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Les rapports entre le cinéma et la littérature sont communément abordés sous le prisme de l’adaptation. Ce passage de la littérature au cinéma est fréquemment placé sous le signe de l’appauvrissement et de la déperdition, dans une approche comparative qui n’est pas égalitaire. Quant aux rapports entre cinéma et poésie, ils sont assez peu appréhendés. Par exemple, les écrits que les poètes ont produits pour le cinéma n’ont pas été systématiquement défrichés. Pourtant, à l’évidence, le cinéma et la poésie possèdent un certain nombre de similitudes pertinentes à explorer.

Aborder ces questions par le biais de monographies ou d’études transversales, c’est principalement ce à quoi s’emploie depuis 2015 la collection « Le cinéma des poètes », créée et dirigée par nos soins aux Nouvelles éditions Place. En cinq ans sont parus vingt-cinq titres, d’Aragon à Topor en passant par les poètes spatialistes[1]. Dans cette collection, comme dans la présente étude, le terme « poète » est pris dans une acception large, s’appuyant sur son étymologie grecque qui signifie action de faire, création. De fait, par poète est entendu tout créateur qui cherche à innover au-delà des cadres imposés, à l’instar de la définition qu’en donne Guillaume Apollinaire le 26 novembre 1917 dans sa conférence intitulée « L’esprit nouveau » : « [C]elui qui découvre de nouvelles joies, fussent-elles pénibles à supporter. On peut être poète dans tous les domaines : il suffit que l’on soit aventureux et que l’on aille à la découverte[2]. » Et Guillaume Apollinaire est l’étincelle qui va mettre le feu aux poudres créatrices en matière de cinéma et de poésie. Dans cette même conférence, il appelle en effet les poètes à se saisir du cinéma, affirmant qu’il « eût été étrange qu’à cette époque où l’art populaire par excellence, le cinéma, est un livre d’images, les poètes n’eussent pas essayé de composer des images pour les esprits méditatifs qui ne se contenteront point des imaginations grossières des fabricants de films[3] ».

L’un des poètes à avoir répondu à cet appel est Robert Desnos. Celui-ci a été d’emblée enthousiasmé par le cinématographe, né cinq ans avant lui, en 1895. Et son engouement est tel qu’il décide de participer à ce nouveau moyen d’expression de deux façons. D’une part, il écrit des comptes rendus de films, des analyses d’oeuvres de cinéastes et des articles sur des problèmes extrinsèques aux films eux-mêmes ; entre 1923 et 1930, il livre ainsi plus de quatre-vingts articles. D’autre part, il est l’auteur d’une vingtaine de textes scénaristiques, dont quatre seulement ont été publiés de son vivant, entre 1925 et 1933[4]. Que fait le cinéma au poète ? Que représente le cinéma pour lui ? Quels sont ses goûts et ses dégoûts cinématographiques ? Quelles réflexions mène-t-il sur le cinéma ? À l’inverse, que fait le poète au cinéma ? Comment essaie-t-il de créer un nouveau langage grâce au cinéma ? Que deviennent ses promesses cinématographiques à l’épreuve de la réalité ? Autant de questions auxquelles cette analyse tentera d’apporter des éléments de réponses. Ainsi sera-t-il possible d’appréhender corrélativement la circulation des thèmes et des motifs entre deux contextes de production : critique et artistique.

Le cinéma sous l’oeil de Robert Desnos

Pour le poète, le cinéma apparaît tout de suite comme un moyen d’expression populaire et dénué d’intellectualisme. Outre cet aspect, ce qui séduit aussi Desnos est le fait que le cinéma est une source possible et prometteuse de renouveau de l’imaginaire et de la surprise, car il est bâti sur la force du rêve. C’est ainsi qu’il écrit, « du désir du rêve participe le goût, l’amour du cinéma », dans un article titré « Le rêve et le cinéma » publié le 27 avril 1923 dans Paris-Journal. Par conséquent, pour lui, les films doivent être proches des rêves en chassant les raisonnements empesés et en utilisant des formes décousues. Ainsi, la narration logique n’a pas lieu d’être. Et, en tant que véhicule privilégié du rêve, l’image animée permet l’aventure excitante vers le merveilleux. En 1925, Desnos revient sur cette dimension essentielle dans Journal littéraire :

Le rêveur assis est emporté dans un nouveau monde auprès duquel la réalité n’est que fiction peu attachante. Opium parfait, le cinéma nous entraîne alors loin des soucis matériels, nous donne la parfaite indifférence génératrice des grandes actions, des découvertes sensationnelles, des pensées élevées[5].

En écrivant sur le cinéma, Desnos est amené à réfléchir et à se positionner sur des sujets dont certains recoupent les préoccupations de ses contemporains, au premier rang desquels la dénonciation de la mise sous tutelle du cinéma par la littérature et le théâtre. Robert Desnos pense que, se sentant menacés par ce dangereux rival, la littérature et le théâtre ont tout fait pour réduire le cinéma en esclavage[6]. Il est vrai que le risque est alors bien réel. Dès l’été 1912, dans Le Figaro, une enquête de Serge Basset sur la concurrence que peut faire le cinéma au théâtre est lancée. L’automne de l’année suivante, dans Excelsior, le cinéma est présenté comme un danger pour le théâtre. Selon Desnos, pour se protéger, le théâtre a agi essentiellement à trois niveaux. Il a confié les principaux rôles de l’écran à des acteurs de théâtre. Il a augmenté la fréquence des adaptations de pièces ou de romans. Il a oeuvré pour une mise en scène théâtrale et non cinématographique. Cette mise sous tutelle est perçue par Desnos comme allant de pair avec la disparition d’un imaginaire spécifique permis par cet art qui ouvre le champ de tous les possibles, et qui donne accès aux rêves. Le merveilleux est capital et ne peut exister sans cette émancipation. Le poète déplore donc que le cinéma, « cet admirable passeport […] pour accéder à ces régions où le coeur et la pensée se libèrent enfin de l’esprit critique et descriptif qui les rattache à la terre », ne laisse que peu de place à ce « but suprême de l’esprit humain[7] ». L’autre sujet qui engendre de vives polémiques à l’époque, que Desnos n’évite pas, est la question des sous-titres. Les années 1924-1928 sont en effet marquées par une querelle en la matière. Dans un texte manuscrit, titré « Les rayons et les ombres » en clin d’oeil à Victor Hugo, Desnos prend position :

La question des sous-titres préoccupe les auteurs. Il ne semble pas cependant qu’on ait grand avantage à s’en passer. Tout ce qui peut être projeté sur l’écran est du domaine du cinéma et à ce titre la raison d’être du texte projeté est aussi importante que celle du scénario. Grâce à lui le cinéma ne se borne pas à une pantomime aux décors plus ou moins somptueux et l’on ne saurait nier qu’il existe en lui un puissant facteur d’émotion. Qu’on se souvienne en effet de l’atmosphère d’inquiétude réalisée par des phrases de cet ordre : ce soir-là…, un jour…, pendant ce temps… Aussi évocatrices à elles seules que des tableaux minutieusement préparés[8].

Ce brouillon semble être le premier jet d’un article qui paraîtra le 13 avril 1923 dans Paris-Journal, dans lequel Desnos explique qu’il serait dommageable de se priver des sous-titres s’ils peuvent être le moyen de provoquer des émotions. La qualité du texte projeté à l’écran est selon lui susceptible de présenter elle aussi un puissant intérêt. Il convient par contre d’éviter « les tirades académiques » et « le ridicule des prétentions livresques ». En revanche, si le sous-titre fait corps avec le film, « le ton change, l’atmosphère est établie ». Et Desnos de conclure son article « Musique et sous-titres » pour Paris-Journal : « Qu’on emploie donc les sous-titres dans les films, ils ne sauraient que les enrichir. Le principal est qu’ils restent du cinéma et qu’un imbécile désir littéraire ne les isole pas de l’action comme le commentaire d’un pion au bas d’un beau poème[9]. »

Dans ce même article de 1923, Desnos expose également son point de vue sur la place de la musique au cinéma. À son sens, elle est « cette vie qui le rend supérieur à tous les autres arts ». Cependant, la musique doit surtout s’effacer derrière les héros de l’écran car « le mélomane est aussi détestable que le littérateur ». C’est pourquoi le poète appelle les réalisateurs à se garder des maestros et à ne pas les imposer au spectateur. En toute cohérence, en notes du texte scénaristique publié en 1925, Minuit à quatorze heures. Essai de merveilleux moderne, il mentionne : « [P]as de musique artistique, de la musique de cinéma[10]. »

Desnos écrit également sur des thèmes plus singuliers, comme celui des conditions de travail des figurants. Il le fait dans quatre articles virulents parus en 1928 dans Le Soir, en l’occurrence « Le scandale de la figuration continue… » (25 juillet), « La corporation désorganisée des figurants » (2 août), « Quelques types de “marchands d’hommes” » (1er août) et « Petit écho des studios. Le scandale des “marchands d’hommes” » (5 octobre). Le premier et le dernier sont signés sous le pseudonyme de Pierre Guillais ; c’est sans doute un acte révélateur de la difficulté d’aborder de tels sujets avec constance et véhémence. Desnos y fustige le caractère honteusement commercial de cette industrie et dénonce les bas salaires reçus par les figurants. Il met en avant l’existence d’agences qui prélèvent des sommes exorbitantes sur les rétributions de ceux-ci. Et ces pratiques mettent selon lui en jeu l’intérêt même du cinéma. Il les compare au mode de fonctionnement américain qui a « de bons figurants parce qu’il les paye bien » et « qu’il peut choisir[11] ». Il n’hésite pas à rapprocher cette manière d’agir de la traite des Noirs de jadis[12]. Tout naturellement, il en vient à se questionner sur l’incapacité des figurants à se défendre. Cette impuissance tient à son avis à leur désorganisation ; il faudrait qu’ils fondent un syndicat pour ne pas être traités comme de la « viande[13] ».

Mais la mutation technique capitale que vit Desnos est l’avènement du cinéma parlant à la fin des années 1920. Tout naturellement, il en est question dans ses écrits. Pour le poète comme pour beaucoup de surréalistes, au premier rang desquels Jacques Prévert, le parlant est incontestablement une source de médiocrité et de déchéance du cinéma. Le raisonnement avancé par Desnos est le suivant : le son est associé à la parole ; la parole est associée à la littérature ; la littérature est associée à l’adaptation romanesque ; l’adaptation romanesque est associée à la réalité ; s’il y a des dialogues, il y aura des scénarios narratifs, qui ne laisseront pas de place au rêve ; alors la poésie en images du cinéma muet sera anéantie par la parole et cette mutation sonnera par conséquent le glas de ce moyen d’expression autonome, si prometteur et propice pour accéder aux rêves. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que Desnos dissocie clairement sonore et parlant. Il rejette le parlant, mais aucunement le sonore. De fait, la musique n’est pas exclue ; elle est même bienvenue ; et dans ses textes scénaristiques, comme nous l’avons déjà vu pour l’un d’entre eux, il l’envisage et la définit.

Les écrits sur le cinéma du poète permettent également de définir ses goûts et dégoûts cinématographiques. Ils sont communiqués nettement, sans frilosité ni tiédeur. Le cinéma américain engendre chez lui un vif engouement. Certes, après la Première Guerre mondiale, si on pénétrait au hasard dans une salle de cinéma, on avait à peu près 80 % de chance de visionner un film américain. C’est avant tout le cinéma burlesque qui attire Desnos. Il aime principalement la liberté totale de ces films, leur non-conformisme, leur fort aspect créatif, le rythme effréné, l’enchaînement des gags et les folles poursuites. Desnos pense que les cinéastes américains de burlesque sont les seuls à avoir de réelles intentions cinématographiques. Parmi eux, il mentionne, entre autres, Mack Sennett et Charlie Chaplin. Dans un article du 15 novembre 1924 qu’il compose pour Journal littéraire, Desnos affirme que le cinéma parviendra prochainement à s’évader du réel et que les comédies de Mack Sennett le laissent déjà prévoir ; c’est pourquoi il convient pour lui de saluer dès à présent ce « génie véritable du cinéma ». Trois ans plus tard, le 5 février 1927 dans l’article « Les rêves transportés sur l’écran » paru dans Le Soir, Desnos affirme que Mack Sennett a tenu ses promesses, et le poète le considère désormais comme le véritable initiateur des films comiques américains. Mais c’est dans un article qu’il livre au Soir le 15 avril 1927 que le poète laisse s’exprimer plus encore son admiration et sa reconnaissance à l’égard de celui qu’il nomme à présent « le libérateur du cinéma. » Dans ce texte qui lui est entièrement consacré, Desnos explique l’importance des Mack Sennett Comedies dans l’évolution du cinéma et écrit qu’il convient

[…] de placer très haut, sur le même plan que Charlot, ce créateur du cinéma burlesque, lyrique et sensuel : Mack Sennett. Jolies baigneuses courant sur les plages de sable, sirènes éperdues, amoureux tendres, inventions folles, il a introduit au cinéma un élément nouveau qui n’est ni le comique ni le tragique, mais à proprement parler, la forme la plus élevée du cinéma, sur le plan de la morale, de l’amour, de la poésie et de la liberté. La folie qui préside à ses scénarios, nous la connaissons bien, c’est celle des contes de fées et de ces rêveurs que le monde méprise et auxquels le monde doit le charme de la vie […]. Dans le monde suspendu où il vit, Mack Sennett préside à la sensationnelle rencontre de l’amour et de la sensualité, ces soeurs inséparables de la poésie et de la liberté, les fées mortes et pesamment ensevelies sous vingt siècles de chrétienté, dans la crypte des églises, renaissent et apparaissent avec leur vrai visage et leur costume d’apparat. Et nous reconnaissons les séduisantes femmes modernes, les énigmatiques sourires qui nous charment, les yeux qui font baisser les nôtres, et, par-dessus tout l’amour, notre amour, tourmenté par le rêve, la liberté, la révolte et l’inquiétude[14].

Portons à présent notre regard sur Charlie Chaplin. Selon Desnos, Chaplin a inventé, libéré et exercé socialement le cinéma. Archétype du combat contre la morale bourgeoise, il est en quelque sorte l’antihéros hollywoodien. Le 13 juin 1925, dans Journal littéraire, le poète écrit :

Il est banal de parler de génie à propos de Charlie Chaplin : il est difficile de ne pas le faire. L’action de Charlot ne s’est pas bornée à libérer le cinéma, à l’inventer, mais encore elle s’est exercée socialement. Qu’on mesure en effet la révolution accomplie depuis 1914, quand il était de bon ton chez les « intellectuels » de mépriser « ces grosses farces ». Il faut reconnaître d’ailleurs que lesdits intellectuels, en passant du dégoût à l’admiration, n’en sont pas moins restés de pauvres malheureux[15].

Trois ans plus tard, le 4 mai 1928 dans Le Soir, Desnos affirme même que « Charlot est révolutionnaire[16] ». C’est pourquoi Desnos porte aux nues tous ses films, même s’il est moins convaincu par The Kid. Dans un article du 6 avril 1923 dans Paris-Journal, Desnos écrit en effet :

Il semble que la guerre ait éveillé chez ceux qu’on imaginait ainsi que de rudes cavaliers ou de flegmatiques banquiers au coeur de mustang cette sentimentalité qui paraissait la caractéristique des races affaiblies. Le résultat fut The Kid avec Jackie Coogan, petit garçon sans grand intérêt, et le renoncement de Charlie Chaplin aux scénarios comiques jugés sans doute inférieurs[17].

Il précise ses goûts en matière de Charlot dans un article du 28 mars 1925 publié dans Journal littéraire :

Quoique Charlot pèlerin témoigne d’un esprit d’invention merveilleux, qu’il reste bien entendu très supérieur à toute la production contemporaine, je persiste à préférer Une idylle aux champs, ou Charlot fait une cure, ou Charlot s’évade. Mais la qualité du comique est la même, il laisse rêveur[18].

Outre les comiques, Desnos apprécie Erich von Stroheim. En décembre 1929, le poète écrit que ce réalisateur est « un génie aussi authentique que Charlot et aussi important au point de vue de l’influence » et qu’il « se trouve être aujourd’hui le plus révolutionnaire des metteurs en scène et le plus humain ». Pourquoi ? Parce qu’il a « le courage de nous montrer l’amour tel qu’il est[19] ». Selon lui, La symphonie nuptiale est « le film humain dans toute son émouvante et tragique beauté[20] ». Réalisé en 1928, le long métrage conte l’histoire d’un prince viennois qui doit épouser une riche infirme et qui tombe amoureux d’une jeune femme pauvre. En 1937, le 11 juillet dans Ciné-France, Desnos répond à une enquête sur la poésie et le cinéma parlant, lors de laquelle il déclare :

Je mets, sur le même plan : Il pleut, bergère, Le Poème-Préface de Mme Putiphar, Booz endormi, Le Balcon, L’Émigrant de Lander Road, Les Illuminations, Les Chants de Maldoror, L’Assommoir, Une Cure, Les Rapaces, La Symphonie nuptiale, la colonne Vendôme, les tableaux de Picasso, Derain, Miró, Masson, Piero della Francesca.

Un fatras desnosien, si cohérent et signifiant !

Quant au cinéma français, il ne suscite pas un enthousiasme débordant de la part de Desnos. Les productions nationales sont perçues comme anémiques, sans innovation et moralisatrices. Selon lui, le cinéma français ne s’affranchit ni de la littérature ni du théâtre. La condamnation est donc à la fois esthétique et morale. Dans un article titré « Cinéma français », paru dans Le Merle du 19 avril 1929, Desnos explique :

J’ai déjà eu maintes fois l’occasion de dénoncer le scandale de la production française dû entièrement à la gabegie générale de cette industrie : adaptations de romans ridicules, scénarios stupides, acteurs grotesques ou acteurs de théâtre déplacés à l’écran, dilapidation de sommes consacrées aux réalisations, exploitation éhontée des figurants, incapacité des metteurs en scène, dictature scandaleuse de certaines puissances d’argent, influences des maîtresses de commanditaires, abrutissement du public[21].

En ce qui concerne les réalisateurs, Desnos s’en prend par exemple à Jacques de Baroncelli qui, avec Veille d’armes en 1925, « apporte la confirmation que s’il est capable de réussite commerciale, il est incapable de faire un film qui soit du cinéma. Sa production est théâtrale et conventionnelle[22] ». Il s’agit là d’un drame sentimental sur fond de déclaration de guerre. Desnos n’est pas tendre non plus avec Jean Epstein qui « a le don d’assimilation mais pas celui de création » et manque « d’imagination[23] » ; ni avec Abel Gance, qui tourne des films où « la vanité le dispute à la médiocrité[24] » ; encore moins avec Marcel L’Herbier[25].

En revanche, il existe un cinéma français que Desnos considère positivement. L’arroseur arrosé de Louis Lumière est cité à maintes reprises, et même qualifié en 1924 de « film parfait » dans le Journal littéraire du 6 décembre. Desnos estime que, dès son invention, le cinéma a connu la perfection dans le comique mais que « l’intervention des lamentables Max Linder et Rigadin » lui ont fait perdre tout intérêt car « les règles ridicules du théâtre remplacèrent alors la fantaisie spontanée[26] ». Et, dans la production française, Desnos apprécie aussi grandement les réalisations de René Clair. En effet, Entr’acte, réalisé en 1924 avec la collaboration de Marcel Duchamp et de Man Ray, échappe à ses féroces condamnations. La poursuite folle d’un corbillard ou la danseuse filmée en contre-plongée lui ont beaucoup plu. Second exemple de film de René Clair ayant conquis le poète, Paris qui dort – sorti en 1925. Le long métrage donne à voir un Paris en état de catalepsie ; seules cinq personnes arrivées par avion ont échappé à l’endormissement et déambulent dans la capitale vide. Ce film est évoqué par Desnos dans des termes très positifs ; il est considéré comme une « terrible aventure, telle que nous en imaginions aux heures solitaires d’exaltation » et dont l’« absence volontaire de tout esthétisme » de même que la « poésie du sujet[27] » sont une belle réussite.

Et il y a Louis Feuillade, le réalisateur de Fantômas (cinq épisodes en 1913 et 1914) et des Vampires (dix épisodes en 1915). Deux films qui offrent le rêve, l’inattendu, l’aventure, la révolte, la liberté, l’amour, la sensualité, et qui ébranlent l’imagination. Tout pour plaire à Desnos ! Au sujet de Fantômas qu’il a vu adolescent, le 26 février 1927 dans Le Soir, le poète écrit :

Fantômas ! Il y a si longtemps !… C’était avant la guerre. Mais les péripéties de cette épopée moderne sont encore présentes à nos mémoires. À chaque coin de rue de Paris, nous retrouvions un épisode de cette oeuvre formidable et, sur le fond de nos rêves, nous revoyions le coin de Seine où, sur un ciel rouge, explose une péniche à côté d’un journal relatant en manchette les derniers exploits de la bande à Bonnot[28].

Et le 8 juillet 1928, dans Le Soir, Desnos s’exclame : « Ah ! metteurs en scène français, rendez-nous les films de 1916 et Les Vampires et Musidora[29]… » À l’instar de bon nombre de jeunes spectateurs de l’époque, dont les surréalistes Louis Aragon, André Breton ou encore Jacques Vaché qui se livrent aussi sur le sujet, la présence sur l’écran de Musidora participe de l’engouement de Desnos pour Les vampires. En témoignent ces quelques lignes du 26 février 1927 dans Le Soir :

Musidora, que vous étiez belle dans Les Vampires ! Savez-vous que nous rêvions de vous et que, le soir venu, dans votre maillot noir, vous entriez sans frapper dans notre chambre, et qu’au réveil, le lendemain, nous cherchions la trace de la troublante souris d’hôtel qui nous avait visités[30] ?

L’érotisme est évidemment central dans l’amour de Desnos pour le cinéma. Le 20 avril 1923, dans Paris-Journal, il signe un article titré justement « L’érotisme », qui débute de la sorte :

L’un des facteurs les plus admirables du cinéma et l’une des causes de la haine que lui portent les imbéciles est l’érotisme. Ces hommes et ces femmes lumineux dans l’obscurité accomplissent des actions émouvantes au titre sensuel. À l’imaginer, leur chair devient plus concrète que celle des vivants et tandis qu’ils subissent sur l’écran le plus irrévocable destin, ils prennent part dans l’esprit du spectateur sensible à une aventure autrement miraculeuse. Parmi les stupéfiants cérébraux le cinéma devient alors le plus puissant : le double scénario se poursuit dans une atmosphère supérieure à celle de l’opium, tandis que, participant des deux thèmes, des faits et gestes s’illuminent brusquement comme des points de contacts éblouissants[31].

Venons-en à présent au cinéma espagnol. Pour Desnos, en fonction de ce qu’il aime et surtout de ce qu’il peut visionner, il se résume aux films de Luis Buñuel. Desnos voue alors une admiration totale à Un chien andalou, qui date de 1929. Dans ce film, il aime le lyrisme, l’humour, la dérision et l’appel à l’inconscient. Il est également très sensible à son aspect narratif singulier, soit au fait que le film se déploie, à l’instar d’un rêve, par associations[32]. Un chien andalou propose effectivement une succession de scènes ayant pour seuls liens logiques quelques personnages et le décor d’un intérieur parisien où se déroule majoritairement l’ensemble.

Quant au cinéma russe, il s’incarne pour Desnos dans Le cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein, sorti en 1925 et vu par Desnos en 1926[33]. Le film traite de la mutinerie survenue à bord du cuirassé Potemkine dans le port d’Odessa en Ukraine en 1905 et de l’insurrection et de la répression qui s’ensuivirent dans la ville. Il fait l’objet d’un article entier de Desnos en 1928[34], et le poète le convoque à plusieurs reprises ponctuellement dans d’autres articles. Il y évoque un « film admirablement réalisé », « troué par les boulets rouges de l’imagination », révélant « le monde admirable dissimulé derrière lui[35] ». Le fait que ce film ouvre des perspectives d’existence d’un cinéma révolutionnaire passionne Desnos. Rappelons que ce film fut longtemps interdit dans de nombreux pays occidentaux pour cause de propagande bolchévique.

Pour terminer ce panorama non exhaustif, mais représentatif des goûts et dégoûts cinématographiques du poète, citons une liste non datée et une conversation fictive. Dans les archives manuscrites de Robert Desnos, conservées à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, figurent bon nombre de listes, dont cette dernière :

  • mystères de New York

  • Le masque aux dents blanches

  • Pearl White

  • Fantômas

  • Les Vampires (Musidora[36])

  • Judex

  • Parisette (voir Cinéa)

  • reprendre les Rayons et les ombres

  • Les chinois de Soupault

  • Les misérables

  • Monte Christo

  • Les mystères de Paris

  • Rocambole

  • Le rayon mortel ou le rayon de feu ?

  • Salvator – les mohicans de Paris

  • Zigomar

  • Arsène Lupin.

Dans Le Soir, le 30 juillet 1928, Desnos écrit une « Conversation[37] » qui nous permettra de clore ce mouvement consacré à ses écrits sur le cinéma :

— Alors, vous n’aimez pas le cinéma français ?
— Dites que je déteste.
— Et Baroncelli ?
— Laissez-moi rire !
— Et L’Herbier ?
— Comme son nom l’indique…
— Et Poirier ?
— Même réponse.
— Et Roger Lion ?
— Tout le contraire.
— Et Mme Germaine Dulac ?
— Laissez-moi pleurer.
— Enfin, Gance, vous aimez Gance ?
— Surtout pas lui. Je n’aime pas les gens qui travaillent pour les cabinets de débarras. Je ne connais rien de ridicule comme La Roue, rien de plus prétentieux que son Napoléon. Sa conception du cinéma m’importe peu. J’ai déjà dit que tout était cinéma du moment qu’on peut le projeter sur un écran. Mais ce qui importe, c’est l’esprit. Eh bien ! nos metteurs en scène travaillent pour les patronages catholiques et pour les sociétés de gendarmes. Ce sont des fonctionnaires et rien de plus. Étonnez-vous après cela, que « leur » travail manque de flamme. Ce sont les exécuteurs dociles des commanditaires. Ils parlent de leur métier. C’est tout. L’amour semble leur être étranger. Il vaut mieux, pour notre système nerveux, qu’ils n’y touchent pas. Nous n’aurions pas assez de pierres pour leurs écrans. Ils obéissent seulement aux ordres d’une classe qui soigne sa propagande.
— Enfin, tout de même, Epstein…
— Il vaut mieux pour lui qu’Edgar Poe soit mort et je ne souhaite pas à ce metteur en scène de rencontrer au coin d’un bois le fantôme d’Edgar Allan[38].
— Alors, qu’est-ce que vous aimez ?
— Les films américains que n’aiment pas les Américains, Charlot, Stroheim, les films russes, les premiers films allemands.
— Les films étrangers, quoi ?
— Oui.

Robert Desnos est un critique de cinéma libre et fidèle à ses convictions. Ces textes sur le cinéma clament ses passions et ses fureurs, ses plaisirs et ses désirs. Les prouesses techniques ne l’intéressent guère. Ce qui compte, c’est l’expérience émotionnelle. Sa critique cinématographique est poétique et politique, insoumise et indépendante. En décembre 1929, dans Documents, Desnos écrit : « Il n’y a de révolutionnaire que la franchise[39]. » En ce sens, sa critique cinématographique est bien révolutionnaire.

Le cinéma sous la plume de Robert Desnos

L’engouement de Desnos pour le cinéma est tel qu’il écrit également pour le cinéma, livrant à partir de 1925 une vingtaine de textes scénaristiques dont la datation exacte est parfois un peu délicate. Comme nous l’avons déjà mentionné, seuls quatre d’entre eux sont parus de son vivant, en l’occurrence Minuit à quatorze heures. Essai de merveilleux moderne (Les Cahiers du mois, juin 1925, n° 12), Les mystères du métropolitain. Scénario de film sonore et en couleurs (Variétés, 15 avril 1930, n° 12), Les récifs de l’amour (La revue du cinéma, juillet 1930) et Y a des punaises dans le rôti de porc (Les cahiers jaunes, 1933, n° 4). Ces écrits sur et pour le cinéma ont donc été concomitants pendant sept ans, de 1923 à 1930. Puis son écriture sur le cinéma s’arrête vers 1930, et celle pour le cinéma continue. Jusqu’à son arrestation. Pour rappel, parce qu’il ne faut pas oublier : le poète a été dénoncé et arrêté par la Gestapo le 22 février 1944 à 10 heures à son domicile parisien, 19 rue Mazarine. Il a alors été conduit rue des Saussaies puis a été incarcéré le lendemain à Fresnes. Le 20 mars à 14 h 30, Desnos arrive à Compiègne. Il y reste jusqu’au 27 avril 1944. Le 30 avril, il arrive à Auschwitz. Le 14 mai 1944, à Buchenwald. Le 25 mai 1944, à Flossenburg. Les 2-3 juin 1944, à Flöha. Les 7-8 mai 1945 à Terezin. Le 8 juin 1945, à 5 h 30, il décède dans le camp de Terezin, des suites des mauvais traitements et du typhus. Il a 44 ans.

Que dire de ces scénarios un peu atypiques, que nous avons pris l’initiative de nommer « ciné-texte » depuis 2013[40] ?

Examinons, dans un premier temps, les thèmes et motifs. L’amour est l’un des sujets récurrents. Il est même parfois un élément absolument central et le moteur de l’histoire. Son traitement est singulier, car Desnos aborde souvent le couple sous ses facettes sombres et douloureuses : la difficulté de vivre à deux ou encore la non-réciprocité du sentiment amoureux. Il n’est pas ici trop hasardeux de déceler dans cette approche des réminiscences de sa propre vie sentimentale avec Yvonne George, chanteuse et interprète belge dont Desnos fut éperdument amoureux et qu’il surnomme l’Étoile, puis avec Youki, qui fut le second et dernier grand amour du poète, surnommée quant à elle la Sirène. L’autre thème récurrent des textes scénaristiques de Desnos est le voyage. Pourquoi ? Sans doute car il lui permet de multiplier les aventures, les gags, et surtout de mettre en scène les moyens de transport en plein essor à l’époque, signes de modernité. Ces moyens de transport favorisent les courses-poursuites, à l’instar des burlesques américains que le poète affectionne tout particulièrement. Ainsi, le métro est-il au centre du Mystère du métropolitain (1930), dont le titre est sans doute un clin d’oeil aux Mystères de New York, serial de Louis Gasnier sorti en 1914. Desnos a beaucoup aimé ce film à épisodes (14), sur lequel il écrit d’ailleurs à plusieurs reprises. Le thème de la mort est également très représenté. Elle revêt des formes variées et est insérée de façon éclectique dans le corps de ses textes scénaristiques. Elle peut être naturelle. C’est le cas dans Le fils imaginaire (non daté, édité en 1956 dans Simoun, nos 22-23) : une vieille fille d’une trentaine d’années vit dans une maison ouvrière parisienne, au milieu de logements peuplés de familles nombreuses. Elle souffre de sa solitude et de ne pas avoir d’enfant. Un jour où son frère vient lui rendre visite et dort chez elle, on jase dans le quartier. Alors elle se construit petit à petit une histoire : c’était son fiancé ; elle va le rejoindre ; elle s’absente plusieurs mois car elle va avoir un enfant. Quand elle revient, on la questionne. Elle affirme qu’elle a eu un très beau garçon. Et le temps passe. Le garçon est paraît-il à la campagne chez son père, fait des études, est soldat, etc. Les gens s’étonnent de ne jamais le voir. Court alors une rumeur : le père serait « de la haute ». Quand la vieille fille meurt, sans qu’aucun membre de sa famille n’assiste à son enterrement, une commère tire la morale de l’histoire : « Faites donc des enfants ! » La mort peut être également accidentelle, comme dans Y a des punaises dans le rôti de porc ; Cléopâtre lance ses chaussures à un boxeur qui les reçoit en pleine figure, et meurt sur le coup. La mort est parfois la résultante de duels, à l’instar des Récifs de l’amour. Il faut noter aussi la présence de ressuscités. Dans Pulchérie veut une auto, Glouglou est écrasé à plusieurs reprises, mais il se relève toujours. Le cinéma donne le pouvoir de déjouer la mort et permet en quelque sorte l’accès à l’immortalité. Si le crime est bel et bien présent également, il ne sert cependant pas à lancer une enquête policière, comme c’est fréquemment le cas dans les films de l’époque. Une exception : le court scénario d’une page titré Que faisiez-vous le 4 avril ? qui met principalement en cause l’honnêteté du juge d’instruction et pose la question du fonctionnement de la Justice. La police quant à elle est finalement assez peu représentée.

Ce qui est frappant dans les ciné-textes de Desnos, c’est qu’il cherche à réinventer le merveilleux par le truchement du cinéma, surtout dans ses premiers textes. À ce titre, Minuit à quatorze heures. Essai de merveilleux moderne, qui date de 1925, est très signifiant[41]. Le poète conçoit une boule comme un personnage à part entière. Et tout au long de cet écrit, Desnos utilise le motif du rond : des ronds dans l’eau, des pupilles rondes, des ronds de serviette, le bouton rond de la porte, les cerceaux, les pièces de monnaie, le ballon, etc. Desnos joue aussi avec la circularité dans les mouvements qu’ils insufflent à ces éléments : il fait tourner les roues, rouler les cerceaux et les boules, tourner la boule en rond autour des amants, effectuer une sorte de tour du monde à la boule, etc. Le poète exploite également ce motif du rond au-delà de la composition de l’écran. D’une part, il rejoue des séquences à l’identique ou avec de très légères modifications. D’autre part, il prévoit comme accompagnement sonore une musique récurrente, revenant elle aussi de manière cyclique à chaque apparition de la boule : « Note. – Chaque fois que la boule apparaît, la musique joue La Carmagnole[42]. » Cette grosse boule vient troubler la vie d’une femme et de son amant, qui se sont débarrassés du mari. Elle vient les hanter, d’abord par de furtives apparitions. Puis elle s’installe. Elle prend ses aises. Elle saute sur la table. Elle a son couvert. Et elle grossit à une vitesse impressionnante ! Exaspéré, l’amant la chasse à grands coups de pied. Le couple se croit alors débarrassé de ce cauchemar. Mais il n’en est rien. La boule revient, elle roule, elle absorbe les oiseaux, les reptiles, les lapins… Elle prend des forces. Elle devient énorme et finit par engloutir la maison du couple et tout ce qui l’entoure, le couple y compris. La boule est très certainement symbolique du mal-être, voire de la culpabilité de la femme et de son amant ; elle s’immisce progressivement. Elle enfle. Elle est refoulée. Puis elle finit par tout anéantir. Desnos livre bien ainsi une exploration qui cherche à proposer une nouvelle forme de merveilleux, comme le laisse attendre le sous-titre « essai de merveilleux moderne ». Ce texte scénaristique est déconcertant. Il est construit sur la logique des rêves et fonctionne par associations, qu’elles soient phoniques ou sémantiques ; par ricochets, dans une sorte de spirale parfois non dénuée d’humour ; par visions oniriques ; par échos et reprises. Il emporte les futurs spectateurs dans un tourbillon inquiétant qui les laisse dépourvus face à une force contre laquelle ils n’ont pas prise. Dérangeant, il est un appel à soulever les certitudes, à questionner la signification du monde par le biais des images[43].

D’une part, il y a les ciné-textes des années 1920, écrits en toute liberté, et pour lesquels Desnos ne tient pas véritablement compte de la façon dont ils pourront ou non être réalisés. Ces derniers sont par conséquent très inventifs et novateurs. Desnos y convoque beaucoup d’images qu’il met en mouvement et il crée un rythme haletant. Pour parvenir à un tel effet, il compose un texte morcelé en numéros, qui sont parfois l’équivalent d’un plan, mais ce n’est pas systématique, de sorte que ce découpage sert aussi à séparer des changements opérés dans le texte : passage du réel au rêve, transition du sommeil à l’éveil, actions des protagonistes, etc. Cette fragmentation peut également lui permettre de compartimenter ses pensées en images. La syntaxe est très simple, la ponctuation minimale, voire inexistante, si bien que son écriture scénaristique devient en quelque sorte mimétique par les mots des images en mouvement qui défilent sur l’écran.

D’autre part, il y a les textes scénaristiques des années 1930 et du début des années 1940, qui sont plus normalisés et se plient alors davantage aux lois du marché qui régissent désormais le 7e art ; certains sont en quelque sorte « alimentaires », car Desnos a besoin d’argent. Ainsi se lance-t-il dans la rédaction de synopsis comme Le fils artificiel. C’est une « idée très résumée[44] » écrite pour l’agence de scripts des époux Tual, Synops[45]. Desnos l’accompagne d’une lettre éclairante lorsqu’il l’envoie à Roland Tual :

Mon cher Roland,
Voila [sic] le travail comme dit Chevalier. Si tu m’en trouves quatre sous c’est très bien.
Naturellement je vends l’entière propriété et réclame de ne pas signer. J’ai peur tout de même de devenir un peu gateaux [sic].
Affectueusement à vous deux.
Desnos[46].

Quelle est cette « idée très résumée » ? Cesar Paturon converse avec une nourrice dans un bureau moderne. Il lui dit qu’elle pourra voir l’enfant qui va naître dans 4 minutes et 17 secondes, et il lui montre la mère : une étrange machine. Daniel la manoeuvre et augmente la pression pendant que Cesar explique comment il a inventé la machine à faire des enfants. La nourrice s’inquiète, pensant avoir affaire à un fou. Il lui présente alors sa fiancée. La nourrice est furieuse et l’insulte. Cesar et sa fiancée pénètrent dans le laboratoire. On découvre un bébé, Fernandel, vêtu d’un caleçon. La pression a été trop forte : le bébé a trente-cinq ans mais il ne sait pas parler. Le couple a donc un enfant aussi vieux que le père, et à qui il faut tout apprendre. Cependant, malgré les difficultés, ses progrès sont rapides. Puis Fernandel tombe amoureux de la fiancée :

Comment tout cela se résoudra-t-il ? C’est le travail du scénariste qui a toute liberté pour traiter le sujet. Mais on suppose qu’à la fin Fernandel, dégoûté de la vie des hommes met en marche à l’inverse la machine à faire des enfants, pénètre dedans et se réintègre au néant. À la dernière image, Cesar et la fiancée retrouvent le bonheur et rêvent devant un jouet cassé, seul souvenir de leur « fils artificiel »[47].

Citons aussi Bonsoir mesdames, bonsoir messieurs, réalisé par Roland Tual. À partir de 1942, Robert Desnos travaille avec Claude Marcy[48], pour le scénario de Bonsoir mesdames, bonsoir messieurs. Le poète est crédité pour les dialogues, mais, dans la mesure où il maîtrise parfaitement le sujet abordé, en l’occurrence l’univers de la radio pour laquelle il a eu une activité intense[49], et comme Claude Marcy écrit là son premier scénario, on peut légitimement se demander si la participation de Desnos s’est cantonnée aux seuls dialogues. Voici le résumé proposé au comité d’attribution des avances :

Le scénario présente, sous un aspect humoristique l’activité d’un centre de radiodiffusion : il établit un parallèle amusant entre l’idée que s’en fait le public et une réalité tout de même assez fantaisiste. L’action, nouée autour de divers postes de réception des locataires d’un immeuble, se concentre ensuite dans les studios. L’intrigue qui met aux prises un speaker avec une jeune artiste lyrique conduit successivement le spectateur à travers les bureaux et ateliers du studio, les coulisses d’un théâtre, la vie privée des principaux personnages, etc. Tout se termine bien entendu comme il est de règle au cinéma[50].

Pour ce qui est du ton comme de la phrase finale, ce résumé non signé pourrait bien être de la plume de Desnos. Le procès-verbal no 23 du 5 mai 1943, établi par le comité d’attribution des recettes, communique la conclusion du premier examen : « Le scénario est amusant et si les prises de vues sont traitées sur un rythme rapide, le film devrait être assuré d’une bonne carrière commerciale. » Le 16 février 1944, le film est sur les écrans. Et le 22 février 1944, Robert Desnos – nous l’avons rappelé – est arrêté.

Le seul cinéma visible du cinéma rêvé par Robert Desnos est L’étoile de mer, dont le générique précise : « [P]oème de Robert Desnos tel que l’a vu Man Ray. » Début 1928, Desnos écrit et lit à Man Ray et Kiki de Montparnasse, chez qui il dîne, un poème qu’il vient de composer. Man Ray voit dans chacun des vers de ce poème des images nettes, détachées, d’un lieu, d’un homme, d’une femme. Pas d’action dramatique pense-t-il, mais tous les éléments d’une action possible y sont. Man Ray décide par conséquent de le porter à l’écran. Des manuscrits prouvent que Desnos ne s’est pas contenté de l’écriture de ce poème, et qu’il a oeuvré au scénario même. Il a aussi envisagé la musique[51]. Ainsi prévoit-il tant « Plaisir d’amour » que « Le beau Danube bleu » et « La carmagnole » que « O sole mio » comme accompagnement musical. Kiki de Montparnasse interprète la femme. André de la Rivière, l’homme. L’homme qui passe furtivement est Robert Desnos. C’est la seule image filmée que nous avons de lui. Le film réalisé par Man Ray emballe Desnos. Il correspond pleinement au cinéma dont il rêve et qu’il a défendu dans ses textes. De fait, il ne tarit pas d’éloges sur la mise en scène de Man Ray :

Man Ray seul pouvait concevoir les spectres qui, surgissant du papier de la pellicule devaient incarner, sous les traits de mon cher André de la Rivière et de l’émouvante Kiki, l’action spontanée et tragique d’une aventure née dans la réalité et poursuivie dans le rêve […] Grâce aux opérations ténébreuses par quoi il a constitué une alchimie des apparences, à la faveur d’inventions qui doivent moins à la science qu’à l’inspiration, Man Ray avait construit un domaine qui n’appartenait plus à moi et pas tout à fait à lui. Qu’on n’attende pas une savante exégèse des intentions du metteur en scène. Il ne s’agit pas de cela. Il s’agit du fait précis que Man Ray, triomphant délibérément de la technique, m’offrit de moi-même et de mes rêves, la plus flatteuse et la plus émouvante image[52].

Dans ses textes sur le cinéma, Desnos s’est toujours refusé « à faire le “récit” » des films, tant il tient pour certain « que la surprise est nécessaire au cinéma, comme dans le rêve, comme dans la réalité… ». Il s’est toujours refusé également à s’adonner à des « articles de complaisance », si bien qu’il n’a « jamais fait l’éloge d’un mauvais film et de mauvais acteurs[53] ». Droit, fidèle à ses convictions et lucide, Desnos sait bien que « le journalisme actuel n’est “journalisme” que par le nom » et qu’il n’est « en réalité qu’un duel entre les partisans de l’opinion individuelle et les partisans de la publicité, duel où les premiers sont nécessairement vaincus par les seconds[54] ». En revanche, il ajoute : « Moi, qui parle ainsi, n’ai jamais eu à subir de telles capitulations. Je le dois, à la fois à mon sale caractère, à mon célibat qui me dégage de toute obligation matérielle envers d’autres que moi-même et à ceux, très rares, qui ont eu le courage de “m’employer”[55]. » Les textes sur le cinéma de Desnos sont en effet insoumis. Sa critique – sociale, polémique et militante – prend position sur des sujets d’actualité ; les thèmes qui alimentent les discussions de l’époque sont abordés et ses écrits deviennent un outil de propagation de convictions artistiques et politiques. Sa critique est également poétique ; elle tente de partager les expériences émotionnelles vécues, elle se vit pleinement et génère une identification cathartique du lecteur ; elle est dans la subjectivité, voire la démesure, toutes deux assumées. La critique de Desnos est une critique de participation, une sorte de critique d’humeur.

En passant d’une écriture sur à une écriture pour le cinéma, Desnos cherche à inventer un nouveau langage, en symbiose avec la vision qu’il a du cinéma. Ainsi ses premiers ciné-textes correspondent pleinement à la manière dont il désire et rêve le cinéma. Grâce à eux, il explore des voies scénaristiques nouvelles qui s’inscrivent dans la lignée de ses multiples et constantes aventures artistiques : les dessins des séances hypnotiques ; les jeux de mots – qui se veulent le résultat d’une communication téléphatique avec Marcel Duchamp, alors aux États-Unis –, de Rrose Sélavy ; les expérimentations poétiques du Langage cuit ou de L’aumonyme ; l’appréhension de la radio comme instrument à rêver et à faire rêver, faisant de lui le poète le plus écouté de France et le pyrogène de la participation des auditeurs ; le virtuose des slogans publicitaires radiophoniques, etc. Du point de vue cinématographique, Desnos, contrairement à certains surréalistes qui s’essaient aussi à l’exercice, comme Benjamin Fondane, témoigne que sa finalité première est bien la réalisation par les indications techniques apportées, les commandes acceptées ou encore les démarches entreprises. Certes, les mentions de mise en scène sont parfois peu étoffées, mais cela est dû, selon nous, à un manque de maîtrise des potentialités techniques – dont les règles de fonctionnement et le lexique ne sont pas encore parfaitement constitués – qui engendre de fait maladresses et manquements. C’est aussi, nous semble-t-il, la raison pour laquelle subsistent çà et là des réminiscences d’un langage purement poétique, dont Desnos a pleine pratique. Pour le cinéma, en revanche, il tâtonne et il expérimente. On l’a mentionné, Desnos rejette la littérature et le théâtre au cinéma. Il ne cherche pas à construire une structure narrative conventionnelle ni à formuler de jolies phrases. Son écriture est le plus souvent très concise. Il a sans doute conscience que tout effet littéraire est perturbateur dans le sens où il ne peut être retranscrit tel quel sur l’écran. Mais ses textes ne sont pas pour autant aplatis, simplifiés ou technicisés. Ils sont tout à fait autonomes et lisibles en l’état, et ils portent en eux des spécificités intéressantes, comme un jaillissement d’images mentales, une exaltation de l’imaginaire et un pouvoir déconcertant lié aux visions incongrues et aux collisions visuelles inattendues. Les premiers ciné-textes écrits par Robert Desnos dans les années 1920 correspondent bien au cinéma dont il rêve. Puis, des changements apparaissent au fur et à mesure. Desnos a envie que ses inventions prennent vie sur l’écran ; alors il fait évoluer son écriture dans cette optique, sans aller pour autant à l’encontre de sa vision du cinéma. Il n’en sera malheureusement pas tout à fait de même pour d’autres textes scénaristiques ultérieurs. Robert Desnos a aussi écrit des scénarios pour lesquels il n’est pas crédité. « Menteur comme un générique », tel serait le bon mot trouvé par son ami Jacques Prévert, qui, dans ce contexte, prend tout son sens. La déception de Desnos est en quelque sorte à la hauteur des espoirs engendrés par les images animées et il pointe du doigt les responsables, comme dans ce court extrait d’un article de 1927 : « Une fois de plus, les intellectuels auront gâché, au détriment des poètes, une forme d’expression humaine, et le monde, un instant en proie aux rêves, attendra dans les chaînes de l’intelligence que les poètes viennent mettre le feu aux celluloïds dérisoires et aux écrans opaques[56]. »

Le cinéma de Robert Desnos est resté quasiment invisible, dans la mesure où il n’a que très peu pris vie sur les écrans des salles obscures. Pourtant, il existe. Il nous appartient de souffler sur l’épais voile de poussière qui l’a recouvert, de le faire sortir de l’oubli dans lequel il a été plongé et de combattre les idées erronées, trop souvent colportées par ceux qui ont voulu minimiser sa production et son intérêt, considérant que seuls les écrits critiques méritaient d’être analysés.