment la pensée valéryenne peut malmener ce schème de la clôture. En prenant comme support de sa réflexion un référent organique, elle consacre ses efforts à éclairer un autre analogon valéryen : l’écriture comme répondant matériel, et finalement charnel, de la puissance fuyante et changeante de l’esprit, dépassant ainsi toute volonté de représentation qui se donnerait pour horizon la totalité close.

Les autres études de ce numéro abordent également le traitement valéryen de l’analogie sous l’angle épistémologique adopté par Benedetta Zaccarello. À partir de la triade méthodologique « modèles, forces et diagrammes », Laurence Dahan-Gaida étudie notamment comment ces outils de la méthode analogique oeuvrent à la production de continuités entre des domaines disparates qu’ils permettent de faire dialoguer à partir de cette grammaire commune. Par le recours à l’analogie, Valéry met ainsi en communication des structures hétérogènes pour substituer au cloisonnement des savoirs l’unité de la méthode. On ne sera dès lors pas surpris que Jean Hainaut s’attache à faire tomber la cloison entre savant et poète, en rappelant que l’analogie peut servir de guide aux théoriciens pour édifier des idées nouvelles dans les sciences physiques selon James Clerk Maxwell et Louis de Broglie, dans les sciences formelles selon Alfred North Whitehead et René Thom et que Valéry, poète, en fait usage dans le « Cantique des colonnes », et la justifie dans Au sujet d’Adonis et dans Poésie et pensée abstraite. Les équations et les poèmes dépasseraient alors le savoir a priori dont l’homme disposerait sur lui-même et son rapport à la nature.

En réunissant ces contributions, nous espérons surtout mettre en lumière les avatars de la puissance analogique à l’oeuvre chez Valéry, dans sa vitalité et la diversité de ses applications, et dégager un nouvel angle d’attaque pour interroger l’entreprise valéryenne, dans sa pluridisciplinarité comme dans son originalité méthodologique.

Nous tenons particulièrement à remercier Valérie Deshoulières pour l’aide qu’elle a apportée à notre réflexion.