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Le reste n’est que gribouillage.

Jean-Louis Major, Entre l’écriture et la parole, 1984, p. 162

Malgré l’immense intérêt qu’il suscite, particulièrement depuis le début des années 1980, le journal intime, même s’il présente à l’occasion un caractère littéraire (essentiellement tributaire, soit d’un travail esthétique sanctionné et reconnu par la critique, soit du statut de son auteur lorsque celui-ci est écrivain), continue pourtant de s’inscrire hors du champ de la littérature proprement dite ou, plus précisément, de s’inscrire dans ses marges pourtant de plus en plus mouvantes. Je ne ferai pas ici l’histoire du long procès que la littérature a fait subir au journal en tant que genre littéraire depuis que, de texte privé, il est devenu un genre reconnu par le biais de la publication [1]. Mais qu’on me permette de souligner, avec Pierre-Jean Dufief, que « la critique contemporaine s’est montrée tout aussi sévère à l’égard de ce “genre” récent que la critique classique l’avait été à l’égard du roman » et que, « même s’il parle de littérature, le journal est d’emblée considéré comme une forme périphérique, extérieure à la littérature [2] ». De fait, si c’est peu à peu devenu une pratique éditoriale courante que de publier des journaux et si de nombreuses études ont été consacrées au genre diaristique [3], il n’en demeure pas moins que le journal — sans doute dans la mesure où il est avant tout pratique d’écriture — « paraît condamné à n’être qu’un entre-deux, un écrit de frontière sur lequel pèse le risque d’exclusion [4] ». En somme, si la « présence » du journal « dérange dans le paysage littéraire [5] », c’est sans doute parce « que l’établissement du lien qu’il entretient avec la littérature reste problématique [6] » ; le journal est désormais un genre, certes, mais qu’il soit un genre littéraire, voilà qui demeure encore bien incertain.

Or, et c’est bien ce qui m’intéresse ici, ce jugement discriminatoire à l’égard du genre diaristique n’est pas l’apanage de la seule critique, mais aussi d’un certain nombre d’écrivains qui s’adonnent à cette pratique et en assurent de surcroît la publication. C’est même cette position « anti-littéraire » du genre diaristique qui, me semble-t-il, constitue pour eux la principale force d’attraction de ce type d’écriture. C’est ainsi qu’au Québec, par exemple, des diaristes tels Jean-Louis Major, André Major et Jean-Pierre Guay, loin de revendiquer haut et fort un quelconque statut littéraire au journal, en font plutôt le lieu et la forme d’une marginalité tantôt désirée, tantôt imposée, mais d’une marginalité que permet et crée tout à la fois la pratique diaristique. Cette écriture « libre », qui se déploie dans un genre supposément sans code, semble ainsi leur offrir la possibilité de se positionner « contre » la littérature, en leur permettant, d’une part, d’en fuir les codes trop stricts et en leur offrant, d’autre part, la possibilité de porter un regard extérieur sur elle. Dans cet article, il s’agira donc d’examiner la charge critique (à la fois éthique et esthétique) que revêtent ces trois journaux d’écrivains québécois contemporains, qui me semblent viser tout autant une dénonciation des normes qui président à l’ordre des discours auquel ces écrivains sont soumis qu’une tentative de légitimation de leur parole à travers la mise en place d’une poétique particulière du genre diaristique, ce dernier devenant, paradoxalement, garant de leur statut d’écrivain. C’est à l’examen de ces divers parcours que je souhaite me livrer ici, afin de mesurer le caractère problématique de ce statut de « l’entre-deux » qui définit le journal, statut qui devient fondamental pour la compréhension du genre.

Jean-Louis Major : entre l’écriture et la parole

Jean-Louis Major est professeur de lettres, critique et essayiste. En 1984, il fait paraître Entre l’écriture et la parole, un journal recomposé des années 1971 à 1980 [7]. D’emblée, on constate que, si la pratique diaristique est partie intégrante de son quotidien depuis plusieurs années, elle est aussi soumise aux aléas de la vie et, surtout, aux aléas de l’écriture sérieuse, qui est celle des essais, des critiques et des cours qui constituent l’essentiel de l’activité professionnelle de Major. D’ailleurs, au delà du foisonnement des notes de travail et des projets que l’on retrouve dans Entre l’écriture et la parole, ce qui est essentiellement mis en scène dans ce journal est bien cette tension, cette opposition surtout entre, d’un côté, l’écriture obligée, codée, normée même, et, de l’autre, la pratique diaristique qui seule permet au diariste le véritable mouvement :

Déjà je commence, je recommence, à noter de libre façon au hasard des rêveries qui accompagnent ma lecture. Signe d’une disponibilité revenue, reconquise. Malgré les échéances, malgré la correction des travaux à effectuer encore, malgré les articles promis, c’est par une autre durée que je me laisse emporter — une durée mienne, fluide, indivisible, qui se meut par-delà les jours, par-delà les heures, s’alimentant de l’espoir que je suis pour longtemps délivré des horaires […]

EEP, p. 330

Ainsi, au coeur d’une vie régulée par les horaires et par les contraintes, mais aussi au coeur d’une écriture soumise au message qu’elle doit livrer, la pratique diaristique représente pour Major un exercice salutaire ; elle est le symbole non seulement d’une forme de liberté mais aussi d’une écriture qui, libérée de ses entraves, permet au sujet de se recentrer en lui faisant voir tout un pan jusque-là ignoré de la création littéraire. C’est que, au contraire des autres formes qu’il pratique (essentiellement universitaires, mais tout de même centrées sur les pratiques littéraires), le journal s’inscrit dans le présent, dans la conscience immédiate, et permet d’atteindre une certaine intransitivité de l’écriture, qui ne se justifie dès lors que dans sa propre immanence. « Et puis, ce n’est pas pour demain que j’écris ici, mais pour aujourd’hui » (EEP, p. 214), affirme ainsi Major devant la prolifération presque inquiétante de ses notes, qui ne répondent pas à la linéarité rassurante de « l’oeuvre », mais lui procurent en contrepartie une satisfaction immédiate puisque, dit-il, « leur sens réside dans l’acte de les écrire » (EEP, p. 298). Ainsi, peu à peu, la pratique diaristique le met sur la voie de l’écriture, de l’exigence qu’implique l’acte d’écrire, qu’il ne peut alors s’empêcher, non sans quelques hésitations, d’étendre à toute sa pratique :

Idiot de vouloir que mon article soit écriture, dit-il. Je devrais me contenter de rendre compte d’un livre. D’arracher les phrases au silence me met en retard pour tout le reste. Qui même y lira une écriture ? Je n’y puis rien, tout me devient exigence d’écriture et si je ne puis y répondre en ce texte comme en d’autres, je ne le ferai pas : les directeurs de revues ou d’ouvrages collectifs en devront prendre leur parti comme j’en ai pris le mien

EEP, p. 337

Dès lors, une évidence se fait jour : Major découvre bel et bien dans l’écriture du carnet une forme d’écriture qui lui convient davantage que les autres et qui du même coup, selon ses termes, « lui rend plus acceptable l’écriture analytique », dans la mesure où celle-ci prend de plus en plus une tournure personnelle et fait « intervenir une durée subjective dans la logique même du texte » (EEP, p. 167-168). Il affirme d’ailleurs, en début de parcours : « C’est le caractère sporadique, décousu, du journal qui m’a permis et me permettra d’écrire malgré tout et surtout malgré mes piètres dispositions » (EEP, p. 35). Renversement d’un lieu commun, en quelque sorte, celui qui veut que la tenue d’un journal empêche l’écriture, empêche l’oeuvre, car le journal devient atelier et laboratoire de l’écriture, et sa pratique régulière, plutôt que d’empiéter sur le reste de l’oeuvre, astreint Major à une certaine discipline qui, contrairement à celle qui est imposée par le travail, semble bienvenue :

Examiné la liste dressée hier. Étonné de tout ce qui pourrait et devrait être fait dès maintenant, mais pas étonné du peu que j’ai accompli ces dernières années. Je ne travaille de façon un peu satisfaisante que depuis quelques mois, et cette reprise partielle coïncide avec une mise en présence quasi quotidienne de ce cahier

EEP, p. 67 ; je souligne

Cependant, cette liberté de l’écriture, toute ancrée dans le présent de son énoncé, est justement ce qui fait douter Major de la qualité de cette dernière et, surtout, de la possibilité d’un partage avec d’éventuels lecteurs. Au surplus, Major, qui est bien au fait des rouages de l’institution littéraire, a du mal à ne pas souscrire à ses lois. Il s’interroge :

La forme pratiquée ici — journal, carnets, fragments ? — serait-elle la seule qui me convienne ? N’est-ce pas celle à laquelle je m’adonne — et m’abandonne — avec le plus de facilité, avec le plus sûr plaisir ? Serais-je l’homme des écrits intimes ? […] La position ne serait pas des plus confortables, car on n’admet d’écrits intimes que des auteurs ayant publié dans les genres reconnus : poésie, théâtre, roman. C’est encore le mythe de la littérature : seules les publications répondant aux critères de l’institution, et fussent-elles des plus médiocres, justifient les autres écrits

EEP, p. 361

En somme, si, pour reprendre son expression, « écrire [son Journal] devrait être un exercice respiratoire » (EEP, p. 318), Major craint néanmoins que cela n’ait aucun intérêt — ni pour lui ni pour personne — et qu’il ne s’agisse là que d’une façon de s’esquiver, de se positionner (non sans danger) dans les marges de la littérature. « Seuls mes cahiers assurent une forme de continuité. Est-ce illusion, moyen d’échapper aux exigences de l’écriture véritable ou, enfin, l’exacte mesure d’une expression mienne ? » (EEP, p. 115), s’interroge-t-il, tout en se tenant sans cesse sur le tranchant de cette question et sans pouvoir la résoudre tout à fait. Et, au final, si la publication d’Entre l’écriture et la parole témoigne en elle-même d’une certaine prise de position à l’égard du genre, l’aventure proposée par Major demeure dans son parcours une expérience isolée.

André Major : l’adieu au roman

C’est à une réflexion similaire que nous convie André Major dans Le sourire d’Anton ou l’adieu au roman, paru en 2001 [8], et dans L’esprit vagabond ; carnets, paru en 2007 [9]. Ce Journal en deux volumes, bien que couvrant une période encore plus considérable qu’Entre l’écriture et la parole, soit de 1975 à 1994 [10], reconduit toutefois une problématique semblable à celle qui traverse le Journal de Jean-Louis Major. Cependant, chez André Major, c’est essentiellement dans une opposition avec la forme romanesque que se construit le processus de valorisation de l’esthétique diaristique, comme le signale d’entrée de jeu le sous-titre du premier volume, « l’adieu au roman ». En effet, ici, le programme semble tout tracé d’avance, et André Major, surtout reconnu à l’époque pour son oeuvre de romancier [11], s’en ouvre de façon explicite dès la préface du Sourire d’Anton :

Bien qu’il m’ait d’abord servi à jalonner un parcours souvent imprévisible et parfois chaotique, ce journal a peu à peu pris le relais des autres formes d’écriture, jusqu’à devenir le centre à la fois douloureux et lumineux de mon existence, en même temps que l’instrument d’une lente libération

SA, p. 12

De fait, ce sont bel et bien les réflexions sur la dualité entre l’écriture fragmentaire et l’écriture de fiction qui alimentent en grande partie l’écriture de ce Journal, toujours au détriment de la forme romanesque. L’écrivain ne cesse en effet de s’interroger et d’interroger la place de la pratique romanesque au coeur de son activité d’écrivain :

Bien que je demeure un insatiable dévoreur de romans, dit-il, j’ai plus de mal que jamais à en écrire, dégoûté que je suis de ces courses au long cours qui ne mènent qu’au désert. Projets et ébauches s’accumulent dans mes tiroirs. Écrire ne m’aurait donc convaincu que de l’inutilité radicale de toute aventure imaginaire ? […] Je rêve de textes brefs…

SA, p. 47

Dans ce Journal (comme dans la majorité des journaux d’écrivains), les réflexions métatextuelles abondent et servent essentiellement à justifier le choix d’une forme plutôt que l’autre, ou, mieux encore, à illustrer cette tension qui ne peut justement prendre corps que dans l’espace du journal. Le genre romanesque, en plus de planer comme un spectre, en vient donc également à constituer le repoussoir sur lequel peuvent en contrepartie s’ériger la matière et la forme diaristiques, car c’est à un assouplissement des codes, tant littéraires que personnels, que le journal invite :

Disons que le carnet autorise une écriture plus vagabonde, mais ni plus ni moins libératrice qu’une autre. Son grand mérite est de mieux convenir à mon mode de vie actuel et surtout de ne pas raviver le vieux sentiment de culpabilité associé chez moi à l’exercice littéraire, ce temps volé aux proches au profit d’on ne saura jamais quoi

EV, p. 13

Renversement, encore une fois, d’un lieu commun associé à l’écriture diaristique, puisqu’elle est pour André Major la forme « utile », celle qui permet l’écriture tout en libérant de l’exercice littéraire, jugé ici comme un acte culpabilisant.

La prise de position apparaît ainsi un peu plus radicale que chez Jean-Louis Major, dans la mesure où l’écriture du carnet ne vient pas, pour André Major, nourrir une oeuvre parallèle, mais constitue de plus en plus la seule voie, la seule oeuvre possible, l’auteur renonçant même à écrire un grand roman pour se vouer uniquement à l’écriture fragmentaire :

Je n’écrirai rien qui s’apparente, même de loin, aux grands romans que j’ai admirés […] pour diverses raisons qui tiennent autant à ma culture et à mon talent qu’à la société à laquelle j’appartiens, quoi que j’en aie. Je n’écrirai que des notes comme celle-ci, pièces détachées que le lecteur rassemblera peut-être comme pour en faire un puzzle

SA, p. 198

Ici aussi, donc, se fait progressivement jour une forme de révélation par le biais de la pratique diaristique qui, seule, permet d’atteindre une sorte de degré zéro de l’écriture, d’accéder à une certaine vérité, sans le biais que représentent la fiction et ses artifices. L’écrivain s’en explique d’ailleurs longuement dans L’esprit vagabond :

Et d’une certaine manière, si j’ai tendance à privilégier cette forme d’écriture au détriment des autres, c’est que je n’éprouve plus ce besoin de mettre en scène des personnages et de mener à terme un récit pour que se passe quelque chose, pour que la vie passe dans le langage, comme si écrire sans but me suffisait désormais. […] J’ai fini par en vouloir à ces personnages qui me vampirisaient jusqu’à se prendre pour mon ombre. À ce compte-là, aussi bien les congédier pour parler enfin en mon propre nom. Ce que je peux encore raconter, je crois pouvoir le dire sans travestissement romanesque

EV, p. 24-25

Cependant, comme chez Jean-Louis Major, une ombre plane sans cesse sur le projet, celle du « vertigineux sentiment de l’inutilité » de cette entreprise : « On a beau se laisser prendre au jeu des mots, explique-t-il, persiste toujours cette conscience de la totale gratuité de l’aventure, mais on se dit que, née du hasard, il arrive que l’oeuvre devienne nécessité » (SA, p. 149). Et cette nécessité s’élabore dans une écriture « sans souci utilitaire » (EV, p. 176), née elle-même d’un refus des conventions et du conformisme, née également d’une marginalisation de l’écrivain, inscrite en tout premier lieu dans une inadéquation entre l’homme et la société dans laquelle il évolue. Plus que tout, c’est une certaine difficulté à communiquer avec les autres qui lui fait se replier dans l’espace intime :

Ce n’est pas le sentiment d’une quelconque supériorité qui me pousse dans la marge de la culture québécoise ni le goût de me singulariser — on ne peut tout de même pas renier ce dont on est issu —, c’est le sentiment d’une discordance qui s’est accrue entre la sensibilité collective telle qu’elle s’exprime quotidiennement et ma propre sensibilité

EV, p. 255

Cette position de retrait qui est la sienne, Major la dévoile dès la préface de son journal, précisant même que c’est la « crainte de [s]’isoler davantage et, peut-être, d’avoir à justifier tout écart par rapport aux impératifs socioculturels de la famille élargie à laquelle [il] appartien[t] » (SA, p. 11) qui explique qu’il ait tardé à livrer à la publication ses écrits intimes. Publier, au sens fort, devient ici aussi — mais cette fois de façon plus nette et définitive — une prise de position par rapport à une forme d’écriture non reconnue, un plaidoyer intime pour le renoncement à la forme romanesque au profit du seul type d’écriture possible pour cet écrivain.

Jean-Pierre Guay : se « délittératurer » l’existence

Il y a certainement, dans les deux journaux que je viens d’examiner brièvement, la formation d’une manière d’écrire et de penser. On remarque en effet dans ces deux parcours une forme d’apprentissage, la formation sinon d’un écrivain du moins d’une écriture, doublée d’un certain désir de formation du genre qu’il s’agit en quelque sorte de légitimer — si ce n’est aux yeux d’un public restreint, du moins à ses propres yeux — afin d’assurer malgré tout sa position d’écrivain. Dans cette optique, ces journaux contiennent une certaine charge critique qui se déploie à même les thèmes abordés, mais aussi à l’encontre d’une certaine vision de la littérature (que ce soient les mythes qu’elle véhicule ou les formes canoniques qui l’alimentent). Toutefois, en étant ni plus ni moins que l’écriture au sens fort du terme, le journal pourrait bien s’inscrire, du moins pour ces auteurs, en dehors des considérations génériques proprement dites — le genre, quel qu’il soit, imposant toujours des contraintes que la pratique diaristique arrive malgré tout, du moins dans leur esprit, à esquiver. Quoi qu’il en soit, ces prises de position demeurent assez timides et la véritable radicalité, le véritable refus de tout ce qui fonde la littérature, c’est chez Jean-Pierre Guay qu’il s’exprime dans toute sa violence et dans sa démesure.

Paru d’abord en six tomes, de 1986 à 1990 chez Pierre Tisseyre [12], puis repris quelques années plus tard sous une nouvelle forme aux Herbes rouges [13], le Journal de Jean-Pierre Guay est certainement un événement majeur dans l’histoire du genre diaristique québécois, entre autres parce qu’il constitue un véritable « journal de la vie littéraire », mais aussi parce que, tant par son envergure que par son propos, il est une sorte de « monument [14] », voire un plaidoyer en faveur du genre, en même temps qu’il représente quasiment une sorte de « suicide social [15] » pour son auteur. En effet, ce Journal, entièrement érigé sur un refus du littéraire et sur un désir d’investir au maximum la forme diaristique, pousse à une limite certaine la charge critique du genre. Ainsi, non seulement l’auteur choisit-il volontairement de s’inscrire en marge de la société, mais il fera aussi de son Journal, lieu de toutes les critiques, la forme et le moyen ultimes de ce refus.

« Je ne suis pas un écrivain » (J, 1, p. 11), clame-t-il d’ailleurs dès le premier tome, alors que pourtant, en tant qu’auteur de plusieurs recueils de poésie et d’un roman (Mise en liberté qui a remporté le Prix du Cercle du livre de France en 1974) et ancien président de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (de 1982 à 1984), il jouit d’une certaine notoriété dans le milieu littéraire québécois. Mais c’est justement sa fréquentation de ce milieu, son « besoin de quitter un monde, celui de la littérature, pour lequel [il n’est] pas fait » — idée avec laquelle, dit-il au printemps de 1985, « [il s’est] débattu au cours des 10, 12 dernières années » (J, 1, p. 294) — qui est à l’origine de sa démarche. Le Journal de Guay prend ainsi d’entrée de jeu valeur de manifeste, tant pour dénoncer la condition d’écrivain au Québec [16] que pour servir de contrepoids à l’immense dégoût de Guay vis-à-vis de ce qu’il nomme « le grand bluff », soit la littérature, l’institution et ses représentants. Il se donne ainsi le programme de « se délittératurer l’existence » (J, 1, p. 341) et c’est la pratique diaristique qui représente pour lui la voie royale de cette libération — celle qui permet de « contre-littératurer, [de] contre-oeuvrer » (J, 1, p. 287) —, puisque, à l’instar de Jean-Louis Major et d’André Major, le journal n’est pour lui qu’écriture, une écriture qui se construit dans le présent et qui, surtout, n’est pas « conditionnée » par un lecteur qu’il s’agirait de séduire. « Écrire pour ne pas écrire », répète-t-il d’ailleurs comme un refrain dans les divers tomes du Journal : « Écrire pour ne pas écrire, pour n’avoir plus, dans les moments de calme, de tranquillité, la nuit surtout, rien à me dire, rien à quoi penser, le vide, toute l’attention que je dois à l’animal, à la bête en moi, le rire, le sourire » (J, 1, p. 88). Écrire, donc, dans le refus de l’engagement, de la contrainte, du travail, de la réécriture [17], du lecteur [18] et, jusqu’à un certain point, du genre lui-même [19]. Et, du même élan, refuser l’hypocrisie et la petitesse du milieu littéraire québécois — que Guay dénonce sans ménagement — pour ne garder que le plaisir d’une écriture libre, gratuite, affranchie de toutes règles, y compris celles de la bienséance. Plus qu’un simple exutoire, la pratique diaristique devient dès lors une façon de se construire une nouvelle identité, d’affirmer une parole différente et réfractaire à tout ce qu’il a fait et été au cours de sa période « littéraire ». Une parole révoltée, pour tout dire, contre à peu près tout.

En d’autres termes, là où Guay pousse d’un cran l’aventure, c’est lorsqu’il fait du petit monde littéraire qui est encore le sien au début de la rédaction de son Journal la cible de toutes les attaques ; c’est lorsqu’il assume avec une ténacité étonnante les conséquences de son refus et va jusqu’au bout de l’entreprise, jusqu’à son gouffre même, peu importe le prix à payer. C’est ainsi qu’il en vient à s’aliéner ses amis, à ne plus avoir de revenus du tout, à aboutir à un silence complet pendant plus de trois ans, à la paix qu’il a toujours souhaitée mais qui est aussi accompagnée d’une implacable solitude. Il écrit d’ailleurs en 1993, soit quelques années après la fin du premier épisode de l’aventure du Journal chez Tisseyre :

Je ne suis pas en train d’écrire le plus grand livre de ma vie. Ou bien si, c’est ce que je fais, et alors il me faut commencer à admettre que je traverse la pire histoire d’horreur qu’on puisse imaginer. Ces heures sont difficiles. Je viens de liquider une grande partie des problèmes que je traînais depuis des années. Et si j’écarte un instant de ma vue le cahier dans lequel je suis en train d’écrire il faut bien que je réalise que je me retrouve devant rien ni personne. Ou bien il y a quelque chose que je n’ai pas vu passer. Cela aussi serait assez moi. J’ai toujours manqué d’intelligence et je ne vois pas par quelle opération divine ce manque aurait soudainement pu être comblé [20].

Et ce désir de marginalisation, tout comme ce désir de voir se multiplier quotidiennement les pages et de pousser à bout la sincérité absolue de l’écriture (ce qui n’exclut aucunement les constantes contradictions) sont bien ce qui rend la quête de Jean-Pierre Guay si intéressante, en dépit de toutes les rudesses dont il fait preuve. Car la charge critique qui s’y déploie, entraînant petit à petit l’isolement complet du sujet, fonde la ligne directrice et même narrative de tout le Journal, celui-ci devenant le récit détaillé (parfois d’heure en heure) d’une sorte de drame intime qui finit par atteindre un point de non-retour. Et jamais a-t-on vu, au Québec du moins, une telle volonté d’investir le genre diaristique — qui est devenu l’emblème sublime de l’écriture —, une quête aussi désespérée, voire désespérante, tant pour le diariste que pour son lecteur. En effet, suivre Guay au coeur de son écriture proliférante, à travers tous les cahiers qui poussent de-ci de-là pour témoigner malgré tout de sa présence, le suivre dans sa révolte qui prend pour objet tous ceux qui passent à portée de tir, c’est assurément se donner un vertige qui ne pourra être épuisé que lorsque Guay aura terminé sa quête… Mais voilà, la quête n’est pas terminée. Et, si on en croit le genre, elle est peut-être interminable par définition, ne se scellant que par la mort du diariste [21]

Choisir son « genre »

La perspective d’analyse adoptée ici est, j’en suis consciente, quelque peu cavalière et ne rend pas compte de toute la complexité des oeuvres présentées. Mais ce qu’il m’importait avant toute chose de mettre en lumière, c’est à quel point, à la base de la pratique d’écriture de ces trois auteurs, se trouve à l’évidence un sentiment de « marginalité », tant par rapport au milieu littéraire que par rapport à la pratique de genres plus institutionnellement reconnus et que, en ce sens, le recours à un genre « marginalisé », qui permet de s’exprimer en dehors des discours convenus, se révèle significatif. Ainsi, outre que le journal permet d’exprimer les « sensibilités » individuelles, il représente aussi, chez ces trois écrivains, le lieu ultime de l’écriture, de la présence, de la permanence, mais cela dans un contexte et par le moyen d’une forme particulièrement précaires. André Major note ainsi, non sans quelques accents poétiques :

Ce qui est fascinant dans le fait d’écrire sans souci utilitaire, comme je le fais dans ce carnet, c’est une certaine errance des mots, leur lente progression dans le désert de la page qu’on peut suivre pas à pas, traces toutes fraîches qu’une lueur lunaire révèle juste avant qu’elles ne disparaissent dans la nuit, comme effacées par un brusque revers du vent

EV, p. 176

En d’autres termes, si, d’un côté, se déploie une forme d’écriture qui transcende l’idée de genre et de norme, se trouve aussi, de l’autre, un fort sentiment, tantôt voulu tantôt craint, de ne pas participer à la littérature — dont l’écriture, elle, n’est pas « vagabonde » dans la mesure où elle est partagée par une communauté précise, où elle est partagée avec des lecteurs. Or, et c’est bien là que se joue le drame, il semble que, hors des sentiers balisés du littéraire, l’écrivain craigne aussi de se perdre… « Ces notes, pourtant, sont des aveux, des rechutes si on veut », explique encore André Major : « Le moment approche, je le sens, où je me détacherai de ces carnets, de ce non-lieu littéraire où je chuchote pour moi-même des propos échappant au raz-de-marée du silence » (SA, p. 107). Plus que tout, c’est la difficulté de partager l’expérience mise en scène qui fait sans cesse osciller les diaristes entre, d’une part, la déploration de l’« insignifiance » de leur propos et, de l’autre, la réaffirmation constante du besoin qu’ils ont de s’adonner à ce type d’écriture, certes marginale au sein d’une communauté où ils ont la conviction de s’inscrire en faux, mais qui est pourtant au coeur de leur activité :

Tentatives plus ou moins fructueuses pour reprendre le travail, pour rétablir une forme de continuité intérieure, note par exemple Jean-Louis Major. En fait, je n’ai connu qu’une seule journée dont je sois satisfait. Le reste n’est que gribouillage. Depuis des mois. Les silences de ce cahier en témoignent, autant que les insipidités qui s’y trouvent alignées côte à côte, ligne après ligne, jour après jour

EEP, p. 162

Incapables d’assumer pleinement le plaisir que leur procure la pratique diaristique et le désir qu’ils ont de la partager, André Major et Jean-Louis Major font dès lors de leurs hésitations et de leurs tiraillements constants le moteur même de leur écriture. Quant à Jean-Pierre Guay, et malgré sa ferme résolution, sa tentative d’échapper à la littérature ne se fera pas non plus sans palinodies, et seulement au prix d’une constante ténacité, puisque les gens qu’il côtoie sont essentiellement des « oeuvrants » (J, 2, p. 131) qui ne peuvent qu’être tôt ou tard heurtés par sa violente prise de position. « C’est que, la littérature, commente-t-il, il ne faut surtout pas la prendre de front. Intolérante comme toute religion, comme toute idéologie » (J, 3, p. 76). De fait, et qu’il le veuille ou non, la littérature, du moins pendant toute l’aventure du Journal des années 1980, fait inexorablement partie de sa vie, d’où ce constat si saisissant qui semble résumer à merveille la complexité de ce Journal : « On dirait que, plus je cherche à me délittératurer l’existence, plus la littérature, sous une forme ou une autre, s’accroche à moi » (J, 4, p. 222). Et ce n’est pas pour rien, puisque se positionner « contre » la littérature, c’est aussi faire de celle-ci le thème et le sens premier de son écriture [22]. En somme, il appert que la prise de position « anti-littéraire » — et, partant, forcément critique vis-à-vis de soi et des autres — qui est celle de ces trois écrivains les positionne à leur tour dans un espace de l’entre-deux où, la solitude se faisant de plus en plus pesante, il s’agit en quelque sorte de choisir son « camp », mais aussi son « genre »…

On pourra par ailleurs avancer que cette façon de se placer en retrait est une des positions privilégiées de bien des diaristes, que la charge critique, si elle prend ici pour objet la littérature et, de façon plus générale, la société, est typique de l’écriture diaristique. Cependant, il ne me semble pas exagéré d’affirmer qu’elle s’exprime de façon exacerbée dans les journaux d’écrivains contemporains soumis (tôt ou tard) à la publication, et que le paradoxe de cette écriture critique se situe bien là, puisqu’en publiant leurs journaux — et même en sachant qu’ils ne seront lus que par un tout petit nombre de lecteurs, marginaux aussi — ces écrivains se prennent dans les rouages de l’institution littéraire. En effet, la véritable marginalité ne consisterait-elle pas à tout détruire, à faire de son refus un silence complet ? En dépit de cela, ces auteurs ressentent la nécessité d’affirmer leur présence, de la partager, de faire entendre leur voix, peut-être, justement, parce que l’expérience de l’écriture — et de l’écrivain — ne peut se concevoir uniquement dans un repli narcissique. En publiant leurs journaux, un peu envers et contre tous, ils font bel et bien une ultime profession de foi à l’égard de ce genre qui, tout à la fois, les exclut et les sauve — d’un genre qui, semble-t-il, ne peut être pratiqué que contre tous les autres…

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En dernière instance, j’aimerais revenir quelque peu sur la position « critique » du genre diaristique. Car, je l’ai posé d’emblée, il s’agit d’une forme qui a relevé, et relève encore, de la catégorie des écritures ordinaires, et sa place au sein d’une typologie des formes littéraires demeure précaire. Par ailleurs, les causes de cette marginalité du journal dans l’ensemble des pratiques littéraires sont nombreuses : statut des auteurs (qui ne sont pas tous écrivains), entre autres, mais aussi forme de l’écrit, fragmentaire par définition, qui s’oppose à l’idée d’« oeuvre » qui formerait, elle, un tout unifié, cohérent et linéaire grâce à un travail d’écriture dont on ne voit jamais les coutures. Ainsi, « [a]ujourd’hui encore, si le journal est littérature, c’est sous l’angle du soupçon, ou du manque, parce que semble lui faire défaut, précisément, ce qui est donné comme le propre de la littérature : l’écriture au sens d’élaboration et de mise en oeuvre d’un style [23] ». Dans cette optique, il n’est guère surprenant qu’on en soit très tôt venu à parler du journal comme étant une « impasse de la littérature [24] » ou encore comme étant « un défi à la littérature [25] », car c’est précisément, je crois, ce qu’il est. Et c’est d’ailleurs là, selon moi, que se situe pour la critique son intérêt, soit dans les débats et dans les remises en question perpétuelles qu’il suscite depuis sa progressive constitution en genre littéraire par le biais de la publication, débats qui permettent sinon de mieux définir ce qu’est le littéraire, du moins d’en interroger les frontières [26]. Car, dans les faits, le journal demeure « un projet d’écriture largement indéfini, soutenu par un projet de communication littéraire très incertain [27] », mais il semble que cette indétermination même, tant sur le plan de la forme que sur celui de sa réception, en fonde en grande partie l’esthétique.

Dès lors, si la littérarité du journal pourrait bien n’être qu’accidentelle et portée uniquement par d’éminentes figures d’écrivains qui ont su, par un travail de plus grande envergure dans le reste de leur oeuvre, « autoriser » et justifier la présence de leurs journaux dans la sphère littéraire (bien souvent de façon posthume), il appert en contrepartie que la question devient encore plus complexe quand des oeuvres diaristiques tentent de se poser comme « immédiatement » littéraires, c’est-à-dire en tant que textes appartenant à l’ensemble de l’oeuvre d’écrivains qui cherchent, directement ou de biais, à les proposer comme oeuvres autonomes et non pas comme supports d’une oeuvre existante. Qui plus est, quand le statut même d’écrivain n’est pas encore pleinement acquis (chez Jean-Louis Major par exemple), la littérarité du journal, surtout si on le publie de son vivant (violant par là une de ses supposées règles fondamentales [28]), devient doublement conditionnelle — d’autant plus que certains critiques voient encore les diaristes comme des « ratés » au sein de la confrérie des écrivains, comme des artistes sans oeuvre, susceptibles d’attirer autant le mépris que la pitié [29]

À n’en pas douter, donc, les journaux demeurent des objets sur lesquels pèse le poids du soupçon, mais ce poids — et c’est ce que j’ai voulu montrer ici — n’est toutefois pas uniquement attribuable à la critique qui reçoit ces textes : il est également constitutif de l’écriture elle-même. Et, plus que quiconque, les écrivains semblent à même de nous révéler les enjeux que soulève cette frontière toujours à poser entre le littéraire et le non-littéraire. Comme le remarque Pierre-Jean Dufief : « Critiques et diaristes semblent d’accord pour ne pas inclure le journal dans le corpus de textes littéraires mais les diaristes vont faire de cette exclusion une supériorité en affichant un refus délibéré de la littérarité [30]. » Cependant, comme on l’a vu, ce refus n’est pas sans amener son lot d’hésitations, voire de contradictions et de malaises, dans la mesure où, presque par définition, les journaux d’écrivain sont aussi un lieu de réflexion sur la pratique littéraire et, plus largement, sur la littérature en tant que pratique esthétique et institutionnelle. Ainsi, « [l]a spécificité du journal d’écrivain par rapport au journal tenu par tout un chacun se trouve peut-être dans ce jeu entre la familiarité du diariste avec le langage, la quête esthétique qui anime ses activités quotidiennes, et sa recherche d’un statut social par l’écriture [31] ». C’est donc à ces diverses contraintes que se plient, bon gré mal gré, les écrivains diaristes qui choisissent de publier leur journal de leur vivant, faisant de la charge critique du journal le principal moteur de leur écriture. Et cette tension qui se crée entre le littéraire et le non-littéraire participe, ce me semble, tout autant à la formation du genre diaristique en régime contemporain qu’à la formation d’une figure d’écrivain, aussi vulnérable à la critique soit-elle — même, et surtout, en régime contemporain où le statut de l’écrivain semble de plus en plus précarisé [32]. Il y a en tout cas ici un jeu de miroir apte à révéler la richesse fondamentale de ce genre que l’on pourrait presque qualifier d’infra et de supra littéraire.