Article body

Dans le roman Sphinx[1], Anne Garréta confie la narration d’une histoire d’amour à un « je » dont le lecteur ne saura jamais s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, pas plus d’ailleurs que le sexe de la personne dont il est amoureux. Le défi était de taille et l’on ne peut qu’admirer l’audace d’une telle contrainte d’écriture sachant à quel point la langue française échappe difficilement à la catégorie grammaticale du genre. En plus d’un tour de force linguistique, le roman constitue une habile réflexion sur la détermination générique en réussissant à présenter une histoire d’amour et de séduction qui ne dit rien de l’identité ou de l’orientation sexuelle des protagonistes. Cependant, le bien nommé Sphinx confronte aussi le lecteur à une énigme narratologique, dans la mesure où le caractère indécidable du narrateur problématise plus largement l’origine de l’énonciation. En effet, le brouillage de la voix conduit le lecteur à poser la question « qui parle ? » et fait de cette question un véritable enjeu du récit.

Si la théorie du récit reconnaît l’importance de la narration, non seulement parce que l’histoire est le produit d’un acte narratif mais aussi parce que les circonstances de l’énonciation réelle ou fictive ne manquent pas de donner sens et d’orienter ce qui est raconté, ce ne sont pas tous les récits, loin s’en faut, qui font de la narration un événement. Pourtant, comme le rappelle Philippe Gasparini à propos des récits de fiction, la situation de narration est le lieu constitutif de la fictionnalité :

Contrairement au discours référentiel qui est pris en charge par son auteur, le récit fictionnel est attribué à un narrateur fictif. La fictionnalité d’un roman ne réside pas dans les situations, les décors, les personnages, qui peuvent être empruntés à la réalité, mais dans son protocole d’énonciation : il est raconté par une entité imaginaire qui n’a aucun compte à rendre au réel[2].

Pour être fondamentale à plus d’un titre, la narration est malgré tout un lieu souvent fort discret, que le résumé d’un récit occultera d’ailleurs facilement. Mais il peut arriver que le roman s’empare de la narration et, mieux que tout énoncé théorique, sache attirer sur elle l’attention du lecteur par une exploration de ses possibles et de ses effets. Ce sont de tels romans qui se trouvent au coeur du présent dossier de la revue Tangence.

L’histoire du roman a ses classiques en matière de narration inventive. Don Quichotte n’hésite pas à créer de vertigineuses apories sur l’origine du récit. Jacques le fataliste et son maître illustre à merveille l’autorité d’un narrateur ayant plaisir à rappeler au lecteur sa mainmise sur le déroulement de l’histoire. À deux siècles de distance, Tristram Shandy de Laurence Sterne et L’emploi du temps de Michel Butor présentent chacun un « narrateur tortue » ne parvenant pas à rattraper le fil des événements, situation qui dévoile l’intenable ambition de celui qui veut en même temps vivre et raconter[3]. C’est néanmoins à la littérature contemporaine que seront empruntés les exemples étudiés dans les différents articles réunis ici, d’une part parce que les narrateurs singuliers y foisonnent, d’autre part parce que les questions soulevées par ces narrations problématiques touchent à des enjeux spécifiques de notre époque. On ne peut bien sûr prétendre que l’identité liée au genre sexuel soit un nouvel objet de réflexion, mais il faut reconnaître que Sphinx l’aborde dans une perspective et avec des moyens qui sont déterminés par les valeurs esthétiques et sociales actuelles.

Les exemples de narrations singulières sont nombreux mais aussi variés. Sphinx a peu à voir avec Tendre Julie de Michèle Rozenfarb[4], où un « narrateur de secours » surgit en cours de récit pour aider le « narrateur principal » qui a trop à faire avec la vie intérieure du personnage pour se charger en plus de l’extérieur. Si le roman de Garréta partage avec Les miroirs infinis de Roger Magini[5] une voix d’outre-tombe[6], puisque son narrateur en arrivera ultimement à raconter sa propre mort, Sphinx n’use pas comme dans ce roman d’un coup de théâtre, faisant du caractère fantomatique du narrateur une donnée brutale qui oblige le lecteur à reconsidérer la véracité de l’ensemble des événements, y compris de la révélation finale[7]. Dans Fuir de Jean-Philippe Toussaint[8], c’est la contradiction entre l’incompréhension du narrateur face aux événements qui lui arrivent et son étonnante capacité à raconter dans le menu détail des actions auxquelles il ne peut avoir assisté — sans aucun effort de justification — qui rend sa situation éminemment paradoxale. Pour ordonner les formes et les enjeux de ces diverses manifestations, trois principales configurations — susceptibles de se combiner au sein d’un même récit — peuvent être proposées[9].

La narration ambiguë renvoie à la crédibilité du narrateur et à la fiabilité de son récit. Elle se présente lorsque des incongruités ou des divergences entre les énoncés du narrateur et le monde fictif construit suscitent des doutes quant à la version fournie de l’histoire. Dans Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis[10], par exemple, il est difficile de déterminer si la narratrice a tué sa famille comme elle le prétend ou si l’incendie n’est en fait qu’un accident. Dans Un an de Jean Echenoz[11], la narration hétérodiégétique sait aussi se faire retorse en usant de rétention ou de surabondance d’informations qui la rendent particulièrement suspecte, surtout quand le lecteur apprend au terme du récit que le personnage que l’on croyait mort est vivant.

La narration impossible renvoie plutôt à la compétence du narrateur. Dans ce cas, les données textuelles mènent à se demander si l’instance de narration est en mesure de prendre en charge le récit. Une telle question se pose quand le narrateur se révèle amnésique sans que le fil de ses remémorations ne semble en souffrir, comme dans La mystérieuse flamme de la reine Loana d’Umberto Eco[12]. Avec La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy[13] et Lauve le pur de Richard Millet[14], la posture « impossible » tient dans le fait que les narratrices sont illettrées et parviennent pourtant à rédiger le manuscrit donné à lire au lecteur ou à répéter mot pour mot la confession extrêmement stylisée qu’un homme leur a livrée. Dans ces différents exemples, le lecteur est moins amené à évaluer la crédibilité du narrateur, comme c’est le cas avec la configuration précédente, que la possibilité même de l’acte de narration.

La troisième configuration, la narration indécidable, renvoie quant à elle à l’identité du narrateur. L’indécidabilité implique que la détermination de l’origine de l’énonciation est problématisée, comme nous l’avons déjà vu avec l’exemple de Sphinx. Cette incertitude amène le lecteur à se demander « qui parle ? », question qui peut être résolue au cours du récit ou aboutir à un flou identitaire persistant tel qu’on le retrouve dans Hier de Nicole Brossard[15] et La maison des temps rompus de Pascale Quiviger[16], où deux personnages constituent un narrateur potentiel sans qu’il y ait possibilité de trancher. Dans Très-grande surface d’André Benchetrit[17], la dispersion du narrateur prend des proportions surprenantes, puisque le « je » passe sans cesse d’une apparence fuyante à une autre et semble le plus souvent devenir un objet (qu’il s’agisse d’un pomelo, d’une poupée, d’une voiture, etc.), comme si le but du récit était de nier l’idée même de narration personnelle.

Menée dans une perspective pragmatique, la réflexion sur l’indécidabilité proposée dans ce dossier suppose la prise de conscience par le lecteur d’un paradoxe, d’une infraction ou d’une incongruité. Elle exclut donc, par exemple, le cas de la narration omnisciente qui, bien qu’elle n’offre pas d’informations sur l’instance narrative, outre le fait qu’elle narre, n’amène habituellement pas le lecteur à questionner l’origine ou les circonstances de l’énonciation. Les conventions littéraires établies au fil des esthétiques parviennent à normaliser des modes de discours qui, pour constituer des impossibilités conceptuelles au regard de la théorie du récit, vont de soi pour le lecteur. De fait, si le statut ontologique de la narration omnisciente a pu susciter différentes hypothèses dans la mesure où elle échappe « aux contraintes épistémiques de la communication humaine[18] », le roman réaliste a réussi à effacer les incongruités de cette technique fictionnelle et à la rendre acceptable[19]. Mettre en relief son caractère problématique par les données du récit, comme le font certains romans contemporains, conduit toutefois à déstabiliser le procédé et à faire de la transmission narrative un enjeu sémiotique. C’est donc quand elle fait signe au lecteur que l’indécidabilité de la narration nous intéresse.

Outre le fait que les différentes analyses permettront d’illustrer la variété des formes et des procédés auxquels peut recourir le récit contemporain pour mettre en place une narration indécidable, le dossier vise également à comprendre le processus herméneutique ainsi mis en branle et à dégager les principaux enjeux esthétiques et théoriques de ce phénomène. La traversée des articles donne une très belle idée de l’ampleur et de la richesse des manifestations.

Du roman d’avant-garde au roman de mémoire, en passant par le roman post-apocalyptique ou oulipien, les exemples étudiés montrent que la problématisation de la transmission narrative n’est pas réservée à une catégorie de récits de fiction ou de démarches esthétiques. On constate que le mode ludique y côtoie le mode sérieux. On y voit à l’oeuvre des dispositifs parfois irrévérencieux, sinon pervers. On y découvre diverses figures aptes à désigner autant de façons de brouiller ou de pirater l’origine de l’énonciation, qu’il s’agisse du prophète, de l’automate, de l’écrivain nègre, du clone ou même du topique du manuscrit trouvé à l’ère d’internet. L’indécidabilité de la narration peut se jouer dans une courte scène du récit ou dans une préface fictionnelle, suffisante pour ébranler le statut du narrateur et le cadre même de la représentation. Elle peut trouver dans des traits stylistiques marqués ou dans la syntaxe bancale d’un énoncé (« le visage de moi[20] », « une voix ancienne en moi pas la mienne[21] ») matière à signaler l’inadéquation du sujet. Elle peut reposer — et c’est d’ailleurs souvent le cas — sur l’indistinction des discours, l’enchâssement des énonciations ou les relais incessants de paroles qui, de façon violente ou subtile, s’emparent de la voix narratoriale. On observe également que les éléments diégétiques ne sont pas en reste car ils permettent d’articuler les procédés formels à des thèmes, des situations ou des événements qui font écho aux aléas de la narration. Les disparitions de personnages viennent, par exemple, redoubler celle du narrateur. L’anéantissement d’un monde ou la venue d’une nouvelle ère plongent le sujet dans une condition inédite que semble traduire l’inadéquation de la voix narrative. Traumatisme, hantise, facticité des apparences, fétichisation de l’auteur sont autant de motifs qui aident à penser les enjeux de la narration indécidable.

On ne s’étonnera pas de retrouver la question de l’identité au coeur de presque tous les romans étudiés, puisque la narration indécidable atteint le principe de représentation du sujet à travers ceux de l’unité et de l’origine de la voix narrative. La voix comme expression d’un moi ou d’une mémoire personnelle ne va pas de soi dans les récits, pas plus que le corps comme support de la voix, ceux-ci faisant en sorte que la conscience de soi, l’individualité ou l’intentionnalité du sujet soient interrogées. En ce sens, la réponse à la question « qui parle ? » importe moins, comme le constatent les contributeurs au dossier, que le processus mis en branle. En plus de l’identité, ce sont aussi l’autorité et la responsabilité du discours, ou même plus largement de l’art, que la narration indécidable convoque et met en cause. Qu’est-ce qui légitime le discours à partir du moment où se trouve ébranlée la voix qui semblait le fonder ? Où est la source de l’autorité quand le narrateur se voit privé d’identité et de volonté propre ? Comment le lecteur doit-il alors négocier son adhésion au récit ? Une dimension éthique ou évaluative peut, par ailleurs, s’ajouter aux questionnements ontologiques et rhétoriques soulevés par la narration indécidable. En effet, le brouillage de la voix narrative conduit à l’indétermination de la source pragmatique des valeurs mises en jeu, de sorte que l’activité interprétative du lecteur consiste pour une large part à essayer de saisir l’axiologie du texte. Quand le piratage de la voix prend la forme d’un vol d’identité franchement assumé, c’est la soumission de l’art à un cadre éthique qui se voit soulevée.

Le premier article du dossier, signé par Patrick Thériault, s’arrête à un curieux passage du roman Les particules élémentaires de Michel Houellebecq, dans lequel le narrateur se voit tout à coup désigné (« Le narrateur se lève »), ce qui invite à se demander qui s’énonce ainsi à sa place. Si ce roman d’anticipation, où les clones ont désormais remplacé les humains, explore de façon ingénieuse le thème de l’identité, notamment par la capacité d’auto-engendrement du narrateur, l’étude montre aussi que « l’irruption du narrateur dans le cadre de la représentation » permet de s’arrêter à « l’aporie logique de l’autorisation » théorisée par Jean-François Lyotard dans ses écrits sur la postmodernité. Du roman d’anticipation, on passe avec l’article suivant aux romans de mémoire qui s’efforcent de combattre un « défaut de transmission ». Avec les exemples de Hunter s’est laissé couler de Judy Quinn, Spione de Marcel Beyer et Des hommes de Laurent Mauvignier, Marion Kühn constate que le vacillement des assises énonciatives interroge les limites de la mémoire personnelle et de la mémoire collective en créant des ruptures entre voix narratives identifiables et « voix sans lieu réel ». L’indécidable de la narration, s’il trouve parfois à se résoudre, importe surtout parce qu’il met en branle une lecture indicielle et signale un centre « absent », « inventé » ou « indicible » autour duquel cherche à se construire chacun des récits. L’oeuvre romanesque de Tanguy Viel, abordée dans l’étude d’Alice Richir, semble tout entière fondée sur une subtile diffraction de la voix narrative. « Être sans contours », le narrateur « je » se voit privé de traits distinctifs qui permettraient d’en saisir la singularité. Qui plus est, il se montre sans autorité, sa voix ne parvenant pas à se dégager de tous les discours qui la parasitent. Pourtant, comme l’indique l’étude, « c’est précisément cette indétermination de l’instance en charge de la narration qui autorise l’émergence de la fable » et qui permet d’expérimenter un nouvel ordre de représentation du sujet. Dans son article, Anne Élaine Cliche retourne à la situation du prophète pour rendre compte de narrateurs dont le corps profère une voix qui ne leur appartient pas. Avec Comment c’est de Samuel Beckett et Des anges mineurs d’Antoine Volodine, la narration indécidable touche à l’inadéquation de la voix et du corps. Elle met au jour la condition d’un sujet divisé ou disséminé. Comme c’était le cas dans l’oeuvre de Tanguy Viel, la voix ne se donne plus comme simple expression d’un moi. Toutefois, les récits de Beckett et de Volodine, séparés par presque quatre décennies, explorent ce problème de façon distincte : si le lieu de l’avènement du sujet est encore possible avec Comment c’est, sa disparition semble définitive dans Des anges mineurs. L’étude de Francis Langevin amène la réflexion sur le terrain des valeurs avec l’exemple de L’annonce de Marie-Hélène Lafon. L’écriture extrêmement stylisée du roman, en effet, définit en creux un ethos narratif et fait entendre une voix double (rappelant la dualité du prophète qui porte une voix autre sans pour autant perdre la sienne), dont on ne sait si elle est ironique face aux personnages. L’indécidabilité de la source de l’évaluation et des valeurs elles-mêmes ne saurait toutefois rester insoluble pour le lecteur car, comme le postule l’analyse, son activité interprétative consiste à trouver diverses attributions possibles aux valeurs. La question des valeurs et de la dualité de la voix est également présente dans l’article d’Alain Farah, mais, cette fois, la dualité prend littéralement la forme d’un piratage énonciatif. Avec l’ouvrage Valérie par Valérie, signé par La Rédaction, « nom d’un collectif relativement anonyme » qui aurait accepté d’agir à titre de nègre d’écriture pour l’ancienne participante d’une téléréalité, l’indécidabilité tient à la duplicité d’une voix qui petit à petit vient phagocyter celle qu’elle devait faire entendre. Si cette trahison met d’abord en lumière le jeu même de la téléréalité et sa facticité, piège dont la jeune femme souhaitait précisément se défaire grâce au récit chargé de corriger son image publique, elle sert également à défendre une redéfinition de la littérature dégagée aussi bien d’un devoir éthique que d’a priori esthétiques. La question de la responsabilité de l’art et de l’auteur revient dans l’article de Cassie Bérard et David Bélanger, par le biais cette fois de stratégies préfacielles tirées principalement d’Éros mélancolique d’Anne Garréta et Jacques Roubaud et de Wigrum de Daniel Canty. Puisant au motif du manuscrit trouvé, ces préfaces réussissent à mettre « l’autorité constitutive de l’oeuvre » « au centre du procès de la fiction », en insistant sur le hasard ainsi que sur l’anonymat des narrateurs et de l’auteur. Ces « autogenèses », pour reprendre la mention générique utilisée par Une estafette chez Artaud de Nicolas Tremblay, donnent au lecteur la responsabilité du texte et l’autorité que l’instance auctoriale ne détient plus.

Au fil de ces différents articles, chaque fois la question « qui parle ? » aura surgi, chaque fois pour lancer un questionnement, sinon une enquête. De l’auto-engendrement du narrateur à son irrémédiable dissémination, les exemples auront permis de constater que la problématisation de l’origine de la narration mène à la « création d’un réel inédit qui n’est pas l’histoire racontée mais l’événement d’une voix », pour reprendre les mots d’Anne Élaine Cliche. Si cet événement n’est pas réservé à la littérature contemporaine, comme l’ont bien montré les travaux de Dominique Rabaté sur les récits de la modernité (notamment Le bavard de Louis-René Des Forêts, Thomas l’obscur de Maurice Blanchot, L’innommable de Beckett et La chute d’Albert Camus), il aurait néanmoins mené à l’épuisement du romanesque, puisque la recherche des « modes d’inscription d’une présence qui se fuit dans sa trace écrite[22] » se serait déployée aux dépens du narratif et de la fiction — du moins en ce qui concerne la production française. Ce ne semble pas le cas des romans contemporains étudiés ici, au sein desquels la narration indécidable constitue plutôt un des moteurs de l’intrigue ou de la fable. Les enjeux soulevés sont certes variés et touchent, comme nous l’avons vu, aussi bien à la condition ontologique du sujet qu’au fondement de l’autorité du discours ou à la responsabilité de l’art, pour nous en tenir à quelques questions déjà signalées. Il reste que la narration indécidable, telle que mise en scène dans les exemples retenus, joue bien son rôle de lieu constitutif de la fictionnalité. Pour ce faire, elle n’hésite pas à ébranler les procédures d’adhésion au raconté, mais pour défendre, nous semble-t-il, une conception interactionnelle du récit.