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La promotion de l’économie touristique, levier de la politique d’aménagement du territoire, mobilise une série d’acteurs en réseaux qui interagissent sur la base d’une histoire commune (Piore et Sabel, 1984). La gestion du territoire « reflète la capacité des acteurs à mettre en valeur les ressources locales, en exploitant leurs dimensions historiques, naturelles, économiques et sociales » (Guillemot etal. , 2008 : 522). Le seul critère de proximité spatiale (Colletis et Pecqueur 2005) est donc insuffisant pour saisir la complexité des rapports tissés entre les différents acteurs.

La gouvernance d’un territoire est liée à l’attractivité et à la préservation de ses ressources naturelles ou culturelles (Raboteur, 2000). Le territoire, acteur collectif, regroupe différentes parties prenantes (Freeman, 1984 ; Frooman, 1999 ; Rowley et Moldoveanu, 2003) et l’analyse de leur positionnement s’avère particulièrement utile pour aider à la prise de décision « lorsque différentes parties prenantes ont des intérêts contradictoires, lorsque les ressources sont limitées et lorsque les besoins des acteurs en présence doivent être finement équilibrés » (Mayers, 2005 : 2).

En France, la Loi de décentralisation de 2002 a prévu la mise en place d’un processus d’aménagement de l’État unitaire pour transférer des compétences administratives de l’État vers des entités ou des collectivités territoriales locales, avec les ressources financières correspondantes. La culture représente à elle seule une des compétences majeures à partager entre les différents échelons territoriaux. La France est dotée d’un riche passé culturel et son offre est très diversifiée, comprenant plus de 43 000 monuments classés ou inscrits [1] . En 2015, la France compte en effet 41 biens inscrits au Patrimoine mondial par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), dont 37 culturels, trois naturels et un mixte. Ces inscriptions, synonymes de reconnaissance universelle, sont susceptibles de drainer des flux touristiques importants (Boyd et Timothy, 2006), même si cela ne constitue pas toujours pour les touristes un critère de choix en matière de destination (Marcotte et Bourdeau, 2006). Le pont du Gard est un de ces biens culturels d’exception de la région Languedoc-Roussillon ; il a accueilli en 2014 un million et demi de visiteurs et fêté le trentième anniversaire de son classement en 2015. Cet aqueduc romain constitue un trait d’union entre Nîmes et Uzès, dans le département du Gard.

Dans le but de faciliter la mise en œuvre de cette Loi de décentralisation, notamment dans le domaine de la culture, le législateur a créé un outil spécifique de gestion touristique de sites majeurs : l’Établissement public à coopération culturelle (désormais E PCC). Sa gouvernance offre comme principal avantage une meilleure prise en considération de l’ensemble des acteurs, dont de nouvelles parties prenantes mises en situation partenariale. Dans l’esprit des initiateurs de la loi, l’EPCC doit permettre de « faire plus et mieux de culture » avec des outils adaptés à un contexte culturel et artistique qui s’est profondément modifié et un contexte institutionnel qui a évolué. Des établissements prestigieux comme l’Opéra de Lille, le palais des Papes à Avignon ou le musée Louvre-Lens fonctionnent sous ce statut.

L’objet de cette recherche est de mieux comprendre la dynamique des relations de gouvernance entre parties prenantes, dans le cadre d’une gestion patrimoniale et culturelle décentralisée. À partir d’entretiens réalisés auprès de parties prenantes, contractuelles et non contractuelles, elle vise à proposer une typologie basée sur trois attributs : le pouvoir, la légitimité et l’urgence (Mitchell et al. , 1997). L a théorie des parties prenantes, dans une première partie, facilitera la compréhension des acteurs et de leurs rapports de force. La partie suivante explicitera la méthodologie de la recherche empirique menée auprès des parties prenantes du pont du Gard. Les résultats seront ensuite exposés, puis discutés de manière analytique et prescriptive.

Les parties prenantes et leurs relations : exposé des cadres théoriques

Dans son livre fondateur, Strategic Management: A Stakeholder Approach, R. Edward Freeman (1984 : 46) définit la notion de parties comme « tout groupe ou individu qui peut affecter ou être affecté par la mise en œuvre des objectifs d’une entreprise ou d’une autre organisation » [notre traduction]. La littérature a depuis évolué et une vision contractuelle élargie s’est développée. Elle englobe les parties prenantes qui possèdent un droit légitime vis-à-vis de la firme (Hill et Jones, 1992), qui montrent un intérêt (Evan et Freeman, 1993) ou le revendiquent (Clarkson, 1995). James Post, Lee Preston et Sybille Sachs (2002), quant à eux, distinguent celles qui créent de la valeur et celles qui en supportent les risques, en d’autres termes celles qui influencent ou subissent l’activité de la firme (Charreaux et Desbrières, 1998).

La théorie des parties prenantes permet de considérer des indicateurs pertinents et non uniquement liés à la performance économique. Ainsi, Maria Bonnafous-Boucher et Yvon Pesqueux (2006) écrivent qu’elle permet l’exploration de champs d’application larges : gestion stratégique, droit du travail et des sociétés, sciences politiques, philosophie politique et morale. Le cas du pont du Gard observé sous le prisme de la théorie des parties prenantes offre l’avantage d’une prise en compte de l’hétérogénéité des parties en présence ainsi que la diversité de leurs intérêts qui gravitent autour d’un même site touristique d’envergure.

Selon Yvon Pesqueux (2006), le management des parties prenantes conduit les organisations à une meilleure performance en termes de profitabilité, de stabilité et de croissance. Depuis les années 1950, il associe différentes parties prenantes, comme des hôteliers, des investisseurs et des ingénieurs, mais également, et de manière croissante, des représentants des collectivités locales et de l’État (Bouneau, 2007) . Pascale Marcotte et Laurent Bourdeau (2010) soulignent par ailleurs l’hétérogénéité de ces acteurs qui peut rendre leur coopération quelquefois difficile. Quant à Archie Carroll (1989) et Max Clarkson (1995), ils établissent une classification pour distinguer les parties prenantes contractuelles et non contractuelles :

  • Les parties prenantes contractuelles désignent les personnes internes ou externes à l’entreprise liées contractuellement (actionnaires, parties prenantes internes, comme les actionnaires ou le personnel, ou externes, comme les fournisseurs ou les clients…). Ces parties prenantes primaires sont en relation directe et normalisées avec l’organisation.

  • Les parties prenantes non contractuelles, dites secondaires ou diffuses , représentent la communauté sociale. Elles peuvent influencer la politique de l’établissement (associations, médias, organisations non gouvernementales, habitants…) ou au contraire être affectées par celle-ci.

Le croisement théorique des sciences de la gestion appliqué à un site patrimonial a déjà été abordé par les chercheurs. Il est intéressant à cet égard de souligner l’étude menée par Mathieu Dormaels (2013) sur la patrimonialisation du centre historique de la ville d’Arequipa au Pérou. Il a fallu beaucoup de temps et de concertation pour faire aboutir le site sur la Liste du patrimoine mondial. Le processus de patrimonialisation d’un lieu est un projet politique, générateur de représentations qui évoluent dans le temps. L’étude des transformations physiques, symboliques et sociales du site et la restitution interprétative du phénomène de patrimonialisation mettent en exergue un processus qualifié d’hybride, qui produit alors un nouvel espace de gestion complexe, orienté vers une vision plus intégrée du patrimoine mondial culturel et naturel. Dans son étude sur la gestion participative du Vieux-Québec, Dormaels (2016) recense des facteurs clés de succès. En tout premier lieu, domine la volonté politique d’écouter les différentes parties prenantes dont les objectifs divergent. Puis, la question de la représentativité des parties prenantes se pose, certaines d’entre elles refusant d’être incluses dans la concertation. Enfin, la crédibilité du processus est en jeu, dans la mesure où l’implication des parties prenantes doit être payée de retour par la prise en compte de leurs besoins. La question de la mesure de la performance d’un site patrimonial inscrit sur la liste de l’UNESCO reste cependant posée, de l’avis de Francesco Badia et Fabio Donato (2013), ces auteurs prônant une meilleure transparence en la matière.

L’Organisation mondiale du tourisme écrit que le tourisme doit tenir « pleinement compte de ses impacts économiques, sociaux et environnementaux actuels et futurs, en répondant aux besoins des visiteurs, des professionnels, de l’environnement et des communautés d’accueil  » (UNWTO, n.d.). Cette définition met en exergue les principes du développement durable et la recherche d’un juste équilibre économique, social et environnemental notamment envers les communautés d’accueil. Un développement touristique territorial durable se base donc sur la coopération entre les parties prenantes qui œuvrent pour « respecter l’authenticité socioculturelle des communautés d’accueil, conserver leur patrimoine culturel bâti et vivant, ainsi que leurs valeurs traditionnelles, et contribuer à la tolérance et à la compréhension interculturelles » ( ibid. ).

Les conflits qui peuvent émerger entre acteurs provoquent des tensions et des dysfonctionnements qui nuisent aux relatio ns. Julien Freund (1983) voit le conflit d’acteurs se cristalliser autour d’un objet disputé. Cela engendre, pour James March et Herbert Simon (1958), un blocage des mécanismes normaux de prise de décision et se diffuse comme une maladie inhérente au fonctionnement de l’organisation (Crozier et Friedberg, 1997). Il faut alors la soigner afin de restaurer un ensemble (Rojot, 1994) et éviter un affrontement stérile basé sur des divergences d’intérêts réelles ou perçues.

Les écrits relatifs aux types de conflits qui affectent les processus de groupe et les résultats abondent. Les conclusions diffèrent cependant selon les méta-analyses réalisées ( De Dreu et Weingart, 2003 ; DeChurch et al. , 2013). Le conflit peut se présenter sous trois dimensions : relations, tâches et méthodes (Jehn, 1995 ; 1997 ; Jehn et al. , 2008). Les premiers découlent d’incompatibilités interpersonnelles ; les seconds concernent des désaccords en termes d’enjeux et de contenu du travail (Chedotel et al. , 2013) ; les derniers concernent la manière de faire le travail et les personnes désignées pour le faire. Des désaccords s’ensuivent et se cristallisent autour des méthodes de travail, du partage du pouvoir et des responsabilités.

La seule prise en compte des intérêts des actionnaires a depuis Freeman (1984) été élargie à l’inclusion d’autres parties prenantes en interaction. Ronald Mitchell, Bradley Agle et Donna Wood (1997), partant du principe d’une inégalité des attentes et des rapports de force, ont proposé une typologie permettant de mieux comprendre la nature de leurs relations. Elle est fondée sur trois attributs : le pouvoir (la capacité d’influencer les décisions organisationnelles et d’imposer sa volonté), la légitimité (la perception générale que les actions d’une partie prenante sont appropriées, reconnues et acceptées) et enfin l’urgence (le degré à partir duquel les revendications d’une partie prenante appellent une attention immédiate). Ils les hiérarchisent selon leur nombre d’attributs (1, 2 ou 3) et les différentes combinaisons possibles (voir tableau 1 ). Les parties prenantes incontournables doivent impérativement être incluses dans un processus de participation ou de concertation. Elles sont dotées des trois attributs et sont qualifiées de « définitives ». L’importance des parties prenantes décroît ensuite. Celles qui n’ont que deux attributs sont dites « en attente » (dépendantes, dangereuses et dominantes) et celles qui n’en ont qu’un s’avèrent « latentes » (dormantes, demandeuses et discrétionnaires). La catégorie des non-parties prenantes sans attribut est totalement exclue de la concertation.

Fig. 1

Tableau 1 : Typologie des parties prenantes selon le nombre d’attributs

Tableau 1 : Typologie des parties prenantes selon le nombre d’attributs
Source : Adapté de Mitchell et al. , 1997

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Le développement du territoire suppose que les parties prenantes communiquent, s’entendent et s’organisent afin de manifester leur « capacité à construire du territoire et à créer du lien social par l’expression collective » (Bonerandi, 2005 : 91). Leurs interactions peuvent être coopératives ou conflictuelles, en fonction de leurs besoins, croyances, intérêts et préoccupations. En cas de conflit, différentes approches sont possibles : la collaboration/résolution de problèmes, la compétition, la fuite, l’abandon ou le compromis (Pruitt et Rubin, 1986).

Méthodologie de la recherche

L’étude menée s’appuie sur un questionnaire soumis à deux familles de parties prenantes qu’il convient de distinguer : contractuelles et non contractuelles. La première catégorie est composée des membres du conseil d’administration de l’Établissement public de coopération culturelle. Il s’agit d’un établissement constitué d’une collectivité territoriale qui gère un service public culturel et de ses partenaires territoriaux. La deuxième, non contractuelle (communes non riveraines, associations, professionnels du tourisme institutionnel et autres acteurs privés), est associée de façon indirecte à l’EPCC et a une plus ou moins grande influence. Cela étant, les deux catégories concernées à différents titres par la gestion décentralisée du site du pont du Gard ont des intérêts collectifs communs, mais aussi des préoccupations spécifiques qui peuvent se révéler en contradiction avec celles d’autres acteurs. Le contexte historique et managérial ainsi que le protocole de recherche sont maintenant exposés.

Le contexte lié à la gestion du site pont du Gard

L’aqueduc romain du pont du Gard, dans la région Languedoc-Roussillon, avec ses 49 mètres de hauteur, est le plus élevé du monde. Il comporte trois rangées d’arches superposées (6 arches au premier niveau, 11 arches au second niveau et 47 arceaux). Près de un millier d’hommes ont travaillé sur ce chantier (achevé en seulement cinq ans) qui a permis d’alimenter la ville de Nîmes en eau courante pendant cinq siècles, à partir d’une source située à Uzès, à une cinquantaine de kilomètres de la capitale du Gard.

Le pont du Gard : un chef-d’œuvre architectural romain à protéger

L’ouvrage a été inscrit sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en décembre 1985. Il est le premier site français à avoir reçu, en 2004, le Label « Grand Site de France » décerné par le ministère de l’Écologie et du Développement durable, dont l’objectif est « d’assurer le maintien (ou la reconstitution) de la qualité des sites tout en favorisant un développement local essentiellement axé sur le tourisme » (Duval et Gauchon, 2007 : 147). Ce label, renouvelé en 2011, certifie la démarche de qualité et de gestion durable engagée par l’établissement public, qui allie accueil touristique, vie locale et protection de l’espace naturel. En 2014, seuls quatorze sites ont pu s’en prévaloir [2] . L’illustration 1 retrace les grands repères historiques liés au pont.

Fig. 2

Illustration 1 : Repères chronologiques du pont du Gard

Illustration 1 : Repères chronologiques du pont du Gard
Source : Les auteurs

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En 1988, et surtout en 2002, le site a été touché par de violentes inondations, l’eau est montée jusqu’aux trois quarts des arches du niveau inférieur, soit une hauteur inédite d’environ 20 mètres. Afin de préserver cet édifice de l’afflux de touristes et de catastrophes climatiques, l’État a financé en 2000, avec l’aide des collectivités locales, de l’UNESCO et de l’Union européenne, d’importants aménagements : un musée, des espaces boutiques et aires de restauration, un parcours découverte « mémoire de garrigue » et un espace ludique dédié aux enfants. Des expositions artistiques et culturelles y sont régulièrement organisées.

Une gestion décentralisée assurée par un EPCC sur fond de réforme territoriale

Le pont du Gard représente aujourd’hui un des monuments les plus visités de France ; il a accueilli 1 500 000 touristes français et étrangers en 2014. La gestion du site avec ses 165 hectares d’espaces naturels classés est assurée par un EPCC depuis 2003, une nouvelle forme juridique issue de la Loi du 4 janvier 2002, qui a contribué à sécuriser et à stabiliser la gestion des services publics culturels (Martor, 2010). Cette forme répond aux besoins de soutien nés de la décentralisation, qui a entraîné le transfert des compétences administratives de l’État vers les collectivités locales.

Outre les 103 salariés qui travaillent dans l’EPCC, on estime à plus de 1600 les emplois indirects et induits et à 160 millions d’euros les retombées économiques dans la région. Son conseil d’administration est composé de 25 membres, rassemblant des représentants de l’État, du Conseil régional du Languedoc-Roussillon, du Conseil général du Gard, des trois communes riveraines (Castillon du Gard, Remoulins et Vers-Pont-du-Gard), ainsi que des personnalités qualifiées et des représentants du personnel.

Le projet d’aménagement a suscité de vives réactions. Jusqu’alors déficitaire jusqu’à la création de l’EPCC, l’objectif est, outre de trouver un équilibre budgétaire, de développer de nouveaux axes de commercialisation. À cette fin, l’établissement public a voté à l’unanimité en 2013 un droit de péage sur le site. Les habitants et les contribuables du territoire ont regretté l’absence d’un droit de péage sur le site, ce qui a fédéré les mécontents qui ont alors multiplié pétitions et manifestations. À ce contexte tendu, s’ajoute l’incertitude de l’avenir du site avec la réforme territoriale en cours. Traditionnellement, la décentralisation a fait cohabiter quatre échelons administratifs locaux : 101 départements, 36 700 communes, 22 régions et 2600 groupements intercommunaux qui se partagent des compétences. La réforme territoriale transforme cette architecture, par la Loi du 7 août 2015, sur la base de 13 méga-régions. La région Languedoc-Roussillon désormais associée à celle de Midi-Pyrénées constitue un des territoires européens les plus dynamiques en matière de croissance démographique [3] .

Protocole de recherche

La présente étude adopte une méthodologique qualitative qui s’inscrit dans une démarche de type exploratoire et compréhensive (Wacheux, 1996 ; Dumez, 2013). Deux types de données ont été recueillis. D’une part, des documents, écrits, audio et audiovisuels, tant internes (documents de présentation du site, procès-verbaux des réunions du conseil d’administration, vidéos) qu’externes (articles de la presse économique, émissions télévisées et radiophoniques, rapport de la Cour des comptes) ont été traités selon les principes de l’analyse de contenu classique (Miles et Huberman, 2005 ; Bardin, 2007). D’autre part, pour chaque catégorie de parties prenantes, une série d’entretiens semi-directifs a porté sur la définition de son rôle, de sa perception des autres parties prenantes et de son approche de la gestion du site. Au total, 11 entretiens d’une durée moyenne de 60 minutes ont été conduits, en face à face ou par téléphone, permettant de contextualiser ce cas et d’explorer ces données. Ils ont été enregistrés, puis retranscrits, 24 heures au maximum après qu’ils aient été menés. Un double codage a été réalisé, avec au final un niveau d’accord inter-codeur acceptable (0,96) puisque supérieur aux 80 % préconisés dans la littérature (notamment Miles et Huberman, 2005). Une analyse thématique a ensuite été réalisée pour identifier leurs perceptions vis-à-vis des autres parties prenantes, leurs convergences et divergences. Une distinction en fonction d’un lien contractuel présent, ou non, a été faite et deux groupes ont été distingués.

Groupe A : Les parties prenantes contractuelles

Il s’agit de personnes salariées qui, par leur statut, influent sur la politique de l’EPCC du pont du Gard, soit des membres du conseil d’administration, en leur qualité d’élus à l’échelle locale ou départementale. Les parties prenantes contractuelles ont une importance élevée pour l’EPCC et leur influence est significative : elles comprennent certains membres du personnel chargés de la mise en œuvre du projet de gestion et de développement (directeur général et cadre commercial). Elles ont une voix consultative au conseil d’administration et des élus (conseiller départemental, maire) en leur qualité de décisionnaires, membres du conseil d’administration.

Groupe B : Les parties prenantes non contractuelles

Il regroupe l’ensemble des personnes intéressées à titre individuel (dont des acteurs socioéconomiques) ou collectif (associations…), sans qu’elles aient nécessairement un lien direct « officialisé » avec la structure. Ces parties prenantes ont un degré d’influence et d’importance variable au sein de l’EPCC. Les personnes interrogées correspondent à des groupes d’intérêt, tels que des professionnels du tourisme et de l’hôtellerie, une association de randonneurs ou de cyclistes, ou encore l’exploitant d’un site touristique à rayonnement régional. Le tableau 2 précise la composition de l’échantillon.

Fig. 3

Tableau 2 : Composition de l’échantillon

Tableau 2 : Composition de l’échantillon
Source : Les auteurs

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Afin de strictement respecter l’anonymat exigé par les répondants, seuls les groupes d’appartenance (partie prenante contractuelle ou non contractuelle) sont mentionnés. Les fonctions des répondants sont masculinisées et rendues plus génériques.

Résultats

Pour mieux comprendre les relations entre parties prenantes, une typologie des parties prenantes par attributs, basée sur celle de Mitchell et al. (1997), a été construite. Trois axes de compréhension complètent l’analyse. Le premier concerne la présentation d’une typologie des parties prenantes par attributs, le deuxième s’intéresse aux jeux de pouvoir entre elles, enfin la question de la gratuité d’accès au site qui a généré rancœurs et frictions est analysée.

Construction d’une typologie des parties prenantes par attributs

La construction d’une typologie, adaptée de celle de Mitchell et al. (1997 : 874), permet de distinguer les parties prenantes contractuelles et non contractuelles selon leurs attributs saillants : le pouvoir, la légitimité et l’urgence. L’ illustration 2 en propose une représentation et les distingue selon leurs combinaisons d’attributs : dormantes – discrétionnaires – demandeuses – dominantes – dangereuses – dépendantes – définitives – non-parties prenantes. Elle prend en considération le fait qu’elles soient contractuelles ou non, ou bien qu’elles n’aient pas encore fait l’objet d’étude à ce stade de la recherche.

Fig. 4

Illustration 2 : Typologie des parties prenantes par attributs

Illustration 2 : Typologie des parties prenantes par attributs
Source : Les auteurs

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Il ressort de l’analyse que les différentes parties prenantes ont un pouvoir d’influencer les décisions à géométrie variable.

Globalement, les parties prenantes contractuelles se positionnent au centre des décisions, grâce à leur présence au sein de l’organe de gouvernance de l’EPCC. Les parties non contractuelles, à l’exception des personnalités qualifiées dont les avis rendus à l’EPCC sont consultatifs, se répartissent entre les parties prenantes latentes et celles en attente. Les premières n’ont qu’un seul un attribut et sont subdivisées en dormantes (1), discrétionnaires (2) ou demandeuses (3). Les parties prenantes dormantes (1) ont le pouvoir d’imposer leur volonté, sans toutefois disposer de la légitimité ou de l’urgence qui impliquerait un examen attentif et rapide de leurs attentes. Elles interagissent peu avec l’EPCC. À ce stade de la recherche, aucune partie prenante n’entre dans cette catégorie.

Les secondes, parties prenantes discrétionnaires (2), ont un caractère de légitimité, sans toutefois disposer d’un réel pouvoir ou d’une possibilité de perception d’urgence dans leurs requêtes. Les résultats montrent que les personnes qualifiées (experts) pouvant de manière consultative donner un avis à l’EPCC appartiennent à cette catégorie.

Enfin, les partes prenantes demandeuses (3) expriment des requêtes urgentes, mais ne sont dotées ni de pouvoir, ni de légitimité. Deux types de parties prenantes en font partie. C’est le cas des associations et des communes non riveraines. D’une part, les associations ont la possibilité de mobiliser d’autres acteurs afin d’alerter l’opinion publique et de faire valoir leurs revendications, et ainsi d’influencer l’EPCC. Elles mobilisent, lors de manifestations, les élus, les habitants et la presse dans le but de faire valoir leurs revendications de libre passage. D’autre part, les communes non riveraines ne bénéficient pas de la même manne budgétaire et touristique que les trois communes riveraines, admises elles à siéger au sein du conseil d’administration de l’EPCC.

Les parties prenantes qui ont deux attributs sont considérées comme expectant stakeholders  ; il ne leur manque qu’un attribut pour devenir parties prenantes définitives. Leur rôle est perçu comme étant plus actif que celui des parties prenantes latentes et l’EPPC semble plus attentif à leurs intérêts. Elles peuvent être dépendantes (6), sans pouvoir, mais apparaissent légitimes et leurs revendications peuvent prendre un caractère d’urgence. C’est le cas des employés du site, représentés au sein de l’EPCC, dont les répondants ressentent une certaine difficulté à peser sur les décisions de l’organisme gestionnaire. Quant aux « dangereuses » (5), elles possèdent pouvoir et urgence, elles peuvent utiliser des moyens coercitifs, parfois violents, pour faire aboutir leurs revendications. Elles doivent donc être particulièrement surveillées par l’organe gestionnaire. Il s’agit, de l’avis des répondants, des associations environnementales et de randonneurs, qui n’hésitent pas à lancer des actions spectaculaires pour faire avancer leurs revendications. Les « dominantes » (4) ont des demandes considérées légitimes et savent comment les faire respecter grâce à leur pouvoir. Il faut donc les prendre en considération. C’est le cas des socio-professionnels du tourisme qui bénéficient d’une écoute attentive.

Enfin, avec ses trois attributs , l’EPCC, partie prenante définitive (7), joue le rôle de « médiateur-régulateur ». Son fonctionnement est assuré à hauteur de 70 % par autofinancement, le reste étant subventionné par les collectivités territoriales, comme la Région et le Département. Son conseil d’administration est composé de 25 membres, rassemblant des représentants du Conseil départemental du Gard (qui subventionne à hauteur de 2,7 millions d’euros en 2015), du Conseil régional (qui verse 1 million d’euros), de l’État (représenté par le préfet, la Direction régionale des affaires culturelles [DRAC], la Direction régionale de l’environnement [DIREN]) et du maire des trois communes riveraines (Castillon du Gard, Remoulins et Vers-Pont-du-Gard). Des personnalités qualifiées et des représentants du personnel sont également associés.

Perception des parties prenantes et jeux de pouvoir

L’analyse des jeux de pouvoir met en évidence la complexité du contexte dans lequel est intervenu l’EPCC, les perceptions des parties prenantes entre elles, ainsi que la cristallisation des mécontentements autour d’un conflit portant sur la fin de l’accès gratuit au site.

Le contexte de reprise de l’EPCC

Les parties prenantes contractuelles reconnaissent que la reprise de l’EPCC est intervenue dans un contexte difficile. « L’établissement était géré au départ par la Chambre de commerce et d’industrie. Un changement de statut est intervenu en 2004 pour devenir Établissement public de coopération culturelle » [Répondant du groupe A]. La situation financière était alors « déficitaire en raison d’une mauvaise gestion » [Répondant du groupe A]. Les reproches portaient sur « une absence de vision stratégique commerciale adaptée selon les types de clientèles visées (scolaires, autocaristes, groupes, séminaires d’entreprise, etc.) et un déficit d’exploitation » [Répondant du groupe A]. En période de difficultés budgétaires, « on aurait dû théoriquement licencier du personnel, car l’équipe salariée compte quand même plus de 80 personnes. Le personnel a très bien réagi en acceptant des restrictions salariales et le sacrifice de leurs primes pour sauver les postes » [Répondant du groupe A]. La nouvelle direction a dû alors opérer une « remodélisation de l’esprit pont du Gard » [Répondant du groupe A]. Le démarrage de l’EPCC s’est donc fait dans des conditions difficiles et laisse encore des traces. « Tout ce que j’ai toujours entendu sur la gestion du site est plutôt négatif par rapport au fait qu’il est difficilement rentable, très coûteux à maintenir et à entretenir. Peut-être que les choses ont évolué depuis sa création, mais dans la culture collective des riverains, c’est, me semble-t-il, le côté négatif qui ressort le plus » [Répondant du groupe B].

À l’heure actuelle, des divergences entre des membres du conseil d’administration de l’EPCC, partie prenante définitive, transparaissent dans les discours. « Ce sont les jeux de pouvoir qui vont faire qu’une décision sera prise dans un sens plutôt que dans un autre. Je ne suis pas certain par exemple que les représentants du personnel pèseront sur les décisions à prendre » [Répondant du groupe B]. Pour autant, « ils sont force de proposition et apportent des éléments positifs et constructifs à la discussion » [Répondant du groupe A]. Les parties prenantes contractuelles déplorent le manque de personnalités extérieures qui posséderaient un critère de légitimité même si leur rôle devait rester simplement consultatif. « Je regrette par contre que l’on n’ait plus à l’EPCC les comités de personnalités extérieures (professionnels, paysagistes etc.). Ces petits groupes de travail ont disparu avec le temps […] Cela permettait d’avoir un regard neuf différent de celui des élus et des fonctionnaires » [Répondant du groupe A].

Les représentations des parties prenantes entre elles

Globalement, pour les parties prenantes non contractuelles, l’écoute, la transparence et le dialogue sont jugés imparfaits. Les associations sont tout d’abord vivement critiquées par l’ensemble des parties prenantes. « Elles sont en général opposées à tout ce qui est développement économique ou industriel, et se font l’écho de revendications tournées vers l’écologie et la défense de l’environnement » [Répondant du groupe B]. Leurs objectifs sont souvent perçus comme étant dépassés. Les associations s’offusquent de cette opinion et concluent à une impossibilité « de dialoguer avec l’EPCC » [Répondant du groupe B], les poussant même à aller en justice contre l’EPCC pour obtenir des informations, notamment des comptes rendus de CA, l’état des finances, etc. Elles mettent globalement en cause l’influence de la direction de l’EPPC qui dénature leurs actions et « véhicule une mauvaise image des associations » [Répondant du groupe B]. Par ailleurs, les communes riveraines, qui bénéficient de forts flux financiers liés à l’activité du site, attendent également de pouvoir bénéficier de retombées touristiques. « Trois lavoirs exceptionnels sont à Vers, ce qui est plutôt rare dans le Gard. Castillon est un magnifique village médiéval qui mérite le détour avec un point de vue inédit sur le pont, que peu de gens connaissent. On pourrait imaginer un circuit touristique à partir ou vers le pont » [Répondant du groupe A]. L’EPCC signale à cet égard qu’il projette de « faire des assemblages avec les communes, l’Agence de développement et de réservation touristiques (ADRT), et vouloir proposer en France et à l’étranger des circuits » [Répondant du groupe A]. Les communes non riveraines, quant à elles, profitent de taxes moins importantes, mais souhaiteraient « bénéficier des mêmes retombées économiques que celles qui sont riveraines » [Répondant du groupe B]. Enfin, l’élu ou décideur politique est le plus souvent perçu comme ne prenant pas véritablement la mesure des enjeux économiques, en s’attachant à des aspects purement politiques. « Leur ambition ? Être réélus. Ils seraient, je crois, tentés de se servir de la réputation et de l’image du site patrimonial pour se l’approprier s’ils en ont la possibilité » [Répondant du groupe B]. Les rivalités politiques entre territoires freinent la concertation. « Je regrette par exemple que les élus n’aient pas réussi à réunir les deux communautés de communes concernées par le pont, celle du pont et celle du pays d’Uzès » [Répondant du groupe B]. Globalement, les parties prenantes estiment que les professionnels du tourisme sont les plus influents. En totale opposition, ils s’estiment cependant insuffisamment entendus « parce que nous ne sommes pas assez nombreux » [Répondant du groupe B].

La perception des solutions en matière de gestion du site

Les divergences entre parties prenantes ont pu générer des incompréhensions mutuelles, malgré une amélioration au cours des dernières années. De l’avis général, le développement du site implique d’inciter les visiteurs à rester plus longtemps : « Nous sommes passés d’une durée moyenne de 30 minutes à 3 heures, mais ce n’est pas assez » [Répondant du groupe A]. Afin de lutter contre ce tourisme de passage, il « semble nécessaire d’augmenter le périmètre avec d’autres territoires comme Uzès ou Nîmes. Le problème c’est que chacun travaille pour soi et qu’il y a peu ou pas de travail collaboratif. On pourrait créer un grand pôle de la Romanité » [Répondant du groupe B].

Des partenariats ont été initiés par l’EPCC et l’ensemble des parties prenantes « sont d’accord pour veiller à ce que le pont du Gard soit un outil de développement économique et touristique pour le département du Gard » [Répondant du groupe B]. Des liens avec les professionnels du tourisme ont été créés. « Nous travaillons avec le pont pour tout ce qui concerne les actions de promotion, comme les salons du tourisme en France et à l’étranger. En clair, on mutualise nos moyens autour d’une image commune du Gard, pour partager le stand, faire des actions ensemble, etc. » [Répondant du groupe B]. De fait, le pont du Gard a su également tirer profit d’une alliance avec un autre site majeur du Languedoc-Roussillon, la Cité médiévale de Carcassonne. Elle a permis de gagner des parts de marché à l’étranger (Taiwan, Japon, Chine, Brésil, Inde). Les enjeux consistent également à attirer des touristes par des « programmations culturelles et festives, tant sur le plan local que national » [Répondant du groupe B]. Il s’agit donc de bénéficier d’une « période élargie dans l’année et pas seulement en été » [Répondant du groupe B].

Un déficit en matière de communication apparaît cependant et les parties prenantes non contractuelles font des suggestions pour améliorer la visibilité du site et la mise en valeur de l’ensemble des activités proposées. « Le public pense que c’est juste un pont à voir et c’est tout, et que payer 18 euros pour un parking est trop cher » [Répondant du groupe B]. Les parties prenantes non contractuelles émettent des idées concernant les outils de communication à utiliser. « Lorsqu’on arrive par exemple à Bollène qui est une des portes d’entrée du département, il n’y a aucune signalétique touristique qui indique le pont du Gard. Ce qui est dommage car je pense qu’un flux touristique nous échappe, faute d’une signalétique touristique étudiée » [Répondant du groupe B]. Globalement, « les membres du conseil d’administration devraient davantage associer les riverains à leurs orientations stratégiques. Je crois qu’il y a eu un manque de diplomatie à notre égard, ce qui a engendré peut-être un mauvais départ » [Répondant du groupe B].

La grande incertitude liée à la réforme territoriale est prégnante dans l’ensemble des discours des parties prenantes. « Nul ne peut affirmer aujourd’hui comment les choses vont s’organiser autour de cette réforme qui s’impose à nous inexorablement, compte tenu de notre dette publique abyssale » [Répondant du groupe B]. Le rattachement jugé forcé de territoires culturellement différents fait naître des interrogations. En effet, le Pont se trouve à l’intersection de plusieurs territoires et bénéficie de deux portes d’entrées : par le sud-ouest (région Languedoc-Roussillon), avec notamment la cité de Carcassonne, et par le sud-est (région Provence-Alpes-Côte d’Azur [PACA] – Riviera – Lyon – Rhône-Alpes), avec Montpellier, capitale régionale du Languedoc au centre. « Il faut prendre en compte que l’association de nos deux régions qui composent le Languedoc-Roussillon s’étend sur un grand périmètre du Rhône, jusqu’à la proximité de l’Atlantique. Malgré notre langue commune, l’occitan, nous avons des cultures différentes. Il faudra être vigilant au sein de la future nouvelle région afin que la romanité de notre territoire soit suffisamment valorisée » [Répondant du groupe B].

La réunion des deux régions, Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées, effraie. « Toulouse est trop loin de nous, et donc certainement pas autant concernée par ce Pont » [Répondant du groupe B]. La réforme territoriale inquiète également. Le sentiment d’avoir ajouté une strate supplémentaire au millefeuille administratif domine. « Cela n’aura pas de sens si tous les territoires ne transfèrent pas leurs compétences. Ainsi, le principe de mutualisation ne sera pas respecté » [Répondant du groupe B]. « Avec toutes ces réformes, qui dit que la ville de Nîmes ne sera pas finalement absorbée par la grande métropole de Montpellier ? » [Répondant du groupe B]. Selon la future configuration de l’institution de tutelle, les modalités de gouvernance pourraient changer. Le devenir de la gouvernance du site du pont du Gard dans le cadre de la nouvelle réforme territoriale (Conseil départemental du Gard versus Conseil régional) reste donc incertain, sur fond de conflit.

La polémique engendrée par la fin de la gratuité sur le site cristallise les rancœurs

L’EPCC ayant institué l’accès payant au site en 2013, les réactions négatives des parties prenantes contractuelles et non contractuelles dominent. « Je me souviens qu’il y avait un tollé, lorsque les Gardois râlaient parce qu’ils trouvaient l’accès au pont trop cher, d’autant qu’il était géré par un organisme public sous l’autorité des collectivités territoriales pour lequel ils payaient déjà des impôts. En plus, ils trouvaient anormal d’avoir à payer le parking pour accéder à ce bâtiment historique appartenant à la collectivité » [Répondant du groupe A]. Concernant les Gardois, un terrain d’entente a été trouvé. « Depuis le début de mon mandat, je me suis battu pour faire obtenir la gratuité aux gens des trois communes riveraines du Pont. Et puis, finalement, cela s’est propagé aux communautés de communes voisines, puis finalement à la totalité des Gardois » [Répondant du groupe A]. Les professionnels du tourisme ont pu négocier un tarif plus avantageux. « En qualité d’hébergeur, j’ai signé une convention avec le pont, qui permet à mes clients de bénéficier d’une remise de 50 % sur le prix normal » [Répondant du groupe B].

La gratuité a été obtenue pour les piétons habitant le département, mais ceux-ci doivent en faire la demande au Conseil général ; les associations, elles, souhaitent sa généralisation. « Nous sommes fortement opposés à la politique menée concernant le droit de péage pour les cyclistes et les randonneurs en 2013, alors que l’accès était gratuit auparavant » [Répondant du groupe B]. Concernant une voie verte (circuit cycliste) qui passe par le pont du Gard, « de 2009 au 4 décembre 2012, l’EPCC nous laissait la totale liberté de passer à vélo. À partir de janvier 2013, l’EPCC du pont du Gard a enclenché le principe d’un droit de péage pour les piétons et l’interdiction de libre accès aux cyclistes » [Répondant du groupe B].

L’impact économique de la voie verte est perçu comme négligeable par certaines parties prenantes contractuelles.

Les vélos ici représentent une part marginale : sur 1,5 million de visiteurs, il y a 10 000 à 15 000 vélos par an, pas plus. Ce n’est pas ce créneau qui va contribuer au développement économique du territoire. Si on laissait faire une voie verte, cela aurait un double impact négatif. D’une part, cela marquerait négativement le site par la traversée de la voie verte au sein d’un site doublement labellisé (UNESCO et Grand Site). D’autre part, la voie verte serait gratuite, c’est-à-dire sans retour économique pour le territoire. Les autocaristes et autres visiteurs rentreraient sur le site librement comme dans une pétaudière. [Répondant du groupe A]

La question de la gratuité de l’accès au site remet en cause le choix d’investissements de l’EPCC. « Il a vu trop grand en matière d’investissement. Le fait que l’entrée soit à 18 euros pour moi représente un frein pour le public, même si c’est le même prix pour une famille de quatre ou six personnes » [Répondant du groupe B]. Les parties prenantes contractuelles mettent néanmoins en avant leur bilan positif en matière de croissance de fréquentation et de chiffre d’affaires. « Les visiteurs en veulent pour leur argent, et c’est comme cela qu’ils comprennent mieux le tarif devenu forfaitisé. Nous avons progressé en fréquentation sur une période de cinq à six ans de près de 350 000 à 400 000 visiteurs. On a réussi à étaler la saison de trois mois et demi à près de sept mois » [Répondant du groupe A]. Les effets pervers de la fin de la gratuité sont cependant pointés par les parties prenantes non contractuelles, qui constatent des nuisances. « Pour éviter de payer 18 euros, beaucoup de personnes se garent de manière sauvage le long des routes et lotissements avoisinants, ce qui pose de sérieux problèmes de nuisances et de sécurité » [Répondant du groupe B].

Discussion

La question de la mise en tourisme du site et de la gestion des flux engendrés revient dans les discours, tout comme celle de la résolution des conflits. Concernant la problématique de la mise en tourisme du site, jusqu’où faut-il aller entre protection du site et développement territorial, entre investissements et rentabilité, entre vision économique à court terme et vision écologique (Marcotte et Bourdeau, 2010) ?

La primauté accordée aux parties prenantes contractuelles est de nature à renforcer la performance économique ( Hillman et K eim, 2001). Pour autant, il apparaît nécessaire de créer une dynamique collective de proximité (Dupuy et Gilly, 1999), propice à emporter l’adhésion des parties prenantes dans leur diversité. La notion de communautés d’accueil au sens de la Charte internationale du tourisme culturel du Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS) semble, dans ce cas précis, être appréciée de manière limitative. Les communes non riveraines, par exemple, non-membres du conseil d’administration de l’EPCC, n’ont pas l’attribut du pouvoir, mais elles pourraient participer aux programmes de mise en valeur du site et intégrer des commissions de travail thématiques. La communication et la concertation, si importantes en matière de prévention des conflits, doivent être améliorées (Savage et al. , 1991) pour en arriver à fédérer les intérêts territoriaux autour d’une expression collective (Bonerandi, 2005). La création d’un conseil des parties prenantes, en complément du conseil d’administration, pourrait permettre un meilleur dialogue et une anticipation des possibles crispations (Bédé, 2015). En ce sens, les résultats convergent avec les travaux de Dormaels (2013 ; 2016) qui préconisent l’écoute, le dialogue et la prise en compte des besoins exprimés par les parties prenantes. La question de la rentabilité économique à court terme opposée à une vision durable du développement se pose également. De même, les résultats révèlent un besoin de transparence et aussi d’outils afin de mesurer la performance d’un site patrimonial (Badia et Donato, 2013).

Une vision partagée autour d’un projet structurant conciliant à la fois l’intérêt économique sociétal et environnemental semble une situation idéale, mais difficile à réaliser. Les acteurs ne partagent en effet pas la même perception cognitive, du fait de leur propre culture et système de valeurs. « Les enjeux portent alors sur la nécessité de mettre en place une forme d’organisation de l’action collective d’une performance satisfaisante, avec des modes de coordination les plus appropriés au développement de coopérations fructueuses pour l’ensemble des acteurs concernés » (Zardet et Noguera, 2013 : 28). Pour autant, la collaboration/résolution de problèmes (Pruitt et Rubin, 1986) est une voie à explorer pour renforcer le dialogue avec l’ensemble des parties prenantes.

Concernant la cristallisation d’un conflit autour d’un objet (Freund, 1983) et le problème de la gratuité d’accès au site, il apparaît que loin de se réduire à une simple revendication tarifaire, le débat porte sur le modèle économique et le maintien d’une tradition historique. Si un compromis a finalement été trouvé pour résoudre le conflit (Pruitt et Rubin, 1986), des traces subsistent et mettent en cause le désengagement de l’État et le recours marqué aux contribuables par l’intermédiaire des collectivités locales. Le conflit s’avère être principalement de nature relationnelle et processuelle (Jehn, 1995 ; 1997 ; Jehn et al. , 2008). Les oppositions politiques de principe font naître des conflits relationnels, et des conflits liés aux personnes sont identifiés à l’occasion des relations avec les associations (Chedotel et al. , 2013). Les parties prenantes non contractuelles s’estiment mises à l’écart et éprouvent un sentiment d’abandon ou de fuite (Pruitt et Rubin, 1986), alors même que les enjeux de développement territorial les concernent directement. Enfin, le flou autour des questions de compétences en matière touristique induites par la réforme territoriale fait naître des inquiétudes et peut faire craindre de futurs conflits inter-organisationnels, dans un contexte de changement (Eisenhardt et al. , 1997).

La théorie des parties prenantes offre un cadre d’analyse pertinent de gouvernance en matière de sites culturels. Ce cas illustre bien les difficultés à trouver un équilibre entre parties prenantes, qui poursuivent leurs intérêts propres et oscillent entre rentabilité économique immédiate, recherche de légitimité et structuration du territoire à long terme (Duval et Gauchon, 2007).

Conclusion

Le but de cette recherche était de mieux comprendre les relations entre parties prenantes, dans le cadre d’un site culturel décentralisé. L’étude menée auprès des parties prenantes contractuelles et non contractuelles de l’EPCC du pont du Gard a permis de dégager une typologie et de mettre en évidence des positionnements d’acteurs pouvant cristalliser des conflits.

Les résultats révèlent comment les trois attributs décrits par Mitchell, Agle et Wood (1997), à savoir le pouvoir, l’urgence et la légitimité, sont perçus par les parties prenantes entre elles. Les préconisations s’orientent vers un management inclusif des parties prenantes.

Le territoire peine à fédérer les parties prenantes et à trouver un fil directeur qui permette d’optimiser son développement. Le caractère multidimensionnel des acteurs et la complexité de leurs relations peuvent générer des difficultés managériales. Récemment, la Chambre régionale des comptes, dans son rapport couvrant la période 2008-2014 [4] , souligne à la fois de remarquables performances économiques et des dysfonctionnements identifiés au niveau de la gouvernance, en matière de véracité des résultats dans l’exercice 2010-2011, de diffusion d’informations erronées ou de politique salariale qualifiée de généreuse [5] . Dans le contexte actuel de changement lié à la réforme territoriale, il serait opportun de poursuivre les recherches de manière longitudinale et dynamique, afin d’analyser le changement de positionnement des parties prenantes et l’évolution des formes de jeux de pouvoir, dans le but d’anticiper une évolution structurelle probable. À cette occasion, il serait intéressant d’inclure les perceptions des riverains, des clients et des salariés. De même, les pistes de développement envisagées en 2016 par la structure, comme le recours au mécénat ou la délégation de gestion au secteur privé, sont à prendre en compte dans une future analyse.