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Le paysage des études renaissantes (« Early Modern ») a beaucoup changé au Québec au cours des dernières décennies. Pendant cette période, les recherches portant sur la Renaissance ont été d’une extrême vitalité et productivité. Les chercheurs québécois ont été particulièrement actifs dans trois sphères d’activités où ils se sont distingués. Ce sont d’abord les textes fondateurs des langues française et anglaise, les oeuvres de Rabelais et de Shakespeare, qui ont suscité un nombre important de publications et de colloques. Lié aux questions de généricité (gender), un nouveau centre d’intérêt a aussi émergé dans le champ des études seiziémistes : les écrits féminins ont inspiré de nombreux travaux qui joignent à l’histoire matérielle du livre une intense activité éditoriale. Enfin, les questions de traduction, appliquées notamment à ce corpus, ont occupé trois générations de seiziémistes québécois de 1970 à nos jours.

Les rabelaisants

Au cours des années 1970, François Rabelais est devenu au Québec un emblème de liberté et un signe d’identité culturelle nationale[1]. Dès 1970, André Belleau, à qui l’on doit la diffusion des écrits de Bakhtine en Amérique du Nord francophone[2], déposait un mémoire de maîtrise portant sur le voyage dans l’oeuvre de Rabelais[3]. L’année suivante, alors que Pierre Nepveu consacrait lui aussi à l’auteur du Pantagruel et du Gargantua son mémoire de maîtrise réalisé à l’Université de Montpellier, Antonine Maillet donnait le coup d’envoi des études rabelaisiennes au Québec en publiant sa thèse de doctorat Rabelais et les traditions populaires en Acadie aux Presses de l’Université Laval. Elle profitait en 1979 du prix Goncourt décerné à son roman Pélagie-la-Charrette pour rééditer cet ouvrage qui a beaucoup marqué la critique d’ici et d’outre-Atlantique[4]. Toutefois, dans l’effervescence poststructuraliste qui a caractérisé la fin des années 1970, paraissait aux Presses de l’Université de Montréal un livre au titre révélateur tant de son contenu que du courant théorique auquel il se rattache : Rabelais tel quel de Georges-André Vachon[5]. Pourtant, à cette époque, ce sont les récits rabelaisiens abordés dans une perspective sociocritique comme lieu linguistique pluriel qui ont surtout retenu l’attention des commentateurs. S’éloignant des travaux qui persistaient à interroger les liens entre les navigations de Jacques Cartier et le voyage du Quart Livre[6], André Belleau, qui avait pour Rabelais une prédilection toute particulière, a publié plusieurs essais approfondissant la problématique de la langue[7]. Cet intérêt pour la dimension langagière de l’oeuvre rabelaisienne ne s’est pas démenti au fil des années[8]. Cependant, au seuil de la décennie 1990, une véritable appropriation de l’oeuvre de Rabelais s’est produite avec la parution posthume de l’ouvrage d’André Belleau, Notre Rabelais[9], qui a été suivi d’une longue série de travaux universitaires.

Plusieurs doctorants de l’Institut d’études médiévales rattaché à l’Université de Montréal se sont alors intéressés de près à l’oeuvre du Chinonais. Colette Quesnel a consacré au rire rabelaisien une monographie tirée de son mémoire de maîtrise et suivi les mouvements des transports extatiques dans sa thèse de doctorat intitulée François Rabelais et les extases[10]. S’inscrivant dans la foulée des études de Michael Screech et de Gérard Defaux, le livre Rabelais et l’humanisme civil, paru en 1992, mettait l’accent sur la dimension éthique des récits avec l’étude des motifs du vin, des diables et de l’agir vertueux[11]. Avec le regain de faveur que connaît la rhétorique, du moins en Amérique du Nord, les jeunes chercheurs québécois privilégient depuis quelques années une approche proprement rhétorique des écrits de Maître Rabelais. Par-delà la seule question largement traitée de l’éloge paradoxal, Renée-Claude Breitenstein se penche sur la rhétorique encomiastique et interroge la dimension épidictique de plusieurs épisodes[12]. De son côté, Claude La Charité étudie le fonctionnement de la rhétorique épistolaire dans l’oeuvre et ses paratextes[13]. En 2011, au moment où le Quart livre de Rabelais était au programme de l’Agrégation française, il signait, avec Myriam Marrache-Gouraud et Violaine Giacomotto-Charra, un ouvrage collectif qui a connu beaucoup de succès auprès des étudiants de l’Hexagone : Rabelais aux confins des mondes possibles. Quart Livre[14]. Ce chercheur prolifique vient de mettre la dernière main à un ouvrage d’une grande érudition sur Rabelais et son édition grecque de 1537 du Pronostic d’Hippocrate[15], un texte jusque-là inconnu. Il prépare plusieurs autres volumes qui réserveront autant de surprises aux lecteurs de Rabelais.

Depuis le début du xxie siècle, les études rabelaisiennes ont connu un développement exponentiel au Québec, suivant les grandes tendances de la critique littéraire. Sur le plan de l’intertextualité, les écrits de Rabelais ont été réinscrits dans la production scripturaire de l’époque et sont lus à la lumière des pratiques discursives des poètes et des prosateurs mineurs contemporains ou prédécesseurs immédiats[16]. Ainsi, Christine Arsenault a suivi les transformations de la « pronostication » de Jean Molinet à Rabelais[17]. Le livre de Mawy Bouchard sur l’écriture romanesque et ses publics, l’article de Claude La Charité sur la prosopopée ainsi que celui de Jean-François Vallée sur le dialogue participent de cette réflexion « historique » sur la poétique des genres[18]. La question de l’hybridité générique a d’ailleurs fait l’objet d’une exploration plus en profondeur en 2006, alors que se tenait à Montréal le premier colloque en Amérique du Nord entièrement consacré à Rabelais. En effet, cette rencontre internationale, qui a réuni à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec plus de 75 conférenciers québécois, canadiens, américains et européens, avait pour thème Rabelais ou « Les Adventures des gens curieulx ». L’hybridité des récits rabelaisiens. Les deux volumes des actes de ce colloque, que Diane Desrosiers et Claude La Charité ont coorganisé, devraient paraître prochainement dans la collection des « Études rabelaisiennes », chez Droz, à Genève. Résultat d’un séminaire tenu à l’Université McGill, un numéro de la revue L’Atelier du roman a aussi regroupé en 2008 les contributions de dix étudiants du Département de langue et littérature françaises de cet établissement[19]. Au cours des trente dernières années, la moisson a donc été de plus en plus abondante sur les terres rabelaisiennes, tout autant d’ailleurs que chez les shakespeariens.

Les shakespeariens

En effet, une dynamique équipe de chercheurs de l’Université McGill s’est signalée depuis plusieurs décennies par son approche novatrice du théâtre shakespearien. Qu’il s’agisse des adaptations de l’auteur du Hamlet au Québec, de la dimension sonore des pièces de Shakespeare ou des modalités de leurs représentations sur scène, les contributions de Michael Bristol[20], Leanore Leiblein[21], Paul Yachnin et Wes Folkerth[22], entre autres, ont largement participé au renouvellement des études shakespeariennes, ce qui n’est pas un mince défi. L’analyse en contexte de la production et de la réception des pièces de Shakespeare a donné lieu à de nombreux collectifs où la notion de prestation théâtrale est centrale[23]. Titulaire de la Chaire de recherche Tomlinson en études shakespeariennes, Paul Yachnin a joué un rôle de premier plan dans l’orchestration des activités de deux groupes de recherche axées sur l’idée de « performance » et ses actualisations dans le théâtre élisabéthain ainsi que sur la question, indissociable de la précédente, concernant la constitution des publics à l’aube de la modernité[24]. Après avoir dirigé avec Bronwen Wilson l’ouvrage collectif Making Publics in Early Modern Europe[25], il prépare en ce moment un livre consacré spécifiquement au théâtre au temps de Shakespeare et au façonnement des lieux de sociabilité qui y sont associés dans l’Angleterre de cette époque. Ce chercheur infatigable collabore en outre à l’édition des pièces The Tempest et Richard II. Du côté francophone, le théâtre est demeuré le parent pauvre des études seiziémistes, à l’exception des travaux de Louise Frappier, qui a dirigé en 2008 un numéro de la revue Études françaises portant sur la littérature tragique de la Renaissance en France[26].

À la fine pointe de la recherche, les domaines de spécialisation des chercheurs de langue anglaise rejoignent aussi souvent ceux de leurs collègues d’expression française. Ainsi, le secteur relativement nouveau des Queer Studies a bénéficié des apports significatifs de Kenneth Borris[27] et de Guy Poirier. Celui-ci a montré, après son ouvrage devenu un classique sur l’homosexualité dans l’imaginaire de la Renaissance, comment la propagande a construit les images d’Henri iii que la postérité a perpétuées[28]. Quant à Kenneth Borris, il a retracé les représentations de la sexualité homosexuelle dans les textes renaissants. Ce spécialiste de Spenser a également abordé dans un livre récent les liens entre l’allégorie et la poétique des genres[29]. De même, dans la foulée de la réflexion contemporaine sur l’intertextualité et la réception des classiques, Jean-Claude Moisan et Maggie Kilgour se sont tous deux penchés sur la diffusion d’Ovide à la Renaissance. Fruit de patientes recherches, le livre intitulé Milton and the Metamorphosis of Ovid[30] de Maggie Kilmour vient tout juste de paraître. Par ailleurs, Jean-Claude Moisan a produit l’édition critique des Trois premiers livres de la Métamorphose d’Ovide, traduits en langue vernaculaire par Clément Marot et Barthélemy Aneau, ainsi que celle, en préparation, de la Bible des poëtes. Spécialiste de la rhétorique ramiste, il a aussi codirigé avec Kees Meerhoff deux collectifs consacrés à Pierre de La Ramée[31].

La mise sur pied de deux vastes programmes de recherche liés aux cérémonies de la parole et aux réceptions de la monarchie française témoigne aussi de l’intérêt récent pour la question des publics et des réseaux de sociabilité urbaine[32]. Ainsi, les travaux du Groupe de recherche sur les entrées royales dans les villes françaises à la Renaissance menés à l’Université Concordia par Marie-France Wagner et ses collègues ont donné lieu coup sur coup à plusieurs colloques et publications[33]. L’exercice de la parole publique et l’éloquence royale d’Henri iii ont également réuni littéraires et historiens[34]. L’art épistolaire est une autre forme de la sociabilité renaissante, dont Luc Vaillancourt et Eugénie Pascal ont examiné en détail les modalités et le fonctionnement rhétorique[35]. Le travail de numérisation du corpus épistolographique imprimé de la Renaissance française (recueils de lettres et manuels épistolaires) que Luc Vaillancourt a entrepris est toujours en cours.

Si la prose en langue vernaculaire n’a pas été négligée avec une abondante floraison d’ouvrages et de thèses de doctorat[36], en revanche la poésie de la Renaissance est restée plus marginale. On ne peut toutefois passer sous silence la vaste entreprise éditoriale des oeuvres de Pontus de Tyard, menée sous la direction d’Eva Kushner. Avec François Paré qui a revu, à la lumière des rapports entre centre de pouvoir et périphérie, la réception traditionnelle de la Pléiade[37], Robert Melançon est l’un des quelques rares chercheurs à s’être intéressés à la production versifiée de ces poètes, notamment Joachim Du Bellay[38]. Invité à collaborer à l’Encyclopedia of Erotic Literature, l’écrivain québécois David Dorais s’est, quant à lui, penché sur la construction du corps érotique dans la poésie française du xvie siècle[39]. Pour sa part, Claudine Jomphe a relevé le défi de relire la Franciade de Ronsard à la lumière des théories de la dispositio[40]. Transposant cette notion rhétorique, du seul texte à l’organisation architecturale des recueils de la Renaissance, Jean-Philippe Beaulieu a dirigé un numéro de la revue Études françaises consacré à cette problématique qu’il a contribué à reconfigurer[41]. Son influence a été tout aussi déterminante dans le domaine de l’écriture au féminin à la Renaissance.

L’écriture au féminin

Depuis ses tout premiers travaux sur Hélisenne de Crenne, Jean-Philippe Beaulieu a oeuvré à faire connaître et à légitimer l’étude des écrits féminins de l’Ancien Régime[42], une sphère d’activités longtemps ignorée par la critique française, mais qui, sous son impulsion, s’est rapidement développée au Québec. Non seulement il a participé à la création du groupe MARGOT[43], mais, dès 1993, il a aussi organisé avec Hannah Fournier une première rencontre internationale sous le thème « Femmes et textes d’Ancien Régime[44] ». Ce colloque a eu des répercussions importantes : d’une part, il a inauguré une longue série de réunions savantes, dont quelques-unes se sont tenues au Québec[45], et, d’autre part, il a, en quelque sorte, été à l’origine de la mise sur pied de la Société internationale pour l’étude des femmes de l’Ancien Régime[46].

Ce travail pionnier s’est révélé fructueux au moins sur trois plans : premièrement, l’identification des textes produits par des femmes ou attribués à des figures féminines, deuxièmement, l’édition de ces écrits qui, pour la plupart, n’avaient pas été réédités depuis le xvie siècle, et enfin la réalisation d’analyses substantielles relatives soit à la production scripturaire des femmes, soit aux discours des détracteurs et des laudateurs du sexe féminin. Ainsi, une équipe de l’Université d’Ottawa, composée entre autres de Pierre-Louis Vaillancourt et Marie-Laure Girou-Swiderski, a jeté les bases du travail consistant à répertorier les écrits féminins de la Renaissance[47]. De son côté, William Kemp, en qui l’on reconnaît l’un des spécialistes internationaux de l’histoire matérielle du livre, a établi la bibliographie des imprimés rédigés par des femmes ou portant des noms féminins[48], dont il poursuivra la constitution jusqu’en 1610. Suivant le mouvement d’indexation des fonds de livres anciens amorcé aux États-Unis et en France, le champ de ces enquêtes bibliographiques s’est étendu à l’inventaire des imprimés d’Ancien Régime conservés dans les bibliothèques des communautés religieuses, des collèges et des universités du Québec. Relevant du Cercle interuniversitaire d’étude sur la République des lettres (CIERL), un groupe de chercheurs s’est donc donné pour tâche de recenser ces ouvrages imprimés entre les xve et xviiie siècles. Maître d’oeuvre de la série de conférences sur le livre à la Renaissance et de l’exposition sur ce même thème qui se sont tenues en 2012 à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Brenda Dunn-Lardeau a fondé en 2004 le Groupe de recherche multidisciplinaire de Montréal sur les livres anciens.

Parallèlement à la publication de ces répertoires bibliographiques, les chercheurs se sont attelés à la tâche de rendre disponibles les écrits féminins, pour la plupart restés jusque-là inédits. En plus des éditions critiques et des versions modernisées des textes d’Hélisenne de Crenne qu’il a produites[49], Jean-Philippe Beaulieu a édité avec Hannah Fournier les oeuvres complètes de Marie de Gournay, la « fille d’alliance » de Montaigne[50]. Il prépare en ce moment un florilège de textes des xvie et xviie siècles, au nombre desquels figureront, entre autres, les Pitoyables Regrets de Marguerite d’Auge et une sélection de pièces portant les noms d’Anne d’Este et de Catherine de Clèves[51]. Claude La Charité devrait livrer sous peu l’édition des oeuvres complètes de Marie de Romieu, et l’équipe GARSE-XVI, acronyme du Groupe d’analyse et de recherche sur l’écriture des femmes au xvie siècle, celle de Marie d’Ennetières (dite Dentière), l’une des premières religieuses catholiques à avoir joint les rangs de la Réforme. Soulignons enfin la publication du Chemin de long estude de Dame Cristine de Pise édité par Jean Chaperon en 1549, que Claire Le Brun-Gouanvic a fait paraître en 2008[52].

D’innombrables articles, ouvrages collectifs, mémoires de maîtrise et thèses de doctorat, ayant pour objet d’étude les corpus textuels féminins d’Ancien Régime, ont été réalisés au cours des dernières décennies. Il serait trop long d’en fournir ici la liste complète ; mentionnons tout de même les travaux de Marie-Claude Malenfant et de Renée-Claude Breitenstein[53] qui, dans le prolongement du livre de Marc Angenot, Les champions des femmes[54], ont abordé la Querelle des femmes par le biais de ses argumentaires. Le Palais des nobles dames (1534) de Jehan du Pré s’inscrit dans ce débat sur les vices et vertus de la nature féminine. Brenda Dunn-Lardeau, à qui l’on doit la magistrale édition de la Légende dorée de Jacques de Voragine, en a procuré l’édition critique[55]. Elle a également signé une étude incontournable sur la figure de la vieille femme chez Marguerite de Navarre et dirigé deux collectifs explorant divers modèles de félicités céleste et terrestre[56]. La généricité (c’est-à-dire la construction de la différence sexuelle, à laquelle s’attachent les gender studies) a monopolisé une bonne part de cette critique. Le rapport à l’altérité, même s’il ne s’est pas limité à l’Autre féminin[57], a été surtout considéré à travers l’élaboration de jeux de masques et de travestissements[58].

La traduction

Enfin, il est curieux de constater combien les questions relatives à l’écriture féminine et celles qui ont trait à la traduction se recoupent sous la plume des seiziémistes qui oeuvrent ou ont oeuvré au Québec. À ce titre, figurent au premier chef les nombreuses réalisations de Brenda Hosington. Cette chercheure prolifique s’apprête, entre autres projets, à publier une monographie sur les traductrices britanniques et le monde de l’imprimerie en Angleterre entre 1500 et 1660[59]. Du collectif réalisé en 2004 sous la direction éditoriale de Jean-Philippe Beaulieu, D’une écriture à l’autre. Les femmes et la traduction sous l’Ancien Régime[60], au recueil d’articles en anglais et en français que Marie-Alice Belle a réunis sous le titre Women and Translation[61], l’activité de traduction des femmes, longtemps considérée comme accessoire à l’aube de la Modernité, a été complètement repensée. De façon plus générale, c’est le champ tout entier de la traduction à la Renaissance qui a mis à contribution l’expertise des traductologues québécois. Dès 1981, de concert avec Paul Chavy, Eva Kushner a publié sur ce sujet un numéro bilingue de la Revue canadienne de littérature comparée[62], malheureusement souvent passé sous silence, mais qui regroupe des contributions importantes, celles par exemple de Glyn P. Norton, Eugene Vance, Simone Maser, etc.

Dans l’ensemble, il me semble que la production des seiziémistes dans le domaine des études littéraires conjugue à l’analyse des textes fondée sur l’érudition une réflexion théorique nourrie par des apports méthodologiques divers venus surtout des États-Unis. L’article de Jean-Philippe Beaulieu, paru dans le collectif Dix ans de recherche sur les femmes écrivains de l’Ancien Régime[63], témoigne à coup sûr de ce positionnement critique.

Du côté des historiens, Jésus Martínez de Bujanda a accompli un travail monumental en éditant, en onze volumes, les catalogues des livres interdits depuis le tout premier index de Paris en 1544, en passant par ceux de Rome, Louvain, Venise, Anvers, etc., jusqu’à l’abrogation de l’Index librorum prohibitorum, sous le pontificat de Paul vi[64]. L’oeuvre d’une vie ! Non seulement de Bujanda a apporté aux études seiziémistes une contribution majeure, mais pendant des années il a aussi tenu à bout de bras le Centre d’études de la Renaissance, qui, faute de fonds et de relève, a fermé ses portes avec le départ à la retraite de ce collègue. Alors que les trois tomes de la série portant sur la Renaissance, déjà parus grâce à la détermination d’Eva Kushner[65], proposent une histoire comparée des manifestations littéraires et artistiques des diverses aires linguistiques européennes, le petit livre de l’historien Claude Sutto sur la Renaissance[66] a le mérite de présenter succinctement la toile de fond historique où s’inscrit la production littéraire du xvie siècle français. En collaboration avec Michel Péronnet, Lyse Roy offre elle aussi une synthèse de cette période[67]. Du côté de l’histoire politique, Michel de Waele s’est engagé à relire les efforts de pacification d’Henri iv, dans le contexte des guerres de religion qui ont marqué la deuxième moitié du xvie siècle[68]. Les récits de voyage en Nouvelle-France et les transferts culturels ont aussi interpellé quelques chercheurs[69]. En matière d’histoire religieuse, Torrance Kirby se révèle au Québec le spécialiste de la Réforme anglaise avec ses travaux sur Richard Hooker et Peter Martyr Vermigli[70]. Quant à Anthony Raspa, il s’est fait l’éditeur des écrits religieux de John Donne[71]. Traducteur des oeuvres du pré-réformateur français Guillaume Farel, Jason Zuidema a beaucoup écrit sur cette période encore méconnue de la Réforme en France avant Calvin[72]. René Paquin a suivi l’itinéraire d’un autre acteur important de ces premiers moments de l’évangélisme renaissant : Pierre Viret[73]. Quant à la philosophie de la Renaissance, Louis Valcke a retracé le parcours intellectuel de Pic de la Mirandole et a édité en collaboration avec Roland Galibois le Discours de la dignité de l’homme et le traité L’être et l’Un de ce penseur[74]. Enfin, les diverses contributions de Danièle Letocha ont démontré que l’expression de la pensée philosophique renaissante est indissociable de ses dimensions esthétiques[75].

En conclusion, les activités des seiziémistes québécois ont été et demeurent étroitement liées à la revue canadienne Renaissance et Réforme/Renaissance and Reformation ainsi qu’à la Société canadienne d’études de la Renaissance (SCER), dont Jean-Claude Moisan a été l’un des trois cofondateurs. Plusieurs membres, originaires du Québec ou qui y ont mené une partie de leur carrière, ont assuré la présidence de cette société savante : Jésus Martínez de Bujanda (1978-1979), François Paré (1988-1990), Anthony Raspa (1990-1991), Danièle Letocha (1994-1996), Brenda Dunn-Lardeau (2001-2002), Brenda Hosington (2004-2006), Guy Poirier (2006-2008), Claude La Charité (2010-2012). Il ne reste plus, me semble-t-il, qu’à appeler de tous nos voeux la mise sur pied d’un centre d’études de la première Modernité qui aurait pour objectif de fédérer et de pérenniser dans une perspective interdisciplinaire les travaux des chercheurs québécois sur la Renaissance et plus largement sur l’Ancien Régime[76].