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La question de l’exemplarité du théâtre pose celle, fort épineuse, de la fonction de ce dernier. L’exemple sert en effet à illustrer un raisonnement ou à confirmer un discours préalable (exemplum), ou encore sert de modèle à imiter ou à fuir (exemplar)[1]. Or, dans ces deux acceptions, l’exemple vise à cautionner un savoir, que ce soit en confirmant le principe général d’un raisonnement ou en rendant sensible le principe que cet exemple représente[2]. Dans cette perspective, comment le théâtre peut-il s’avérer exemplaire, c’est-à-dire produire un « savoir » (religieux, politique, moral) qui fasse autorité, et se voir ainsi attribuer une fonction extra-esthétique ? Jusqu’à quel point le théâtre, lorsqu’il se fait didactique, véhicule-t-il des idées, des opinions ou des principes ? Quelles relations ce théâtre, qui se veut édifiant ou instructif, entretient-il dès lors avec les autorités ? A-t-on affaire à un théâtre subversif ou propagandiste, au service d’une idéologie ? C’est à partir de ces questions que les collaborateurs de ce numéro se sont interrogés sur la dimension exemplaire du théâtre du xvie siècle, ainsi que sur les rapports qu’il entretient avec la religion, le politique et la morale. Si le théâtre de cette période se caractérise par la diversité de ses formes et la pluralité de ses influences, les articles de ce numéro portent essentiellement sur la tragédie, forme scénique particulièrement apte à proposer un enseignement. Dès sa « redécouverte », la tragédie s’est en effet vue assigner, tout comme la comédie, une fonction clairement « didascalique[3] ».

Peut-on toutefois attribuer à cette forme théâtrale un rôle éditorial, voir en elle une forme de commentaire sur l’actualité politique, analogue à celui que pouvaient proposer, par exemple, les comédies d’Aristophane ? Au xvie siècle, les idées de la Réforme se propagent rapidement, et le théâtre semble avoir été l’un de ses modes d’expression privilégiés. L’article de Katell Lavéant examine les tentatives de contrôle que les autorités impériales et locales ont voulu exercer sur le théâtre des Pays-Bas, en s’attardant sur les ordonnances proclamées dans la région de Lille qui visaient à réguler les rassemblements publics. Mais le caractère hybride du théâtre — qui peut prendre une forme orale ou écrite — semble expliquer la faible efficacité de ce dispositif juridique, qui échoua à enrayer complètement l’organisation et le déroulement de représentations religieuses à contenu polémique. Ce théâtre, de plus en plus surveillé et encadré au cours du siècle, propose, à travers la forme tragique en particulier, des intrigues construites autour d’une crise d’ordre tout à la fois politique et spirituel, comme le souligne Ruth Stawarz-Luginbühl. L’auteure montre que les dramaturges réformés ont construit, à l’orée des guerres de religion, une dramaturgie tragique reposant sur la représentation du fidèle mis à l’épreuve, représentation qu’elle examine à la lumière de l’idéal calvinien de l’homo probatus, développé dans les Sermons sur Job et les Commentaires de Calvin sur Abraham. En effet, les personnages d’Abraham, d’Esther et de David dans les tragédies de Bèze, de Rivaudeau et de Des Masures expérimentent un épisode de doute marqué par le sentiment d’un profond désespoir et la crainte d’être abandonnés de Dieu, épreuve à l’issue de laquelle ils retrouvent, par un « retournement herméneutique », la foi en la bonté et la fidélité divines. « Cette séquence probatoire », par laquelle s’élabore la figure exemplaire du croyant réformé, est située au coeur de toutes les tragédies étudiées et marque la profonde originalité de ce théâtre. Le personnage d’Abraham fait l’objet d’une analyse détaillée dans l’article d’Anne G. Graham, par le biais cette fois du modèle sénéquien. La « crise de la foi » à l’issue de laquelle Abraham accepte volontairement d’accomplir l’infanticide monstrueux ordonné par Dieu peut en effet se lire comme un épisode de transformation du héros tragique en criminel furieux, transformation qui s’apparente à celle des protagonistes des tragédies de l’Antiquité latine. Anne G. Graham montre que cette transformation se produit conformément au code tragique sénéquien, caractérisé, comme l’a révélé Florence Dupont, par le passage chez le protagoniste d’un état de dolor à un état de furor, lequel se traduit chez Abraham par une sorte de fureur mystique qui lui permet de surmonter ses doutes et d’accomplir sans résistance l’acte meurtrier (fort heureusement empêché par l’Ange providentiel). Les huguenots persécutés à qui était destinée la pièce pouvaient dès lors en tirer réconfort et courage. Récit d’une fidélité exemplaire à Dieu, Abraham sacrifiant s’avère également, selon le souhait de Bèze lui-même, une tragédie exemplaire, modèle d’un nouveau genre théâtral, le texte de Bèze marquant le coup d’envoi de la tragédie écrite en français.

Si la poétique de la tragédie réformée repose sur la trajectoire exemplaire de fidèles mis à l’épreuve, Claude Roillet, de confession catholique, propose de même, dans la tragédie néo-latine Petrus, l’élaboration d’une sainteté conquise de haute lutte, également par une épreuve, à travers la représentation des derniers jours de l’apôtre Pierre. Dans son article, John Nassichuk montre que le conflit moral opposant Pierre à l’empereur Néron recoupe un conflit de civilisations entre la Rome antique des païens et la Rome pontificale et chrétienne. Si la figure de Néron porte les marques d’une tyrannie qui s’avère immuable au cours de la pièce, le personnage de Pierre subit, quant à lui, un « renversement étonnant », une « véritable transformation » par laquelle la spiritualité et la foi triomphent de la crainte et de la peur de la mort. L’« épreuve du désespoir » caractéristique du théâtre réformé fait ainsi place à une « épreuve de la terreur » au terme de laquelle surgira son ethos de martyr.

L’article de Louise Frappier, qui clôt ce numéro, s’interroge sur la portée exemplaire d’une dernière figure, politique cette fois, et davantage problématique, celle de Jules César. Les tragédies de Marc-Antoine Muret, Jacques Grévin et Robert Garnier, à l’image des nombreux textes évoquant le célèbre personnage romain au cours de la Renaissance, mettent en scène une figure ambiguë, à double face, incarnation tout autant du héros militaire que du despote tyrannique. Toutefois, en montrant César en train d’accepter librement et avec fermeté l’imminence de sa mort, les deux premières tragédies proposent une leçon morale en exaltant les vertus stoïciennes de constance et de courage, ainsi qu’une réflexion métaphysique sur les risques inhérents à l’exercice du pouvoir. Publiée durant les guerres de religion, la tragédie Cornélie de Garnier, qui représente César au début de son règne après la défaite de Pompée, semble refléter les questionnements de la période sur l’ethos et le pouvoir du souverain.

Les articles de ce numéro révèlent ainsi l’importance du renversement ou de la transformation dans la dramaturgie tragique de la Renaissance, ainsi que celle, connexe, de la métamorphose du héros en figure exemplaire. Les tragédies étudiées (surtout religieuses) mettent en scène des personnages traversant une « crise » où se manifestent la peur, le doute, le désespoir, le désir de mort même, crise que la plupart de ces héros réussissent à surmonter en affirmant leur puissance et leur fermeté, puisées dans la grâce ou dans la vertu.

C’est donc par l’analyse de formes et de pratiques théâtrales dans des contextes sociaux, religieux et politiques précis que les études réunies dans ce volume interrogent le pouvoir persuasif et exemplaire du théâtre au xvie siècle et s’aventurent à formuler des hypothèses sur son efficacité. Faute de documentation, il est très difficile d’évaluer l’ampleur et la portée de la diffusion scénique des pièces étudiées dans ce numéro, mis à part Abraham sacrifiant, dont on sait qu’elle fut jouée très fréquemment au xvie siècle. Mais l’incontestable popularité de plusieurs de ces pièces sous leur forme imprimée (en particulier celles de Théodore de Bèze et de Robert Garnier, abondamment rééditées) témoigne indubitablement de l’intérêt qu’elles ont suscité chez le public de l’époque, et la critique a fréquemment souligné leur influence sur le développement de la tragédie française. Cet intérêt n’était sans doute pas qu’esthétique ; si, pour les dramaturges, le théâtre constituait vraisemblablement une forme de discours adéquate pour dispenser un enseignement moral, diffuser un dogme ou énoncer des préceptes politiques, on peut dès lors penser que le public y a amplement puisé matière à méditation et à réflexion.