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[…] Dieu a un tel empire sur ses creatures, qu’il en peut disposer à son plaisir, et quand il monstrera une rigueur que nous trouverons estrange de prime face, toutesfois que nous ayons la bouche close pour ne point murmurer : mais plustost, que nous confessions qu’il est juste, attendans qu’il nous declare pourquoy il nous chastie[2].

Dans ce bref passage extrait des lignes introductives des Sermons sur Job, qui, un temps, fut le livre de chevet de Coligny, Calvin pose en quelques mots les principes moraux et herméneutiques censés guider celui qui, à l’image de Job, affronte souffrances et adversités envoyées, de façon incompréhensible, par Dieu. Face à des événements suscitant la perplexité et l’effroi, voire le doute sur les intentions ultimes du Créateur, le fidèle est invité à se taire « pour ne point murmurer », comprenons : pour ne pas avancer des interprétations hâtives, empreintes d’une compréhension purement humaine des causalités et possiblement synonymes d’une posture de révolte ou de désespérance. Cette suspension de la faculté critique doit intervenir au coeur de l’épreuve, dans l’attente « que Dieu nous ait monstré quelle sera l’issue des afflictions » (CO, 33, 135). Elle participe ainsi de cette volonté de désangoissement qui caractérise, selon Denis Crouzet, l’ensemble de la pensée calvinienne : en se tenant « en suspens » (CO, 34, 537), c’est-à-dire en renonçant à préjuger de l’issue sur la base d’apparences qui ne sauraient être que trompeuses, le fidèle non seulement s’applique à demeurer réceptif, dans une attitude de foi et d’espérance, aux voies insoupçonnées qu’il arrive à Dieu d’emprunter pour accomplir ses promesses, mais il continue de croire en son propre salut — en dépit de signes négatifs qui s’obstinent à insinuer qu’il est, en réalité, « réprouvé de Dieu » (CO, 34, 58). Il s’agit là en effet d’un risque spirituel majeur, que Calvin n’a jamais cessé de combattre en déniant au récit des tribulations d’Israël toute dimension eschatologique et en les inscrivant, simultanément, dans une herméneutique de l’épreuve[3]. L’exégèse de la geste israélite a ainsi vocation à répondre aux questionnements et aux doutes du nouveau peuple élu, les huguenots, persécutés, proscrits, massacrés dans leur propre pays.

Or, la phrase « Que nous ayons la bouche close » est aussi un octosyllabe qui figure textuellement dans l’Abraham sacrifiant, la « tragedie françoise » que Théodore de Bèze compose en 1550 à l’intention des étudiants de l’Académie de Lausanne. C’est en s’adressant à Sara, réticente à l’idée de laisser partir leur fils pour un voyage long et périlleux, que le protagoniste éponyme prononce cette injonction pieuse. L’Abraham de Bèze incarne-t-il dès lors ce fidèle exemplaire dont Calvin s’évertue à dessiner les linéaments dans ses prédications et dans ses commentaires, soit un fidèle qui s’efforce de fermer les yeux aux choses présentes tout en « fich[ant] tous les deux yeux en la misericorde de Dieu[4] » ? Et qu’en est-il des David, Esther ou encore des trois jeunes Hébreux de Daniel 3 qui, sous la plume d’autres dramaturges huguenots, partageront bientôt avec Abraham l’expérience de cette « rigueur […] estrange » dont Dieu se plaît parfois à accabler les siens, rompant aussi subitement qu’unilatéralement le pacte qui le liait à eux ? Dans quelle mesure la dramaturgie propre à la tragédie antique — puisque c’est sur son patron que toutes les pièces sont modelées — est-elle adaptée à la mise en oeuvre du cadre exégétique et éthique proposé par Calvin ? Autrement dit, mesurés à l’aune des préceptes calviniens, les héros et les héroïnes dramatiques font-ils preuve, durant la traversée de la tentation[5], d’une foi véritablement exemplaire ?

Pour répondre à ces questions, nous tâcherons dans un premier temps de mieux cerner la figure de ce que l’on pourrait appeler l’homo probatus réformé en nous appuyant principalement sur les Sermons sur Job déjà cités ainsi que sur une compilation de commentaires consacrés à Genèse 22, qui inclut notamment celui de Calvin, paru en 1554. Nous nous tournerons ensuite vers les neuf tragédies bibliques qui nous sont parvenues de cette période charnière située aux alentours du début des guerres de religion : l’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze (1550), La desconfiture de Goliath de Joachim de Coignac, la Tragi-comedie d’A. de La Croix (1561), l’Aman d’André de Rivaudeau, les trois Tragedies sainctes de Louis Des Masures ainsi que les deux tragédies de Jean de La Taille, Saül le furieux (1572) et La famine, ou les Gabeonites (1573)[6]. Le survol synthétique que nous proposerons se donnera pour objectif d’interroger les modalités dramaturgiques qui régissent la représentation du fidèle mis à l’épreuve dans ce corpus réformé.

Intégralement publiés en 1563[7], les 159 Sermons sur Job dressent, affinent et nuancent au fil des presque neuf cents pages que compte l’édition originale le parcours de celui qui incarne dans l’Ancien Testament, autant et peut-être plus qu’Abraham, le croyant éprouvé par excellence. L’affliction soudaine et a priori imméritée qui frappe cet homme pourtant « droit, intègre et craignant Dieu » (Job 1, 1), naguère béni par une prospérité matérielle et sociale sans pareille, soulève deux grandes questions : comment faut-il interpréter les adversités envoyées par Dieu ? Et : quelle attitude, quel comportement le fidèle devrait-il adopter face aux tourments qu’il endure ? La réponse à la première question est double : « Dieu esprouve les siens, il les examine par afflictions, il les met comme un or en la fournaise, non seulement pour estre purgez, mais aussi pour estre cognus » (CO, 33, 69). Dans le premier cas, il s’agit d’une mesure méritée, d’un châtiment, d’une punition ; dans le second cas, d’une mesure imméritée et néanmoins utile à celui qui la subit : l’examen, la mise à l’essai de sa foi — la vieille métaphore de l’or épuré dans le creuset se trouve du reste aussi bien dans le Livre de Job que chez Sénèque. Mais les deux explications, complémentaires bien que ressortissant de logiques opposées, se heurtent rapidement au problème majeur posé par le caractère éventuellement disproportionnel de la souffrance : lorsque « nous […] voyons [les justes] estre affligez de sa main jusqu’au bout » (CO, 34, 52), toute interprétation rationnelle finit par devenir caduque et par céder soit à un désespoir profond résultant d’une conscience suraiguë du péché, soit à la révolte lorsque le fidèle entre en procès contre Dieu.

C’est dans l’acuité de ce péril spirituel que s’enracine la réflexion calvinienne sur une « éthique de l’épreuve ». L’intériorité de l’homme affligé ressemble à une marmite en ébullition : il y a « par fois de grans bouillons, et des escumes qui desbordent » (CO, 24, 338). Or, si les passions sont inséparables de la nature humaine et n’ont pas à être réprimées au nom d’un quelconque idéal philosophique[8], leurs excès incontrôlés risquent d’« estouffe[r] » la foi (CO, 35, 220) : Job, à ce titre, est clairement un anti-modèle, et Calvin ne se fait pas faute de critiquer son comportement, voire de dire ce qu’il aurait dû penser ou faire[9]. Un véritable agacement face aux « passions […] bouillantes » de Job se fait parfois jour : « Il est vray que si les hommes se pouvoyent contrister sans excez en leurs afflictions, cela ne seroit point à condamner » (CO, 33, 149), soupire-t-il avant d’ajouter que Jésus fournit l’exemple d’une « tristesse […] moderee comme il appartient », car dépourvue de toute forme de « rebellion à l’encontre de Dieu » (CO, 33, 149).

La première mesure à prendre consiste à soumettre l’appréhension de la souffrance à une critique systématique : quelle que soit la rigueur avec laquelle Dieu nous châtie ou nous éprouve, il faut toujours se rappeler qu’« il ne prend point plaisir à tormenter ses povres creatures » (CO, 35, 83) et que, par conséquent, les apparences d’une cruauté immodérée sont par essence trompeuses. Il est vrai qu’« il semble qu’il nous vueille du tout foudroyer » (CO, 33, 442), qu’« il semble qu’il […] vueille damner, et abysmer du tout » les siens (CO, 33, 433) et qu’« il nous semble […] que Dieu fait comme semblant d’estre sourd » (CO, 34, 609) ; mais au-delà de la punition des péchés notoires, la sagesse divine s’avère foncièrement « secrette et incomprehensible » (CO, 33, 580) : « […] quelquefois Dieu besongnera en sorte que sa justice sera toute patente, qu’on l’appercevra à l’oeil : mais quelquefois aussi elle sera cachee » (CO, 33, 451). Or, cette réflexion sur les faux-semblants de l’adversité, dont Job ne cesse d’être victime, tend à une seule fin, à savoir la suspension du jugement, le renoncement volontaire à « nostre prudence charnelle […] ennemie à la sagesse de Dieu » (CO, 34, 372) : en fermant simultanément les yeux aux événements présents et la bouche aux interprétations qui déconsidèrent la justice divine, le fidèle est invité à se rappeler en permanence « le secours qui nous est promis d’enhaut » (CO, 33, 277) et à demander sans relâche que Dieu lui fasse contempler, « par foy », la signification jusque-là cachée des afflictions qu’il traverse. La patience et l’obéissance qui doivent, avec le secours de la prière, innerver l’attitude du fidèle jusque dans la nuit apparemment la plus noire de l’épreuve sont donc conditionnées à une défiance stricte vis-à-vis de « nostre sens naturel » (CO, 34, 538) et de ses imprudences herméneutiques.

Cet idéal de l’homo probatus calvinien se voit confirmé, entre autres, par une compilation de commentaires sur la Genèse publiée pour la première fois en 1562, oeuvre du pasteur Augustin Marlorat, qui meurt en martyr la même année à Rouen[10]. Si les principaux contributeurs du volume sont convoqués dans le chapitre 22, à savoir Musculus, Luther et Vatable, c’est sans conteste le commentaire de Calvin[11] qui domine quantitativement et qualitativement dans ces pages, du moins pour les versets 1 à 10, qui racontent la tentation proprement dite. Force est en effet de constater que Marlorat orchestre le parcours herméneutique de Genèse 22 autour du texte de Calvin, certes morcelé, mais reproduit dans sa quasi-intégralité. Les commentaires de Luther et de Musculus, aux dimensions pourtant bien plus considérables que leur équivalent calvinien, en sont réduits à un rôle sinon accessoire du moins essentiellement illustratif et ce, aux dépens de certaines inflexions propres aux deux théologiens allemands, incompatibles, jusqu’à un certain point, avec les valeurs promues par Calvin.

Quelle est l’idée-force de la lecture calvinienne ? La tentation d’Abraham possède un caractère d’exception : en demandant au patriarche de tuer celui qui est le « gage unique de sa grace » et du « salut du monde[12] », Dieu en effet semble se contredire lui-même, constat qui est également fait par Luther et par Musculus. Or, l’obéissance dont fait preuve Abraham est non seulement immédiate et inconditionnelle en dépit de l’intolérable absurdité de l’ordre[13] — elle n’est jamais « mise en délibération », selon la formule que Calvin emploie ailleurs, au sujet de saint Cyprien[14] —, mais elle ne fléchira nullement par la suite, alors même qu’elle sera soumise à la redoutable épreuve de la durée du voyage, élément temporel appelé à jouer un rôle crucial dans nos tragédies bibliques. Calvin, certes, ne nie pas la dimension proprement pathétique du délai apparemment destiné à retarder l’exécution de l’ordre ; mais il écarte fermement l’idée que ces trois journées de marche en direction du mont Moria aient pu faire dévier Abraham de son obéissance initiale :

[…] il y a eu double usage en ceste suspension. Les hommes sont si enclins que rien plus à estre sages outre mesure. Afin donc que Dieu nous ait vrayement dociles et obeissans, il nous est utile d’estre destituez de nostre propre conseil, et qu’il ne nous reste rien, sinon que nous nous livrions du tout à luy, pour estre menez et conduits où il luy plaira. Et puis cecy a servy pour la perseverance : afin qu’il n’eust pas seulement un subit mouvement pour rendre obeissance à Dieu. Car quand il ne tourne point bride, et ne demene point divers conseils, il appert de cela que son affection a esté ferme et constante, tellement qu’il n’a peu varier ny estre aucunement destourné[15].

Paradoxalement, donc, et loin de faire naître des interrogations illégitimes sur les objectifs poursuivis par Dieu — le commentaire fait une allusion fugace au « grand amas de sollicitudes » suscitées par Satan et aussitôt « surmont[ées] » par une « vertu heroique »[16] —, le délai (mora) aura permis de « redui[re] à neant tous [les] sens[17] » d’Abraham, affermissant encore sa volonté de soumission. La « prudence charnelle », comprenons la raison humaine, se voit ainsi peu à peu dépouillée de ses moyens : les tourments que Dieu « dresse […] pour gehenner de plus en plus le coeur d’Abraham, qui estoit ja navré de plusieurs playes[18] », finissent par consumer et purger toutes les objections rationnelles et par lui faire embrasser avec une force inédite — « mordicus », dit le texte original — cette promesse dont il renonce désormais à imaginer le modus impletionis[19]. Cette ascèse herméneutique, précisons-le, se met en place dès le commentaire du verset 2. Calvin prend alors le parti de substituer à l’Abraham de Genèse 22, dont le mutisme demeure complet, celui, plus loquace, du chapitre 11 de l’Épître aux Hébreux : « il a esperé que Dieu luy pouvoit susciter des cendres d’Isaac, la benediction qu’il luy avoit promise[20]. » Ce tour de passe-passe exégétique et narratif contribue donc à forger l’image d’un fidèle certes éprouvé dans l’intimité de sa chair — et de sa foi — mais néanmoins inaccessible aux remises en question radicales de l’action divine : pourquoi Dieu agit-il ainsi ?

Or, bien qu’ils soulignent à leur tour l’extraordinaire obéissance dont témoigne la diligence d’Abraham, ni Luther ni Musculus ne lui épargnent de tels questionnements. Le commentaire du réformateur saxon est tout à fait remarquable à ce titre. En effet, si lui aussi cite très tôt Hébreux 11, 19, il ne cessera pour autant de souligner, tout au long de la durée de la tentation, l’emprise de la pensée rationnelle sur le pauvre père : en témoignent la récurrence du verbe cogitare et du substantif cogitatio et, par voie de conséquence, la multiplication de réflexions formulées à la première personne du singulier. Chez Luther, Abraham pense souvent à voix haute et donne ainsi libre cours à des interrogations qui portent tantôt sur l’origine de l’ordre qui lui a été adressé — et s’il s’agissait d’une ruse de Satan ? —, tantôt sur la nature de son malaise où s’entremêlent, de façon inextricable, l’obsession de son propre péché et l’incompréhensible cruauté d’un Dieu devenu tyrannique : « et si Dieu ne voulait pas que tu sois sauvé ? » « C’est de là, constate Luther, que naît le murmure contre Dieu ainsi que la tentation suprême, la haine de Dieu[21]. » De tous ces tourments intérieurs il ne demeure pratiquement aucune trace dans la compilation de Marlorat : non seulement les passages empruntés à Luther sont d’un nombre et d’une étendue très limités, mais toute la dimension dialogique — ou plutôt monologique — en a été gommée avec soin[22].

Les extraits empruntés à Musculus sont plus nombreux et plus fournis que ceux de Luther ; mais compte tenu de la trentaine de pages de format in-folio que le théologien bernois consacre à la tentation d’Abraham, le florilège retenu par Marlorat demeure là encore somme toute modeste. D’une facture plus académique que le commentaire de Luther, celui de Musculus se présente sous une forme moins dramatisante, mais n’en accorde pas moins une place cruciale aux angoissantes spéculations qui ont pu mettre Abraham à la question. La réflexion consacrée aux « trois degrés de la tentation[23] », notamment, déploie tout un arsenal de conséquences logiques que le patriarche a pu être amené à tirer de l’ordre divin. Parmi elles, l’excessive cruauté dont Dieu fait preuve en demandant à Abraham de tuer son « fils unique », « celui qu’[il] aime » : insistance inhumaine, purement destinée à approfondir sa blessure et qui fait naître, sous la plume de Musculus, une comparaison originale entre Abraham et Guillaume Tell et, partant, entre Dieu et le bailli de l’empereur d’Autriche (praefectus Ducis Austriae), véritable incarnation du tyran sanguinaire et pervers[24]. Au-delà de la terreur qu’inspire un Dieu devenu méconnaissable, la contradiction posée par l’ordre s’avère insurmontable par les moyens rationnels, et Musculus va jusqu’à prendre le contre-pied de la foi prêtée à Abraham par l’auteur de l’Épître aux Hébreux : « il paraît fort sot d’espérer une quelconque postérité — sans parler d’une postérité aussi nombreuse que celle qui lui avait été promise — d’un homme non seulement mort mais réduit en cendres[25]. »

Le montage réalisé par Marlorat consacre donc largement le modèle promu par Calvin, soit une vision de l’épreuve qui remet en question non pas la légitimité des émotions naturellement ressenties par le fidèle souffrant — du moins dans certaines limites —, mais sa propension à vouloir interpréter et comprendre rationnellement ce qui est et doit rester du domaine de l’incompréhensible et de l’inconnaissable. En cédant à la tentation d’une herméneutique des afflictions, le croyant, tel Job, emprunte la voie large et périlleuse de la rébellion et du désespoir : sous réserve d’une intervention inopinée de Dieu, la mort est nécessairement au bout du chemin. Abraham, lui, réussit à résister aux appels pressants de la « prudence charnelle » en renonçant d’emblée à l’exercice de ses sens et en s’en remettant ainsi pleinement à la volonté divine : « il va où il luy est commandé, comme à yeux cloz[26]. » Le temps probatoire, soit cet intervalle situé entre l’irruption du mal sous une forme quelconque et une hypothétique issue, sera dès lors avant tout un temps de recueillement, de prière et d’attente, encore qu’il soit traversé, par moments, d’éclairs de souffrance ; chez Luther et Musculus, au contraire, il ne cesse de bruire d’une multiplicité de questions torturantes — et cela même lorsque le fidèle ainsi mis à l’épreuve n’est autre que le père de tous les croyants[27].

L’évocation des deux théologiens allemands se révèle d’autant moins gratuite ici que le commentaire de Luther, paru en 1550, a peut-être influencé Bèze dans la composition de sa pièce et que la lecture de cette dernière a peut-être, à son tour, eu un impact sur l’interprétation livrée par Musculus quelques années plus tard[28]. De fait, l’Abraham sacrifiant non seulement retient quelques impulsions fondamentales formulées par le réformateur de Wittemberg, mais les exacerbe en les faisant entrer dans le moule dramatico-tragique. Or, en donnant sa « tragedie françoise », Bèze crée le patron auquel toutes les tragédies bibliques ultérieures se référeront d’une manière ou d’une autre. Est-ce à dire que le modèle calvinien de l’homo probatus se trouve d’emblée évincé de ce théâtre réformé des années 1550 à 1570 ?

Au même titre que l’Abraham de Calvin, le protagoniste de Bèze adhère immédiatement et sans condition à l’injonction divine : « Brusler ! brusler ! je le feray » (AS, v. 290)[29]. Or, la comparaison s’arrête là puisque la suite, introduite par une conjonction adversative (« Mais »), constate d’entrée de jeu l’étrangeté de l’ordre donné (« ceste nouvelle / […] fascheuse et nouvelle » ; AS, v. 291-292) avant de céder, aussitôt, à la tentation d’une lecture rationnelle, en l’occurrence rétributive : « Ha bien cognoy-je ouvertement / Qu’envers moy tu es courroucé. / Las Seigneur, je t’ay offencé » (AS, v. 296-298). Énoncées, prudemment, sous forme interrogative, de premières conclusions ne tardent pas à insinuer une vision tyrannique de Dieu : « A qui veux tu faire la guerre ? / Me veux tu donc mettre si bas ? » (AS, v. 300-301). Comme de juste, la réplique, en même temps que la scène, se termine sur un vers qui entre ouvertement en résonance avec les cogitationes de l’Abraham luthérien : « La chose vault bien le penser » (AS, v. 304).

Le contenu de la réflexion ainsi annoncée va cependant se soustraire à la connaissance du spectateur-lecteur durant 400 vers — soit plus des deux cinquièmes de l’action —, long intervalle occupé pour l’essentiel par des dialogues, notamment par celui qui oppose le protagoniste à Sarah (AS, v. 424-462). Cette dernière scène donne, passagèrement, l’illusion d’un Abraham qui aurait surmonté, comme par miracle, son besoin d’explication logique : ne fait-il pas l’apologie, face à la mère inquiète (qui ignore toutefois le véritable objet du voyage), d’une obéissance inconditionnelle à la volonté divine ? C’est précisément dans ce contexte qu’est prononcé l’octosyllabe que nous avons cité en introduction : « Que nous ayons la bouche close » (AS, v. 426). Mais la suite prouve qu’il ne s’agit là, si l’on ose dire, que d’un écran de fumée destiné à camoufler les véritables pensées qui travaillent Abraham.

Le moment de vérité, la crise au sens propre du terme, se situe à l’arrivée au mont Moria ; un monologue de 124 vers, entrecoupé de plusieurs interventions de Satan[30], donne alors libre carrière à toutes les lectures et suppositions tragiques qui se sont souterrainement tissées depuis la première intervention de l’Ange. Telles une digue qui saute sous la pression d’une mer démontée se déversent dans ce monologue toutes les interrogations relatives à la constance et à la fidélité de Dieu, à l’identité de son messager, à l’apparente perversité de l’ordre donné. Là où Luther avait disséminé tout au long de son commentaire, sous forme de petits fragments monologiques, les doutes formulés par Abraham, leur force de frappe se trouve ici démultipliée grâce à la concentration dramatique dont ils font l’objet dans cette scène centrale de la pièce. Le passage culmine, si l’on peut dire, dans la prostration morale et physique d’Abraham[31] : poussé dans ses derniers retranchements par la logique implacable de son propre raisonnement, terrassé par l’imminence d’un mal pensé comme inéluctable, le protagoniste n’envisage plus que la mort comme issue à sa situation.

Mais c’est à ce moment précis que se produit le renversement décisif, celui qui, en quelques vers, fait passer Abraham à l’acceptation définitive de l’ordre. Ce retournement, qui fait finalement intervenir Hébreux 11, 19 (AS, v. 809-810), a pour particularité d’être de nature purement herméneutique : il résulte en effet non pas d’un bouleversement des circonstances extérieures — rien ne laisse présager la catastrophe comique qui viendra bientôt mettre un terme aux souffrances du père —, mais bien de la manière dont le protagoniste parvient soudainement à envisager l’infanticide qu’il lui est demandé d’exécuter. L’ordre et ses conséquences ne paraissent plus incompatibles a priori avec la promesse donnée par Dieu, voire synonymes de punition, de cruauté ou de haine. Précisons que ce changement d’optique demeure non motivé sur le plan dramaturgique et apparente ce type de renversement aux « changements d’humeur » que l’on trouve dans les psaumes de lamentation[32]. Tout en admettant prudemment la possibilité de la résurrection (AS, v. 809), en concédant ainsi aux événements une signification potentiellement paradoxale — « contraire à toute raison[33] » —, Abraham ne cherche plus à comprendre ; il se tait, enfin. Ce n’est donc qu’à cent cinquante vers de la fin que le personnage de Bèze se conforme, in extremis, à l’idéal calvinien de la suspension des facultés rationnelles.

Quelles sont les conditions dramaturgiques susceptibles d’avoir fait naître les « murmures » d’Abraham ? L’inscription de la durée probatoire dans la durée dramatique constitue à coup sûr un élément sinon indispensable ou suffisant, du moins, très favorable à la mise en place d’une temporalité angoissante. Depuis l’annonce de l’Ange jusqu’au revirement herméneutique que nous venons de mettre en évidence, un intervalle de 515 vers (soit plus de la moitié de l’action) se creuse et offre ainsi un terrain dramatique potentiellement propice au déploiement d’une dialectique tragique, orientée vers un déchiffrement rationnel des circonstances qui constituent l’épreuve : « si Dieu permet que je subisse de tels malheurs, c’est que, à juste titre ou non, il me rejette soudainement ; déchu de sa grâce, je suis donc voué à la mort. » Nous avons vu avec quelle habileté et quelle détermination Bèze a su exploiter la donnée scripturaire du voyage de trois jours pour faire apparaître en premier lieu non la souffrance affective du protagoniste mais bien sa souffrance intellectuelle[34]. Le retournement herméneutique qui vient mettre un terme aux conjectures mortifères du protagoniste ouvre alors — très tardivement dans le cas de l’Abraham sacrifiant — la voie à l’acceptation pleine et entière de l’adversité.

Si nous nous tournons à présent vers les successeurs de Théodore de Bèze, force nous est de constater que l’élément temporel est présent dans l’ensemble des pièces, encore que la nature des épreuves varie fortement d’une intrigue à l’autre : guerre, persécution, famine, disgrâce personnelle. À chaque fois, un événement inattendu et funeste inaugure une durée dramatique synonyme d’attente et virtuellement porteuse d’interrogations qui sont en porte-à-faux avec l’idée d’une obéissance prompte et inconditionnelle : le défi lancé par le géant philistin Goliath aux troupes israélites minées par la peur et le doute (DG et DC) ; l’encerclement par les puissants Philistins de cette même armée israélite au mont Gelboé (SF) ; l’édit de Nabuchodonosor obligeant tous les sujets, y compris les Hébreux, à adorer sa statue sous peine de mort (TC) ; l’édit du roi Assuère organisant l’extermination du peuple d’Israël (Aman) ; une famine meurtrière décimant le peuple élu sous les yeux d’un roi impuissant (David dans LF) ; la disgrâce et la persécution qui frappent injustement le jeune David, jalousé par le roi Saül (DT et DF).

Face à une situation initiale qui se distingue toujours par une menace imminente et ultimement mortelle pour le(s) protagoniste(s) ou le peuple d’Israël dans son ensemble, les réponses dramaturgiques recouvrent tout un « spectre probatoire » : celui-ci va du désespoir insurmonté, entraînant le suicide du protagoniste (SF), à la confiance immuable qui imprègne la totalité de l’intrigue dans la Tragi-comedie d’A. de La Croix, en passant par une série de solutions intermédiaires qui penchent tantôt du côté d’une expression radicale des doutes du fidèle, tantôt du côté d’une accentuation d’éléments paraliturgiques (prières et chants), visiblement destinés à contenir cette même expression sans pour autant renoncer à cet élément dramatique central qu’est l’épreuve de la foi.

L’Esther de Rivaudeau (Aman) et le David de La Taille (LF) sont à bien des égards les plus proches parents, dramaturgiquement parlant, de l’Abraham de Bèze. L’une et l’autre parcourent en effet la totalité du schéma probatoire en soumettant les signes apparemment funestes qui caractérisent leur situation à un déchiffrement méthodique, conduit jusqu’à son terme ultime : la haine de Dieu et le désir de mourir. Dans La famine, c’est l’intégralité du monologue protatique qui est consacrée à la tentation du protagoniste. Contemplant impuissant l’oeuvre destructrice accomplie, jour après jour, par le terrible fléau, le roi d’Israël marche dans les pas de l’Oedipe de Sénèque en interrogeant la logique sous-jacente à la suite ininterrompue d’adversités qui frappent son peuple. Aussi le « pourquoy » qu’il formule à de multiples reprises n’est-il pas en premier lieu un cri de détresse : en résonance avec le « cui malo » oedipien, il insinue l’existence d’un plan divin particulièrement retors qui viserait à préserver temporairement le roi de manière à faire de lui le témoin privilégié du naufrage d’Israël. Dieu, bien plus, semble vouloir précipiter son peuple dans un malheur sans fond après l’avoir mené jusque dans la « terre promise » (LF, v. 125), après lui avoir fait miroiter un avenir glorieux : « A quelle fin, ô Dieu, as-tu le peuple tien / Desesclavé jadis du joug Egyptien ? » (LF, v. 118-119), demande David en relevant l’incohérence flagrante qui entache l’action divine. Abraham posait la question en des termes similaires : « Las est-ce en vain, Seigneur, que tu l’as faicte [l’alliance] ? » (AS, v. 748) C’est au moment précis où le roi envisage l’extinction prochaine et inévitable de son peuple, sa propre mort et, partant, l’abrogation de la Promesse, que se produit, à nouveau, le retournement herméneutique inespéré qui emprunte, là encore, ses armes argumentatives à Hébreux 11, 19 : « Mais lás, que di-je ? où suis-je ? / […] / [Dieu] pourra bien tousjours, voire des durs caillous, / R’animer à son gré de son peuple le tige » (LF, v. 143 ; 152-153). En « espérant contre toute espérance », à l’image de l’Abraham paulinien[35], David finit par envisager une issue possible au désastre que vit son peuple[36].

Bien qu’elle se déroule selon des modalités dramaturgiques différentes — le dialogue se substitue cette fois-ci au monologue —, l’épreuve que subit Esther est en tout point conforme au modèle bézien et à celui qui sera adopté par Jean de La Taille dans La famine. Dans cette tragédie en cinq actes, d’une facture conforme aux canons sénéquiens, Rivaudeau réorganise le récit du livre d’Esther autour d’une double urgence due aux agissements d’Aman, plus proche conseiller du roi Assuère : l’exécution imminente de Mardochée, oncle de l’épouse juive du roi, ainsi que l’extermination programmée des Israélites. Acculée à dénoncer le complot mené par Aman, Esther, dans la grande scène de délibération de la fin de l’acte ii, chancelle en mesurant l’ampleur de sa responsabilité et l’énormité de l’enjeu : « la crainte du mal surmonte l’esperance / De ce bien que j’atten, […] / […] l’ordonnee mort / Aux Juifs par un Edict m’epouvante bien fort » (Aman, v. 847-850). Après avoir affiché, dans un premier temps, une certaine confiance — « ce clair Soleil […] / Me promet quelque chose » (Aman, v. 777-779) —, elle se laisse peu à peu gagner par un doute qui se dissimule d’abord sous une supplique adressée à Dieu, dont la syntaxe torturée trahit la peur latente :

Encor te souvient-il du pauvre peuple Hebrieu,

Et des maux qu’il endure, et tu n’as sa memoire

Encores obscurci d’une oubliance noire.

Aman, v. 798-800

En dépit des efforts argumentatifs déployés par la Troupe, elle finit par trébucher sur l’apparente volonté de Dieu de punir jusqu’au bout les péchés commis par son peuple (Aman, v. 913-914) : terrassée par ce qu’elle prend pour une évidence aveuglante, elle supplie Dieu de la faire mourir « premier que je voye perir / Mes freres bien-aimez » (Aman, v. 921-922). Conséquence ultime d’un raisonnement opérant à partir de ce qui paraît probable, le désir suicidaire constitue là encore ce point extrême qui fait basculer la protagoniste dans une logique opposée, ouverte au possible de Dieu : « Mais, helas, qu’ay je dict ? […] / Je faus bien lourdement et parle en insensee, / Me desfiant à tort que ne soye exaucee » (Aman, v. 925, 927-928). Nul recours explicite à Hébreux 11, 19, mais la radicalité du renversement se prouve ici par l’acte : métamorphosée, Esther sort aussitôt de scène en annonçant qu’elle s’apprête à mettre en pratique les conseils pressants qui lui ont été adressés par la Troupe.

Ajoutons que la tentation d’Esther est relayée et amplifiée par la représentation d’une souffrance que l’on peut qualifier de collective : les chants et les monologues du choeur, de Mardochée et de Simeon dessinent alternativement les facettes diverses et complémentaires d’une herméneutique de l’Histoire, orientée tantôt vers une lecture franchement tragique des événements (choeur, Simeon) — « Forces d’en haut pour neant atendues » (Aman, v. 1689), se lamente le choeur en déplorant l’absence de Dieu —, tantôt vers une forme de suspension du jugement. L’attitude de Mardochée se distingue à cet égard par une certaine originalité, qui s’exprime notamment dans son long monologue protatique : tout en accentuant systématiquement le côté sombre des innombrables épreuves subies par Israël, il se refuse à la mise en cause de Dieu aussi bien qu’à une explication strictement rétributive ; si le paradoxe du peuple tout à la fois élu et affligé doit demeurer irrésolu, l’espoir réside dans le « demeurant […] de ce nombre petit » qui survit invariablement aux pires catastrophes et continue ainsi de porter, vaille que vaille, la Promesse de Dieu. La pièce se termine enfin sur cette étonnante autocritique du choeur qui se reproche a posteriori, alors que le danger initial est définitivement écarté, une appréhension sélective de l’Histoire, exclusivement centrée sur les maux : « Mais nos cervelles bien dignes / Des bourreaux Aegiptiens / Taisoyent mille faitz insignes, / Mille bons tours, mille biens, / […] » (Aman, v. 2073-2076).

En dépit de convergences importantes, Aman et La famine se distinguent de l’Abraham sacrifiant sur un point important : là où elle était pratiquement coextensive à l’intrigue, la durée dramatique de l’épreuve se voit ramenée à une scène, soit à quelques centaines de vers au plus. Cette réduction de la dimension temporelle ne procède pas, nous venons de le voir, d’une volonté d’esquiver des questions et des conclusions potentiellement problématiques dans la perspective d’une certaine morale religieuse ; ce qui est affecté par le changement est en premier lieu la fonction dramatique assignée à l’épreuve dans l’économie de la pièce. L’épreuve, placée respectivement au seuil et avant le milieu de l’intrigue, acquiert, d’une certaine façon, un statut d’instance de légitimation : investis de l’autorité que confère symboliquement cette « réponse de l’esprit contre les raisons de l’affection naturelle[37] » qu’est en définitive le retournement herméneutique, le roi David et la reine Esther deviennent capables d’agir au milieu de la tourmente et dans l’intérêt global de leur peuple.

D’autres dramaturges décident en revanche de réduire la séquence probatoire à la portion congrue — sans pour autant y renoncer complètement, fait symptomatique à lui seul de la place qu’occupe l’épreuve de la foi dans l’imaginaire réformé. Concrètement, ce parti pris dramaturgique signifie non seulement une réduction plus ou moins importante de la durée dévolue à la tentation, mais surtout un développement d’éléments que l’on peut qualifier de paraliturgiques, susceptibles de meubler le hiatus temporel qui sépare les deux renversements et de soustraire ainsi le protagoniste aux questionnements hasardeux. Les prières et les chants, dont l’importance est secondaire, voire nulle, dans les pièces analysées jusque-là — du moins dans la perspective précise que nous venons d’esquisser —, prennent une place prépondérante quoique variable dans les Tragedies sainctes de Des Masures et dans La desconfiture de Goliath de Coignac.

Le héros éponyme de la trilogie masurienne est à bien des égards une incarnation dramatique de l’idéal calvinien de l’homo probatus. De fait, la figure de David se distingue par deux traits majeurs : une orientation stricte vers Dieu et le désir de donner un caractère permanent à cette orientation — « Ne puisse donc mon coeur, je te suppli’, / Jamais venir à te mettre en oubli » (DC, v. 527-528). Tout au long des trois pièces, consacrées successivement — et selon une trajectoire tragique — à son ascension, son triomphe, sa chute soudaine et un retour en grâce qui, paradoxalement, garde toutes les apparences de l’issue malheureuse, le fils de Jessé s’efforce de garder son regard fixé en Dieu. À travers ses admonestations, ses prières et ses cantiques[38], il ne cesse ainsi de désigner les cieux, par-delà les « apparents maux » et les « apparents biens », à l’intention de ses compagnons, tantôt terrifiés par le géant philistin, tantôt éblouis par la victoire que le petit berger vient de remporter sur ce dernier, tantôt accablés par la persécution dont il devient enfin l’objet de la part du roi Saül : « Ne vous arrestez point à l’habit, ni au corps, / Ni à rien qui vous soit apparent au dehors » (DC, v. 39-40). Aussi David est-il un fidèle littéralement « enthousiaste » : son regard, son attention sont presque en permanence plongés en Dieu. À l’inverse de lui, la plupart des autres personnages, à commencer par le roi Saül et la Troupe, sont victimes de la tournure négative ou positive que prennent les événements. Mais même si, par moments, « tout » leur paraît « perdu » (voir DC, v. 423, 1281 et 1285), même si le roi fait ouvertement état de son peu d’espérance (DC, v. 908), jamais pourtant les personnages secondaires n’iront jusqu’au bout de la mise en cause de Dieu : la prière, le chant ou, dans le cas de Saül, le sens retrouvé de sa responsabilité politique viennent périodiquement barrer la route à la poursuite d’un raisonnement mortifère.

De fait, tout se passe comme si l’épreuve de la foi radicale formait un privilège réservé à une élite spirituelle. La foi de David, ce « sainct Ange de Dieu » (DT, v. 19), connaît ainsi une défaillance à deux reprises : peu après sa disgrâce, à l’extrême fin de la pièce centrale (DT, v. 1943-1958), et dans la seconde moitié de la dernière pièce, à un moment où la situation stratégique de David et de ses compagnons, qui font l’objet d’une poursuite acharnée de la part de Saül, paraît sans issue. Par deux fois il expérimente, sous une forme très condensée, il est vrai, la quasi-intégralité de la tentation : il évoque ainsi l’hypothèse d’un Dieu pervers et sourd qui aurait fait de lui l’instrument de la délivrance de son peuple « [p]our seul après [l’]oppresser et poursuivre » (DT, v. 1948). Si son analyse n’est pas explicitement couronnée par le désir de mourir, l’idée de la vanité de sa foi (surtout DF, v. 1839 et suiv.) finit bien par effriter, très passagèrement, la solidité de son regard fixé en Dieu. Le retournement herméneutique ne se fait toutefois guère attendre, ni la première ni la seconde fois : « Mais je say que jamais ta clemence ne faut » (DF, v. 1848). Une certitude renouvelée (« je say ») vient alors refermer cette double parenthèse spirituelle. Si dans David triomphant, celle-ci ne fait que mettre en évidence, par contraste, l’image finale du protagoniste priant, abandonné de tous à l’exception de Dieu, dans la forêt nocturne, dans David fugitif, elle a pour fonction de préluder à l’illumination qui suit et au cours de laquelle David comprend ce qu’il doit faire pour regagner la confiance de Saül : avec l’assurance que, sous la conduite de Dieu, « danger il n’y a pas » (DF, v. 1948), il exécutera alors ce programme divinement inspiré en pénétrant de nuit dans le camp de son ennemi pour lui prouver sa loyauté[39]. Rejetée aux marges, comprimée et bridée par l’élan permanent vers Dieu qui distingue le protagoniste, la tentation de la foi n’en remplit pas moins, en définitive, un rôle comparable à celui que nous avons relevé dans La famine et dans Aman : elle investit l’élu qui la subit du surcroît d’autorité résultant de cette intervention invisible de Dieu qu’est le retournement herméneutique.

Le même constat s’impose pour La desconfiture de Goliath, qui préfigure, dès 1551, certaines options dramaturgiques et idéologiques adoptées une bonne dizaine d’années plus tard par Des Masures ; bien plus, elle radicalise encore la mise au pas dramaturgique de la tentation. Composée et publiée très peu de temps après l’Abraham sacrifiant, la tragédie de Joachim de Coignac[40] se distingue par deux traits majeurs : par l’invariabilité quasi complète de la foi de David ainsi que par l’étendue concédée à la prière collective, étroitement inspirée du modèle genevois de la confession des péchés, qui canalise, dans la seconde moitié de la pièce, les cogitationes d’une communauté croyante en proie au doute. Pris ensemble, ces deux éléments dramaturgiques contribuent — et ce, malgré l’absence presque complète de cantiques[41] — à corseter la durée et l’amplitude de l’épreuve qui attend les Hébreux défiés par Goliath. Affirmant dans l’une de ses premières répliques qu’« [i]l n’est rien à diev impossible » (DG, v. 120), David, par avance, sape toute forme de raisonnement logique basé sur les apparences funestes prises par la situation des Israélites. Cette foi angélique[42] n’est prise en défaut qu’une seule et unique fois, à savoir dans le monologue qui précède la dernière des quatre apparitions inaugurales de Goliath (DG, v. 383 et suiv.). La tentation tient alors très précisément en deux quatrains d’heptasyllabes : après avoir constaté, selon le topos psalmique de l’encerclement, que « [n]ous sommes environnez / De noz mortelz adversaires » (DG, v. 383-384), David attribue la « ruïne » prochaine du peuple élu aux « offenses » commises par ce dernier (DG, v. 387-390). Sans jamais explicitement s’en prendre à l’excessive sévérité de Dieu ni a fortiori insinuer l’existence d’un plan pervers, il cède ainsi très temporairement aux apparences impérieuses du probable. Comparé à Abraham, le David de Coignac en reste bien entendu à l’orée de la tentation ; celle-ci n’évolue pas au-delà de l’hypothèse rétributive et bascule aussitôt dans la conjecture inverse : « Mais la divine bonté, / […] / Au temps de l’adversité / D’Israël aura memoire » (DG, v. 391-394). L’épreuve qui, de par sa brièveté, frôle ici la stylisation se poursuit alors en une prière de demande. Aussi cette foi rapidement reconquise permettra-t-elle à David de franchir sans encombre le temps de l’angoisse et de l’affliction ; il demeure jusqu’au bout ancré dans la logique paradoxale de l’espérance abrahamique : « Il faut esperer au contraire / De tout le jugement charnel » (DG, v. 472-473).

Or, les autres personnages israélites suivent un cheminement au moins partiellement similaire, à cette exception près qu’ils n’accèdent pas d’emblée à cette attitude d’obéissance confiante. Chez la plupart d’entre eux, le sentiment d’impuissance généré par « l’horrible face » (DG, v. 470) de Goliath ainsi que le doute sur la fidélité de Dieu sont premiers : « Il semble que diev nous a mis / Pour tout jamais en oubliance » (DG, v. 244-245), telle est l’analyse faite par l’un des soldats. Dans la conversion herméneutique qui commence à se dessiner vers le milieu de la pièce, un rôle central échoit au roi Saül : c’est lui en effet qui, sur l’instance du chef de l’armée, finit par accepter que David se batte en duel contre Goliath. Or, l’assentiment de Saül équivaut à un véritable retournement herméneutique. Après avoir dénoncé à mots couverts l’indifférence de Dieu vis-à-vis de son peuple (DG, v. 507 et suiv.), le roi parvient soudain à envisager l’hypothèse contraire : « Il peut estre / Que diev, par [David] veut apparoistre / Garde d’Israël en ce temps » (DG, v. 549-551). Entérinée au plus haut échelon du pouvoir, cette nouvelle lecture de la situation d’Israël va alors peu à peu se diffuser à l’ensemble du corps social. Dans cette optique, la prière publique conduite par Samuel sur le conseil de David — « Faites que tout Israël prie » (DG, v. 747) — aura pour fonction d’unir les voix initialement dispersées des fidèles et de transmuer ainsi, moyennant le canevas fourni par la Confession des péchés, les conjectures tragiques en un élan de prière.

Seules deux pièces ne répondent pas entièrement à ce schéma fondamental. En l’absence de tout revirement herméneutique, elles se situent aux deux extrémités du spectre probatoire. La Tragi-comedie d’A. de La Croix[43] porte à son point ultime l’option liturgique ébauchée par Coignac. Après avoir décidé d’entrée de jeu qu’ils refuseraient d’adorer la statue de Nabuchodonosor[44], les trois protagonistes se savent condamnés à mort. Pour autant, ils ne connaîtront ni angoisse ni révolte. La grande scène de délibération, qui aurait pu être le lieu du doute et de la mise en cause de la Providence, est en effet entièrement balisée par des stratégies dialogiques empruntées au catéchisme : de questions habilement orientées — elles explorent toutes les conséquences pratiques du choix initial — en réponses amplificatrices, l’obéissance à la Loi divine n’est jamais sérieusement mise « en délibération ». Prières, louanges et cantiques[45] prennent ensuite le relais pour accompagner les trois jeunes Hébreux jusque dans la fournaise chauffée à blanc. L’« asseurance », la « foy » et la « constance » des protagonistes, érigées en vertus suprêmes dès le prologue (TC, v. 45-46), ne sont ainsi jamais prises en défaut : elles forment un épais bouclier contre les assauts de la « prudence charnelle ».

À l’inverse des héros de la Tragi-comedie, le protagoniste éponyme de Saül le furieux se voit condamné à rester en deçà du point de basculement herméneutique. Confronté successivement à la haute probabilité d’une défaite contre la puissante armée des Philistins et à la pleine confirmation de ses craintes (acte iv), Saül ne parviendra pas à se dépêtrer d’une lecture tragique des événements de sa vie : après l’avoir tiré « de [s]on toict champestre » (SF, v. 795) pour faire de lui le premier roi d’Israël et « [s]on mignon favorable » (SF, v. 800), Dieu semble soudain s’être détourné de lui. Ne l’a-t-Il pas élevé « pour [l]e faire choir d’un saut plus miserable » (SF, v. 799) ? Plusieurs personnages secondaires (le Premier Écuyer et la Pythonisse) s’emploieront à introduire une fissure dans la plénitude malheureuse du roi en l’appelant à « pren[dre] espoir » (SF, v. 813), à accueillir le « peut estre » (SF, v. 815 et v. 1059) d’un retournement possible. Mais en vain : irrémédiablement enfermé dans son herméneutique blasphématoire, Saül s’en va rejoindre le champ de bataille pour y chercher une mort certaine.

Dans quelle mesure les héros et les (rares) héroïnes des tragédies bibliques composées en cette époque de persécutions religieuses peuvent-ils être considérés comme des modèles de foi ? De la « grand’puissance » célébrée par Bèze (AS, v. 973) — qui n’exclut pas son fléchissement passager — à l’« invariabilité » promue par l’auteur de la Tragi-comedie (TC, v. 2185), la représentation de la foi couvre un spectre large, dont l’enjeu commun réside dans l’objectif du désangoissement. En dépit des apparences qui insinuent le contraire, Dieu est avec son peuple et avec ses élus ; le moment venu, il les libérera et punira leurs ennemis, mais en attendant, il leur envoie, comme gage de sa bonne volonté, cette consolation dont l’efficacité est proportionnelle à la soudaineté de son irruption : le retournement herméneutique, élément central de la majorité des tragédies, qui demeure même à l’horizon des pièces qui le rejettent au-delà de leurs marges. Après avoir douté de la fidélité de Dieu, après l’avoir imaginé sous les traits du tyran sanguinaire, le héros (re)devient capable de percevoir sa bonté fondamentale derrière les « apparents maux » de ce monde.

Si cette séquence probatoire figure, fût-ce sous une forme très simplifiée, dans la majorité des pièces, sa représentation reste fortement tributaire de la prise en compte de la durée — véritable pierre d’achoppement pour un certain nombre de dramaturges. La dimension temporelle ne génère-t-elle pas inévitablement une réflexion sur la signification des afflictions subies ? N’ouvre-t-elle pas grandes les vannes de la faculté raisonnante de l’homme, au risque de voir la foi submergée par les intarissables flots de ses syllogismes ? Quelle amplitude concéder aux soubresauts de la foi ? Là où l’exégète et le prédicateur peuvent faire l’économie de la durée, l’auteur tragique, désireux de représenter la crise, se trouve placé devant la nécessité de transposer cet élément sous la forme d’une étendue dramatique.

Bèze, Rivaudeau, La Taille assument ce risque non sans laisser entendre, en ce qui concerne les deux derniers, que pour avoir tutoyé les « profondeurs » et en être remontés sous la conduite de l’Esprit, le roi David et la reine Esther acquièrent ce surplus d’autorité, de clairvoyance et d’audace qui leur permet d’agir dans l’intérêt d’Israël. Le même constat peut être fait au sujet du David de Des Masures, mais la représentation de ce moment clé, étroitement encadré par l’attention constante que le protagoniste, à travers ses prières et ses cantiques, voue aux cieux, se voit désormais réduite à l’essentiel. Les deux quatrains que lui consacre, du bout des lèvres, Coignac, à la fois confirme la prégnance de cet élément dramatique et témoigne de la crainte de voir s’échapper les bénéfices du désangoissement, patiemment construits au moyen de discours et de prières proclamant, contre toute espérance, une foi inébranlable en la bonté de Dieu. Tout en chantant et en priant, les protagonistes de Des Masures, Coignac et La Croix réalisent bien l’idéal de la « bouche close ».

Le survol de cette production dramatique nous renvoie peut-être avant tout à la tension latente qui existe dans la pensée calvinienne elle-même, tension entre une méfiance puissante et omniprésente vis-à-vis des débordements et des risques spirituels inhérents aux passions et, d’autre part, la reconnaissance, plus discrète, de l’intense souffrance morale qui assaille l’homme lorsqu’il est confronté à une mort certaine : Jésus-Christ n’a-t-il pas connu une angoisse similaire la veille de sa mort ? La résolution sans doute impossible de cette tension dans le cadre dramatico-tragique, qui place l’effroi de l’homme déchu au coeur du texte, se révèle en définitive une indéniable source de fécondité créatrice pour cette génération d’auteurs réformés.