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La renaissance de la tragédie en France participe d’une mutation fondamentale dans l’histoire du théâtre, où les formes et les pratiques théâtrales issues du Moyen Âge sont peu à peu remplacées par des formes et des pratiques issues de la culture et du répertoire gréco-latins, qui transformeront de manière définitive la façon d’écrire et de faire du théâtre. Si le mystère médiéval met en scène les personnages illustres du monde chrétien et si la moralité repose sur une action menée par des personnages surtout allégoriques, la tragédie se caractérise par le fait que ses protagonistes sont souvent des rois et des chefs d’État : Robert Estienne la définit en effet comme « [u]ne sorte d’ancienne moralité ayant les personnages de grans affaires : comme roys, princes, et autres, et dont l’issue estoit tousjours piteuse[1] ». Le rapprochement de la tragédie avec la moralité, qui vise l’exemplarité et l’édification sur des questions de morale ou sur des problèmes liés à l’actualité[2], inscrit d’emblée le genre dans une perspective didactique. Dans le sillage d’Horace, les humanistes qui s’efforcent de faire revivre les genres théâtraux de l’Antiquité attribuent en effet à la tragédie une visée double, celle de plaire et d’instruire. Pour les théoriciens de la période, témoins et commentateurs des crises politiques, la tragédie, en mettant en scène la chute des princes et en traitant des malheurs de l’État, tire son utilité de ce qu’elle est un genre poétique au service de l’« instruction » des puissants. En 1544, Guillaume Bochetel, diplomate sous le règne de François ier, propose, dans la préface dédiée au roi apparaissant en tête de sa traduction de l’Hécube d’Euripide, une définition de la tragédie qui souligne de manière très explicite cette fonction d’« instruction » royale :

[I]l semble que les tragicques ainsi qu’ils surpassent tous autres escripts en haulteur de style, grandeur d’argumens, et gravité de sentences : aussi ont ils plus amené de proffit aux hommes, d’autant qu’ils ont prins à instruire et enseigner les plus grans, et ceulx que fortune a plus haultement eslevez, comme princes et roys, dont ils ont amené grand proffit à la posterité, laissant mesmement par escript monument de si grande utilité, comme l’instruction d’ung bon prince, laquelle se peult tirer des tragedies : car à ces fins ont elles esté premierement inventees, pour remonstrer aux roys et grans seigneurs l’incertitude et lubrique instabilité des choses temporelles : à fin qu’ils n’ayent confiance qu’en la seule vertu. Ce qu’ils peuvent veoir et entendre par les grans inconveniens, miseres et calamitez qui autresfois sont advenues à ceulx qui ont esté en fortune semblable […] pource que ce ne sont que pleurs, captivitez, ruines et desolations de grans princes, et quelque fois des plus vertueux. Ce qui sert aux successeurs : à fin qu’en prosperité ils ne seslevent par trop, et provoquent malheur en abusant de leur fortune : et aussi en adversité n’ayent le cueur abaissé ne failly, à l’exemple de plusieurs vertueux princes, qui jamais pour quelque envie que fortune ait porté à leur gloire, et pour quelque affliction qu’ils ayent soustenue, n’ont aucunement flechy : laissant preuve à la posterité que la vertu peult bien estre affligee, mais non vaincue[3].

Bochetel met en relief la leçon morale et politique que peut procurer la tragédie par la représentation de destins exemplaires : « [l]a chute attend chaque puissant, qu’il en soit ou non responsable » et « [p]ar une dialectique inéluctable, l’abaissement est le revers “tragique” de toute grandeur humaine[4] ». En révélant aux puissants le caractère éphémère et instable du pouvoir, la tragédie, pour Bochetel, souligne d’autant plus la nécessité de cultiver une vertu qui, par opposition, se caractérise par la constance et l’immuabilité. Elle propose des exemples de comportement moral et politique dans des situations de crise pouvant amener une réflexion sur l’ethos du souverain.

Au-delà des préceptes formulés par les théoriciens, les commentateurs et les traducteurs, on peut toutefois se demander jusqu’à quel point les tragédies de cette période illustrent ces positions théoriques : quel enseignement la tragédie humaniste, telle qu’elle se développe dans la seconde moitié du xvie siècle, est-elle susceptible de donner au prince ? Quel (anti)modèle propose-t-elle en (contre-)exemple au chef d’État ? Et à partir de quelles figures illustres cette leçon est-elle transmise ? Un examen rapide des tragédies françaises écrites au cours du xvie siècle révèle l’intérêt des dramaturges pour l’histoire romaine. À l’instar de l’Octavie du Pseudo-Sénèque[5], les dramaturges humanistes font revivre la tragédie « prétexte » en mettant en scène des épisodes de la vie d’illustres personnalités romaines (Cléopâtre, Marc Antoine, César, Brutus, Porcie, Cornélie, Pompée, etc.). Cet intérêt des dramaturges s’explique aisément. L’histoire romaine fournit son lot d’exemples de chutes politiques spectaculaires ; elle présente de même plusieurs modèles et contre-modèles dans la conduite des affaires de l’État. Pendant toute la Renaissance, Rome exerce une véritable fascination auprès des penseurs politiques et les rois français sont associés aux empereurs romains de manière de plus en plus appuyée au cours du siècle. Les défenseurs de l’idéologie impériale vont d’ailleurs établir un parallèle entre les monarques et les césars les plus remarquables[6]. À cet égard, la figure de Jules César suscite un engouement particulier dans la pensée politique et la littérature de la Renaissance du fait de son extraordinaire versatilité[7]. Du portrait exemplaire brossé par Christine de Pizan[8] à la figure pour le moins ambiguë et contradictoire peinte par Montaigne dans ses Essais[9], un nombre impressionnant de textes évoquent en effet le général romain, aussi bien pour l’encenser que pour le conspuer. Ce faisant, les écrivains humanistes se font l’écho des sources antiques qui ont construit la dualité de César : la Pharsale de Lucain, les Vies de Suétone et de Plutarque et plusieurs autres textes constituent en effet la matrice pour l’élaboration d’une figure tout autant héroïque que tyrannique[10]. À travers le personnage de César se cristallisent certaines des préoccupations politiques des humanistes, parmi lesquelles la question de l’ethos et de la vertu du prince, celle de sa légitimité ou encore le problème des guerres civiles. César, tout au long de la Renaissance, est bel et bien une figure duelle, susceptible de constituer tour à tour un exemple et un contre-exemple : « [réunissant] des qualités qui font de lui à la fois un homme de guerre, un homme d’État et un homme de lettres[11] », figure dont les poètes font l’idéal du souverain, César incarne aussi l’ambition excessive, l’arrogance orgueilleuse et la force abusive. Il n’est donc pas étonnant que le théâtre se soit également emparé du personnage historique, qui lui fournit matière à une réflexion sur le souverain et la conduite des affaires de l’État. La figure de Jules César occupe en effet une place non négligeable dans le corpus tragique de la période. Jacques Grévin publie ainsi, en 1561, une tragédie en français intitulée César[12], qui constitue une adaptation de la tragédie néolatine de Marc-Antoine Muret datant de 1553 (nouveau style)[13]. Robert Garnier mettra également en scène le célèbre général romain en 1574 dans Cornélie[14], sa troisième tragédie après Porcie (1568) et Hippolyte (1573). Le traitement du personnage césarien par le biais de la tragédie en impose toutefois une représentation particulière, déterminée par les règles poétiques et dramaturgiques de ce genre théâtral. Il s’agira donc, dans cet article, d’analyser la construction de Jules César en personnage de tragédie dans les pièces de Muret, Grévin et Garnier et d’en mesurer la portée exemplaire d’un point de vue moral et politique, à un moment charnière de l’histoire de la France où sont discutés et repensés les rapports entre le souverain et son royaume. Il s’agira, en bout de parcours, de déterminer dans quelle mesure l’utilisation de la figure de Jules César participe d’une démarche didactique ayant pour destinataire le monarque français.

César dans les tragédies de Muret et de Grévin

L’ambiguïté de la figure historique de Jules César, déjà manifeste dans les ouvrages de l’Antiquité, est reconduite dans les textes du Moyen Âge, ce qui explique sans doute sa présence plus discrète par rapport à d’autres grandes figures historiques. En effet, si « les figures emblématiques d’Alexandre, d’Arthur et de Charlemagne occupent le premier rang dans la représentation du pouvoir » à l’époque médiévale, « César en revanche connaît une fortune littéraire bien plus modeste[15] ». Dans les romans et chansons de geste du xiie et du début du xiiie siècle, César apparaît « surtout comme un nom servant de référence et, souvent, au sein d’une liste de noms prestigieux », « un nom associé à trois critères : la puissance militaire, le pouvoir, la sagesse[16] ». À partir de la seconde moitié du xiiie siècle, le personnage de César s’imposera davantage dans la littérature didactique et historique[17], il sera même mis en scène dans le Roman de Jules César de Jean de Thuin (écrit au milieu du xiiie siècle) et dans sa version en prose, l’Histoire de Jules César. Silvère Menegaldo a bien montré à quel point l’auteur peine, dans ces oeuvres, à faire de César un personnage romanesque exemplaire[18]. La figure de César y apparaît valorisée, sans être toutefois totalement blanchie : véritable héros chevaleresque, César en possède tous les attributs, mais ce portrait flatteur s’accompagne de traits péjoratifs empruntés à la Pharsale (orgueil, fierté, colère). Par contre, dans plusieurs oeuvres de Christine de Pizan, César apparaît comme une noble figure d’exemplarité, « savant, humble, modéré, qui sait aussi affirmer son pouvoir, mais jamais de façon tyrannique. Cela conduit ainsi à donner l’image d’un prince très humain qui, en cela, est soumis aux aléas de la Fortune[19] ». Dans le Livre de Prudence, qui relève du genre du miroir du prince, le personnage de César est cité en exemple au prince que l’auteure entend éduquer, alors que le Livre de mutacion de Fortune semble mettre en cause cette exemplarité[20]. Au xvie siècle, l’ambiguïté du personnage persiste : s’il apparaît comme une figure positive sous un François ier aux visées impérialistes, les guerres de religion sont l’occasion d’un discours beaucoup plus critique. Guillaume Budé lui préfère Pompée, dont il fait davantage l’éloge[21]. Le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie en brosse un portrait peu flatteur[22] et César « signifie avant tout pour la Pléiade le règne de l’hybris et des passions, de l’ambition, les horreurs subies par les ancêtres gaulois, les troubles civils, la tyrannie, l’assassinat et, finalement, la revanche de la Fortune sur la Virtu, bref toute la violence de l’Antiquité païenne[23] ». Les Antiquitez de Rome de Joachim Du Bellay, publiées en 1558, mettent en évidence la responsabilité de César, coupable d’orgueil et d’ambition, dans la ruine de Rome ; et durant les guerres de religion, César « se trouve au coeur de la réflexion sur la déstabilisation politique, l’ingérence étrangère et la guerre sous toutes ses formes, causes, exactions et conséquences[24] ». Malgré tout, durant tout le siècle, les rois français, dans les textes encomiastiques, furent avantageusement comparés à César, tout particulièrement sous le règne de Henri iv[25].

Qu’en est-il de César dans la tragédie de cette période ? La première incarnation tragique de ce personnage, en France, est l’oeuvre de Marc-Antoine Muret (1526-1585), humaniste et professeur de latin. En 1547, Muret enseigne au collège de Guyenne de Bordeaux où, d’après Montaigne, il aurait fait représenter des tragédies latines de sa composition[26]. Il est ensuite professeur au collège de Boncourt de Paris. La tragédie néolatine Julius Caesar fut publiée en 1552, dans le recueil des Juvenilia de l’auteur, mais celle-ci a été écrite quelques années plus tôt[27]. Première illustration théâtrale de la mort de César, la pièce a sans doute été créée pour les collégiens auxquels enseignait Muret, à une époque où le théâtre de collège « se voit chargé d’une mission morale et doit fournir des exemples édifiants aux jeunes élèves[28] ». Sa publication coïncide avec l’époque où Muret enseignait à Paris aux membres de la future Pléiade et à leurs camarades, parmi lesquels certains écriront du théâtre en français[29]. On peut ainsi considérer Julius Caesar comme un modèle à partir duquel seront écrites les premières tragédies françaises[30]. « [P]remier auteur dramatique français à s’inspirer de l’histoire romaine[31] », Muret construit la figure tragique de César sur le modèle du héros mythologique Hercule, en calquant une partie de l’action dramatique de la tragédie sur celle de l’Hercule sur l’Oeta de Sénèque[32]. Le premier acte de la pièce, qui en comporte cinq, est composé d’un long monologue de César, suivi du premier chant du choeur des citoyens romains. Après avoir évoqué ses exploits[33] et l’impossibilité de les surpasser (« Rome même me céda[34] », JC, v. 15), César affirme être prêt à mourir (« Je dois gagner le ciel[35] », JC, v. 26) et ne pas craindre ses ennemis[36]. Le choeur rappelle l’instabilité du sort (« Sors »), en évoquant les différents régimes politiques qu’a connus la Rome antique. La soif de pouvoir, à l’origine des séditions, a fait de César le maître de l’univers. L’acte ii met en scène les conspirateurs de César, Marcus Brutus et Cassius, qui débattent de la légitimité de l’attentat qu’ils projettent contre César. Brutus est d’abord hésitant mais, en se remémorant les actions exemplaires de ses ancêtres[37], il affirme sa détermination à éliminer le tyran pour l’amour de la liberté[38]. Le choeur de citoyens romains affirme le devoir « divin », pour tout homme courageux, de surmonter la crainte et d’éliminer les tyrans. Ces derniers meurent souvent de manière violente, éliminés par un peuple que la crainte peut rendre haineux. Au troisième acte, Calpurnie, épouse de César, raconte à sa nourrice un songe dans lequel elle a vu son mari gisant dans son sang. Le choeur se réjouit des festivités entourant la venue de la fête d’Anna Pérenna (qui se déroulait durant les ides de Mars), tout en formulant le souhait que rien ne vienne la perturber et menacer Rome. L’acte iv met en scène un premier échange entre César et Calpurnie, à l’issue duquel César, à la demande de son épouse qui lui rappelle les funestes présages annonçant sa mort, décide d’ajourner la séance du sénat à laquelle il devait assister. Decimus Brutus, qui fait partie des conspirateurs, réussit toutefois à le convaincre de s’y rendre, en flattant son orgueil et sa fierté. César, bien conscient qu’il court peut-être à sa perte, décide toutefois d’affronter son destin, « puisqu’il vaut mieux / tomber une bonne fois qu’être rongé par une longue angoisse[39] ». Le choeur rappelle ensuite la valeur des conseils des femmes, en évoquant le discours de Cassandre aux Troyens. Le dernier acte montre Brutus et Cassius triomphant après l’assassinat de César ; le meurtre du dictateur n’est ni montré, ni raconté, bien que Cassius exhibe au peuple son glaive ensanglanté. Les propos des conspirateurs sont particulièrement venimeux, incitant le peuple à « donner aux fauves [l]e cadavre obscène » de cet « infâme brigand, qui par son ambition, / avait déjà dévoré le royaume » (JC, v. 454-457). Par un renversement intéressant[40], les conspirateurs s’identifient à Hercule terrassant le sanglier d’Érymanthe, l’hydre de Lerne et le lion de Némée, proclamant avoir, en un seul corps, exterminé mille monstres (JC, v. 459-463). Brutus énonce cette vérité générale selon laquelle la chute des tyrans « enseigne aux autres / que rien n’est éternel excepté la vertu[41] ». Calpurnie exprime sa douleur après avoir pris connaissance de la mort de son époux, à laquelle fait écho le discours du choeur, qui réclame les pires supplices pour punir les assassins de César. Mais César apparaît ensuite en apothéose, nouveau « dieu indigète[42] » « emporté vers les hautes demeures du ciel étoilé[43] », à l’image d’Hercule. César, que « la fureur de la maléfique troupe[44] » n’a pas détruit (seule est tombée son « ombre », umbra), prédit la punition des criminels par son successeur. Cette apparition apaise Calpurnie, qui se réjouit de ce que « la main infâme des parricides » (« parricidarum manus », JC, v. 548) n’ait pas tué son mari, lequel, joyeux, siège dorénavant auprès de Jupiter. Le dernier discours du choeur rappelle au public qu’une âme, « qui a passé dans l’innocence l’espace de vie qui lui fut imparti » (JC, v. 556), retourne au ciel après la mort.

On peut avancer que la pièce présente l’opposition traditionnelle entre César, incarnation d’un pouvoir usurpé, et ses conspirateurs, défenseurs des idéaux républicains, sans véritablement la résoudre d’un point de vue politique. En effet, les arguments invoqués par les deux partis sont puissants et aucun des protagonistes ne suscite la répulsion. Même si le César du premier acte est orgueilleux, outrecuidant même, et que ses ennemis n’hésitent pas à le qualifier de « terreur de sa patrie, ennemi du sénat, bourreau des innocents, ruine des lois, [et] fléau du droit public[45] », même s’il est décrit par ses conspirateurs comme un être « impur » (JC, v. 447) animé d’une « fureur néfaste » et d’une « rage aveugle[46] », la nourrice souligne son « admirable grâce » envers ses ennemis (JC, v. 296) et le choeur évoque, à sa mort, le caractère exceptionnel, divin même, du personnage : « Gloire de la terre soumise, / gloire du ciel qu’il a rejoint, / inférieur à un seul, le vénérable Jupiter » (JC, v. 507-509). La même ambiguïté caractérise ses opposants. Si, au deuxième acte, ces derniers affirment avec conviction la nécessité de défendre la liberté de la patrie, au prix même de leur propre vie ; si l’argumentation de Brutus repose sur la grandeur du geste qu’il s’apprête à accomplir, à l’exemple de ses héroïques ancêtres, restaurateurs de la liberté ; et si le discours du choeur, à la fin de ce deuxième acte, rappelle l’injonction divine stipulant que les tyrans doivent être mis à mort[47], les exécuteurs de César sont toutefois présentés à leur tour comme des criminels, des êtres « impurs » et « infâmes » dont « la main sacrilège » a éteint une « grande lumière du monde[48] ». On pourrait en conclure que la tragédie, si elle dénonce le caractère absolu du pouvoir que détient César et les moyens illégitimes par lesquels il se l’est approprié, présente toutefois sous un jour favorable le comportement subséquent du dictateur, en mettant en relief sa douceur, son courage et sa constance face à la mort. La fin de la tragédie le présente, sans ambiguïté, comme un être pur et vertueux, qui mérite sa place auprès des dieux. De même, si Brutus apparaît, au début de la pièce, comme un être héroïque, animé de nobles intentions, sa condamnation par le choeur, à la fin de la pièce, est sans appel. Mettre à mort le chef de l’État est un acte sacrilège et parricide, qui devra être puni. Si la pièce ne saurait faire l’apologie de la tyrannie d’usurpation[49] (ce qu’illustre bien le portrait dévastateur de César conquérant par les conspirateurs), le discours sur le tyrannicide est moins univoque, car le choeur en fait nettement l’apologie au deuxième acte avant de le réprouver sans ambiguïté à l’acte v[50]. C’est toutefois sur cette condamnation que se clôt la tragédie, ce qui lui confère une portée considérable. Le « nouveau » César, qui possède des qualités politiques (grandeur et douceur) et morales (désir de gloire et constance devant la mort) nouvellement acquises après son accession au pouvoir, permet de construire une image « purifiée » et vertueuse de l’empereur, de justifier son apothéose, et donc, par le fait même, d’affirmer sa divinité. C’est sans doute davantage sur cette vertu nouvelle que sur le caractère sacré et intouchable de la personne « royale » que repose la condamnation de son assassinat, à la fin de la pièce.

Ainsi, il semble que Julius Caesar vise moins à défendre la supériorité d’une position idéologique sur une autre — en ce qui concerne la question du tyrannicide — qu’à faire l’apologie de la grandeur morale des êtres qui les véhiculent. Si l’on peut interpréter la pièce comme « la glorification du bon souverain[51] » qu’est devenu César, les discours de Brutus et de Cassius en faveur de la liberté empêchent que l’on ne conclue à une défense claire d’un pouvoir de type absolu, lorsque ce pouvoir fut acquis de manière illégitime. De fait, nous croyons, avec Virginie Leroux, que Julius Caesar constitue moins un art politique qu’un « art de conduite[52] » glorifiant la vertu morale et le courage : « [e]n tuant César, Brutus [souhaite] atteindr[e] la gloire de ses ancêtres[53] », même s’il devra en payer le prix, et César, par son attitude stoïque, acquiert, à son apothéose, gloire et renommée éternelle. L’attitude courageuse des deux protagonistes principaux et leur mépris de la peur visent sans doute à susciter l’admiration du public collégien auquel, à sa création, était destinée la pièce. César fait preuve d’un courage héroïque en allant volontairement au-devant d’une mort qu’il sait imminente, tout comme Brutus, pour qui la quête d’honneur et de gloire doit permettre de surmonter toute crainte. César et Brutus incarnent ainsi « les valeurs stoïco-chrétiennes et sont proposés aux jeunes élèves comme modèles de vertu[54] ». Si Brutus, après la mort de César, se réjouit de ce que ce tyran « s’est vu ravir son âme chargée de tous les crimes[55] », la déification de César au cinquième acte, qui témoigne de la pureté de son âme, vient annuler ce portrait de l’empereur en pécheur. Ainsi, la représentation de César (de même que celle de Brutus, mais à un degré beaucoup moindre) apparaît somme toute comme positive, malgré les propos de ses exécuteurs : orgueilleux et fier au début de la pièce, il fait montre, au cours de l’action dramatique, d’une constance stoïcienne et d’un courage exemplaire face à l’adversité, qualités qui assureront sa déification. Les discours remettant en cause son action politique ne suffisent pas à atténuer ce portrait idéalisé du général romain. L’action des conspirateurs apparaît comme instrumentale : le meurtre perpétré contre César est l’occasion pour ce dernier d’exhiber sa fermeté d’âme face à l’inconstance de la Fortune, ce qui lui permet d’obtenir, en récompense, la vie éternelle. Cette représentation de César semble en accord avec les idées de Thomas d’Aquin (De regimine principum), pour qui « Dieu récompense les rois par des biens temporels et surtout par la béatitude dans l’autre monde[56] ».

Jacques Grévin publie sa tragédie sur César en 1561 (en français), et il la fait représenter au collège de Beauvais le 16 février de la même année[57]. Élève de Muret, Grévin s’est largement inspiré de la tragédie de son maître, comme l’avoue l’auteur lui-même dans le « Brief discours pour l’intelligence de ce théâtre » précédant sa tragédie[58]. Dès les premiers vers, Grévin innove par rapport à son modèle : dans la première scène de l’acte i, César révèle sans détour sa crainte viscérale d’être assassiné[59], ce qui en fait un être plus « humain », moins héroïque que dans la version de Muret. Il est capable d’éprouver des émotions qui, a priori, sont en contradiction avec son ethos de conquérant invincible, mais en accord avec la représentation traditionnelle du tyran, constamment en proie à la peur[60]. C’est la fragilité et la vulnérabilité de César qui sont données à voir et à entendre avant qu’il ne se ressaisisse et affirme, ici aussi, son courage devant la mort (« Cesar, qu’un chascun craint, ne craint point ce passage, / Ayant avant mourir contenté son courage », C, v. 35-36). La destinée de Rome est étroitement liée à celle de César, et sa mort mettra en péril la puissance de l’empire[61]. La deuxième scène présente un échange entre César et Marc Antoine (personnage absent de la pièce de Muret), après un monologue de ce dernier faisant l’apologie de la grandeur de César. Le dictateur exprime encore une fois son inquiétude, mais estime qu’il faut faire preuve de clémence, même envers un peuple menaçant[62], alors que Marc Antoine assure qu’il vengera toute personne qui attentera à la vie du « seul qui de Romme / Merit[e] entre tous l’entier gouvernement » (C, v. 200-201). Le choeur, composé de la troupe des soldats de César, évoque ensuite avec nostalgie l’effervescence des combats guerriers et la quête de la gloire militaire, et termine son discours en annonçant, sous forme de vérité générale, les malheurs dont César sera la victime[63]. L’acte second débute avec Marc Brute seul sur scène, et qui, contrairement au Brutus de Muret, se montre très déterminé à assassiner César, « [c]e traistre, ce cruel, cest ingrat eshonté, / De qui la trahison avec la cruauté / Oncques ne sceut cacher par menteur artifice / L’infame volonté de son infame vice » (C, v. 315-318). Marc Antoine, pour sa part, est animé par le désir de gloire et la haine de la servitude[64]. Au cours de la deuxième scène, les conspirateurs (Marc Brute, Decime Brute et Cassius) préparent leur guet-apens, non sans avoir au préalable exprimé leur haine envers César[65]. La troupe de soldats rappelle ensuite les exploits guerriers de César, en particulier la défaite de Pompée, et s’inquiète du sort que la Fortune réserve au général romain[66]. Le troisième acte est consacré au songe de Calpurnie : comme dans la pièce de Muret, César cède d’abord aux prières de son épouse effrayée, mais se rend ensuite aux arguments de Decime Brute[67]. Dans la dernière scène de l’acte, la troupe de soldats souligne l’importance d’écouter l’avis des femmes (comme chez Muret), après avoir rappelé « Que cil qui arrache un empire / D’entre les mains de liberté, / Se voit en la fin tormenté, /Et que tousjours la mort sanglante / Suit une force renaissante » (C, v. 820-824). Au quatrième acte, un messager — autre innovation de Grévin — raconte à Calpurnie la digne mort de César[68], en déplorant la fin de « ce grand Empereur » (C, v. 951) et en maudissant ses assassins. Le choeur déplore la fragilité des choses humaines, ce dont témoigne, de manière exemplaire, le destin des princes[69]. Par contre — et il s’agit d’une autre différence importante entre les deux pièces —, la tragédie ne se termine pas, à l’acte v, avec l’apothéose de César, mais montre d’abord ses ennemis exhibant triomphalement la dague sanglante avec laquelle César, qualifié de « tyran », d’« ennemi du Senat », d’« [o]ppresseur du pays », de « bourreau d’innocens » et de « terreur des Romains » (C, v. 1017-1022), fut mis à mort. Marc Antoine arrive sur ces entrefaites et présente à son tour aux soldats romains la robe tachée de sang de César, tout en promettant vengeance.

Il est clair que Grévin fait davantage une adaptation qu’une traduction de la pièce de Muret[70]. Comme le souligne Eveline Dutertre, « le portrait que Grévin fait de César est nuancé[71] ». Ce dernier apparaît d’emblée comme vulnérable et inquiet, à l’acte i, et la scène avec Marc Antoine, qui met en relief sa « douceur » et son acceptation stoïque de la mort, révèle un César qui forme un contraste saisissant avec le portrait que font de lui ses adversaires, dont les propos, à l’acte suivant, sont d’une grande violence[72]. L’opposition entre ces « deux » Césars, déjà sensible chez Muret, est accentuée dans la pièce de Grévin par le fait que César y est également représenté, par métonymie, comme un être physiquement violenté : le récit de sa mort par le messager permet de visualiser la scène, alors que le couteau et la toge ensanglantés exposent au regard du public la violence de l’agression, faisant dès lors de César une victime — et non plus un bourreau, comme le qualifient les conspirateurs —, dont la fin est d’autant plus tragique qu’elle est celle d’un être d’exception, qui acquit « l’entiere joüissance / Du monde, [et] maintenant a perdu sa puissance » (C, v. 1079-1080). La mort de César, dans la version de Grévin, n’est pas rachetée par une apothéose : à la fin de la pièce, César n’est plus qu’un être sans vie, réduit au silence. Si les arguments des conjurés en faveur du tyrannicide peuvent, comme chez Muret, emporter l’adhésion, la violence de l’assassinat, rendue sensible sur scène par l’exhibition de la dague et de la toge, est à même de susciter la pitié du public envers la victime. Ainsi, le César de Grévin, moins héroïque que chez Muret, suscite davantage la compassion que l’admiration, il apparaît, à cet égard, comme un personnage plus « tragique », au sens aristotélicien du terme. La pièce ne se termine plus sur l’apologie de la vertu morale de l’empereur ; sa mort est présentée comme résultant tout autant des actes, pour le moins contestables, qu’il a posés (une mort violente s’est avérée, au cours de l’Histoire, le lot de plusieurs tyrans, comme le rappellent les conspirateurs, mais aussi le choeur), que de l’action d’un destin qui accable durement les grands de ce monde : « Tousjours, tousjours l’estat des rois / Est plein de perils et d’effrois, / De meurtres, de sang et querelle, / Et jamais de mort naturelle / Ils n’allerent paisiblement / Dans le ventre d’un monument[73] » (C, v. 825-830). Le César de Grévin correspond ainsi davantage au modèle théorique proposé par les commentateurs et traducteurs évoqués au début de cet article ; sa trajectoire funeste de grand « prince » est plus à même de susciter une réflexion sur les risques liés à l’exercice d’un pouvoir abusif, même lorsque cet abus s’avère ensuite atténué, dans le cas de César, par une conduite politique et morale exemplaire[74]. Comme le suggère I. D. MacFarlane, on peut ainsi « déceler dans cette tragédie une conscience angoissée de l’actualité politique » (la tragédie est publiée peu de temps avant le déclenchement de la première guerre de religion[75]), tout autant qu’une « illustration [à travers le destin de César] de l’instabilité et de l’incertitude des affaires humaines[76] ». Si l’on adopte cette lecture, le conflit entre César et ses opposants pourrait dès lors être interprété comme une illustration des tensions existant entre le pouvoir catholique et les protestants, la pièce constituant ainsi une forme d’avertissement devant les risques encourus par l’exercice d’un pouvoir abusif.

Le César de Robert Garnier

La pièce de Grévin fut représentée, tout comme celle de Muret, devant un public de collégiens. On sait qu’il fréquentait les membres de la Pléiade et qu’il fut médecin et précepteur à Turin auprès de Marguerite de France, duchesse de Savoie et soeur du roi Henri ii[77], et peut-être César a-t-elle circulé, sous forme imprimée, à la cour du roi. Il est certain, toutefois, que le théâtre de Robert Garnier était très bien connu à la cour, au moins sous forme imprimée, comme en témoigne le fait que Germain Forget, auteur d’un traité de rhétorique à l’usage de Henri iii[78], cite de nombreux passages des six premières pièces de Garnier (dont cinq tirés de Cornélie) pour illustrer sous forme d’exemples différents tropes et figures[79]. Le dramaturge fut donc sans conteste un modèle d’éloquence auprès du roi, un réservoir d’invention pour ses propres discours. Le propos politique de son théâtre pouvait-il également s’avérer utile à la cour ? Quel enseignement le personnage de César, dans Cornélie, pouvait-il lui donner ?

Dans cette tragédie, César n’est plus le protagoniste principal, mais un personnage secondaire qui n’intervient que tardivement dans l’action dramatique. La pièce, divisée en cinq actes, se déroule après la bataille de Pharsale ayant signé la défaite de Pompée face à César, au moment où Cornélie, de retour à Rome après avoir assisté à la mort violente de Pompée, son époux, assassiné par les hommes du roi égyptien Ptolémée, déplore son funeste destin ainsi que celui de Rome, puis apprend le suicide de son père Scipion, vaincu par César lors de la bataille de Thapsus. La pièce présente ainsi l’effondrement d’une vie faisant écho à celui d’un État. Il est clair que dans l’esprit de Garnier, le destin de la République de Rome vécu à travers le personnage de Cornélie est un chiffre à partir duquel peut se penser la situation politique de la France des guerres de religion. La tragédie s’avère ainsi « trop propre aux malheurs de nostre siecle », écrit-il dans l’épître à Monseigneur de Rambouillet accompagnant l’édition de sa pièce (COR, p. 26). Au moment de la première publication de Cornélie, en 1574, la France entame en effet sa cinquième guerre de religion, amorcée au printemps par la conjuration des Malcontents menés par François d’Alençon, frère du roi Charles ix. Marie-Madeleine Mouflard propose toutefois l’hypothèse que la pièce de Garnier aurait été écrite bien avant sa date de publication, entre 1569 et 1572, hypothèse reposant essentiellement sur l’examen des pièces liminaires de l’édition de 1574[80]. La troisième guerre civile, qui débute en août 1568 et se termine deux ans plus tard en août 1570, et qui s’est caractérisée par « l’internationalisation du conflit[81] » et les victoires catholiques de Jarnac et de Moncontour, fut suivie par une période de répit, la paix de Saint-Germain, marquée par une politique de conciliation religieuse et de tolérance civile. Les hostilités reprendront de plus belle en 1572, avec le massacre de la Saint-Barthélemy, qui mettra à nouveau le feu aux poudres et favorisera le déclenchement d’une quatrième guerre civile. Par conséquent, Garnier écrit et publie sa pièce en pleine tourmente politique. Et ce, au moment où il occupe la fonction de conseiller au Présidial (le tribunal de justice) du Mans. Garnier est en effet un magistrat, diplômé en droit, dont les fonctions à titre de conseiller ont été tout autant politiques que judiciaires : les conseillers, nommés par le roi, représentaient en effet le pouvoir central dans les provinces[82].

Le premier acte de la tragédie est constitué du seul monologue de Cicéron, personnage protatique que Garnier met en scène à titre de porte-parole du républicanisme civique. Dans une prière aux dieux qui emprunte largement à celle d’Hercule au début de l’Hercule sur l’Oeta de Sénèque, Cicéron attribue à la vengeance divine les malheurs de Rome, coupable d’avoir cédé à la « méchante Ambition » et à la « Mortelle Convoitise » : l’avidité pour le pouvoir, que se disputent Pompée et César, est à la source du conflit civil, car « Il n’y a foi qui dure entre ceux qui commandent / […] et n’a jamais esté / Entre Rois compagnons ferme société » (COR, v. 33-36). Le pouvoir peut difficilement se partager et les conséquences en sont terribles pour la Cité : « La civile fureur, plus que vous [les Parthes] redoutable, / A presque renversé cette ville indomtable » (COR, v. 49-50). Rome ne saurait être vaincue que par elle-même, que par un orgueil démesuré animé par « l’appétit de commander partout » et de rendre « le monde servile », et qui la fait, à son tour, « despouillez » de la liberté « par un maistre ». La longue tirade de Cicéron se clôt par une réflexion morale à tonalité horatienne, reconduisant le topos de l’éloge de la « médiocrité », condition essentielle d’une vie heureuse : « Celuy commande plus, qui vit du sien contant, / Et qui va ses desirs par la raison domtant : / Qui bourreau de soymesme apres l’or ne soupire / Qui ne convoite point un outrageux Empire » (COR, v. 143-146). Les propos de Cicéron s’appliquent à la fois à Rome et à César, ce dernier cristallisant, dans un rapport synecdotique, l’avidité de la Cité, responsable de la guerre civile. À la suite du monologue de Cicéron, le choeur renchérit sur le caractère punitif des événements affectant Rome et, dans des propos à tonalité quasi apocalyptique, met en garde le peuple romain contre la vengeance des dieux. La guerre, déjà, fait des ravages que le choeur évoque à l’aide d’images frappantes (« nos corps tronçonnez, / Comme quand les bleds moissonnez / Tombent en javelles barbuës », COR, v. 196-198) et il conclut sa remontrance par une vision eschatologique : « La mort en nos terres habite, / Et si l’alme [nourriciere] Paix ne descend / Dessur nous peuple perissant, /La race Latine est destruitte. » (COR, v. 219-222) À l’acte ii, l’argumentation de Cicéron, qui s’efforce de consoler Cornélie, repose sur le topos de l’inconstance du monde : nul malheur n’est éternel, et à l’image de la Nature qui voit le printemps succéder à l’hiver, l’automne à l’été, les tyrans, après avoir triomphé, ne peuvent être que renversés, comme en témoigne l’histoire de Rome même. Cette loi de l’éternel retour autorise Cicéron à prophétiser la chute de César, ce « tyran qui brasse / De soumettre le monde et Romme à son audace » (COR, v. 367-368). Ainsi, dès l’acte ii, la chute de César est annoncée et la prophétie de Cicéron est réitérée par le choeur : les empires sont périssables, et les cités sont vouées à la destruction. Mais sur ces ruines renaîtront d’autres royaumes et d’autres villes. César, ce nouveau « Tarquin ardent de fureur » dont « l’injuste arrogance » « [t]iendra la Romaine vaillance / En espouvantable terreur » (COR, v. 603-606), sera puni par un nouveau Brutus qui délivrera la ville. Cette conception cyclique de l’histoire inscrit le propos apocalyptique de l’acte i dans une durée qui semble en atténuer la gravité, mais le spectateur bien au fait de l’histoire romaine sait que l’élimination de César ne se soldera pas par le retour de la paix dans la République, mais marquera, au contraire, la reprise des luttes fratricides, dont Garnier avait fait le sujet de sa première tragédie, Porcie. Fille de Caton et épouse de Brutus, Porcie s’exclame d’ailleurs, en apprenant la mort de César dans la tragédie qui porte son nom :

Pleust au grand Jupiter qu’il dominast encore,

Nous n’aurions pas les maux qui nous tenaillent ore.

Nous vivrions bien-heureux en repos souhaité,

Sans perte seulement que de la liberté :

Nous ne verrions sous luy la Ville pleine d’armes,

Commise à l’abandon d’un amas de gendarmes…

Or, je te plains, Cesar ! Cesar, je plains ta mort !

Et confesse à present que lon t’a faict grand tort :

Tu devois encor vivre, et devois encor estre

De ce chetif Empire, et le prince et le maistre :

Vrayment je te regrette, et cuide fermement

Que Brute et Cassie ont fait injustement

[…]

J’affecte plustost voir nostre dolente Romme

Serve des volontez de quelque Prince doux

Qu’obeir aux fureurs de ces Scythiques Lous ;

[…]

Nous tuasmes Cesar pour n’avoir point de Rois,

Mais au meurtre de luy nous en avons faict trois[83].

La leçon politique est claire : il s’agit, comme l’a relevé Jacques Pineaux, de souligner l’importance de l’acceptation du pouvoir souverain par les sujets du prince[84]. Le « doux » César évoqué par Cornélie est celui qui a fait la preuve de sa clémence et qui, ce faisant, s’affaire à racheter l’illégitimité de sa souveraineté.

Si, dans Porcie, la protagoniste réprouve l’assassinat d’un César clément susceptible d’incarner un certain idéal du souverain, la tragédie Cornélie met d’abord en scène le tyran, dont les actions semblent guidées par la passion de la convoitise, rien moins que séante à un prince. À l’acte iii, Cornélie exprime son appréhension face à l’issue des combats qui opposent encore César aux sénateurs, inquiétude qu’un songe troublant vient amplifier, et dans lequel l’ombre de Pompée, tout décharné et sanglant, lui annonce la mort de son père Scipion. Cicéron s’adresse de nouveau à une Rome qu’il dépeint comme une captive menée en triomphe, mains liées au dos et tête basse, devant le char vainqueur de César, car tous les défenseurs de la liberté sont dorénavant exterminés. Il brosse le portrait d’un César indomptable et puissant, dont « l’aveugle frenaisie » (COR, v. 812) est dévastatrice. Puis, s’adressant à César, absent de la scène, il lui prédit, dans une diatribe violente, sa mort prochaine, qu’il évoque par l’image saisissante d’un corps déchiré de cent poignards aigus. L’acte iii se termine par une scène où Philippes (l’affranchi de Pompée) vient remettre à Cornélie les cendres de son époux. Celle-ci en appelle à la vengeance divine et prophétise également la mort de César, dont elle voit déjà, elle aussi, « le corps souillé de sang étendu dans la place, / Ouvert de mille coups, / Et le peuple alentour tressaillant d’allegresse » (COR, v. 904-906). Philippes affirme toutefois la non-responsabilité de César dans le meurtre de Pompée, mais, à chaque argument visant à prouver la douceur et la générosité de César, Cornélie oppose un contre-argument révélant son hypocrisie et sa cruauté. Si cet échange entre Cornélie et Philippes permet à Garnier d’opposer terme à terme les deux visages antithétiques de César, la suite du dialogue fait triompher sa version négative : Philippes tente en effet de dissuader Cornélie de revendiquer haut et fort l’anéantissement de César, car ce dernier a le pouvoir de la faire périr dans les pires tourments. La première scène de l’acte iv montre Cassie et Brute le chargeant de tous les crimes. Les deux hommes n’ont pas la même opinion, toutefois, sur les intentions réelles de César. Si Brute exprime le souhait que César, à l’exemple de Sylla, renonce au pouvoir après la fin des conflits et rétablisse la République en ses droits, Cassie demeure persuadé du contraire. Leur échange fait écho à celui de Cornélie et de Philippes, à l’acte précédent, l’un s’efforçant de mettre en avant sa douceur ainsi que ses exploits militaires, l’autre peignant un homme cruel et ambitieux. La discussion se termine toutefois avec les paroles de Cassie, qui appelle à la conjuration immédiate contre César. Le choeur prend ensuite le relais du point de vue de Cassie, en faisant l’apologie du tyrannicide lorsque celui-ci est effectué « pour le salut de la Patrie », contre les tyrans d’usurpation qui « press[e]nt une pauvre Cité / En estroitte captivité » (COR, v. 1288-1289). Ces propos véhéments sont toutefois en partie démentis par la scène suivante, où César, qui apparaît sur scène pour la première fois, fait preuve de générosité. Après une longue tirade où l’orgueil démesuré du conquérant invincible éclate sans ambiguïté, où César se vante avec emphase d’avoir repoussé les frontières de l’Empire et d’avoir conquis même Rome, et proclame être « de la Terre et la gloire et la crainte », le maître du monde résiste en effet aux arguments d’Antoine l’exhortant à détruire ses adversaires et choisit la douceur et la libéralité face aux vaincus : « On gaigne par bienfaits les coeurs les plus sauvages » (COR, v. 1421)[85]. Il se résigne même par avance à la mort violente qu’Antoine lui prédit, et que lui-même pressent. À l’issue du quatrième acte, le portrait de César gagne ainsi en complexité, ses différents attributs légués par la tradition se superposant pour construire une figure hybride. Le discours du choeur de soldats de l’armée de César, qui clôt l’acte, fait son éloge et célèbre une victoire qui met fin à des guerres dont la responsabilité ne devrait pas lui être imputée. Privé des honneurs qui lui étaient dus par des envieux jaloux de sa gloire, César a été contraint de prendre les armes. Le choeur oppose ainsi un contre-discours à celui de Cicéron, de Cornélie et des conspirateurs, qui présentait les événements sous un jour radicalement différent. À l’acte v, un messager vient annoncer la mort de Scipion, père de Cornélie, à la bataille de Thapsus. Par le biais d’une prosopopée, il fait revivre devant Cornélie l’instant où Pompée haranguait ses troupes peu avant le combat, les enjoignant à donner leur vie pour la liberté. La narration de la bataille par le messager met en scène un César plein d’ardeur guerrière, qui, telle une furie, aiguillonne ses soldats lors d’un combat qui prend l’allure d’une véritable boucherie : le recours à l’hypotypose donne une description animée, par laquelle Garnier ne ménage pas le spectateur, évoquant de manière fort réaliste la souffrance et les corps mutilés des soldats. La pièce se termine alors sur les lamentations funèbres de Cornélie et du choeur.

Ainsi, pour ses adversaires, César est un tyran d’usurpation dévoré par l’ambition et la convoitise, qui s’approprie de manière illégitime un pouvoir absolu, qui fait preuve d’un orgueil outrancier et qui se complait dans la cruauté. Son hybris est à la mesure de celui de Rome, et ses victoires sont le signe d’une vengeance divine dont il se fait l’instrument. Si César, sur scène, fait preuve d’une clémence et d’une générosité étonnantes pour le spectateur, compte tenu des scènes qui précèdent le quatrième acte, clémence qui annonce le « doux souverain » que Garnier lui-même évoque dans Porcie, la pièce se termine toutefois sur le portrait saisissant, fait par le messager, d’un César fougueux et triomphant au milieu d’un véritable carnage. Bien que la bataille de Thapsus se soit déroulée avant l’entrée en scène de César, à l’acte iv, car le récit du messager constitue bien entendu une analepse dans le déroulement de l’action dramatique et ce César « furieux » et déchaîné est donc antérieur au César converti à la clémence de l’acte iv, la pièce ne se termine pas moins sur cette dernière image sanglante d’un César en furie. Sanglante à l’instar de celle de César assassiné, évoquée à plusieurs reprises, comme nous l’avons vu, par ses ennemis, vision récurrente dans laquelle les adversaires de César savourent à l’avance leur vengeance. Ces deux portraits, dont la violence est rendue de manière efficace par le recours à l’enargeia, résument à eux seuls la représentation du personnage dans Cornélie : le triumvir paiera de son sang le sang qu’il a versé. Les deux images sont toutefois choquantes pour des raisons différentes : si le César cruel qui se délecte du sang de ses ennemis peut scandaliser, le doux César atteint de mille blessures et expirant au bout de son sang n’offense pas moins.

Garnier jette ainsi un éclairage double sur César qui empêche l’élaboration d’une exemplarité sans équivoque. Symbole de violence et de douceur, fossoyeur de la liberté mais futur gardien de la paix civile, le personnage est présenté au moment de sa conversion en bon souverain par l’exercice d’une clémence qui corrige les « excès du pouvoir absolu[86] ». La pièce soulève ainsi deux problèmes politiques qui sont particulièrement d’actualité : celui de la meilleure forme de gouvernement et celui de l’ethos du souverain. Comme le suggère Marie-Madeleine Mouflard, Cornélie semble illustrer la faillite d’une souveraineté partagée, et la nécessité, pour assurer l’unité et l’harmonie de l’État, d’une souveraineté forte. Le discours de Cicéron, au premier acte, met en effet en relief les risques inhérents au pouvoir partagé, qui ne peut mener qu’à des conflits civils, parce qu’il est pratiquement impossible d’y préserver l’harmonie dans l’exercice du pouvoir. Si la guerre a éclaté à Rome, c’est ainsi à cause de l’expression des pulsions vicieuses (telles que l’ambition) des individus aptes à exercer l’autorité. Cette position n’est pas étonnante chez Garnier, également auteur d’un Hymne de la monarchie, publié en 1567, et associé au groupe des « Politiques »[87], c’est-à-dire ces catholiques modérés qui prônent, dans le conflit religieux déchirant la France de la seconde moitié du siècle, la paix plutôt que l’éradication des protestants[88] et défendent avec vigueur le principe de la souveraineté indivisible du roi telle qu’elle est définie par les Six livres de la République de Jean Bodin, ouvrage publié en 1576. Le principe de l’indivisibilité de la souveraineté s’incarne en effet de manière exemplaire dans un régime politique de type royal. Bodin, fortement marqué par les Politiques d’Aristote, conclut à la supériorité de la monarchie royale sur les deux autres régimes politiques examinés dans son traité (l’État populaire et l’État aristocratique). L’État populaire, dirigé par le peuple, se caractérise par la licence et la violence et « ceux-là qui font tant d’estime de l’état populaire des Romains, se devraient mettre devant les yeux les séditions et guerres civiles qui ont toujours agité ce peuple-là[89] ». Car « l’état populaire ne peut subsister s’il n’a de sages Pilotes, et, néanmoins, laissant le gouvernail aux plus accorts, ils s’en font toujours maîtres, et le peuple ne sert que de masque » (SLR, p. 533). Et « si deux Princes ne sont bien d’accord ensemble, comme il est presque inévitable en égalité de puissance souveraine, il faut que l’un soit ruiné par l’autre » (SLR, p. 200). Il en est de même avec l’État aristocratique, où la distribution du pouvoir entre les mains de plusieurs est à la source de conflits. L’État monarchique s’avère le seul à pouvoir assurer la conservation de l’État, la sûreté et la vie heureuse des sujets (SLR, p. 545-547). Car il est « impossible que la République, qui n’a qu’un corps, ait plusieurs têtes, […] autrement ce n’est pas un corps, [mais] un monstre hideux à plusieurs têtes » (SLR, p. 548). L’on peut mettre en rapport ces idées développées par Bodin avec le revirement des Politiques, qui défendront la nécessité d’un gouvernement fort pour mettre fin aux dissensions civiles :

Ils sont peu à peu amenés à croire que seul un pouvoir fort est capable d’assurer l’ordre nécessaire. […] [L]es circonstances vont les pousser à abandonner [l’]idéal de la monarchie mixte et à militer pour une souveraineté royale non partagée. […] Lors des années 1570, c’est dans une doctrine de l’obéissance fondée sur la nécessité de maintenir l’ordre et sur le caractère infrangible du principe d’autorité que beaucoup cherchent une réponse au devoir de révolte prôné par les monarchomaques et les Malcontents[90].

D’un point de vue politique, Cornélie donne ainsi en représentation les conséquences néfastes d’une autorité chancelante, parce que morcelée, en montrant qu’elle a favorisé l’ascension illégitime et le triomphe de César. Ce dernier n’apparaît qu’au quatrième acte, mais les trois premiers actes, par le biais du discours des autres personnages, construisent son ethos de tyran. Le portrait qu’en tracent Cicéron et Cornélie, puis les conspirateurs Cassie et Brute, est dévastateur, à l’image de celui qu’en avait fait Lucain dans La Pharsale (source importante de Garnier). Comme le souligne Bodin, le terme « tyran », d’origine grecque, « ne signifiait autre chose, [dans l’Antiquité], que le prince qui s’était emparé de l’état sans le consentement de ses citoyens » (SLR, p. 212) ; un tyran pouvait, par ailleurs, s’avérer juste et sage. La tyrannie n’était définie qu’en fonction des modalités de la prise du pouvoir. Or, à la Renaissance, le terme est investi d’un autre contenu sémantique et renvoie également aux modalités de l’exercice du pouvoir : « La Monarchie Tyrannique, est celle où le Monarque foulant aux pieds les lois de nature, abuse de la liberté des francs sujets, comme de ses esclaves, et des biens d’autrui, comme des siens » (SLR, p. 212). Pour faire court, le roi légitime, chez Bodin, « se conforme aux lois de nature, et le tyran les foule aux pieds. L’un entretient la piété, la justice, et la foi ; l’autre n’a ni Dieu, ni foi, ni loi. L’un fait tout ce qu’il pense servir au bien public […] ; l’autre ne fait rien que pour son profit particulier, vengeance, ou plaisir » (SLR, p. 213). Un tyran, à la Renaissance, n’est donc plus uniquement défini en fonction de la légitimité de sa souveraineté, mais aussi en fonction de sa moralité. Tout monarque détenteur de la souveraineté pourrait donc potentiellement agir en despote. Dans la tragédie de Garnier, César n’est pas encore souverain mais travaille à l’acquisition, de manière illégitime, de cette souveraineté, ce qui en fait, dans le vocabulaire politique du xvie siècle, un tyran d’usurpation. La crainte, bien légitime, exprimée par les ennemis de César, est que cette tyrannie d’usurpation se transforme en tyrannie d’exercice ; que la force et la brutalité dont César a fait preuve lors de la guerre civile s’abattent sur les citoyens romains. Ces craintes mettent en relief l’une des préoccupations majeures de la seconde moitié du xvie siècle : les risques d’abus liés à l’exercice du pouvoir absolu par un seul individu. Étienne de La Boétie, dans son Discours de la servitude volontaire, autrement appelé Le Contr’Un, ira encore plus loin en assimilant sans équivoque monarchie et tyrannie : le régime monarchique devient ainsi, par essence, un régime abusif. Ce n’est pas la position de Garnier, et encore moins celle de Bodin. Il n’en demeure pas moins que la représentation du parcours politique de César permet au dramaturge de souligner la menace que peut représenter tout souverain pour ses sujets. Et ce parcours lui permet de proposer en exemple au roi français une figure historique qui, d’abord tyrannique, s’acheminera ensuite vers une souveraineté plus juste parce que plus morale, grâce à l’exercice de la clémence, comme en témoignent les paroles de César au quatrième acte : « J’aimerois mieux plustost du tout ne vivre pas, / Que ma vie asseurer avec tant de trespas » (COR, v. 1427-1428). On retrouve ainsi, tout comme chez Muret et Grévin, le contraste entre un « doux » César et le portrait sanguinaire qu’en brossent ses ennemis.

La tragédie Cornélie affirmerait ainsi à la fois la supériorité de la souveraineté une et indivise et la nécessité d’un roi dont le comportement serait vertueux à la tête de l’État. Le principe de l’unité qui doit fonder la souveraineté du royaume, principe qui est au fondement de la pensée de Bodin, trouverait à s’incarner dans la pièce de Garnier qui montre l’éclatement d’un État marqué par la discorde, que seule la souveraineté d’un monarque dont le comportement est caractérisé par la vertu pourrait pacifier. Les failles d’un régime politique reposant sur la division du pouvoir entre plusieurs instances sont illustrées par la mise en scène des guerres civiles, dont la brutalité et la violence sont exprimées par le recours à une rhétorique reposant fortement sur le pathos, comme l’a montré Florence Dobby-Poirson dans son étude sur le théâtre de Garnier[91] : les lamentations des personnages, si nombreuses dans la tragédie de Garnier, ont ici valeur d’argument et le pathétique vient renforcer le didactisme de la pièce en permettant d’exhiber, sur scène, la souffrance résultant des conséquences néfastes des passions humaines dans l’exercice du pouvoir.

Cette analyse démontre la porosité de la tragédie de Garnier au discours politique de la période. Ainsi, Cornélie problématise des enjeux directement liés à l’actualité des années 1560-1570 et reflète des idées que l’on peut rattacher à des acteurs clés de la période (les Politiques) ; elle témoigne ainsi d’une prise de position et, à cet égard, s’avère beaucoup plus « engagée » que ne le sont les tragédies de Muret et de Grévin.

Conclusion

Julius Caesar, César et Cornélie attribuent au personnage historique une fonction dramaturgique différente : si les deux premières tragédies mettent en scène la mort de celui qui s’est rendu maître du monde, Cornélie le montre plutôt à l’orée de la gloire et de la puissance qui feront sa renommée, au moment précis — l’après-défaite de Pompée — où s’amorce son rôle de dictateur. Protagoniste principal des deux premières, César y acquiert une dimension héroïque chez Muret, en incarnant un modèle stoïcien offert en exemple aux collégiens. La représentation des derniers moments de César permet à Muret d’élaborer une déification du personnage en soulignant sa vertu et sa grandeur morale, déification qui vient atténuer — sinon abolir — la dureté du portait tyrannique brossé par ses adversaires. Personnage davantage tragique chez Grévin, César s’y avère l’emblème de la destinée houleuse des chefs d’État dont le pouvoir illégitime fut acquis par la violence. Grévin fait de l’assassinat plutôt sordide du tyran une illustration exemplaire des malheurs qui menacent les détenteurs d’un pouvoir contestable. Les deux pièces sont ainsi susceptibles de produire un enseignement au public, de nature surtout morale, car elles problématisent, à travers la figure de César, les enjeux relatifs au caractère du chef d’État. Le César de Muret apparaît comme un modèle de vertu à imiter, alors que la pièce de Grévin construit un César faillible, dont la chute spectaculaire met en relief le caractère éphémère de la bonne fortune d’un homme en proie à l’ambition. La tragédie de Garnier, quant à elle, montre les risques liés à la fragmentation du pouvoir dans des périodes de tension et de division : les ambitions y sont attisées, comme en témoigne l’ascension implacable de César. Ce dernier fait d’abord figure d’antagoniste en endossant les caractéristiques sénéquiennes du tyran, mais la pièce présente ensuite, en germe, les qualités qui feront sa renommée d’homme d’État.

Il n’est pas étonnant que des dramaturges aient voulu, dès la renaissance du genre vers le milieu du siècle, adapter au théâtre des épisodes marquants de l’histoire de la Rome antique, tels que les guerres civiles précédant l’établissement de l’Empire, en lesquelles les auteurs ont vu l’écho des guerres de religion mettant aux prises les Français. L’histoire de Rome et de ses personnages les plus illustres était à même de nourrir une réflexion philosophique sur l’instabilité et la fragilité de la condition humaine, mais aussi sur les conséquences du comportement des personnes en situation de pouvoir. Par le biais du personnage de César, les tragédies étudiées exposent ainsi les devoirs et les périls associés à l’exercice de ce pouvoir à une époque où les guerres civiles vont révéler la gravité de la crise de l’autorité royale. Si la tradition du miroir du prince vise à fournir à celui qui exerce le pouvoir « un contre-poison pour l’immuniser contre les dangers que ce pouvoir lui fait inévitablement courir, [à] soumettre sa pensée et sa sensibilité à une expérience morale[92] », la tragédie, « école des rois[93] », peut sans aucun doute s’appréhender comme une forme particulière de miroir dans lequel les princes ont pu puiser, à une époque marquée par la dissension et la violence, des préceptes de conduite morale et politique[94]. De manière plus générale, elle offre au public la possibilité de méditer, par la représentation de destins exceptionnels qui lui sont offerts en exemple, l’inconstance des choses temporelles, contre laquelle la vertu seule peut se dresser.