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Dès la Révolution française, les auteurs dramatiques français ont obtenu une protection juridique de leurs oeuvres. La SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques), la plus vieille société d’auteurs au monde, qui représente les intérêts des créateurs et assure la gestion collective des droits d’auteur sur le territoire français, défend depuis sa fondation le droit des auteurs dramatiques à recevoir une juste rémunération de leur travail et à vivre de leurs revenus d’écriture. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Les droits d’auteur à la française constituent-ils une protection juridique efficace pour les auteurs et assurent-ils à ces derniers un niveau de rémunération suffisant ? Quelles stratégies individuelles les auteurs dramatiques mettent-ils en place pour parvenir à vivre, même partiellement, de leur activité d’écriture ? Le cadre juridique et socio-économique d’exercice du métier d’auteur a-t-il une incidence sur les manières de le pratiquer ? Après avoir présenté les droits d’auteur dans leur dimension morale et patrimoniale et mis en évidence la constante dans les stratégies d’auteur qu’est la diversification d’activités et de revenus, nous dégagerons trois grands modèles d’exercice de la fonction d’auteur qui s’imposent aujourd’hui, en fonction du rapport des auteurs à la scène et au processus de création et des modes de revenus et de légitimation que ces modèles privilégient.

Ce travail, issu d’une thèse de doctorat en sociologie[1], s’appuie sur une enquête par entretiens semi-directifs menés auprès de 81 auteurs dramatiques français, entretiens portant sur leurs activités professionnelles, leur parcours personnel et d’auteur, leur pratique d’écriture et leurs démarches pour diffuser et promouvoir leurs textes. L’échantillonnage a été mené avec l’aide de la SACD, de manière à rencontrer un panel aussi diversifié que possible d’auteurs d’oeuvres dramatiques originales, en croisant les critères de l’âge, du sexe, du lieu de résidence, du niveau de revenus en droits d’auteur et de l’esthétique d’écriture. Des entretiens ont par ailleurs été réalisés auprès de 70 professionnels travaillant en lien avec les auteurs dramatiques ou pouvant produire une expertise singulière sur les dramaturgies contemporaines ou le système théâtral : éditeurs, programmateurs, metteurs en scène, responsables de dispositifs d’aide publique, etc. L’enquête s’appuie enfin sur un vaste travail de collecte, de construction et d’analyse de bases de données sur la démographie des auteurs et les droits d’auteur.

Les conditions juridiques et économiques du métier d’auteur dramatique en France

La protection des auteurs par des droits moraux forts

La législation française des droits d’auteur a été conçue pour protéger les auteurs d’une oeuvre de création. Elle reconnaît à ces derniers deux types de droits : les droits patrimoniaux, qui leur permet de percevoir une rémunération lorsque leurs oeuvres sont exploitées par un tiers, et les droits moraux, qui protègent leurs intérêts non économiques. Les droits moraux, à la différence des droits patrimoniaux, sont perpétuels et inaliénables : les auteurs et leurs héritiers peuvent les exercer quand bien même l’oeuvre « tombe » dans le domaine public et ils ne peuvent en aucun cas les céder à un producteur ou à un intermédiaire.

Parmi les prérogatives qui leur sont attribuées en vertu du droit moral, les auteurs disposent du pouvoir de décider de rendre leurs oeuvres publiques ou non et d’en choisir les modalités de communication. Ils jouissent d’un droit au respect de l’intégrité de leurs oeuvres : ils peuvent s’opposer à toute modification, suppression ou ajout, susceptible de transformer l’oeuvre initiale dans sa forme ou dans son esprit. C’est ce droit qu’a fait valoir François Koltès, frère et héritier de Bernard-Marie Koltès, lorsqu’en 2007, il a interdit à la Comédie-Française de poursuivre l’exploitation du Retour au désert au-delà de trente représentations, reprochant à la metteuse en scène Muriel Mayette de ne pas avoir donné le rôle d’Aziz à un comédien arabe, conformément à sa lecture du texte de la pièce et à la volonté de son frère. Au nom du droit moral, les auteurs peuvent également, sans autre justification, décider d’apporter des modifications à leur oeuvre ou décider unilatéralement de mettre fin à son exploitation, moyennant une juste indemnisation de l’exploitant.

Dans les faits, il est très rare cependant que des auteurs ou ayants droit, après avoir autorisé l’exploitation d’un texte de leur répertoire par une entité de production, utilisent leur droit moral pour en interrompre la diffusion. La peur de provoquer un contentieux et de mettre en danger l’équilibre économique d’une cellule de production et la crainte de ruiner leur propre réputation dans le champ théâtral les en dissuadent. Malgré leur déception lorsqu’ils assistent à certaines mises en scène de leurs textes ou lisent les critiques de ces spectacles, ils ne vont pas jusqu’à exiger la cessation des représentations.

Il est courant, par contre, que des auteurs refusent d’accorder une autorisation d’exploitation à des producteurs de spectacles en amont du processus de production — ou en cours de production si les producteurs ont omis de demander l’autorisation avant le début des répétitions. La gestion de ces autorisations est menée de manière très différenciée selon les auteurs. La plupart accordent presque systématiquement le droit d’utiliser leurs textes à condition qu’ils n’aient pas octroyé à un autre producteur une autorisation d’exploitation avec une clause d’exclusivité temporaire. D’autres auteurs, à l’inverse, ne donnent leur autorisation qu’aux artistes en lesquels ils ont entièrement confiance ou qui leur proposent des projets de mise en scène convaincants. Ils n’hésitent pas à refuser une demande d’exploitation s’ils estiment qu’une proposition de mise en scène menace de trahir le sens ou l’esprit du texte tel qu’ils l’ont conçu. En témoignent ces deux auteurs :

Cela vous est arrivé de refuser des droits ? — Oui. Deux fois. Sur un projet, j’ai trouvé que c’était à côté de ce que je racontais. C’est une comédienne qui voulait jouer tous les personnages en même temps alors que c’est un texte sur l’altérité. Donc je n’étais pas entièrement d’accord. Et puis un autre qui voulait rajouter des textes. Là non. J’ai refusé deux fois. C’est rare que je refuse.

Entretien avec Natalie Papin, Avignon, 17 juillet 2009

Je refuse régulièrement des propositions. Simplement parce que j’ai vraiment écrit des textes pour des projets de spectacles spécifiques. Et c’est très étrange pour moi l’idée que ces textes-là soient montés par d’autres gens en dehors du projet théâtral pour lequel ils ont été conçus. Aussi parce que ce ne sont pas des textes qui prennent la forme de pièces de théâtre conventionnelles. Il y a peu de choses en elles-mêmes qui indiquent la manière dont elles doivent être ou peuvent être montées. Pour moi, c’est plus comme des scénarios de cinéma. Évidemment on peut imaginer des remake de films, mais c’est quand même pas tous les ans qu’on refait un film avec le même scénario.

Entretien avec Joris Lacoste, Paris, 12 mai 2009

La diversité de pratiques se retrouve dans la gestion des demandes formulées par des troupes amateures : certains auteurs donnent un mandat à la SACD pour accorder leur autorisation à toutes les demandes tandis que d’autres tiennent à évaluer scrupuleusement chacune d’entre elles.

Les droits d’auteur : un mode de rémunération de l’écriture structurellement faible

La tradition française des droits d’auteur, inscrite dans le Code de la propriété intellectuelle, repose sur le principe d’une rémunération du travail de l’auteur sous forme de droits d’auteur proportionnels au montant des recettes provenant de l’exploitation ou de la vente de l’oeuvre[2]. La SACD négocie avec les différentes catégories d’utilisateurs du répertoire dramatique, producteurs et diffuseurs, en général par l’intermédiaire de leurs syndicats, le pourcentage de droits dus aux auteurs au titre de l’exploitation scénique de leurs textes. Les éditeurs gèrent, de leur côté, les droits d’auteur relatifs à la commercialisation des livres sur la base d’un montant proportionnel aux ventes. La conséquence de ce système est que, traditionnellement, les auteurs dramatiques en France ne touchent pas de rémunération forfaitaire pour la cession de leurs textes et que leur rémunération, en plus d’être relativement indépendante de leur temps de travail, ne dépend pas du budget de production des spectacles, contrairement aux cachets des metteurs en scène et des comédiens. Nous reviendrons dans la seconde partie sur le cas particulier des commandes d’écriture.

Les droits d’auteur constituent un mode de rémunération structurellement faible pour la grande majorité des auteurs et irrégulier par nature. Une comparaison entre les revenus professionnels salariés des Français et les volumes annuels de droits d’auteur amène à prendre conscience du niveau relativement faible de la redevance traditionnelle des auteurs dramatiques. Parmi les auteurs ayant reçu des droits en 2008, seuls 5,9 % ont perçu un montant annuel supérieur à 15 000 € bruts, soit un montant équivalent ou supérieur au salaire minimum[3], et seuls 1,8 % ont perçu un montant annuel supérieur à 50 000 € bruts (tableau 1). Le niveau annuel moyen de droits d’auteur pour le spectacle vivant s’élevait à 5 133 € par auteur en 2008, et la médiane à 702 €, ce qui signifie que la moitié des auteurs dramatiques bénéficiaires de droits en 2008 ont reçu un montant annuel inférieur à 702 €.

Tableau 1

Répartition des auteurs par tranche de droits perçus en 2008

Répartition des auteurs par tranche de droits perçus en 2008

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Un facteur déterminant pour comprendre les énormes inégalités de rémunération entre les auteurs est le secteur d’exploitation des oeuvres. Il existe une différence de gains considérable d’un spectacle à un autre selon que la structure productrice est un théâtre privé[4] (32 100 € en moyenne par production), un théâtre public[5] (6 200 €), une compagnie professionnelle (2 800 €) ou une compagnie amateure (285 €)[6]. Le niveau élevé des droits d’auteur dans les théâtres privés, c’est-à-dire dans le secteur commercial, où sont diffusés majoritairement des one-man-shows et des comédies, s’explique par les énormes succès d’auteurs-interprètes médiatiques et plus largement par le nombre beaucoup plus élevé en moyenne de représentations par production et par le prix plus élevé des places.

La faiblesse relative et l’irrégularité des droits de représentation hors du secteur commercial ne sont pas compensées par les droits d’édition, qui sont plus faibles et tout aussi irréguliers que les droits de représentation, sauf pour une petite minorité d’auteurs s’inscrivant dans le théâtre jeunesse et bénéficiant de la prescription scolaire. La littérature théâtrale constitue une niche éditoriale assez marginale dans la production littéraire. Les textes de théâtre contemporains obtiennent rarement des tirages de plus de 3 000 exemplaires[7].

Quant aux bourses d’écriture délivrées par des dispositifs nationaux — l’association Beaumarchais, le Centre national du livre et ARTCENA[8] —, elles apportent ponctuellement des subsides supplémentaires aux auteurs, mais ne peuvent pas compenser durablement des droits d’auteur faibles et irréguliers. Il n’est pas possible, structurellement, de vivre du mécénat public. Les auteurs les plus primés reçoivent au mieux l’équivalent d’une à deux années de salaire sur une période d’une décennie.

Des stratégies de diversification d’activités

Afin de s’assurer un niveau de revenus suffisant pour vivre tout en conservant une disponibilité adéquate pour écrire, les auteurs dramatiques mettent en place des stratégies individuelles qui consistent toutes en une démultiplication de fonctions et d’activités professionnelles et en une diversification de leurs sources de revenus. Cette diversification d’activités, étudiée minutieusement chez les écrivains par Bernard Lahire[9] et commune à l’ensemble des métiers artistiques, s’observe d’une manière ou d’une autre chez tous les auteurs dramatiques. Elle peut se manifester à l’échelle d’une journée, d’une semaine, d’une année, mais aussi d’une carrière. Trois grands types de stratégies, parfois articulées les unes aux autres, se dégagent chez eux : la polyvalence de l’écriture créative, la polyvalence théâtrale et la polyactivité.

La polyvalence de l’écriture créative

Une première option consiste, pour les auteurs dramatiques, à essayer de vivre de l’écriture qu’ils tirent de leurs activités de scénariste, romancier, traducteur, etc. L’écriture théâtrale n’est pas alors forcément leur domaine d’expression principal. D’autres auteurs dramatiques choisissent de s’investir dans des activités paralittéraires en dirigeant des ateliers d’écriture, en pratiquant des résidences d’écrivain et en menant des activités d’animation rémunérées liées à l’écriture. Dans les deux cas, ces auteurs tentent de vivre principalement de leurs revenus d’auteur au sens large.

Les auteurs dramatiques, aux côtés des écrivains et autres artistes de l’écrit, de l’image et des arts plastiques, disposent d’un régime social spécifique, le régime des artistes-auteurs, auquel ils cotisent, en tant qu’assujettis, dès lors qu’ils perçoivent des droits d’auteur, mais qui ne leur offre une couverture sociale que s’ils demandent leur affiliation. L’AGESSA, l’organisme de sécurité sociale en charge de la gestion de ce régime pour les artistes de l’écrit, ne recense que 168 auteurs dramatiques affiliés[10]. Comparé aux milliers d’auteurs dramatiques dont des textes sont créés ou édités en France, ce chiffre apparaît très faible. Cette situation s’explique, d’une part, par la difficulté des « polyvalents de l’écriture créative » à atteindre le seuil minimal de revenus artistiques annuels permettant l’accès à ce régime, à savoir 8 784 € pour les revenus en 2017[11] et, d’autre part, par l’insécurité économique associée à ce régime. Celui-ci, en effet, ne prévoit aucun mécanisme d’assurance-chômage protégeant les auteurs qui essaient de vivre de leurs revenus littéraires et paralittéraires pendant les périodes de non-travail, ce qui fait que les auteurs qui ont le choix préfèrent a priori s’affilier à un autre régime social plus avantageux.

La polyvalence théâtrale

L’une des deux stratégies les plus courantes chez les auteurs dramatiques est la polyvalence théâtrale. Cette forme de diversification d’activités consiste, pour les auteurs, à obtenir des revenus en exerçant une autre fonction artistique sur la chaîne de production du spectacle vivant, généralement la fonction de comédien ou de metteur en scène.

La polyvalence théâtrale des auteurs est favorisée en France par l’existence du régime social de l’intermittence du spectacle. Une proportion importante d’auteurs-metteurs en scène et d’auteurs-interprètes peuvent accéder à ce régime du fait de leurs activités de mise en scène, de direction artistique d’une compagnie, d’interprétation, d’animation, d’enseignement ou d’aide dramaturgique. Le système d’assurance chômage prévu par le régime des intermittents permet aux professionnels du spectacle vivant et de l’audiovisuel de percevoir des revenus de remplacement pendant les périodes « non travaillées », c’est-à-dire en dehors des périodes de répétitions rémunérées et de diffusion des spectacles, selon des conditions distinctes de celles utilisées dans le régime général afin de tenir compte des spécificités de leurs métiers. Le critère utilisé pour délimiter le périmètre des artistes et des techniciens pouvant être indemnisés par ce régime est « la règle des 507 heures » : les individus sollicitant des indemnités chômage au titre de l’intermittence doivent pouvoir attester d’avoir travaillé plus de 507 heures dans le champ couvert par ce régime au cours des 12 mois précédents. Ce mécanisme assurantiel est extrêmement précieux pour les auteurs-interprètes et les auteurs-metteurs en scène : les allocations qui leur sont versées pendant les périodes « non travaillées » leur permettent d’avoir des revenus plus réguliers et leur offrent un temps disponible pour l’écriture de leurs pièces.

La polyvalence théâtrale a d’autant plus de chance d’être exercée par les auteurs qui ont suivi une formation professionnalisante au métier de comédien. 47 % des auteurs de l’échantillon rencontré (n=81) ont reçu une formation de ce type au sein d’une école supérieure, d’un conservatoire, d’un cours privé intensif ou dans le cadre d’un dispositif de compagnonnage. Il est courant dans ces formations que les élèves soient invités à développer de manière autonome leurs propres projets, ce qui prédispose les jeunes diplômés, dans les années qui suivent la sortie de l’école, à créer des compagnies et à monter leurs propres spectacles. Olivier Moeschler et Valérie Rolle ont mis en évidence ce phénomène en étudiant le parcours des comédiens formés à la Manufacture — Haute école des arts de la scène de Lausanne (Suisse) :

En accord avec l’idéal entrepreneurial promu par la profession et encouragé par l’école, qui appelle à réaliser de manière autonome ses ambitions artistiques, les comédien·ne·s se montrent prompt·e·s à créer leur propre travail. Ils et elles sont nombreux et nombreuses à avoir formé des compagnies, prérequis nécessaire pour mettre sur pied un projet, le situer avec un label auquel d’autres pairs peuvent s’associer et, bien sûr, se mettre en quête de subsides pour soutenir sa production et sa diffusion. Ces collectifs sont généralement nés dans le sillage de rencontres faites à la Manufacture et réunissent, le plus souvent, d’ancien·ne·s camarades[12].

Le passage à l’écriture et le passage à la mise en scène participent d’une même volonté de ne pas rester dans une position d’attente par rapport à des porteurs de projet et de prendre en main leur carrière d’artiste.

La polyactivité

La seconde stratégie la plus courante de diversification d’activités est la polyactivité, c’est-à-dire, selon la définition de Marie-Christine Bureau et Roberta Shapiro, le « cumul d’activités dans des champs d’activité distincts[13] ». Dans le cas des auteurs dramatiques, la polyactivité correspond à toutes les situations dans lesquelles ces derniers exercent une activité professionnelle en dehors des champs du spectacle et de l’écriture créative.

Si l’on omet le cas particulier des auteurs qui exercent une profession indépendante ou travaillent par intérim, les auteurs polyactifs font le choix d’une stabilité de leurs relations d’emploi, formalisée par un contrat de travail avec un employeur unique. Le choix d’occuper un emploi dans un champ assez éloigné de l’écriture dramatique répond presque toujours au désir ou à la nécessité qu’éprouvent ces auteurs d’être rémunérés chaque mois par un revenu fixe.

Selon le caractère plus ou moins contraint de la diversification se dégagent deux grandes déclinaisons d’auteurs polyactifs : les auteurs « à job alimentaire » et les auteurs « à autre profession ». Lorsqu’ils pratiquent une activité déconnectée tant de l’écriture que du théâtre, les auteurs la vivent couramment comme un « job alimentaire », fonctionnel, instrumental et non identitaire, leur permettant de financer leur temps d’écriture, et s’en remettent à leur activité créative pour leur fournir une identité sociale et professionnelle valorisante. S’ils le peuvent, ils exercent leur second métier à temps partiel. Les auteurs « à autre profession », qui exercent un second métier bénéficiant d’un prestige social et d’un niveau de rémunération plus élevé, perçoivent cette activité comme au moins aussi importante que leur activité d’auteur. Catégorie d’auteurs en moyenne la plus diplômée, ils mènent une vie professionnelle accomplie dans un milieu qui ignore très souvent leur activité d’écriture ; leur polyactivité a plus de chance d’être une stratégie durable.

Les droits d’auteur en France apportent donc une grande protection aux créateurs. Mais du fait de la faiblesse relative et de l’irrégularité des droits de représentation ainsi que d’édition et de l’absence d’assurance chômage dans le régime d’artiste-auteur, les auteurs dramatiques français peinent dans leur grande majorité à vivre de leurs revenus d’écriture. Le mécénat public et les commandes d’écriture — dont nous allons parler maintenant — les aident à accroître leurs revenus, mais c’est surtout en cumulant les activités qu’ils parviennent à trouver un équilibre financier qui leur permette de continuer à écrire.

Trois grands modèles d’exercice de la fonction d’auteur

Dans le cadre socio-économique et institutionnel que nous venons d’esquisser, trois modèles structurants d’exercice de la fonction d’auteur se dégagent : « l’auteur de commandes », « l’auteur-metteur en scène » et « l’auteur de projets libres ». Chacun de ces modèles sous-tend des modes distincts d’accès au plateau, une implication distincte dans le processus de production scénique et des modes de rémunération et de légitimation spécifiques. À eux trois, ces modèles n’épuisent pas l’étendu des possibles, mais ils représentent trois manières typiques d’exercer le métier d’auteur dramatique aujourd’hui en France.

Les « auteurs de commande »

La commande d’écriture est un contrat moral et juridique selon lequel un auteur promet de livrer un texte à une structure commanditaire contre une rémunération forfaitaire sous forme de droits d’auteur. Par ce contrat, l’auteur s’engage à respecter un cahier des charges défini d’un commun accord avec le commanditaire, lequel est autorisé à réaliser la première création scénique du texte et éventuellement à posséder un droit d’exclusivité sur l’oeuvre pendant une durée pouvant aller jusqu’à plusieurs années. Une proportion élevée d’auteurs font l’expérience au moins une fois dans leur carrière de la commande d’écriture (80 % des auteurs interrogés lors de notre enquête) et une minorité écrivent la plupart ou l’intégralité de leurs textes sur commande.

La commande d’écriture a le mérite d’apporter à l’auteur la quasi-garantie que son texte sera converti en spectacle et de lui fournir un supplément de rémunération dès la phase d’écriture. Le commanditaire lui verse une prime de commande, forfaitaire, à la livraison du texte ou échelonnée à partir de la signature du contrat. L’auteur reçoit ensuite ses droits de représentation lorsque le texte est créé, comme dans le cadre d’un projet libre. Les commandes de textes dramatiques en France sont le plus souvent opérées par des compagnies indépendantes qui ne disposent pas d’un budget suffisant pour rémunérer l’auteur plus que 2 000 ou 3 000 € pour une forme longue. La prime peut aller jusqu’à 8 000 € quand les commandes sont passées par des théâtres subventionnés. Dans tous les cas, elles permettent aux auteurs de consacrer davantage de temps à l’écriture qu’ils ne le feraient dans un projet libre.

La pratique de la commande traduit a priori une proximité des auteurs avec le monde de la création scénique, a fortiori quand ils se voient proposer des commandes à répétition et provenant d’une pluralité de structures. Un commanditaire fait une demande à un auteur parce qu’il apprécie son travail, qu’il souhaite en faire un partenaire de création et qu’il lui accorde sa confiance. En acceptant une commande d’écriture, l’auteur s’engage à respecter un cahier des charges. Celui-ci permet à la fois de formaliser les contraintes de production à prendre en compte dans l’écriture et de stimuler l’auteur dans son processus de création. Fruit d’une phase de concertation entre l’auteur et le commanditaire, le cahier des charges comporte généralement une échéance temporelle, qui a le mérite d’astreindre à l’écriture une population qui cumule les activités et a tendance à aller au plus urgent, ainsi que des contraintes thématiques ou formelles, telles qu’un nombre de personnages ou d’acteurs, une durée approximative ou une forme théâtrale donnée. Si les auteurs aiment défendre les vertus de la contrainte pour sa capacité à éveiller la fantaisie et la réflexion et à mettre en route de nouveaux projets d’écriture, ils insistent tout autant sur leur besoin de liberté. Ils attendent du commanditaire que celui-ci fasse preuve de souplesse dans ses demandes et ses attentes. La plupart des auteurs, comme Luc Tartar, considèrent par exemple qu’un cahier des charges comprenant un schéma narratif défini serait beaucoup trop directif :

Paradoxalement, plus le cahier des charges est lourd, plus on peut trouver sa liberté, à la condition que l’auteur sache déceler dans le cahier des charges s’il y a un espace qui lui est personnel, s’il va pouvoir reprendre la commande à son compte. La commande n’a un intérêt que si elle est reprise à son compte par l’auteur. Si c’est pour écrire tel que le veut le commanditaire, ce n’est pas la peine. C’est ma position et je n’en démords pas. C’est pourquoi j’accepte avec grand plaisir les commandes maintenant lorsque je sens qu’il y a là-dedans un espace qui m’est personnel. C’est-à-dire : est-ce que la thématique correspond à une de mes thématiques ? Est-ce que ça me parle ? Est-ce que j’ai envie de parler de ce sujet-là ? Est-ce que, dans le cahier des charges, il n’y a pas des choses qui me dérangent ? Par exemple, une metteure en scène qui une fois était arrivée avec un synopsis, je lui ai dit non. Je lui ai dit : je veux bien répondre positivement à ta commande, mais tu n’auras pas le synopsis que tu m’apportes. Ce n’est pas ça une commande pour moi, c’est moi qui vais proposer un synopsis. Elle a accepté.

Entretien avec Luc Tartar, Paris, 23 juin 2009

Les auteurs craignent qu’en acceptant un canevas prévoyant le déroulé des scènes, ils soient privés de leur rôle d’organisateur de l’action et transformés en « simples dialoguistes ». La production de films et de séries, qui donne lieu à une forte division des tâches pouvant aller jusqu’à l’existence d’une fonction spécifique de dialoguiste, constitue une référence repoussoir pour beaucoup d’auteurs de théâtre lorsqu’ils évoquent leur exigence de liberté de création. Pour José Pliya, qui a accepté une fois, à titre exceptionnel, de se voir imposer un canevas, le défi auctorial a consisté à trouver une liberté dans ce mode d’expression :

Je devais raconter l’histoire d’une statue dans un jardin public, qui a été statufiée par une femme un peu sorcière et un peu amoureuse. Et la statue prend les spectateurs qui la regardent dans ce jardin et musée pour leur expliquer l’objet de sa malédiction. Et à la fin de la scène, un spectateur doit toucher la statue pour qu’elle puisse se libérer. Donc c’était très précis. Quand j’ai quelque chose comme ça, je sèche évidemment. Je me dis : ça ne vient pas de moi, comment faire ? Je l’ai accepté parce que c’était un peu comme un défi de faire partie de cette aventure-là. Mais j’ai eu du mal. Et finalement, j’ai trouvé l’angle d’attaque. […] Qu’est-ce que je fais par rapport aux commandes en général quand je les accepte ? J’essaie de les subvertir, notamment par le langage. Je respecte la commande telle qu’elle m’a été faite mais, par le langage, par l’invention d’une langue, par les enjeux que cette langue va mettre en place pour le ou les personnages, je vais me rapprocher le plus possible de mes obsessions et de mes vérités à moi.

Entretien avec José Pliya, Paris, 24 juin 2009

Même dans le cas extrême où un commanditaire impose des balises très précises à la narration, un auteur de commandes peut ainsi conserver le droit d’user de sa liberté stylistique. De manière plus générale, alors que les commanditaires attendent souvent des auteurs qu’ils leur fournissent un texte sur mesure pour leur projet scénique, ces derniers aiment faire en sorte que leur texte puisse exister indépendamment de sa première mise en scène, puisse susciter l’intérêt d’un éditeur, connaître une postérité en tant qu’objet de lecture ou être recréé par d’autres équipes de création. Les auteurs sont libres de retravailler leur texte de commande pour l’adapter à la publication.

Les auteurs-metteurs en scène

La polyvalence théâtrale se manifeste par la part élevée d’auteurs exerçant une activité de metteur en scène dans un cadre professionnel. Dans les réseaux de théâtres subventionnés par le ministère de la Culture, chaque année, environ 22 % des productions théâtrales et 26 % des représentations qu’elles génèrent sont présentées par un auteur-metteur en scène. Lorsque l’enquête se centre sur les seuls auteurs vivants, le pourcentage est significativement supérieur. Le taux d’auteurs-metteurs en scène atteint 57 % parmi les 80 auteurs vivants les plus représentés par les théâtres subventionnés[14].

Dans la grande majorité des cas, d’après notre enquête, les auteurs-metteurs en scène réalisent leur première mise en scène à partir de l’une de leurs pièces. Ils décident spontanément de la produire, car cela leur semble être le seul moyen ou le moyen le plus efficace pour la voir mise en scène sans avoir à trouver un porteur de projet. Variante de ce schéma générique : il arrive que des auteurs décident de mettre en scène leur texte pour pallier en urgence le désistement ou l’abandon en cours du metteur en scène pressenti.

La prise en charge de la mise en scène permet aux auteurs de s’affranchir d’une position de passivité et de dépendance par rapport au désir des metteurs en scène, au profit d’une position active d’entrepreneur, responsable artistiquement, logistiquement et économiquement de leur art. Les auteurs-metteurs en scène sont généralement les directeurs artistiques d’une compagnie théâtrale. Ces structures associatives sont des plateformes au sein desquelles ils conçoivent, produisent leur projet artistique et en organisent la diffusion. Le travail en compagnie indépendante, qui est la norme en France, avec les moyens financiers et humains limités qu’elle suppose, favorise la flexibilité fonctionnelle, le passage d’une fonction artistique à une autre et l’alternance entre des tâches artistiques, para-artistiques, techniques et administratives. En plus d’être des plateformes dans la production de spectacles, les compagnies servent aux auteurs-metteurs en scène à organiser des activités d’animation et d’enseignement sur mesure pour s’assurer un niveau de revenu relativement homogène d’année en année. Toutes ces activités permettent aux auteurs-metteurs en scène de s’inscrire dans le régime social de l’intermittence, qui leur donne la possibilité de recevoir des indemnités de remplacement pendant les périodes d’activités non rémunérées.

Si une partie des auteurs-metteurs en scène s’inscrivent encore dans un théâtre « à deux temps[15] », il est indéniable que la polyvalence théâtrale est favorisée par l’évolution des processus de création dans le sens d’une perte d’autonomie de l’écriture textuelle par rapport à l’écriture scénique. Beaucoup d’auteurs-metteurs en scène n’attendent pas d’avoir achevé l’écriture du texte pour initier un travail scénique ; ils écrivent leur texte en s’appuyant sur des séances d’expérimentation-répétition avec des acteurs dans le but de le parfaire. La démarche de ces auteurs-metteurs en scène, qui s’inscrivent dans la catégorie d’artistes des « écrivains de plateau[16] » ou des « auteurs en scène[17] », correspond à de nouveaux référentiels de travail qui abolissent la frontière entre l’auteur et le metteur en scène.

Les « auteurs de projets libres »

Les « auteurs de projets libres », qui écrivent hors de tout cadre contractuel et ne mettent pas en scène eux-mêmes leurs textes, sont a priori les plus éloignés du monde de la production scénique. Ils sont donc plus que d’autres dans une position de demande pour voir leurs textes créés. Pour faire circuler leurs textes, ils peuvent avoir recours à leur réseau personnel, mais aussi à l’édition théâtrale et aux comités de lecture. Parmi les « auteurs de projets libres », ceux qui pratiquent le plus haut degré d’expérimentation formelle et ne sont prêts à aucune concession dans leur écriture (thématique, durée, nombre de personnages, etc.) constituent un public de prédilection de l’édition théâtrale et des comités de lecture, où sont encouragées une grande différenciation esthétique et une certaine autonomie par rapport au plateau.

Les comités de lecture sont des groupes de lecteurs attachés à des théâtres, compagnies et organismes subventionnés, qui sélectionnent à échéance régulière les meilleurs textes récents et en assurent la promotion ou la diffusion. ARTCENA en recense actuellement une cinquantaine sur le territoire français[18]. Au même titre que l’édition, les comités de lecture apportent aux auteurs une reconnaissance et une visibilité dans le champ théâtral et constituent un puissant vecteur de promotion en direction des professionnels de la scène. L’intervention d’institutions à comité de lecture est encore plus décisive pour permettre à de nouveaux auteurs d’accéder au plateau lorsqu’elles sont productrices, coproductrices ou instigatrices de mises en scène ou de mises en espace. Si le dispositif d’Aide à la création de textes dramatiques[19], l’association Beaumarchais[20] ou Théâtre Ouvert[21] ont permis l’émergence de plusieurs centaines d’« auteurs de projets libres » depuis les années 1980, c’est en grande partie parce qu’elles ont joué un rôle d’intermédiaire avec le milieu de la création, qu’elles ont financé ou cofinancé les premières mises en scène ou mises en espace de textes de ces auteurs et qu’elles ont ainsi offert une superbe caisse de résonnance à leur travail.

Conclusion

La condition des auteurs dramatiques en France résulte donc en premier lieu d’un dispositif juridique et institutionnel qui protège fortement les droits moraux des auteurs et assure à ces derniers un revenu proportionnel aux recettes d’exploitation de leurs oeuvres. Le système de protection sociale inventé pour défendre les créateurs de l’écrit n’est cependant pas aussi favorable que celui qui est censé protéger les artistes et les techniciens du spectacle vivant et de l’audiovisuel. De ce fait, il n’est pas étonnant qu’une proportion élevée d’auteurs dramatiques choisissent d’être en même temps metteur en scène et comédien.

La diversification d’activités, constante du métier d’auteur dramatique, s’est beaucoup transformée dans les dernières décennies. Les auteurs polyactifs, en particulier les auteurs « à seconde profession », ont longtemps constitué une norme ultra-majoritaire en France, avant que ne se développe, à partir des années 1980, la polyvalence théâtrale et la polyvalence de l’écriture créative et que ne s’imposent deux nouveaux profils d’auteur : les « auteurs-metteurs en scène » et les « auteurs de commandes ».

L’émergence des commandes d’écriture en France, qui renouvelle la manière de rémunérer les auteurs, s’insère dans un plus large processus de professionnalisation de l’activité d’auteur dramatique à l’oeuvre depuis le début des années 1980, caractérisé par une extension des possibilités de financement de l’écriture théâtrale, un développement des formations professionnelles au métier d’auteur dramatique et une multiplication des structures subventionnées se consacrant aux écritures dramatiques contemporaines. Les années 1980 et 1990 ont été marquées par la naissance de Théâtre Ouvert, premier théâtre subventionné français dédié aux auteurs dramatiques contemporains, l’émergence d’éditeurs spécialisés dans les nouvelles dramaturgies[22], le développement de lieux de résidence ouverts aux auteurs de théâtre[23] et l’accroissement des possibilités de mécénat public. Le processus s’est amplifié dans les années 2000 et 2010 avec l’ouverture de cursus de formation à l’écriture dramatique dans l’enseignement supérieur[24], la création de postes d’auteur associé dans des théâtres subventionnés[25] et l’accroissement du nombre de théâtres, festivals et comités de lecture dédiés aux écritures dramatiques contemporaines[26].