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Pour Jean-Michel Adam

Dans l’art tout va toujours au pluriel : aussi n’en serait-il que plus intéressant de se demander comment le « portrait » peut se proposer d’identifier son « genre » à travers la diversité des arts.

Jean-Luc Nancy[1]

Durant les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, l’histoire de la critique en France est marquée par l’émergence de plusieurs collections monographiques de poche consacrées aux écrivains et caractérisées, notamment, par la place conséquente que certaines accordent à l’iconographie. Conçues comme des vecteurs de diffusion de l’histoire littéraire, les deux premières d’entre elles, « Poètes d’aujourd’hui » (Seghers, 1944) et « Écrivains de toujours » (Le Seuil, 1951), entendent donner à connaître, à un public aussi large que possible, un panorama de la littérature passée et présente en mettant en valeur ce qui était, ou était en passe de devenir, le patrimoine littéraire français et international. D’autres séries en vue suivront, notamment au cours des années 1960, à l’instar des « Albums de la Pléiade » (Gallimard, 1961) qui misent plus encore sur le volet iconographique, ou encore, plus tardivement, « Qui suis-je ? » (La Manufacture, 1985) et « Les contemporains » (au Seuil toujours, 1988)[2].

Certes, « Poètes d’aujourd’hui » et « Écrivains de toujours » n’ont pas à proprement parler fait naître une forme de critique inédite. La formule consistant à combiner un texte critique ou biographique et un choix de textes n’était pas complètement neuve à cette date[3]. Ces collections ont, en revanche, démocratisé ce modèle en le coulant dans un format de poche et en le dotant d’une iconographie. D’un point de vue générique, elles conjuguent des textes de nature distincte, le plus souvent un essai plus ou moins biographique et un volet anthologique, auxquels s’adjoignent une iconographie[4]. Reposant sur une combinaison de textes de genres hétérogènes, soumis qui plus est à une auctorialité plurielle (double : un auteur au moins signe l’essai introductif, et parfois le choix des textes rassemblés de l’écrivain présenté), ces ouvrages, d’un abord somme toute assez aisé et familier, ne se laissent cependant pas appréhender de façon simple. Ainsi n’ont-il pas donné lieu à une appellation générique stabilisée.

En l’espèce, la dimension sérielle de ces livres contribue indéniablement à produire un effet de généricité. Comme l’écrit Irène Langlet, en effet, toute « collection […] engage tout à la fois une ambiance de lecture, un réseau intertextuel » qui « débouche souvent sur un cadrage », notamment « en termes de genre[5] ». Toutefois, en l’occurrence, l’identification d’un tel genre ne laisse pas de poser problème. Quoique relativement précis, le cahier des charges élaboré par les concepteurs de ces collections a été investi de manière assez variée par les auteurs des différents volumes parus, à tel point que tenter de désigner leur genre paraît assez aventureux. Si ces volumes semblent demeurer dans les limbes des taxinomies en vigueur, il est cependant difficile de ne pas y remarquer des caractéristiques génériques récurrentes. Dès lors que, ainsi que l’écrivent Jean-Michel Adam et Ute Heidmann, « tout texte participe d’un ou de plusieurs genres[6] », ces volumes, constitués de textes relevant de genres discursifs distincts, mettent en oeuvre une généricité, composite, qui engage nécessairement une « conscience générique[7] » particulière. Reste à savoir laquelle…

Certains documents d’archives témoignent des considérations auxquelles se confrontent les éditeurs au moment de la création de ces collections. Ils manifestent en particulier d’une forme d’hésitation qui dessine en filigrane la complexité de la généricité en jeu dans ces volumes qui ont pour vocation de façonner le patrimoine littéraire. La tension fondatrice de ces ouvrages sur le plan générique apparaît comme une résultante de la friction entre le projet de ces collections et les tendances de la critique de l’époque. Il s’agit en effet, d’une part, de proposer, dans une perspective résolument patrimoniale, de rendre compte de la vie et de l’oeuvre d’un auteur à travers des monographies illustrées destinées à un public plus large que celui des seuls spécialistes, et, d’autre part, de prendre en considération un contexte critique qui est l’héritier direct des débats des années soixante, en particulier par celui qui a conduit, dans la foulée de publications telles que celles du Contre Sainte-Beuve de Proust et de « la mort de l’auteur » proclamée par Roland Barthes, à minoriser la place traditionnellement dévolue à la figure auctoriale dans la démarche critique.

S’adressant à différents types de publics, les volumes de ces collections sont régis, tout au long de leur histoire, par des modes de composition relativement hétérogènes et, partant, sont caractérisés par une généricité quelque peu incertaine. Ces composés icono-textuels donnent en effet lieu, chacun à sa manière – les textes rassemblés et les images réunies interagissent les uns avec les autres –, à une généricité composite à l’échelle de l’unité éditoriale que constitue chaque volume, et, en deuxième instance, chaque collection. Le dénominateur commun qui sous-tend le travail des concepteurs de ces livres se traduit tout particulièrement sur le plan du paratexte et de l’agencement des composantes de chaque volume. En dépit de la diversité des combinatoires adoptées, ces livres participent d’un genre à part entière. L’énonciation éditoriale, en façonnant l’identité de ces collections, inscrit en dernière instance ces volumes sous le signe de l’« hypergenre » du portrait, qui assure la cohésion générique de chaque volume et, plus globalement, de cet écosystème de collections à vocation patrimoniale.

Une genèse hésitante

Au sein de l’écosystème éditorial dont participent les collections pionnières de Seghers et du Seuil, les séries se positionnent les unes par rapport aux autres. Un document que Jean Bardet et Paul Flamand ont adressé en 1949 à Albert Béguin, alors pressenti pour diriger la collection, en témoigne. Y sont décrits l’esprit et les objectifs d’« Écrivains de toujours[8] », avec pour point de référence, sinon pour modèle, la collection lancée quatre ans plus tôt par Pierre Seghers : « Établissement du volume : Les volumes de Seghers sont de longueur inégale. On peut se fixer à 224 pages (210 ou 240 frs.) ou bien 192 pages (190 frs.). Il ne s’agit pas de copier Seghers, mais il faut que se marque une certaine continuité[9]… » À cet égard, la configuration générique envisagée pour ces livres constitue l’une des pierres de touche des stratégies éditoriales en jeu. L’un des traits caractéristiques qui « marque[nt] une certaine continuité » entre les deux collections réside dans leur configuration générique hétérogène. En effet, ces ouvrages combinent un texte biographique ou un essai critique, une partie anthologique et une autre, iconographique, plus ou moins conséquentes. En découle une relative incertitude quant au genre dont relèveraient de tels livres. Cette incertitude se manifeste dès le projet d’élaboration de la collection « Écrivains de toujours ». Dans ce document, la collection envisagée est en effet présentée en fonction d’une diversité de publics cibles, qui a pour corollaire une appartenance générique plurielle, en dépit de la place cardinale dévolue au biographique :

Principe : Il s’agit d’une vulgarisation de qualité : satisfaire ensemble une curiosité sur l’homme, le goût de la biographie et de l’anecdote, la curiosité sur l’oeuvre : ceci pour le grand public populaire.
À qui veut pénétrer plus avant, offrir (peut-être) un bref essai indiquant les sources de l’oeuvre, sa portée, son action posthume ; une bibliographie complète (oeuvres, éditions, études critiques) : ceci pour les étudiants et les lycéens.
La biographie se présenterait comme un récit continu, établi par le « présentateur » et encadrant les extraits autobiographiques choisis et l’iconographie. Il serait pourtant bon que les thèmes essentiels de la pensée de l’auteur fussent exposés : il ne s’agit pas seulement d’une biographie mais d’un itinéraire spirituel et intellectuel. Donc, en un certain sens, un essai et une prise de position (!!…)[10].

Le statut effectif et l’histoire de ce document au sein des archives du Seuil ne sont pas spécifiés dans le catalogue qui le présente. Il n’en témoigne pas moins d’une relative hésitation quant à la configuration générique d’ensemble des livres envisagés (« offrir, peut-être, un bref essai »). Dans un premier temps, les volumes sont présentés comme ayant une finalité biographique centrale, destinée à répondre aux attentes supposées d’un certain public (« le grand public populaire ») ; la part du biographique est ensuite infléchie vers la transmission de la « pensée » de l’auteur, de façon peu assurée au demeurant (« en un certain sens, un essai ») et en fonction d’une autre frange du lectorat (« les étudiants et les lycéens »). De telles contorsions ne sont guère surprenantes dès lors que l’on se situe au stade du projet, tout spécialement d’un projet qui vise à publier des livres destinés à deux publics pensés comme relativement distincts. Elles n’en sont pas moins symptomatiques d’une incertitude relative, avec laquelle les auteurs de ces ouvrages auront à composer.

Pour autant, le discours des concepteurs de cette série, indéniablement, laisse entendre des objectifs précis. Il indique qu’un questionnement sur la composition des ouvrages est bel et bien à l’oeuvre, selon une nécessaire continuité de la chaîne éditoriale, qui se traduit notamment dans les termes des contrats soumis aux auteurs. Ainsi, celui signé par Pierre Sipriot, pour le Montherlant par lui-même, stipule que « [l]’auteur cède aux éditeurs […] une biographie de Montherlant pour laquelle il fournira : /1°) une introduction […] sur l’homme et l’oeuvre ; /2°) une anthologie […] situant l’auteur dans son temps et fixant un auto-portrait ; /3°) des documents iconographiques[11] ». À nouveau, la biographie se trouve mise en avant comme catégorie générique première. Cependant, la formule adoptée ne correspond guère au modèle traditionnel du biographique, soit un récit chronologique. Il en va de même pour le contrat signé par Colette, dans lequel, en plus d’une « introduction » de Germaine Beaumont, figurera « un montage établi par M. Parinaud, en forme d’autobiographie d’extraits de son oeuvre dont le projet lui [Colette] est soumis[12] ».

Quelle forme peut bien prendre une biographie documentée par l’image, qui intègre une anthologie destinée à « fix[er] un auto-portrait » ? Toute la question est là…

Une macrogénéricité portraiturale

Sur le plan générique, l’homogénéité relative de ces volumes se façonne au travers d’une série d’indicateurs paratexuels qui, pour être discrets, n’en sont pas moins convergents et mettent en place une « énonciation éditoriale[13] » qui pose, notamment, un cadrage générique. À cet égard, le principe de la collection et de son relatif formatage contribue au façonnement de la généricité. Ainsi que le souligne Gérard Genette, « [l]’indication générique », notamment lorsque, comme ici, elle n’existe pas de façon homogène, « peut […] être redoublée ou suppléée par un moyen proprement éditorial, qui est la publication de l’ouvrage dans une collection génériquement spécialisée[14] ». En l’occurrence, ces marqueurs de généricité, d’ordre paratextuel, configurent ce que l’on pourrait désigner comme une macrogénéricité ou généricité englobante, c’est-à-dire une généricité résultant de l’agencement, au sein d’une même unité éditoriale (ici un volume, inscrit dans une collection particulière), d’un ensemble de textes et d’images relevant, chacun, de genres distincts.

Destinés à livrer une image globale de l’auteur présenté et à en faire l’éloge sur le mode de la « critique de sympathie[15] », ces volumes participent d’une dynamique d’ordre portraitural. Renforcée par la tradition qui inscrit volontiers les portraits dans des séries[16], cette macrogénéricité se traduit dans les entames de ces ouvrages, en particulier par des titres. En l’occurrence, les titres rhématiques de portée générique (comme Le roman inachevé d’Aragon, sous-titré Poème), ou encore les titres qui qualifient le texte dont il est question au regard de son genre[17], ne sont pas de mise. Le principe même de la collection rend pareille désignation inutile, voire problématique : la répétition d’un tel terme, dans des titres pris en série (Portrait d’Aragon, Portrait de Hugo, etc.), outre qu’elle serait peu élégante, pourrait favoriser une certaine confusion, alors que l’une des fonctions du titre est, précisément, de procéder à une discrimination, plus encore lorsqu’il y va d’une collection et qu’il s’agit de pouvoir retrouver un volume sur une étagère de bibliothèque, parmi une succession de tranches de livres dont seuls les titres (et, éventuellement, les couleurs) diffèrent.

Les titres figurant sur les pages de couverture se bornent à afficher le nom de l’auteur. Cette mention relève de la « généricité éditoriale[18] » imposée par la collection. Pour autant, en dépit de leur économie de moyens, de tels intitulés ne sont nullement insignifiants. Ils inscrivent les livres qu’ils désignent dans des traditions identifiables et signifiantes, notamment sur le plan de la caractérisation générique. En l’occurrence, en plus de mentionner de façon concise l’écrivain qui est présenté, leur forme étroitement thématique se veut caractéristique du modèle du portrait. En effet, le degré zéro du titre de portrait, dans l’histoire de la peinture aussi bien qu’en photographie et en littérature, consiste à intituler le portrait du nom de la personne (ou de l’entité) présentée. Selon un principe qui apparaît comme une marque de fabrique du genre, cette forme classique du titre de portrait revêt une dimension « tautologique[19] ». Le portrait porte donc le nom de ce dont il est le portrait[20], comme pour mieux assurer sa fonction : rendre présent en son absence celui ou celle qui fait l’objet du portrait.

Cette mobilisation de la mémoire générique du portrait par titre interposé se révèle plus manifeste peut-être pour « Écrivains de toujours » que pour les autres séries. La formule-titre récurrente, « X par lui-même », ne mentionne certes pas explicitement le portrait. Elle renvoie cependant de façon directe à la poétique du genre, qui peut en effet actualiser la relation, inhérente à la pratique du portrait[21], entre la personne portraiturée et le portraitiste. Cette formule, à dire vrai, relativement ancienne dans l’histoire du portrait, constitue un

véritable gage d’authenticité, et […] a trouvé diverses applications : du portrait sociologique ou typique avec la célèbre encyclopédie des Français peints par eux-mêmes lancée en 1840, au portrait littéraire, ou même au roman par lettres — et encore au xxe siècle avec la collection des Éditions du Seuil des « Écrivains par eux-mêmes » (sic)[22].

L’intitulé « par lui-même » s’impose comme une forme d’idéal régulateur. Euphémisant l’auctorialité effective de l’auteur du livre, qui signe pourtant bel et bien l’ouvrage — encore que de façon subordonnée dans la première maquette, avec le sous-titre « Images et textes présentés par X » —, il donne corps à l’inclination conduisant le portrait à se vouloir autoportrait qui oriente la collection.

Sur le plan iconographique, à de très rares exceptions près, chaque volume affiche en page de couverture un portrait de l’écrivain présenté. En termes génériques, si l’on étend les principes de la théorie des plans d’organisation textuelle de Jean-Michel Adam à la dimension iconographique de ces ouvrages, et si l’on considère que la page de couverture est censée synthétiser quelque chose de la teneur du livre, la conjonction d’un titre à vocation portraitiste et d’une image qui relève du portrait, pour simple qu’elle paraisse, tend à donner le la de la généricité complexe de ces ouvrages.

La caractérisation globale d’un texte […] résulte d’un effet de dominante : le tout textuel est caractérisable, dans sa globalité et sous forme de résumé, comme plus ou moins narratif, argumentatif, explicatif, descriptif ou dialogal. L’effet de dominante est soit déterminé par le plus grand nombre de séquences d’un type donné, soit par le type de la séquence enchâssante[23].

Disposés au début, les portraits des auteurs revêtent une fonction enchâssante qui contribue à la note dominante que la théorie des plans d’organisation textuelle d’Adam confère à l’entame et à la clôture des textes, et dont on peut se demander en quoi elle ne vaudrait pas pour les images placées au début de tels volumes. Dans cette perspective, le portrait initial de la page de couverture assumerait cette fonction « enchâssante » en situant le volume, par la combinaison d’une désignation et d’un portrait, sous le double signe du portrait et de la description, forme textuelle qui confère sa note dominante à la forme scripturaire du portrait.

Certes, bien des biographies et d’autres types d’ouvrages relatifs à des écrivains affichent un portrait de l’auteur en page de couverture, sans pour autant participer du portrait. Mais, d’une part, cette ouverture par le portrait annonce que les ouvrages en question livreront une image de l’auteur (ce que font en effet aussi bien les biographies) ; d’autre part, dans le cas des collections de monographies illustrées de poche, cette image s’inscrit dans un ensemble de titres qui font galerie et au sein de volumes qui multiplient les indicateurs génériques attenant au genre du portrait, même si de façon diffuse le plus souvent, du moins à l’échelle de la généricité éditoriale. En réalité, cette dernière se conjugue avec une généricité auctoriale que les auteurs de chacun des volumes doivent construire, en fonction de la marge de manoeuvre que leur laissent les directeurs des collections[24]. Le fait est que les auteurs de ces livres, pour proposer un portrait de l’écrivain qu’ils ont à présenter, et eu égard à la nature particulière de ces séries, sont tenus, en effet, de composer avec une série de genres textuels distincts, et avec l’impératif d’un choix d’images.

Une généricité composite

Essais biographiques

Compte tenu des finalités des textes qui servent de préface ou d’introduction à ces volumes, leurs auteurs sont souvent conduits à se positionner par rapport à une pluralité d’options possibles. La gamme qui s’offre à eux paraît tout spécialement déterminée par une polarisation qui met en jeu les fonctions et valeurs assignées, d’une part au biographique, d’autre part à la critique. Qu’il s’agisse de s’en distancier ou, au contraire, de l’assumer pleinement, le paradigme critique de « l’homme et l’oeuvre[25] » informe en effet ces collections, conduisant les auteurs et éditeurs des différents volumes à tabler sur le biographique ou, au contraire, à le mettre à distance, pour privilégier une attention plus exclusive à l’oeuvre, selon les normes d’une doxa qui prend, sous la plume de Barthes, la bannière de « la mort de l’auteur ». Dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » aussi bien que dans « Écrivains de toujours », il s’agit ainsi de se positionner en fonction de ces deux dimensions du discours critique, parfois perçues comme antagonistes, en accordant une place plus ou moins conséquente à l’une et à l’autre.

En la matière, les pratiques des uns et des autres témoignent d’une nécessaire négociation entre des orientations génériques qui, en pareil contexte, et compte tenu des débats qui agitent alors le champ de la critique, sont en relation sinon de conflit, du moins de compatibilité problématique. Au regard de cette situation, il ne paraît pas exister d’orientation éditoriale parfaitement cohérente au sein des deux collections qui ont ouvert la voie au sortir de la Seconde Guerre mondiale. « Poètes d’aujourd’hui » et « Écrivains de toujours » paraissent l’une et l’autre sous-tendues par cette polarisation entre l’option du biographique et celle du commentaire de l’oeuvre. Toutefois, dans l’évolution de ce type de séries, et en parallèle avec une évolution du champ de la critique, académique en particulier, à l’exception des « Albums de la Pléiade » qui épousent pleinement le registre biographique, une place plus importante est accordée à l’essai critique, spécialement à partir des années 1970 et 1980, dans « Écrivains de toujours » notamment, qui s’efforce de se renouveler sous la direction de Denis Roche, puis dans « Qui suis-je ? » (La Manufacture) et « Les contemporains » (Le Seuil), cette dernière collection étant également dirigée par Denis Roche.

Si l’essai critique et la biographie se présentent comme les deux pôles d’un spectre de possibles, ils présentent dans le même temps des points de convergence qui se traduisent dans un genre reposant, pour une large part, sur la combinaison de ces deux registres : le portrait écrit. Les formes anciennes en ont été bien étudiées[26], de même que certains avatars médiatiques[27]. Ces travaux, centrés sur des textes présentant une plus grande homogénéité, ont notamment souligné combien ce genre intègre volontiers des séquences qui relèvent de la biographie. Tout se passe à cet égard comme si le portrait à l’écrit comprenait, presque nécessairement, une composante biographique plus ou moins conséquente, qui fait fonction de généalogie de l’individu à présenter. De même, l’inclination essayistique des textes repris dans les livres présente également en commun avec l’essai la nécessité de rendre compte, avec authenticité, d’une réalité, soit celle de l’individu qui fait l’objet du volume, soit celle de son oeuvre, dont les morceaux choisis ont eux aussi pour fonction d’en livrer une image aussi fidèle que possible.

Anthologie

Au sein de ces volumes qui ont pour finalité d’introduire à l’« oeuvre » d’un écrivain, l’anthologie apparaît non seulement à la faveur de citations dans l’essai critique introductif (qu’il soit d’orientation biographique ou non), mais aussi et surtout à travers un choix de textes. Dans la plupart des livres de la collection « Poètes d’aujourd’hui », ces volets anthologiques présentent une autonomie plus ou moins prononcée par rapport au texte qui les précède et ouvre à leur lecture — et plus largement à celle de l’oeuvre de l’écrivain présenté. Ils obéissent donc, dans une certaine mesure, à une économie propre. Toutefois, en dépit de cette séparation marquée, ces choix de textes entrent nécessairement en interaction avec l’essai et/ou la biographie qui les précède, en particulier parce qu’ils sont, dans l’ordre de présentation du volume, normalement lus après les essais introductifs qui en orientent la perception, spécialement lorsque l’anthologie donne à lire des extraits d’oeuvres évoquées de façon plus ou moins détaillée, et parfois déjà partiellement cités et commentés dans le texte de présentation.

Mais ces échantillons peuvent également se voir disséminés au sein de ce texte, lorsqu’il occupe une place plus conséquente à l’échelle du volume. Au stade de la création de la collection, les éditeurs d’« Écrivains de toujours » envisageaient que « [l]a biographie se présent[e] comme un récit continu […] encadrant les extraits autobiographiques choisis[28] ». Il en va ainsi du Proust de Claude Mauriac[29] ou encore de l’Apollinaire de Pascal Pia[30], dans lesquels les extraits de l’oeuvre sont intégrés au sein d’un essai biographique qui couvre la quasi-intégralité du volume. Compte tenu de la question qui se pose devant le caractère effectivement autobiographique des textes choisis — quoiqu’en d’autres termes, le problème se pose aussi bien pour La recherche que pour la poésie d’Apollinaire —, la multiplication des citations propose un véritable Proust par lui-même et un véritable Apollinaire par lui-même, dans lesquels se donnent à lire la vie de l’écrivain à travers ses oeuvres, selon le voeu des concepteurs de la série. Cependant, cette formule enchâssante n’est pas la plus fréquente. Nombre d’auteurs de la collection reprennent simplement la disposition le plus souvent adoptée dans « Poètes d’aujourd’hui ».

Dans un cas comme dans l’autre, l’anthologie fait résolument portrait, non seulement parce qu’elle contribue au portrait d’ensemble, mais parce qu’elle est agencée de façon à témoigner d’une identité d’auteur à la faveur d’une logique d’échantillonnage, qui ne va pas sans ponctuellement poser problème… par exemple, lorsque les textes de ces anthologies, susceptibles d’appartenir à des genres différents, ne sont pas autobiographiques, comme l’envisageait le projet d’« Écrivains de toujours ». Dans une lettre qu’il adresse à Gaëtan Picon le 23 décembre 1952 à propos du Malraux par lui-même qu’il est en train de finaliser, et dont Malraux discute le choix de textes, Francis Jeanson, alors responsable de la série, définit au détour de son propos « la ligne même de la collection » :

Comme il m’avait spontanément reparlé de sa propre formule, j’en ai discuté avec lui et je dois dire que j’ai été assez sensible à l’argument qu’il fournissait en sa faveur. Il lui semble, en effet, que de toute manière, le choix de textes dans le cas de son oeuvre ne peut pas réellement fournir ce portrait de l’écrivain par lui-même qu’on est tenté de lui demander dans la ligne même de la collection[31].

Ce programme conduit souvent les concepteurs de ces ouvrages (auteurs comme éditeurs, qui veillent au grain, comme on le voit…) à procéder à des opérations de rapprochements entre l’écrivain et certains de ses personnages de fictions (le cas de Proust est loin d’être exceptionnel à cet égard). S’agissant de Malraux, la difficulté que soulève un tel geste critique de rabattement de l’oeuvre sur la vie paraît avoir gêné l’écrivain dans la réalisation du livre qui lui était consacré et dans la production duquel il s’est impliqué[32]. Dans cette perspective, on peut se demander si les annotations qu’il a fait figurer en marge de l’ouvrage, en réaction aux commentaires de Picon, ne revêtent pas une fonction analogue à celle qui aurait dû être dévolue à l’anthologie. Discutant les thèses de son critique, Malraux se dit ainsi lui-même. Ce faisant, il confère une forme relativement atypique au caractère autoportraitiste qui apparaît comme l’un des idéaux du genre du portrait, et qui semble, dans ces volumes, l’une des fonctions principales assignées à l’anthologie.

Entretiens

Historiquement, une transformation notable dans l’hétérogénéité générique qui caractérise ces ouvrages apparaît dans les collections créées durant les années 1980. Avant cette date, l’intégration d’entretiens dans ce type de collection est exceptionnel. Il n’est retenu, dans « Écrivains de toujours », qu’à une seule occasion, dans le volume portant sur Jorge Luis Borges[33], qui fait figure d’hapax. Cette formule semble prendre son essor en 1984, lorsque « Poètes d’aujourd’hui » intègre au volume consacré à Jean Tortel un entretien du poète avec Henri Deluy[34]. Le recours à cette forme dialoguée demeure exceptionnel pour la collection de Seghers. En revanche, deux nouvelles collections, lancées respectivement en 1985 et 1988, « Qui suis-je ? » à La Manufacture et « Les contemporains » au Seuil, intègrent des entretiens, qu’il s’agisse d’en reprendre de précédemment parus ou d’en réaliser spécialement pour le volume, qu’ils soient dus ou non à l’auteur qui signe l’ouvrage[35].

Les volumes de ces collections témoignent d’une inflexion sensible dans l’histoire de la critique, issue du triomphe du mot d’ordre de la mort de l’auteur et de son imposition comme nouvelle doxa, au sein du monde universitaire en particulier. Les essais qui sont publiés dans ces deux séries se veulent en effet plus analytiques et se concentrent sur l’étude de l’oeuvre, au détriment de la part préalablement réservée au biographique, désormais le plus souvent réduite à peau de chagrin. Si les volumes de « Qui suis-je ? » reprennent des textes de l’auteur, ils sont en petit nombre et le plus souvent relativement brefs (il s’agit régulièrement d’inédits ou de raretés). Ce n’est jamais le cas dans « Les contemporains ». Compte tenu de cette configuration nouvelle, qui fait la part belle au commentaire de l’oeuvre tout en excluant cette dernière de l’espace du volume, on peut raisonnablement se demander si le recours à l’entretien n’est pas une façon de réintégrer par la bande une forme de présence de l’auteur par ses textes, à un moment où une émission telle qu’Apostrophes a familiarisé un large public avec le principe de l’entretien.

La place accordée à ces entretiens ne laisse pas de le suggérer, en ce qu’elle trace un parcours de lecture logiquement ordonné. Dans ces livres, les entretiens sont presque systématiquement situés à la jonction des aires textuelles respectivement réservées à l’essayiste et à l’écrivain auquel le volume est consacré. Fondamentalement, l’opération consiste à faire passer le lecteur d’une introduction allographe à un choix de textes issus de l’oeuvre de l’auteur qu’il s’agit de présenter. Tout se passe comme si le dialogue ménageait une forme d’espace transitionnel entre deux régimes discursifs quelque peu hétérogènes au regard de l’implication du principal intéressé, l’écrivain qui fait l’objet du volume. L’ouvrage est donc fait d’un portrait de l’écrivain (et/ou de son oeuvre), signé par un tiers (le critique), avant d’éventuellement s’achever sur un portrait de l’écrivain « par lui-même », à travers des extraits d’oeuvres. Entre les deux, à l’occasion, l’auteur entre en dialogue avec un critique, dans un texte qui rassemble deux instances énonciatives et, partant, deux espaces discursifs dont la charge symbolique au sein du champ littéraire n’est pas la même.

Iconographie

Au sein de ces volumes, l’iconographie revêt un statut particulier. Elle se présente de façon sensiblement différente des textes. Tout d’abord, les images en question ne sont pas justiciables d’une logique des genres discursifs, puisqu’il ne s’agit pas de textes (en dépit des légendes qui les accompagnent), mais bien d’images. Or, celles-ci s’inscrivent dans des logiques génériques distinctes de celles qui prévalent pour les genres discursifs, notamment parce qu’elles ont leur propre système de genre (portrait, paysage, etc.). En outre, chaque collection traite des images qu’elle réunit de façon distincte. Certaines les situent en un lieu spécifique et autonome par rapport au discours, comme c’est le cas pour « Poètes d’aujourd’hui », dont les volumes donnent à voir des images groupées, et isolées par rapport au fil du texte, en plusieurs séquences tout au long du livre[36] ou encore « Visages d’hommes célèbres », éditée par Pierre Cailler, qui se focalise sur les images (présentées à raison d’une seule par page, à la suite d’une introduction). D’autres, en revanche, les disséminent dans l’ensemble du volume, comme « Écrivains de toujours » et les « Albums de la Pléiade ».

D’un point de vue global, l’intégration d’images contribue à inscrire ces ouvrages dans le domaine générique du portrait. Une fois passée la page de couverture, où figure, presque systématiquement, un portrait de l’écrivain, l’iconographie reste largement déterminée par cette donne portraiturale. En effet, l’ensemble des images rassemblées est toujours donné à voir en fonction de l’auteur à présenter. En plus des portraits, évidemment attendus et nombreux la plupart du temps, le lecteur découvre des fac-similés de manuscrits, des photographies de lieux où l’auteur a vécu ou ayant inspiré son oeuvre, ou encore des clichés de personnes avec lesquelles il a entretenu des relations (familiales, amicales, professionnelles, etc.). Toutes ces images se rapportent d’une façon ou d’une autre à l’écrivain (les personnes, lieux ou objets représentés ont des liens avec lui), donc à celui qu’il s’agit de rendre présent. Autant dire que, si elles ne sont certes pas toutes des portraits, ces images s’intègrent dans un agencement global qui incline vers le portrait.

Porteuse d’une charge biographique conséquente, l’image a, au cours de l’histoire de ces collections, fait l’objet d’un traitement qui a évolué en parallèle avec la place conférée à l’approche biographique. Exception faite des « Albums de la Pléiade », foncièrement centrés sur l’image, et dont le tropisme biographique n’est guère affecté, une tendance se dégage, qui converge avec celle dont témoigne le recours aux entretiens : il s’agit à la fois de mettre la figure auctoriale à l’écart tout en la réintégrant par la bande. Ces collections semblent en effet progressivement minorer la place du portrait direct de l’écrivain. Ainsi, dans plusieurs des volumes d’« Écrivains de toujours », publiés sous la direction de Denis Roche dans les années 1970, les images de couverture ne sont plus des portraits de l’écrivain (voir, entre autres, les rééditions de Kafka ou Barthes[37]) et, dans le prolongement de cette veine, dans « Les contemporains » se joue une déconstruction des usages de l’iconographie de l’auteur par la mise en avant ou la déconstruction de son caractère artefactuel, chez Perec, Handke ou Derrida[38].

Pour autant, même lorsque le visage de l’écrivain est moins présent, les volumes convergent tout de même vers une représentation de l’auteur, bien qu’à l’occasion celle-ci se trouve déconstruite en raison d’une tendance d’époque, qui s’efforce de le mettre entre parenthèses, en ce compris sur les images présentes dans le volume, au profit de l’approche de son oeuvre. En l’espèce, la manière de se situer par rapport à ce nouvel impératif consiste à conserver les images, qui font partie de l’ADN de ce type de collections adressées à un public relativement large, mais à les utiliser en jouant avec les codes en vigueur. Bien sûr, le choix de ces images a toujours potentiellement impliqué les écrivains lorsque ceux-ci étaient vivants au moment de la réalisation d’un ouvrage qui leur était consacré. Mais cette implication est longtemps demeurée dissimulée. Plus récemment, au contraire, elle a été revendiquée et signalée au lecteur, notamment dans la collection « Les Singuliers », chez Flohic puis Argol[39], qui confie intégralement le choix des images à l’écrivain présenté, comme s’il s’agissait de rapprocher le discours critique de l’espace de l’oeuvre.

Hypergénéricité du portrait composite

La généricité de ces livres ne se laisse pas appréhender de façon évidente. Elle se révèle, dans une certaine mesure, relativement hésitante, principalement en raison de son caractère composite et de la part d’autonomie que recèlent les textes et les images qui y sont réunis. En témoigne une difficulté survenue lors des premiers pas du programme de recherche dans lequel cet article s’inscrit. Lors de l’élaboration du projet, il est apparu compliqué de désigner ces volumes de façon satisfaisante : biographies, essais critiques, essais biographiques, portraits biographiques… Les appellations se sont succédées, mais toutes se sont révélées insatisfaisantes, essentiellement à la faveur de la mise en avant de l’un des genres en jeu (le biographique, en particulier…), au détriment des autres. D’où le choix d’un terme plus englobant en même temps que plus neutre sur le plan générique, mais plus précis s’agissant du médium. L’expression de « monographies illustrées de poche » a ainsi été adoptée pour sa signification à la fois large et plastique.

Il n’en reste pas moins que, malgré l’adoption de cette appellation, le problème de la généricité demeurait : la mesure ou la formule retenues ne disaient fondamentalement pas grand-chose de la généricité de ces ouvrages. Toutefois, en dépit de cette situation, mais aussi de la diversité des orientations des différentes collections, ainsi que de celle des volumes publiés au sein de chaque collection, un commun dénominateur ne laisse pas d’unir, sur le plan générique, les différents types de textes et les images rassemblés. Il réside dans leur subordination à la logique d’un genre particulier : le portrait. D’une part, tous les genres mobilisés ont, tout au long de ces publications, été utilisés pour contribuer au façonnement de portraits ; d’autre part, au sein de ces ouvrages, leur inscription dans une généricité d’ensemble, composite, les subordonne à une visée plus globale, qui les dépasse, celle consistant à présenter une image d’un écrivain et de son oeuvre, c’est-à-dire à portraiturer un auteur, dans une perspective essentiellement patrimoniale.

Il ne s’agit nullement de réifier une catégorie et de trouver à toute force une appellation pour les volumes publiés dans ces collections. En réalité, ce serait même plutôt le contraire, puisqu’aucune désignation nouvelle n’a été adoptée. Il s’agit plutôt de tenter de cerner ce qui, d’un point de vue générique, oriente les options retenues par les concepteurs de ces ouvrages, de façon à pouvoir rendre compte des logiques complexes mises en oeuvre dans ces fabriques de patrimoine littéraire, au sein de chaque volume, de chaque collection et, de façon plus générale, à l’échelle de ce phénomène éditorial particulier. En définitive, l’identification et la description de la généricité composite de ces livres apparaissent donc comme des moyens d’en éclairer le fonctionnement, afin de pouvoir les analyser au regard des principes qui les orientent manifestement, mais ne sont pas toujours explicités, notamment cette attraction du portrait vers l’autoportrait, qui recoupe partiellement celle existant entre « espace d’étayage[40] » et « espace canonique[41] ».

Qu’il s’agisse de l’essai ou de la biographie, ces deux genres peuvent faire portrait, d’autant plus sûrement que, dans ses formes écrites, le portrait réside, le plus souvent, dans une conjonction des registres biographique et essayistique. Le volet anthologique, qu’il soit isolé de l’introduction ou intégré à un essai, livre pour sa part une image de l’auteur élaborée à travers un échantillonnage de textes, l’idée sous-jacente étant que les textes retenus seraient représentatifs (car exemplaires) de l’identité de l’auteur. De même, l’entretien est-il un genre qui a souvent pour finalité de portraiturer l’interviewé, de façon d’autant plus efficace qu’il opère en interaction avec le sujet du portrait. Enfin, en ce qui concerne l’iconographie, elle est, elle aussi, un vecteur de la dimension portraitiste de ces ouvrages. Elle en présente de nombreux, mais, en outre, même les images qui ne relèvent pas de ce genre participent, à la faveur de leur inscription dans ce type de livres, de cette dynamique icono-textuelle consistant à livrer une image globale de l’écrivain présenté[42].

Le portrait assure dans ces livres une fonction de cadre organisant les matières, en raison de son caractère d’« hypergenre ». Dominique Maingueneau désigne par ce terme des

catégorisations comme « lettre », « essai », « journal », « dialogue », etc. qui permettent de « formater » le texte. Ce n’est pas, comme le genre du discours, un dispositif de communication historiquement défini, mais un mode d’organisation textuelle aux contraintes pauvres, qu’on retrouve à des époques et dans des lieux divers et à l’intérieur duquel peuvent se développer des mises en scène de la parole très variées[43].

Cette appartenance tient à la dimension relativement peu codifiée du genre du portrait lui-même, qui participe largement de l’essai, et qui est même un type d’essai à certains égards. Dans cette perspective, la biographie, l’essai critique, l’anthologie, l’entretien et les images paraissent tous, dans ces collections, mis au service d’une généricité à la fois composite et souple, qui régule leur mise en oeuvre en les subordonnant à une finalité commune : dresser le portrait d’un écrivain.