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Dans les pages qui suivent, nous tenterons de brosser un panorama des différents lieux d’intersection entre les études littéraires québécoises et leurs correspondants à l’échelle de la francophonie. Les études francophones constituent indubitablement un secteur en plein essor dans le paysage universitaire, depuis les années 1980 environ. La contribution québécoise à cet essor est tout à fait substantielle[1] et, à bien des égards, on peut dire que le Québec a constitué une sorte de modèle à suivre pour l’ensemble de la recherche sur la francophonie littéraire. Notre propos visera à mettre en lumière les orientations de recherche (quant aux thèmes ou aux méthodes) qui, initiées ou bien représentées au Québec, ont influé sur le paradigme des études littéraires francophones.

Plusieurs précautions d’usage s’imposent avant d’entamer ce parcours. Nous userons volontiers d’une énonciation aussi impersonnelle que possible, mais notre propos n’en est pas moins situé, et donc déterminé (orienté si l’on veut). Formé à la sociologie de la littérature et à la rhétorique du discours social, nous serons forcément porté à accentuer ces aspects du paysage ici couvert. De même, notre propre recherche portant principalement sur la francophonie du Nord, nous ne pourrons totalement rendre justice aux travaux québécois sur les littératures maghrébines, antillaises ou africaines, qui nous sont moins familiers. En outre, nous ne pourrons éviter hélas de tomber parfois dans l’énumération superficielle ; nous n’échapperons pas non plus au reproche d’avoir oublié l’un ou l’autre nom. Nous espérons cependant pouvoir livrer une lecture organisée de cet important massif discursif, que nous présenterons en suivant un ordre à la fois chronologique et thématique : avant d’aborder les études littéraires québécoises et francophones proprement dites, nous envisagerons leur préhistoire commune ; les intersections seront ensuite considérées selon les grandes orientations de recherche auxquelles elles correspondent.

Une préhistoire commune

La convergence profonde qui unit le Québec (sa littérature, ses chercheurs en littérature) au reste de la francophonie[2] n’est pas accidentelle. Elle est le produit d’une histoire qui trouve ses racines dans la décennie 1960 : au moment où les anciennes colonies françaises acquièrent leur indépendance et songent, avec Senghor, Diori et Bourguiba, à rassembler leurs forces, le Québec mène lui aussi un combat politique et culturel d’émancipation. Sorti transformé de la Révolution tranquille, le Québec se pose ainsi en partenaire potentiel de la nouvelle donne diplomatique appelée de leurs voeux par les Africains et, par sa situation culturelle particulière, contribue à donner un large écho à la thématique « francophone » en tant que nouvelle manière de définir les peuples minoritaires linguistiquement.

Le célèbre voyage entrepris par le Général de Gaulle au Québec en 1967 apparaît alors comme le signe manifeste que la France a pris la mesure de l’importance des minorités francophones dans l’équilibre géopolitique mondial. En proclamant « Vive le Québec libre ! », le Général ouvre un espace diplomatique qui échappe à la souveraineté du gouvernement central[3] et qui repose sur une connivence a priori purement culturelle, elle-même fondée sur un arriéré historique commun. Dès lors, le Québec devient partie prenante des structures administratives déjà en place, qui assuraient une coopération bilatérale entre la France et ses anciennes colonies, telles la CONFEMEN (Conférence des ministres de l’Éducation nationale des pays de langue française, créée dès le début des années 1960 ; le Québec s’y joint à partir de 1968).

Il nous paraît ainsi naturel d’introduire ce bilan de l’apport québécois aux études francophones par quelques considérations liées à cette préhistoire commune. Nous pensons en effet que les inflexions particulières que les études québécoises ont pu donner à notre compréhension de la francophonie littéraire durant les dernières décennies s’éclairent notamment à la lumière d’un passé où le Québec était à l’avant-garde des revendications politiques et culturelles francophones.

L’idéologie francophone

La figure représentative de ce moment est sans doute celle de Jean-Marc Léger. Souverainiste et ardent défenseur de la langue française, il occupe les plus hautes responsabilités au sein des institutions francophones naissantes. Il est naturellement porté à accentuer le versant québécois de l’entreprise francophone, tout en soulignant des effets de convergence spontanée : « On dirait que le bilatéral franco-québécois a une sorte de vocation naturelle à déboucher sur le multilatéral francophone ou du moins à enrichir, conforter, consolider celui-ci[4]. » Il contribue à la fameuse livraison de la revue Esprit de 1962[5] et promeut cette « Civilisation de l’Universel » chère à Senghor, dont la francophonie serait l’heureuse incarnation. Il participe ainsi d’un moment marqué par la croyance en certaines vertus intrinsèques à la langue française, censée servir d’instrument d’émancipation des peuples. Après Jean-Marc Léger, un autre Québécois, Jean-Louis Roy, jouera lui aussi un rôle au sein du Haut Conseil de la Francophonie. Bien que plus proche de la realpolitik, sa vision de la culture francophone est elle aussi marquée par l’idéal désincarné du pluralisme et du partage. Le Québec apparaît bien comme un lieu indiqué pour articuler de telles conceptions et développer ainsi les premières ébauches comparatistes sur les écrivains de langue française. Auguste Viatte[6] et Gérard Tougas se sont particulièrement illustrés dans cet exercice qui, des années 1960 au début des années 1980, demeure empreint d’une certaine ambiguïté idéologique.

C’est à Viatte que l’on doit, dès 1958, la contribution « Littérature d’expression française dans la France d’Outre-mer et à l’étranger », à l’Histoire des littératures dirigée par Raymond Queneau dans la Pléiade[7]. À cette date, le projet d’une communauté francophone fondée sur le partage de valeurs culturelles communes n’a pas encore d’écho et les locutions « francophonie », « littérature francophone » ou « écrivain francophone » sont absentes du discours de Viatte. Cependant, le contexte n’en demeure pas moins marqué par la perte des colonies françaises, de sorte que l’auteur doit fournir une représentation de ces littératures et de ces écrivains qui prenne acte de ce contexte, sans pouvoir encore se raccrocher vraiment à une formule alternative. Outre qu’elle est fortement marginalisée au sein de l’entreprise éditoriale de Queneau, cette représentation est nettement conditionnée par l’une des obsessions de l’auteur, à savoir la résistance à l’« engloutissement par l’américanisme[8] ». Cette résistance se manifeste ici par une saisie « compilatoire » au service d’une conception centralisée de la langue et de la littérature françaises. Nouveaux agents acquis à la cause de l’universalité hexagonale, les auteurs thésaurisés par Viatte sont également assortis d’un programme expressif spécifique, réduit, voire anecdotique : la multitude des « races » et des « âmes » juxtaposées s’ajuste au statut marginal et éclaté de ce corpus « connexe » par rapport aux grands ensembles littéraires nationalisés qui font l’objet des autres sections de l’Histoire publiée par la Pléiade. Une dizaine d’années plus tard, le même auteur publie cette fois un ouvrage entier, sur un sujet certes élargi, mais finalement assez comparable, et au titre radicalement différent : La francophonie[9]. La décennie a vu se populariser la francophonie comme projet politico-culturel ajusté au contexte de la décolonisation. Accompagnant presque in vivo ce processus d’un volet encyclopédique, le discours de Viatte en précise les modalités historiographiques. Il infléchit sa position de 1958 en préférant désormais le mythe de la « solidarité francophone » à celui de l’« universalité française ».

Gérard Tougas s’est lui aussi illustré dans ces premières années de l’aventure francophone, en tentant d’articuler des préoccupations de défense linguistique et culturelle à des considérations métalittéraires sur les périphéries de langue française, dont le Québec et la Suisse romande. Son profil idéologique est toutefois beaucoup plus problématique que celui de Viatte. Empreint de présupposés racistes et néo-colonialistes, son propos insiste sur l’« apport français » aux intellectuels africains dans leur affirmation identitaire. Les bienfaits du cartésianisme, l’« accès à une vaste et inépuisable littérature » que la colonisation a permis, ont fait « que l’Africain se sent devenir homme » et sont pour Tougas autant d’arguments, non seulement pour défendre une conception très conciliatrice de la colonisation (« la réalité même d’une fraternité non feinte, me[t] à vif, pour le ravir, le coeur de celui qui, du coup, se trouve réconcilié avec le colonialisme latin[10] ! »), mais aussi pour affirmer, preuve à l’appui, la qualité supérieure de l’assimilation culturelle française par rapport au modèle anglo-saxon concurrent, car « [l]es Africains de langue anglaise ne connaissent pas, sauf exception, d’aventure aussi cruciale[11] » de libération humaine par l’imposition fortement structurée d’une tradition littéraire.

Cela dit, en même temps qu’ils colorent leurs discours d’idéologies douteuses, ces deux penseurs de la francophonie inaugurent les premières pistes comparatistes sur les littératures francophones. Gérard Tougas conçoit ainsi la francophonie littéraire comme l’ensemble des relations entre les écrivains de langue française et la France. Il importe à l’auteur de caractériser le mieux possible ces relations et « l’état d’esprit » qu’elles conditionnent, pour « comprendre les écrivains de la francophonie et l’accueil qui leur est réservé en France[12] ». Il suggère même une métaphorisation globale de ce système de dépendances par l’intermédiaire de l’image du système planétaire : « À des vitesses qui varient avec l’époque de leur naissance et leur masse, quatre micro-planètes s’éloignent de la France, leur commune origine. Toutes demeurent observables à l’oeil nu et leur orbite se mesure facilement[13]. »

Dans d’autres ouvrages plus anciens, consacrés plus spécifiquement à la littérature « canadienne-française[14] », les mêmes auteurs avaient déjà montré comment l’histoire de cette littérature devait intégrer une dimension comparatiste. Ainsi, Auguste Viatte ébauche les pistes d’un comparatisme institutionnel des ensembles littéraires de l’Amérique française, en soulignant notamment les déterminations contextuelles convergentes qui freinent le développement de ces littératures (« l’exiguïté du public, la condition médiocre de l’écrivain, l’asservissement à l’actualité quotidienne[15] »). De manière plus impressionniste et plus ponctuelle, Gérard Tougas se montre lui aussi attentif aux situations structurelles des littératures périphériques, qui annulent parfois la pertinence des jugements de valeur esthétiques :

Il semblerait que les petits pays comme le Canada français et la Belgique ne sauraient prétendre à l’universalisation de leur littérature, quelle qu’en soit par ailleurs la qualité, car dans la situation de dépendance ou de relatif effacement où ils se trouvent, ils sont condamnés à subir les influences de l’extérieur ; tout au plus leur littérature se créera-t-elle en vase clos[16].

Ces considérations suggèrent la nécessité d’adopter un outillage conceptuel spécifique pour décrire ces littératures « non universalisables ». Elles ne sont cependant guère systématisées et constituent plutôt des occurrences isolées, qu’on peut lire rétrospectivement comme les annonces précoces d’orientations qui caractériseront cette fois plus nettement la recherche québécoise en littérature francophone.

En attendant, le tournant des années 1980 marque l’émergence des préoccupations pédagogiques. Avec sa célèbre Histoire comparée des littératures francophones, Auguste Viatte exprime clairement la conscience de renouveler les cadres d’intelligibilité de ces littératures périphériques, en s’ajustant à une demande pédagogique :

De plus en plus, les Universités et les écoles des pays francophones étudient leurs littératures nationales. La plupart ont fait l’objet de bons manuels, et les histoires de la littérature française, tout en les reléguant souvent en des appendices chichement mesurés, offrent des termes de comparaison. Mais il n’existe pas de tableau d’ensemble, sinon sous la forme d’une juxtaposition, pays par pays. C’est à cette lacune que nous voudrions remédier[17].

Divisé en quinze chapitres qui refusent le simple découpage par zones géographiques autant que l’agrégation par thématiques communes, son ouvrage dégage quelques grandes catégories métalittéraires transversales, qui permettent par exemple de mettre en regard les formules d’« art pour l’art » promues parallèlement par l’École littéraire de Montréal, l’École de la Ronde en Haïti et le groupe de La Voile latine en Suisse, ou encore la façon dont se module l’engagement littéraire dans chacune des littératures envisagées. À cet égard, l’entreprise d’Auguste Viatte restera sans doute unique, tant son ambition totalisante paraît aujourd’hui difficilement reproductible. Il faut, en contrepartie, signaler que cette approche est encore abondamment nourrie d’idéologèmes, qui orientent l’examen comparé des littératures en fonction d’une conception de la francophonie marquée par l’universalisme français. Autrement dit, la perspective totalisante sur la francophonie littéraire, aussi contrôlée soit-elle par des balises méthodologiques historico-littéraires et comparatistes, n’échappe guère à la tentation du grand récit idéologisé.

C’est à peu près le même constat qu’il faut dresser à propos des travaux, considérés comme classiques et pionniers, de Michel Tétu. Le célèbre Guide culturel qu’il dirige en 1977 avec André Reboullet rassemble une vingtaine de spécialistes en vue de « répon[dre] à l’attente des professeurs de français qui souhaitent faire, dans leur enseignement, une large place à l’étude de[s] littératures et de[s] civilisations [des pays d’expression française][18] ». Michel Beniamino a déjà bien mis en évidence, à partir de la contribution de Michel Tétu lui-même au volume[19], l’empreinte idéologique sur ce discours. Cette empreinte se manifeste notamment par la mise en avant de la figure du « dialogue » entre « grandes civilisations », mais aussi par l’absence de systématicité des critères typologiques utilisés par l’auteur : ceux-ci, indique Michel Beniamino, « semble[nt] plutôt traduire et justifier un découpage technocratique produit par une vision administrative de la francophonie[20] ». On soulignera en outre que l’ouvrage est introduit par un avant-propos de l’omniprésent Jean-Marc Léger, qui en définit la perspective générale de manière conforme à l’idéologie francophone, puisque ce Guide culturel se doit de « contribuer […] à […] la rencontre des peuples et la communion des civilisations », en exaltant le rôle de la langue française, qui en sera « par excellence l’artisan et l’expression[21] ».

Michel Tétu dirige encore en 1987 ce qui apparaît alors comme une petite somme de l’aventure « francophone » dans toutes ses dimensions (linguistiques, institutionnelles, politiques, économiques, culturelles)[22]. Outre le caractère clairement francolâtre de ce discours, outre les collaborations, en préfaces, de Léopold Sédar Senghor et de Jean-Marc Léger, outre la représentation géolinguistique de la « francophonie » en cercles concentriques à partir du centre français, on notera surtout que l’érudition universitaire (chiffres, tableaux, références, citations abondent) est ici mise au service d’une lecture très lisse et très orientée des événements. L’auteur retrace en effet une geste « francophone », sous-tendue par l’idéologie du « métissage », présenté comme noyau du « grand dessein francophone[23] ». La résistance à « l’envahissement de l’anglo-américain[24] » demeure l’un des grands principes d’unification de l’espace francophone, perçu à travers une vision romantique, au-delà des divergences politiques entre États.

Toutes ces contributions québécoises constituent donc un pan relativement important du massif discursif de la francophonie. Si leur pertinence strictement scientifique peut être jugée rétrospectivement assez faible, elles n’en ont pas moins constitué une sorte de préhistoire des études francophones. Elles ont surtout gardé l’empreinte d’une idéologie de la francophonie contre laquelle vont se développer de nouvelles orientations de recherche, surtout à partir des années 1990.

Langue et société : une littérature en variation

Avec l’émergence d’un personnel universitaire relativement spécialisé dans ces littératures périphériques, on assiste au rejet plus ou moins radical des principes de vision et des échelles de valeurs qui informaient (et continuent parfois d’informer encore) la vision « francophone » du littéraire. Il s’agit dès lors d’opposer la légitimité et l’indépendance de la démarche scientifique contre les discours mystificateurs des hommes de pouvoir et d’institution. Au « découpage technocratique » et à la « vision administrative de la francophonie[25] », le spécialiste oppose des typologies sociolinguistiques qui déjouent les catégories du sens commun et démontrent la variété des attitudes face à la langue ; à la conception essentialiste et aux vertus magiquement unificatrices de la langue française, il oppose les concepts de bilinguisme et de diglossie, de politique et d’insécurité linguistiques, qui mettent en évidence le poids des normes sociales sur l’activité de l’écrivain, mais aussi plus largement sur tout usager de la langue ; plus globalement, à l’euphémisation et à la dénégation des rapports de force qui structurent l’espace francophone, il répond par l’objectivation des conditions qui produisent de la domination symbolique (et l’autorisent) au sein de cet espace. Dans tous les cas, le travail théorique s’engage à des degrés variables contre une certaine conception de la francophonie (littéraire) et contre le système de valeurs qui l’accompagne.

La littérature québécoise a pu servir de laboratoire conceptuel à ces démarches réactives, tournant résolument le dos à la francolâtrie et à l’essentialisme qui prévalaient jusqu’alors. On peut dire que les études francophones demeurent aujourd’hui encore profondément marquées par ce paradigme que nous baptiserons volontiers « variationniste » et pour lequel le Québec a joué un rôle indéniablement précurseur (au même titre que la Belgique, à plus d’un égard).

Sans pouvoir détailler l’ensemble des travaux qui ont contribué à forger ce paradigme, nous tenterons d’en dégager ici les lignes de force, qui s’organisent grosso modo en quatre volets solidement articulés. Le premier volet concerne évidemment la question de la langue d’écriture, et touche à un spectre disciplinaire qui s’étend de la sociolinguistique à la poétique des textes. Il est symptomatique que l’élan théorique soit venu de ceux-là mêmes qui ont participé au renouveau littéraire québécois : la réflexion séminale d’André Belleau dans Surprendre les voix[26] escorte une oeuvre de création traversée par le mélange des registres[27], et ce double statut d’écrivain et de théoricien signale bien un renouvellement du personnel de la chose littéraire. À sa suite, les travaux de Rainier Grutman sur l’hétérolinguisme textuel[28] ou de Robert Dion sur les interférences linguistiques et culturelles[29] constituent les exemples les plus marquants de transferts de problématiques ou de concepts, de l’échelle québécoise à l’échelle francophone. En effet, rares sont les littératures de langue française qui ne soient ancrées d’une manière ou d’une autre dans des contextes marqués par des phénomènes de contact ou présentant de fortes stratifications linguistiques ; ces littératures sont donc, au même titre que la québécoise, puissamment travaillées par la variance, qui constitue une donnée première de l’écrivain.

De manière plus générale et plus transversale, cette question de la langue d’écriture concerne bien entendu le rapport à la norme linguistique française hexagonale. Ici encore, le Québec offre un matériau abondant pour décrire ce que Lise Gauvin a appelé la « surconscience linguistique » des écrivains francophones[30]. Face à une situation d’aliénation qui lui fait percevoir les stigmates pesant sur sa pratique de la langue française, l’écrivain francophone déploie des réponses stylistiques originales, compensatoires, qui surjouent le rapport d’aliénation pour le dépasser. Ce type de démarche procède, en quelque sorte, par retournement du stigmate en emblème — puisqu’il s’agit de faire de l’aliénation du francophone vis-à-vis des modèles linguistiques dont il perçoit l’imposition, le lieu d’une créativité particulière, en somme, comme le dit Lise Gauvin, d’un « imaginaire de la langue ». Celui-ci donnerait lieu, dans le cadre littéraire francophone, « à des poétiques irriguées par le sens du ludique et du transitoire, plus proches de la fête carnavalesque et de l’esthétique baroque que des conventions du réalisme[31] ». On voit donc bien ici qu’il s’agit d’ébaucher une poétique francophone globale, à partir d’écritures liées à des contextes spécifiques, dont le contexte québécois. La « francophonie littéraire » trouve ainsi son unité dans cette contrainte, à la fois subie et dépassée par les écrivains, que constitue l’inconfort linguistique : « Les écrivains francophones reçoivent ainsi en partage une sensibilité plus grande à la problématique des langues, sensibilité qui s’exprime par de nombreux témoignages attestant à quel point l’écriture, pour chacun d’eux, est synonyme d’inconfort et de doute[32]. » Le projet créateur de l’écrivain, qu’il soit québécois ou antillais, reçoit ainsi toute sa valeur spécifiquement « francophone » en ce qu’il développe des poétiques concurrentes à celles du canon central.

Ceci offre une transition vers le deuxième volet du paradigme variationniste ici exposé : les travaux sur la langue d’écriture postulent un rapport plus global à la France littéraire, dont la domination symbolique s’exerce par bien d’autres biais également. La situation périphérique du Québec encourage à prendre en compte les effets de cette domination sur les stratégies d’écriture et à affiner les intuitions de Deleuze et Guattari autour du concept de « littérature mineure ». « Exiguïté » pour François Paré, « liminarité » pour Michel Biron : voilà deux percées franco-canadiennes dans cet important massif de questions qui structurent l’étude des littératures francophones dans leur ensemble. Dans son célèbre essai de 1992[33], le premier envisageait d’un même regard le cas de ces littératures grandies à l’ombre de puissants canons nationaux ; parmi elles, la québécoise, mais aussi la franco-ontarienne ou la maghrébine. Travaillées par la dispersion ou la déshistoire, ces littératures engagent également un certain rapport au social, en même temps qu’elles appellent une théorie critique particulière, non réductibles aux routines de lecture appliquées aux corpus de leurs « grandes » soeurs. C’est ce relais critique qu’a saisi Michel Biron dans son maître-essai L’absence du maître[34]. Par le prisme de trois grandes figures de la modernité québécoise, l’auteur éclaire tout l’imaginaire de l’écrivain par rapport à la société dans laquelle il s’inscrit, bon gré mal gré. Sa « liminarité » — un concept que Biron emprunte à l’anthropologie de Turner — est, à bien des égards, celle de beaucoup d’écrivains francophones, dont les rapports de filiation et les références à la norme légitime sont immanquablement perturbés par des stratégies de déni.

Cette interrogation sur les manières dont le texte littéraire rejoue ou déjoue les grandes fractures de l’imaginaire social des écrivains (et de la collectivité à laquelle ils appartiennent) constitue là encore un axe fort de la recherche littéraire francophone d’aujourd’hui. L’importance de la tradition d’étude sociocritique des textes (de Gilles Marcotte à Pierre Popovic, en passant par Marc Angenot, Régine Robin et, bien sûr, Michel Biron) a fait du Québec un précurseur en la matière. Le questionnement sur la mémoire, par exemple, y est tout à fait central, pour des raisons historiques évidentes[35]. Aujourd’hui, bien d’autres littératures francophones sont envisagées à partir de ce point de vue, et les chercheurs québécois restent bien représentés[36].

Nous sommes passé insensiblement du deuxième au troisième volet de notre panorama : de la question du rapport « minorisé » à la France, à celle de l’inscription du fait littéraire dans les structures (imaginaires, mais aussi institutionnelles ou démographiques) d’une société. L’approche sociologique de la littérature est aujourd’hui un axe fort de la recherche en études francophones, qui la distingue des études françaises, où la sociologie du littéraire est moins bien représentée. Outre les noms, déjà cités, de Michel Biron et de Marc Angenot, il faut évoquer ici ceux de Maurice Lemire, Lucie Robert et Denis Saint-Jacques, coordonnateurs du vaste projet sur La vie littéraire au Québec[37]. Examens minutieux de toutes les infrastructures matérielles qui font exister la littérature comme institution, ces ouvrages de référence fournissent au chercheur des mines inépuisables d’informations, sans équivalent connu à ce jour. Ils incarnent également un modèle achevé d’analyse institutionnelle du littéraire, qui peut inspirer des perspectives comparatistes à l’échelle francophone. Ils rappellent en tout cas à quel point ces littératures dites « mineures » ont souvent développé un maillage très étroit de sociabilités, qui conditionne nécessairement les écritures elles-mêmes.

Une entreprise comme celle de « La vie littéraire au Québec » implique nécessairement plusieurs générations de chercheurs et produit des effets de rebonds, de reprises et d’approfondissements, dont nous sommes aujourd’hui les témoins. Le travail sur les revues littéraires, par exemple, permet de mettre au jour l’importance des réseaux internationaux d’écrivains. La dimension strictement québécoise est ici largement débordée, puisque des organes comme Le Nigog, La Relève ou Parti pris s’inscrivent dans le cadre de problématiques franco-québécoises, voire francophones. Michel Lacroix se montre particulièrement sensible à ces dimensions, et son travail témoigne en outre d’une articulation ferme entre les approches sociologique et discursive du littéraire : lieu de sociabilité, la revue impose aussi certains formats de discours, brasse certaines topiques, privilégie certains circuits rhétoriques. Sur ce point également, la recherche québécoise est promise à une ouverture francophone, comme l’atteste l’une des dernières publications de Lacroix dans Globe[38].

Un autre prolongement important du projet « La vie littéraire au Québec » est son pendant transartistique, « Penser l’histoire de la vie culturelle au Québec », auquel collaborent des chercheurs en littérature, en histoire de l’art, en cinéma, en chanson, en théâtre, etc. Cette articulation du littéraire aux autres arts et cette attention aux transferts culturels sont, ici encore, des tendances qui orienteront très certainement le futur des recherches en littérature francophone : en effet, les ensembles littéraires faiblement institutionnalisés présentent nécessairement de nombreuses intersections avec les pratiques voisines ; cette porosité donne souvent une coloration locale particulière à des courants esthétiques internationaux, qui s’en trouvent dès lors profondément reconfigurés — que l’on songe par exemple aux cas du symbolisme et du surréalisme en Belgique.

La question du rapport entre le fait littéraire et la société est encore au coeur des travaux qui explorent depuis plusieurs décennies maintenant le phénomène de l’écriture migrante. Thème majeur de la recherche en littérature francophone, la littérature migrante est intrinsèquement liée à des contextes où la définition strictement nationale du canon littéraire fait défaut, ou pose problème. Le Québec fait évidemment partie de ces contextes, et l’on s’étonne dès lors peu qu’un Québécois, Pierre Nepveu, soit à l’origine du concept de littérature migrante. Dans son essai sur la littérature québécoise contemporaine[39], le critique ouvrait un champ de problématiques qui deviendront rapidement de véritables leitmotive dans les travaux sur les littératures francophones : métissage, déracinement, hybridité, mémoire, etc. Avec les nombreux travaux québécois sur ces phénomènes[40], l’écrivain migrant est devenu une catégorie à part entière, et bien identifiable, du personnel littéraire mondial.

Enfin, il est un quatrième aspect, apparemment plus anecdotique mais très structurant, qui caractérise la recherche québécoise en études littéraires et conditionne peu ou prou les travaux en francophonie : l’importance du travail en (grandes) équipes[41]. Les projets que nous venons d’évoquer rassemblent en effet un grand nombre de collaborateurs, s’étalent sur plusieurs années (parfois des décennies) et bénéficient d’importants subsides provinciaux et fédéraux. Au-delà des aspects strictement infrastructurels liés à la politique de la recherche au Canada, ce type de projet implique également une sociabilité de la recherche, une coordination des méthodes, une planification des avancées, une articulation des ressources et un ajustement des objectifs, toutes choses peu communes en études littéraires, il faut bien le dire.

Pour chacun des quatre volets que nous venons d’énumérer — langue d’écriture, rapport à la France, le littéraire et le social, la sociabilité de la recherche —, le Québec a sans aucun doute joué un rôle pionnier, mais a aussi avancé de concert avec d’autres périphéries francophones, la belge en particulier. Les collaborations entre Liège et Montréal, notamment, jalonnent la recherche francophone depuis les années 1980 jusqu’à aujourd’hui. Il suffit de s’aviser que le Centre d’études québécoises de l’Université de Liège, créé dès 1976, est le plus ancien du genre en Europe, pour mesurer à quel point cet axe belgo-québécois a constitué une véritable alternative aux circuits hexagonaux de la recherche en littérature de langue française. Les questionnements et les méthodes qui nourrissent ces échanges sont globalement marqués par le paradigme de la sociologie de la littérature ; en témoignent deux titres, parmi d’autres, qui scellèrent la collaboration entre Liège et Montréal : l’ouvrage devenu classique de Lise Gauvin et de Jean-Marie Klinkenberg — Trajectoires : littérature et institution au Québec et en Belgique francophone[42] —, qui inaugurait de manière précoce le comparatisme interfrancophone[43], et le collectif rassemblé autour de la même Lise Gauvin et de Jean-Pierre Bertrand, qui invitait quant à lui à déborder carrément le cadre du particularisme francophone[44]. Plus récemment, les liens belgo-québécois se nouent au Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes (CRIST), ou encore autour du projet « Penser l’histoire de la vie culturelle au Québec », qui s’appuie sur l’expertise liégeoise dans le traitement informatisé des données socioculturelles.

Déconstruire/Reconstruire le canon

Le troisième et dernier temps du parcours que nous proposons ici constituera, à son tour, une sorte de négation dialectique du précédent. Le tableau sera toutefois plus nuancé et les formulations sans doute plus hypothétiques que dans la section qui vient de s’achever. Le paradigme variationniste exposé ci-dessus apparaissait comme une patiente déconstruction des normes et des valeurs qui organisaient la vision canonique, franco-centrée, du fait littéraire. Il peut dès lors sembler paradoxal qu’une part importante de la recherche québécoise en littérature demeure obsédée par la question du canon. Certes, cet intérêt est souvent lui-même porté par une visée critique et tend à objectiver les rouages socio-discursifs de la croyance en la valeur littéraire ; il n’en demeure pas moins que le Québec se distingue par cette attention apportée au canon et se montre ainsi plus proche des travaux de la tradition anglo-saxonne en la matière, dont les Québécois sont en quelque sorte les passeurs dans le champ des études francophones. En outre, pris globalement, ces travaux laissent affleurer une certaine ambiguïté : il semble que, au Québec, le démontage des grands récits accompagne un souci d’ériger malgré tout des échelles de valeurs, de faire exister ainsi la « Littérature québécoise » comme un objet désormais légitime au sein de ce que Pascale Casanova a appelé la République mondiale des lettres[45]. Le questionnement sur le canon porte naturellement en priorité sur l’historiographie littéraire. Il convient ainsi de signaler d’emblée l’abondance québécoise en monographies consacrées aux principales figures du métadiscours littéraire national : Camille Roy[46], Edmond Lareau[47], Charles ab der Halden[48], Henri-Raymond Casgrain[49] ont tous fait l’objet d’études détaillées.

En parallèle, malgré ces nombreuses figures bien étudiées, Lucie Robert et Micheline Cambron ont aussi montré à quel point la mise en récit elle-même est une entreprise presque vouée à l’échec au Québec[50]. Ce thème de la déshistoire, commun à la Belgique littéraire, semble appeler une sorte de compensation. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les travaux québécois sur l’historiographie littéraire et sur la construction de la valeur proviennent généralement de chercheurs assumant eux-mêmes un travail d’historien de la littérature ou de la vie culturelle. Par exemple, le numéro que la Revue d’histoire littéraire du Québec et du Canada français consacre, dès 1981 (no 2), à la question de l’historiographie littéraire nationale marque le point de départ du paradigme historiographique du catalogage institutionnel exhaustif de la « vie littéraire », réalisé dans la série dirigée par Maurice Lemire et Denis Saint-Jacques. Le même Denis Saint-Jacques, après avoir dirigé le célèbre volume Que vaut la littérature ?[51], s’est également demandé « Comment devient-on “écrivain national”[52] ? ». Quant à Lucie Robert (codirectrice du dernier tome paru de La vie littéraire au Québec), elle s’était notamment illustrée dans la critique idéologique des normes littéraires. Dans son Institution du littéraire au Québec, elle examine les processus de socialisation et de légitimation du texte. Ceci l’amène à proposer une critique très intéressante du concept d’institution, mais aussi à pointer les caractéristiques fondamentales du régime métalittéraire au Québec et des représentations qu’il a pu produire. Ainsi, l’auteure attire l’attention sur ce qu’elle appelle « l’axiomatisation historique[53] » du littéraire qui, au tournant du xxe siècle, instaure le sujet national comme objet prioritaire de connaissance.

L’analyse des idéologies en prise avec le littéraire — et, en particulier, l’analyse de l’institution d’une idéologie littéraire — telle que proposée par Lucie Robert, trouve écho dans les contributions québécoises au numéro de Poetics Today consacré aux ensembles littéraires nationaux et à leur inscription dans les espaces sociaux. L’article collectif de Joseph Melançon, Paul Perron et Frank Collins[54] propose ainsi d’analyser le concept de « canon littéraire » selon un modèle sémiotique et d’étudier les modalités de sa transformation en « doxa littéraire ». Étudiant le Québec à titre de cas particulier d’une « histoire doxologique de la littérature », les auteurs précisent notamment les contextes socio-historiques — tels les liens étroits entre l’historiographie littéraire et l’institution scolaire — qui ont pu favoriser le développement de telle ou telle doxa littéraire, notamment celle historico-religieuse, à partir de 1837.

C’est, nous semble-t-il, de ce même souci d’interroger les matériaux doxiques qui nourrissent le métadiscours littéraire que participe le travail d’Élisabeth Nardout-Lafarge sur les textes critiques plus récents (1977-2001) et sur l’usage qu’ils font de la « valeur “modernité” », « réputée évidente et fondatrice [et] interprétée par le discours historiographique comme l’une des conséquences de la Révolution tranquille[55] ». Enfin, nous pointerons également le beau travail de Karine Cellard sur les manuels scolaires de littérature québécoise[56], qui synthétise particulièrement bien les aspects institutionnels, idéologiques et discursifs de ces recherches sur le canon littéraire national. De manière générale, on voit bien que ces études manifestent un souci de cerner les constructions discursives au plus près de leur genèse socio-historique, en contextualisant les options rhétoriques, théoriques, idéologiques qui ont configuré le canon et institué le panthéon. Elles constituent par là des modèles pour les études francophones, aux prises avec des littératures dont les discours d’escorte, souvent au moins aussi abondants et nombreux que les oeuvres elles-mêmes, charrient des enjeux politiques et identitaires cruciaux.

Reste que, comme nous l’avons suggéré plus haut, ces réflexions sur l’historiographie littéraire accompagnent souvent, au Québec, des démarches qui sont elles-mêmes historiographiques. Après avoir déclaré que « L’histoire littéraire est inadmissible[57] », Michel Biron a codirigé, avec Élisabeth Nardout-Lafarge et François Dumont, une Histoire de la littérature québécoise[58], dont l’un des objectifs avoués est d’établir des échelles de valeurs et d’organiser ainsi un panthéon propre à la tradition québécoise. Loin de tout relativisme sociologique ou de toute déconstruction, les auteurs posent clairement la valeur des textes examinés à l’aune de leurs propriétés mémorielles, c’est-à-dire de leur capacité à avoir circulé et percolé dans les pratiques et dans l’imaginaire de la collectivité. Cette nouvelle histoire littéraire québécoise se définit ainsi par l’ambition de re-saisir la littérature comme objet de mémoire pour une collectivité.

À l’heure où les représentants des littératures francophones intègrent le panthéon mondial des lettres et où les paradigmes de la subalternité deviennent (paradoxalement…) de plus en plus centraux dans les approches de la chose littéraire, le Québec aurait-il été encore une fois en avance sur son temps, en indiquant la voie d’une nouvelle normalisation des valeurs esthétiques jadis « périphériques » ? Il reste que, contrairement au Québec, la francophonie ne se présente guère comme une collectivité dont la cohérence et la continuité pourraient être balisées historiquement et anthropologiquement. C’est peut-être là l’une des vertus de traditions littéraires et critiques comme la québécoise : questionner sans cesse la possibilité même des sauts de généralisation (en l’occurrence, du québécois au francophone) qu’elles appellent pourtant par leurs développements.