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Être entre kawaii et hentai, si l’on traduit ces termes japonais, c’est se situer entre deux pôles, entre ce qui est mignon, doux, coloré (kawaii) et ce qui relève de la perversion et de la pornographie (le mot hentai signifiant littéralement métamorphose et, par extension, perversion). Ces deux termes permettent donc de résumer la vaste étendue des expressions liées à la séduction, au désir et à la sexualité dans la pop culture japonaise, définis ici comme l’ensemble des productions des industries culturelles nippones, avec notamment le manga (bande dessinée), l’animation (dessins animés), les jeux vidéo, etc. Ces deux mots sont également emblématiques de la diffusion mondialisée de ces productions, connus de tous les amateurs occidentaux de pop culture nippone, et occasionnellement employés dans les médias généralistes. Enfin, ils synthétisent la palette des différentes représentations de l’amour et du sexe au Japon rencontrées parmi les fans devenus touristes et menés vers cette destination par un imaginaire fort et bâti sur des références liées à la pop culture.

L’étude des fans français de mangas, anime et autres contenus, et de leur parcours de touristes au Japon, a initié ce questionnement sur les liens entre pop culture, imaginaire du Japon et attraction pour sa population. Cette réflexion a émergé dans le cadre d’une recherche plus générale sur la mise en tourisme de la pop culture japonaise, dans la mesure où les observations et les entretiens, menés à la fois au sein du fandom en France et auprès de touristes français au Japon, montraient un intérêt accru pour les Japonais·es. Des éléments diffus récoltés sur le terrain (conversations informelles, discussions sur des sites Internet par exemple) ont ainsi été confirmés en situation, lors de séjours au Japon, dans la mesure où les références issues de la pop culture étaient très régulièrement mobilisées par les touristes observés, non seulement pour décrire le pays et ses habitants, mais également pour commenter les relations amoureuses et le rapport à la sexualité, avec des expressions du type « c’est comme dans les mangas », « on se croirait dans un anime », etc.

Cette idée d’une influence des références de pop culture s’est maintes fois vérifiée sur le terrain lors des séjours que j’ai effectués à plusieurs reprises entre 2007 et 2015 dans l’Archipel[1], avec des modalités spécifiques qui forment un ensemble cohérent et un socle commun aux touristes rencontrés dans le cadre de cette ethnographie, notamment autour de l’importance des références de pop culture dans la manière de fantasmer, imaginer, expérimenter et expliquer le comportement des Japonais·es et leurs interactions avec les Français·es[2].

La question suivante a donc émergé : comment un imaginaire élaboré à partir de la pop culture influence-t-il les représentations et les comportements chez certains touristes français face aux Japonais·es, en particulier en termes de séduction, de désir et d’érotisation ? L’observation répétée de ces situations et d’un même ensemble de comportements et de discours a conduit à questionner l’appréhension des Japonais·es en tant qu’Autre exotique, en interrogeant l’idée d’un fantasme, voire d’une fétichisation de cet Autre exotique à travers le prisme de l’imaginaire lié à la pop culture. Les productions des industries culturelles nippones foisonnent d’images liées à l’amour, au romantisme, à l’érotisme et au désir, et les fans, en s’appropriant ces contenus, ont à disposition un ensemble de références pour imaginer séduction et sexualité au Japon, des fantasmes (au sens large de « représentation imaginaire traduisant des désirs conscients ou inconscients[3] », y compris donc la dimension sexuelle, mais sans s’y limiter) qui influencent et guident leurs comportements lors d’un séjour au Japon.

J’aborderai donc d’abord en détail les références qui composent cet imaginaire à disposition des fans, afin d’appréhender de quelle manière ils s’approprient ces images et les mobilisent pendant leur voyage. Ensuite j’expliquerai comment les comportements observés pendant la période liminale du séjour au Japon s’appuient sur cet imaginaire et lui donnent, littéralement, corps. Enfin, j’interrogerai les implications d’une telle importance accordée à la rencontre et au désir de l’Autre dans ce cadre spécifique de l’attirance pour le Japon et sa pop culture ; les notions d’exotisme et de fétichisation de l’Autre fourniront des éléments de réponse quant à une éventuelle homologie entre ce type de séjour et le tourisme sexuel.

Cette analyse prend sa place dans le cadre de l’anthropologie du tourisme et notamment dans la conception du voyage telle qu’elle a été énoncée par des auteurs comme Rachid Amirou (1995) ou Nelson Graburn (1983), dans la suite des travaux de Victor Turner (1969 ; 1974). Le séjour sera donc considéré ici comme un temps à part, liminoïde[4], partie d’un processus temporel qui considère l’avant et l’après-voyage comme des étapes à part entière de l’expérience touristique. La notion d’imaginaire occupe elle aussi une place centrale, dans la perspective de l’injonction d’Arjun Appadurai (2001) à considérer l’imagination comme un « fait social » qui a une influence directe sur le réel. L’imaginaire est ici le fil conducteur qui alimente le désir de Japon et par conséquent le désir pour les Japonais·es, il est nourri par les références liées à la pop culture qui donc le mettent en forme. C’est ainsi que cet imaginaire crée un prisme de perception qui vient déterminer la forme prise par les interactions entre touristes et Japonais·es.

Sur le plan méthodologique, ce travail s’appuie sur des données ethnographiques collectées sur le long terme, lors de séjours au Japon parmi des touristes français et par le biais d’une immersion prolongée au sein de la communauté des fans français[5], à travers l’observation participante, des entretiens et des questionnaires. Je précise dès à présent que le terme fan est employé ici dans un sens large, qui ne désigne pas uniquement les passionnés très engagés dans leur pratique, mais également les amateurs qui s’intéressent à ce type de contenus de manière plus distanciée, tous ayant en commun une certaine familiarité avec les productions de la pop culture japonaise et partageant donc un minimum de connaissances liées à cette pratique.

Le travail d’ethnographie s’est, entre autres, effectué en collaboration avec une agence de voyage au Japon orientée vers un public jeune (tous les touristes amateurs de pop culture observés ou interviewés ayant moins de 40 ans au moment du séjour ; voir Sabre, 2017), avec trois séjours à thèmes autour du manga (auxquels j’ai participé en tant que touriste – août 2007 – puis en tant que guide – juillet août 2015), et plusieurs séjours d’un mois (pour les voyageurs) à Tokyo pendant lesquels j’ai pu côtoyer les touristes dans leurs activités quotidiennes et conduire des entretiens semi-directifs. Il s’agit donc d’une réflexion avant tout basée sur une recherche empirique et inductive, l’observation directe des comportements en situation permettant d’établir des connexions avec une approche théorisée de l’expérience touristique, en cherchant notamment à mieux comprendre l’idée d’imaginaire touristique, son rôle et sa portée. Par ailleurs, ces données récoltées directement parmi les fans et les voyageurs s’accompagnent d’observations effectuées sur Internet, en consultant régulièrement des sites dédiés au voyage au Japon et au pays, d’autres dédiés à la pop culture, ainsi qu’en suivant des groupes qui échangent par le biais des réseaux sociaux (et en participant parfois à ces échanges). Les contenus du web (blogues, forums, sites thématiques, chaînes YouTube, réseaux sociaux) fournissent une documentation plus générale sur le sujet qui permet de dépasser le microcosme des groupes observés en montrant la dimension collective du phénomène étudié.

Enfin, quelques précisions sont nécessaires quant à la problématique du genre. Le terme générique Japonais·es est ici utilisé pour désigner les hommes et les femmes, dans une indifférenciation qui n’a pas toujours lieu d’être. En effet, on constate que les relations entre hommes français et femmes japonaises sont perçues comme plus fréquentes et plus explicites que celles entre femmes françaises et hommes japonais (l’article se place du point de vue des voyageurs français, l’exotisme évoqué ici étant celui de l’Occident orientaliste)[6]. Sur le terrain comme dans les représentations partagées par les Français, on s’aperçoit rapidement que la majorité des relations se font entre hommes français et femmes japonaises, les couples inverses (femme française / homme japonais) étant perçus comme plus rares, plus exceptionnels et plus difficiles, en raison des différences de genre : hommes japonais vus comme sexistes, femmes françaises supposées trop libres et indépendantes, etc. Cela ne signifie pas que ce type de relations, fantasmées ou non, n’existe pas (voir par exemple le livre d’Amélie Nothomb Ni d’Ève ni d’Adam et son adaptation cinématographique Tokyo fiancée), mais les modalités d’expression sont en général plus discrètes et moins ouvertement sexuelles. Les éléments présentés ici n’excluent donc pas que les femmes françaises puissent désirer les Japonais (sans évoquer les relations entre personnes du même sexe, non abordées ici, car n’ayant pas émergé sur le terrain), mais il est indéniable que l’expression du désir sexuel, la volonté de multiplier les conquêtes et/ou d’avoir des relations sexuelles hors du cadre d’une relation amoureuse à plus ou moins long terme sont essentiellement exprimées (et ouvertement vécues) par les hommes.

De kawaii en hentai : images du désir et de l’amour, l’influence de la pop culture dans la construction du fantasme

Eléments de pop culture

Afin de comprendre les enjeux romantico-érotiques du séjour au Japon des amateurs de pop culture, il est nécessaire de détailler et d’expliciter les références qui composent cet imaginaire et qui font office de représentations opératoires des relations de séduction dans l’Archipel. Parmi tous les types de contenus médiatiques disponibles (cinéma, jeux vidéo, télévision, manga, animation, etc.), j’évoquerai principalement les références liées au manga et à l’animation, le media-mix typique des industries culturelles nippones conduisant à décliner un contenu initial (généralement un manga ou un dessin-animé) sur une multitude de supports (un manga est adapté en série animée pour la télévision, puis en long métrage pour le cinéma, série télévisée, roman, jeu vidéo, etc.)

La pop culture nippone abonde en représentations des relations amoureuses et sexuelles, du registre le plus romantique à la pornographie la plus extrême, les sous-genres étant légion. Par ailleurs, la réputation sulfureuse des mangas et des anime japonais s’est faite très tôt en France, dès les premières diffusions télévisées dans les années 1980, l’hyper-sexualisation des personnages (féminins notamment) ayant été abondamment dénoncée, tout comme la violence des séries, par différentes associations, des psychologues (Lurçat, 1981) et des politiques (Royal, 1989). Ces protestations ont ainsi conduit à une censure des séries et surtout à une association, quasi systématique hors du public des connaisseurs, entre manga, sexe et violence (Animeland, 2003 ; Sabre, 2012).

Les publications spécialisées se sont depuis employées à expliquer les raisons de cette méprise, en insistant notamment sur la diversité des productions nippones et le fait que l’animation ne soit pas réservée aux enfants (Animeland 2003 ; Schmidt 2004). En effet, il existe dans le manga une multiplicité de genres et de sous-catégories, les plus élémentaires étant la division par sexe et par âge. Le public cible est compartimenté selon l’âge et le genre, les principales catégories étant le shōjo (pour les jeunes femmes), le shōnen (pour les jeunes garçons et les adolescents), le seinen (pour les adolescents et les jeunes adultes), complétées par d’autres divisions (jeunes enfants, adultes). De nombreux sous-genres cohabitent au sein de ces grandes catégories, entre la romance fleur bleue où les héros peinent à s’avouer leurs sentiments (typique du shōjo manga), les comédies romantiques où les jeunes femmes sont montrées en tenue légère à la moindre occasion (shōnen manga), les relations amoureuses et sexuelles plus sérieuses (caractéristiques du jōsei manga, pour les jeunes femmes post-adolescentes), jusqu’au genre à part de la pornographie.

La mise en avant de sentiments romantiques et d’une certaine conception morale cohabite avec des scénarios plus légers qui misent sur une atmosphère suggestive. L’érotisme peut être présent au sein de certains des genres déjà évoqués (atmosphère érotique des comédies pantsu[7], scènes explicites dans un seinen), tandis que la pornographie forme une catégorie particulière (interdite au moins de 18 ans) désignée par diverses appellations au Japon (pour adulte ; 18 ans et plus…). Ce sont cependant les termes ecchi (prononciation japonisée du H de hentai, utilisé au Japon dans le sens de « sexy ») et hentai qui ont été retenus en Occident pour désigner ce type de contenus (Galbraith, 2009 : 99). Je garde donc ici ce terme de hentai, celui utilisé par les fans français et communément admis en Occident.

On trouve de tout dans le hentai, qui se divise lui aussi en de multiples sous-catégories couvrant toutes sortes de pratiques, fantasmes et fétichismes, avec par exemple le futanari (personnage féminin pourvu d’un sexe masculin), le lolicon (de lolita complex, mettant en scène des personnages féminins très jeunes), le shōtacon (le même principe mais avec de jeunes garçons), le bakunyuu (fétichisme autour des seins démesurés), le shokushu goukan ou tentacles erotica (scènes de sexe, voire viol par des animaux ou des monstres pourvus de tentacules), la torture, le bondage, le viol, l’inceste, etc.

Le monde des fanzines autoédités (dōjinshi en japonais) est également très développé, avec un marché spécifique, et une partie des productions relève elle aussi de l’érotisme/pornographie (le lolicon y est par exemple très présent) ; c’est d’ailleurs là qu’a émergé un autre genre à part, le yaoi, qui, tout en étant dessiné et lu par des femmes, met en scène des relations entre hommes, pouvant aller de la romance à la pornographie et au viol.

On retrouve donc toujours cette idée d’une palette allant de la romance pudique, où les héros peinent à s’avouer leurs sentiments et où les contacts physiques sont absents (pôle kawaii), à la pornographie la plus inventive et extrême (pôle hentai), autant d’éléments connus des fans français, qu’ils les consomment et les apprécient ou non. En effet, les communautés de fans se caractérisent notamment par le partage d’un ensemble de connaissances liées aux objets qu’ils plébiscitent (Jenkins, 1992 ; Le Bart, 2000 ; Sabre, 2009), par l’intermédiaire des médias (magazines, télévisions, sites Internet, réseaux sociaux), des grands événements (salons, conventions) ou de discussions interpersonnelles. Tous les amateurs français de pop culture japonaise ont donc une certaine connaissance des divers genres de mangas et d’anime, les contenus extrêmes comme le hentai pouvant faire l’objet de débats et de critiques, mais étant dans tous les cas associés au contexte culturel japonais.

Le lolicon est un des exemples les plus caractéristiques et problématiques, dans la mesure où il touche à la pédopornographie. Ce type de contenu est interdit en France au titre de la lutte contre la pédophilie, mais reste autorisé au Japon, dans la mesure où il s’agit d’images virtuelles[8], une décision controversée et régulièrement débattue par les fans. Un autre exemple est celui du yaoi, qui a la particularité de mettre en scène des relations homosexuelles masculines, de manière parfois très explicite, tout en étant créé et consommé par des femmes[9]. Le hentai peut ainsi aller très loin dans la bizarrerie, la catégorie dite eroguro (de érotique et grotesque) foisonnant de contenus pornographiques horrifiques, le motif des tentacules violeuses en étant un parmi d’autres. Les jeux vidéo présentent les mêmes types de productions, avec des scénarios allant des jeux de dating (rencontre) dans lesquels il faut conquérir le cœur d’un des personnages aux erogamu (erotic games) aux contenus pornographiques, avec entres autres le « jeu de viol » Rapelay (sorti en 2006) qui a fait l’objet de protestations mondiales et qui a finalement été retiré de la vente en 2009 (Kyung, 2010).

On le voit, la production est variée et peut aller vers des contenus extrêmes, voire dérangeants, tabous ou même criminels, ce qui entretient cette représentation de l’imaginaire sexuel japonais comme étant fortement marqué par le bizarre, les pratiques hardcore, codifiées et fétichistes. On retrouve d’ailleurs ces questions dans des ouvrages d’analyses sérieux, qui s’emploient à expliciter ces éléments (Giard, 2006 ; Pelletier, 2012) et à montrer de quelle manière ils s’inscrivent dans un contexte culturel particulier, héritier d’une tradition différente, avec ses propres interdits (par exemple l’interdiction de montrer les poils pubiens ou l’obligation de masquer les sexes dans les vidéos pornographiques).

Néanmoins, ce versant érotique ne doit pas faire oublier l’aspect romantique qu’on trouve également dans les productions japonaises. De nombreux shōjo mettent en scène des personnages timides qui aiment secrètement et n’osent se déclarer leur flamme. Ce genre de manga, destiné aux jeunes filles, met en avant des relations amoureuses exclusives et pudiques, bien loin des scènes licencieuses des hentai. Certaines de ces séries sont extrêmement populaires en France et elles fournissent aux fans un modèle du couple et de comportement, avec des héroïnes souvent douces, timides, réservées, maladroites en amour, etc. On retrouve ce type de personnage féminin dans de nombreux genres de manga et animes, où elles incarnent un certain idéal féminin. Ces deux types de représentations, de l’amour romantique à la sexualité extravagante et fétichiste, cohabitent donc dans les références partagées par les fans français, contribuant ainsi à renforcer le motif du paradoxe sur lequel repose la perception exotique du Japon en France[10] et alimentant l’imaginaire des futurs voyageurs, en déterminant la manière dont ils se figurent le vécu de l’amour et de la sexualité au Japon.

Des contenus aux individus, élargissement de l’imaginaire

Une des caractéristiques des communautés de fans réside dans le caractère à la fois collectif et individuel de l’appropriation des références tirées des contenus plébiscités. Tous les fans partagent des références communes, mais chacun développe des modalités d’appropriation spécifiques, qui vont lui permettre de s’impliquer personnellement et émotionnellement et de développer un imaginaire personnel, nourri de ces références (Sabre, 2012). La japonologue Susan Napier nomme cet espace intime fantasyscape (2007), d’après le modèle des scapes proposé par Appadurai (2001), en mettant l’imagination au cœur de cette dimension spécifique. Il s’agit pour elle de « mondes intrinsèquement liminaux, des modes de vie alternatifs qui existent en parallèle du monde ordinaire, au sein desquels les individus entrent et sortent quand cela leur plaît[11] » (Napier, 2007 : 11). De plus, les travaux menés auprès des fans de manga français ont montré que cet intérêt pour les contenus se doublait très rapidement d’un intérêt pour le Japon, élargissant ainsi le cercle des éléments susceptibles de nourrir cet imaginaire, ce fantasyscape propre à chaque fan (Sabre, 2012).

On peut parler ici de japonité fantasmée, dans la mesure où les fans créent une image particulière du pays qui nourrit leur fantasyscape personnel et leur donne ainsi un sentiment de familiarité avec le Japon, par le jeu d’une immersion imaginaire dans sa culture, par l’intermédiaire des éléments de références rassemblés par chacun. Il s’agit d’une représentation individualisée du Japon, qui constitue à la fois une image du pays voulue plus ou moins réaliste et un fantasme, support pour des rêveries où se jouent de multiples scénarios de projection de soi. Cette immersion imaginaire est donc un vecteur fort d’émotions, permettant de répéter le sentiment « d’enchantement » (Le Bart, 2000) qui caractérise la passion vécue par les fans, cette idée d’enchantement désignant l’implication émotionnelle et le sentiment fort et soudain qui submerge les passionnés et que leur procurent la pratique et la familiarité avec l’objet aimé.

L’une des conséquences de ce phénomène est le désir de voyage au Japon, mais également la mise en place d’associations entre les références issues de la pop culture et la vie quotidienne dans l’Archipel et la mentalité de ses habitants. Le domaine des relations amoureuses et du sexe n’y échappe pas, incarnant la dimension du désir par excellence et devenant même un point important pour beaucoup de fans, qui partagent alors connaissances et anecdotes sur le sujet tout en faisant, là aussi, le lien avec les contenus de la pop culture.

On retrouve donc parmi ces références circulant au sein du fandom le même type de représentations stéréotypées entre kawaii et hentai, entre « romance sucrée » et pornographie hardcore. Cette perception se décline en différents types : pour les femmes japonaises, la figure romantique de l’innocence, la jeune fille pure à la beauté nippone classique, mais également celle de la séductrice, avec des jeunes filles indépendantes et aguicheuses (les kogyaru), des chanteuses faussement ingénues (les idols), des hôtesses de bar sexy ou des actrices de films pornographiques. Concernant les hommes, les représentations sont moins variées mais elles se cristallisent autour de la figure de l’éphèbe au physique androgyne vanté par les industries culturelles japonaises, que celui-ci soit considéré comme un séducteur à la beauté typiquement nippone ou comme une figure manquant résolument de virilité (et alors associé à un jugement plus général sur le désintérêt de certains hommes envers les relations sexuelles, le Japon étant régulièrement présenté comme un pays où les relations sexuelles sont peu fréquentes), mais néanmoins adepte de toutes sortes de fétichismes. Par ailleurs, lorsque les connaissances se veulent plus détaillées, la société japonaise est également présentée par les fans comme une société sexiste où les rôles sont traditionnellement compartimentés.

Il s’agit bien entendu d’une perception stéréotypée (c’est-à-dire pas forcément une vision sociologique voulue objective mais qui fonctionne en termes de représentations, d’idées acceptées et partagées par les fans) ; je ne questionnerai donc pas ici le degré de réalité de ces images, qui s’appuient à la fois sur des phénomènes sociétaux connus et étudiés (par exemple les couples dit sexless – sans relations sexuelles – ou les jeunes hommes dits herbivores, qui refusent les rapports de séduction basés sur le modèles de la virilité et se montrent peu intéressés par le sexe), mais aussi sur les discours rapportés par les expatriés et les voyageurs (notamment sur Internet), les discours médiatiques parfois caricaturaux à l’extrême, le tout étant renvoyé aux contenus issus du manga et de l’animation.

On voit donc comment le prisme de perception de l’amour et du désir au Japon, d’abord façonné par les contenus liés à la pop culture, est augmenté d’éléments du réel (c’est-à-dire mettant en avant des individus concrets) et étend par là même ses capacités explicatives et interprétatives qui seront pleinement opérationnelles lors du séjour touristique. Par ailleurs, ces représentations ne sont pas uniquement descriptives, l’immersion imaginaire dans le fantasyscape touchant à tous les domaines de l’intime, elle peut également impliquer le fantasme amoureux ou sexuel, et l’on peut alors envisager que l’objet de désir soit l’Autre exotique que constituent les Japonais·es aux yeux des Français·es, ce que j’ai pu constater lors de l’ethnographie de groupes de touristes au Japon[12] et que je vais maintenant détailler.

Donner corps au fantasme : à la recherche de l’Autre exotique

Le séjour comme moment liminoïde

J’ai évoqué en introduction l’anthropologie du tourisme et la conception du voyage en analogie avec la structure des rites de passage et des pèlerinages telle que proposée par Rachid Amirou (1995) ou Nelson Graburn (1983), à la suite de travaux de Victor Turner (1969 ; 1974). Le voyage est ainsi constitué en trois étapes liées à sa temporalité et aux déplacements : avant (choix de la destination, préparatifs, départ/séparation d’avec le monde usuel), pendant (période liminale du séjour), après (retour, intégration de l’expérience vécue). Cette conception permet de mettre en avant l’importance de l’imaginaire touristique, qui détermine le choix de la destination et mobilise un prisme de lecture et de compréhension des expériences vécues lors du séjour. De plus, Arjun Appadurai (2001) invite à considérer l’imagination comme « un fait social », une perspective utile dans l’analyse de l’expérience touristique si l’on considère que l’imaginaire l’influence directement. Le cadre du tourisme de pop culture, c’est-à-dire du séjour motivé par un intérêt fort pour ce type de contenus, conduit ainsi à considérer le fantasyscape des fans comme le point de départ de leur imaginaire touristique, puisque c’est en construisant une image rêvée du pays qu’ils sont conduits à vouloir le visiter. Les immersions fantasmatiques dans un Japon rêvé constituent donc autant d’expériences intimes préalables à la découverte du pays et qui orientent l’expérience touristique : pendant le séjour, le vécu de l’expérience concrète implique la mise en situation de l’imaginaire, sa confrontation au réel tel que le visiteur l’expérimente. Après, au retour, l’expérience est assimilée, incorporée, et elle permet d’adapter l’imaginaire, de le renouveler, de l’ajuster, de le nourrir des expériences vécues.

J’ai dans un premier temps montré quels types de représentations liées à la dimension romantique et érotique nourrissent l’imaginaire des fans français, et je vais m’intéresser à présent au temps liminoïde du voyage, moment où ces références peuvent devenir expériences. Les termes liminal et liminoïde qualifient une période de liminarité, qui correspond à cette idée d’entre-deux temporaire qui caractérise le temps particulier pendant lequel les individus sont coupés de leur vie habituelle et plongés dans un contexte différent. Turner propose cette variation de liminal à liminoïde pour qualifier les phénomènes survenant dans les sociétés contemporaines complexes, moins contraignants que l’expérience liminale propre aux rites de passage (1974 : 15). Rapporté au tourisme, on considère donc que le temps du séjour constitue une rupture avec les normes habituelles, permettant aux voyageurs de s’affranchir des règles usuelles et de faire l’expérience de « l’identité en vacances » (Amirou, 1995 : 236) au sein d’un groupe éphémère mais aux liens forts, la communitas. Dans ce cadre, l’ambiance est résolument festive, les comportements exagérés, et un certain relâchement règne, qui conduit à abandonner les normes morales de la structure habituelle, comme ce qui touche aux horaires, la consommation d’alcool, les dépenses ou encore les relations sexuelles.

Selon Tom Selänniemi (2003 : 39), le moment « liminoïde » peut être considéré comme « une transgression/transition des limites à la fois personnelles et sociales, ce qui d’un côté libère le touriste de certaines normes et de l’autre accentue la conscience de ses sens [ce qui] peut faciliter la compréhension de la relation compliquée et multidimensionnelle entre tourisme, romance et sexe[13] ». Le temps liminoïde du séjour touristique favorisant, par sa nature même, les relations amoureuses et les aventures sexuelles, il n’est donc pas étonnant que cet aspect intéresse les fans français qui séjournent à Tokyo ; néanmoins, cet intérêt revêt ici des aspects spécifiques dans la mesure où il est orienté par l’imaginaire préalable issu de la pop culture.

Perception générale de l’amour et du sexe au Japon

Avant de voir plus en détail comment les touristes observés jugent et expérimentent les relations avec les Japonais·es, il faut rendre compte de leurs représentations de ce domaine et voir dans quelle mesure ils retrouvent sur place ce dont ils ont connaissance à travers l’ensemble des références stéréotypées qui circulent parmi les amateurs de pop culture nippone. Les pôles romance/pornographie sont ainsi directement observés par les touristes, ce qui les amène à valider l’imaginaire forgé au préalable. Ils peuvent par exemple constater que dans la rue et les espaces publics en général, les couples restent discrets et peu démonstratifs, notamment en ne s’embrassant pas et se tenant rarement par la main, ce qui confirme l’aspect pudique des relations amoureuses, telles qu’elles sont dépeintes dans les shōjo mangas romantiques.

L’univers du sexe, les bars et les clubs, lieux festifs où les comportements sont plus relâchés, ou encore l’abondance des love hotels[14] sont jugés comme des preuves d’une forme de sexualité ludique et permissive. Cependant, d’autres aspects sont considérés comme plus problématiques : certains quartiers de Tokyo (notamment Kabuki-chō, à Shinjuku) sont réputés pour leurs établissements associés à la prostitution, avec notamment les bars à hôtesses et les soaplands (sortes de maisons closes), et une partie des touristes évitent ce type de lieux qu’ils jugent, selon leurs propres termes, comme étant « glauques ». On trouve également de nombreux sex-shops dans le quartier d’Akihabara, où sont rassemblés les magasins dédiés au manga, à l’animation et aux idols, et où les contenus pornographiques et les figurines suggestives, notamment les lolicon, sont vendus librement. Les visiteurs français, s’ils s’amusent dans un premier temps de cette importance de l’industrie pornographique (ils se rendent ainsi en groupe dans les grands sex-shops d’Akihabara et les explorent étage par étage, certains achetant des gadgets en guise de souvenirs), sont ensuite souvent interpellés par ces éléments, qu’ils associent au vécu de la sexualité au Japon et qui les mettent mal à l’aise, comme le résume ce touriste :

Leur rapport avec le sexe est quand même vraiment bizarre, je le savais un petit peu mais je ne m’attendais pas à ce que cela soit tant que ça […] Qu’il y ait des tours complètes de sexe par exemple, parce que je ne vois pas vraiment l’intérêt d’avoir une tour complète de neuf étages qui n’est que du sex-shop même s’il y a un étage par thème […] Donc oui je dirais que le seul truc qui m’a vraiment surpris, et voire un peu choqué – alors que ce n’est pas facile –, c’est leur relation avec les enfants et le sexe. Vraiment ça, parce que je savais que ça existait, mais je ne pensais pas que c’était si répandu. (Homme, 26 ans)

Néanmoins, les arguments de la différence culturelle et de la catharsis permise par ce genre de contenu permettent en général aux voyageurs français de dédramatiser ces aspects :

Ici ce n’est même plus une déviance, parce que pour eux ça a l’air tellement basique que c’est culturel. Ils font ce qu’ils veulent dans un sens, a priori il y a quand même moins d’agressions sexuelles au Japon qu’en France, donc c’est que finalement ça ne marche pas si mal. Et puis, en plus je pense qu’il y a beaucoup de gens qui lisent des mangas lolicon avec des gamines et qui ne seraient même pas intéressés par une vraie gamine. Donc je pense que c’est plus le rapport classique du fantasme et de l’imaginaire. (Homme, 26 ans)

Séduction et désir en situation

Les aventures amoureuses et sexuelles sont souvent favorisées par l’atmosphère plus relâchée qui caractérise la période liminoïde, et bien souvent des relations se nouent entre les membres d’un groupe de touristes, un phénomène également observé ici et qui confirme l’aspect liminoïde des vacances. Néanmoins, dans le cadre du séjour à Tokyo de Français amateurs de pop culture, cette dimension est anticipée et redoublée par l’importance des références liées aux relations amoureuses et sexuelles dans l’imaginaire préalable du Japon, l’immersion fantasmée dans un Japon imaginé s’accompagnant d’un certain désir pour les Japonais·es. Les fantasmes des voyageurs incluent donc bien souvent le désir de nouer des relations avec un partenaire local et la beauté du peuple nippon est vantée par une grande majorité des touristes :

Leur physique, leur tête, les yeux bridés, les cheveux noirs raides, ça j’adore ! Et puis, les Japonaises, elles sont toutes petites, elles sont toutes fines, moi j’ai envie de les protéger […] Ici voilà c’est le paradis, j’ai l’impression d’être mort, je vois des anges partout ! Ah oui, oui, moi c’est ça que j’aime ! (Homme, 24 ans)

Les Japonais en eux-mêmes […] Voilà, le Japonais égal beau gosse ! En fait il y en a plein partout, on ne sait plus où regarder, on ne sait plus où donner de la tête ! (Femme, 28 ans)

Cet intérêt dicte des conduites et des émotions qui tiennent une place importante dans le vécu du séjour : sortir la nuit, fréquenter bars et discothèques, tenter d’engager la conversation dans la rue, etc. Toutes sortes de stratégies sont mises en œuvre, jusqu’à ce jeune homme qui tente par tous les moyens d’obtenir un baiser, notamment en s’agrippant littéralement aux jeunes femmes ivres dans les boîtes de nuit (une stratégie qui ne rencontre aucun succès, à son grand désespoir).

Il semble d’ailleurs parfois que le désir de rencontre confine à une compétition, à un « trophée », un souvenir du voyage qui donne du prestige, renforcé par la dimension exotique de la relation :

Tiens, sur la liste des trucs que je voulais faire à Tokyo, je peux rayer ça, donc ça c’est cool ! […] Ben oui, c’était obligé, enfin il n’y avait pas moyen que je ne teste pas les Japonaises ! (Homme, 20 ans)

Tu ne peux pas revenir en disant à tes potes : ben non rien, néant. Mais c’est vrai que par contre, on m’avait dit que tu pouvais les attraper, entre guillemets, facilement et que les Japonaises elles venaient vers toi toutes seules, mais apparemment non, ou alors on les fait fuir. Je ne sais pas, c’est le contexte, il faut peut-être aller en boîte ? (Homme, 22 ans)

Cette dernière remarque illustre la démarche, assumée par ce voyageur, qui consiste à rechercher avant tout l’aventure sexuelle et à le faire savoir. Il rencontre ainsi une jeune femme avec qui il entame une relation, mais, celle-ci restant platonique, il n’hésite pas à aller en discothèque pour faire une conquête d’une nuit et se rendre avec elle dans un love hotel (lieu hautement valorisé dans ce parcours vers l’aventure locale), prenant soin d’enregistrer subrepticement les faits à l’aide de sa caméra, et faisant valoir cette preuve irréfutable auprès des autres vacanciers. Un autre jeune homme répand lui une histoire le mettant en scène comme héros fortuit bénéficiant des faveurs sexuelles d’une jeune inconnue, une nuit alors qu’il se promène dans le quartier résidentiel où logent les touristes. Du côté des voyageuses, elles se montrent plus discrètes, mais les femmes aussi font parfois des rencontres qu’elles vivent avant tout comme des aventures temporaires.

D’autres rêvent davantage de relations pérennes et d’histoires d’amour romantiques, comme cette jeune femme qui dit vouloir « épouser un beau japonais » ou ce jeune homme qui vit une histoire intense d’un mois avec sa petite amie japonaise, sans cependant aller plus loin qu’un baiser. Par ailleurs, dans ces deux cas précis (comme dans beaucoup d’autres par ailleurs), la romance, vécue de manière passionnelle le temps du séjour, s’arrête assez rapidement après le retour, renforçant l’idée que le temps liminoïde du séjour est celui de l’expérience concrète du fantasme qui est alors vécu de manière intense, mais dont la réalité s’efface progressivement une fois de retour à la vie quotidienne.

De tels exemples abondent et montrent comment ces relations participent à la fois du sentiment de permissivité et de vécu ludique des vacances et du goût pour l’exotisme et le différent, tout en reposant sur l’imaginaire bâti en amont sur la base des références issues de la pop culture. Les deux pôles repérés dans la pop culture nippone – kawaii et hentai, romance et sexualité permissive – sont ainsi confirmés et expérimentés, tandis que les touristes s’échangent leurs réflexions et expériences, élaborant un discours et des « savoirs » particuliers qui ne reposent plus cette fois uniquement sur des contenus de pop culture, mais sur des anecdotes et des expériences vécues. Désirs et fantasmes liés aux Japonais·es sont donc augmentés de ces nouvelles connaissances et contribuent à façonner un certain regard touristique sur la population nippone.

Vers un désir de l’Autre exotique, la dimension érotico-sexuelle du tourisme

Circulation d’un discours stéréotypé

Ce discours récurrent chez les Français ayant voyagé au Japon est largement répandu et on en trouve plusieurs exemples sur Internet, notamment en consultant des sites spécialisés sur le Japon comme : À nous les petites Japonaises ! et Quels rapports entre la femme japonaise et l’homme occidental ? sur <https://www.kanpai.fr>[15], ou Les 10 gestes masculins qui font craquer les Japonaises sur <https://dozodomo.com>[16]. Une des caractéristiques de ce discours collectif est de porter en priorité sur les Japonaises, les relations femmes françaises / hommes japonais étant généralement mises de côté, la raison évoquée étant qu’elles sont plus rares car les Japonais seraient fondamentalement sexistes et leur conception de la femme idéale s’accommoderait mal du comportement supposément plus indépendant des Occidentales. Sans préjuger de la réalité de cet argument, on peut considérer que les comportements genrés amènent les Françaises à être plus réservées quant à leurs fantasmes et leurs envies d’aventures, notamment sexuelles et éphémères, même si, lorsqu’on parcourt les sites web portant sur ce type de sujet, on s’aperçoit vite que de nombreuses jeunes femmes soupirent sur les « beaux Japonais » (voir par exemple les pages de <www.japanbogoss.canalblog.com> ou les vidéos YouTube « Top 15 beaux Japonais[17] » ou « Les beaux goss [sic] japonais[18] »). De plus elles s’inquiètent elles aussi de leur capital de séduction sur place, comme le prouvent les nombreux commentaires sous l’article « Pourquoi j’ai la cote avec les Japonaises » publié sur le site Ici-Japon en 2013[19] et qui traite de l’attractivité exotique des Français au Japon.

Les Japonaises occupent donc une place importante dans le discours des futurs et anciens voyageurs, et l’on trouve de nombreux articles portant plus particulièrement sur les meilleurs moyens de les séduire (par exemple : « Comment faire craquer une Japonaise » sur <DozoDomo.com>[20] ; « 10 erreurs à ne pas faire avec les filles au Japon » sur <Adala-news.fr>, par Reith, 2013). Ce type d’article existe dans d’autres pays et, en décembre 2014, une vidéo d’un « coach en séduction » suisse crée une polémique dans le monde des voyageurs au Japon. Cette vidéo[21] (mise en ligne afin de dénoncer ces actes) montre le coach, Julien Blanc, donnant un séminaire international (en anglais) sur la manière d’approcher les Japonaises et mettant ses conseils en application à Tokyo : pour résumer, il porte un tee-shirt à l’effigie d’un personnage kawaii (mignon) et force des jeunes femmes japonaises au contact physique, considérant qu’elles sont irrésistiblement attirées par ce qui est mignon et sont trop timides ou passives pour se défendre. Outre le scandale provoqué (Julien Blanc sera mis à l’index bien au-delà de la communauté des voyageurs au Japon), cette vidéo montre, poussées à l’extrême, les caractéristiques associées aux Japonaises (passivité, soumission, intérêt démesuré pour tout ce qui est « kawaii ») et le désir de performance de certains hommes occidentaux, qui cherchent à collectionner les conquêtes. Ce type de comportement n’est limité ni au temps liminoïde des vacances, ni aux amateurs du Japon, mais il en montre une des facettes, une relation aux Japonaises que l’on peut considérer comme une objectification, voire une fétichisation.

Les Japonaises, désirées à travers les contenus de pop culture, sont vantées par une grande partie des touristes observés, notamment pour leur beauté et d’autres caractéristiques qui transparaissent dans ces contenus (féminité, douceur, timidité, pureté, mais également soumission et liberté sexuelle). La répétition de ce discours conduit à fixer ces caractéristiques, en les comprenant comme générales, conduisant alors à établir un stéréotype exotique. L’exotisme est ici défini comme « une esthétique du Divers » (Segalen, 1995), un intérêt pour ce qui est différent et pittoresque (Affergan, 1987 ; Todorov, 1989), qui conduit à la représentation de l’Autre comme un ensemble de signifiants, créés par un processus de banalisation de traits spécifiques qui deviennent des images systématiques, les stéréotypes et les clichés (Amossy et Herschberg, 1997). Rapporté au désir et à l’érotisme, cet exotisme peut être qualifié d’orientaliste, tel qu’il a pu être décrit par Edward Saïd (1980) à propos de la figure de la femme au Moyen-Orient, avec des stéréotypes spécifiques, qui mêlent l’imaginaire plus traditionnel du Japon (on peut par exemple évoquer l’image des geishas, raffinées, silencieuses et énigmatiques, mais toujours soupçonnées d’être des prostituées) et les références contemporaines évoquées dans le présent article. Or, en fixant et généralisant des stéréotypes, cette perspective exotique réifie l’Autre ainsi représenté, en en faisant un objet de désir essentialisé et pouvant s’incarner dans n’importe quel individu interchangeable, ici une jeune femme japonaise.

C’est ici qu’on peut faire le lien avec la notion de fétichisme, en questionnant les similitudes entre cette essentialisation exoticisée des Japonaises et la définition du fétiche, dans sa dimension ethnologique[22] autant que sexologique. Dans les deux cas, le fétiche est en effet considéré comme un objet ordinaire auquel sont attribuées des propriétés spécifiques, magiques, sexuelles ou psychanalytiques (Assoun, 2006). Je retiendrai ici une définition large qui considère le fétiche comme une catégorie d’objets porteurs d’une signification symbolique forte, sur lesquels est projeté le désir de l’individu fétichiste. On voit donc comment la constitution des « Japonaises » en tant que catégorie d’individus indifférenciés et dotés de caractéristiques spécifiques (constitution du stéréotype) d’une part, et la fixation du désir amoureux et sexuel sur cette catégorie (qui peut ensuite s’incarner dans un ou plusieurs objets/individus) d’autre part, présente une homologie avec le fétichisme, que je qualifierai de tendance « fétichisante » et qui semble participer de l’érotisation exotique.

Cette survalorisation des Japonaises en tant qu’objet de désir a été baptisée par les anglophones « yellow fever » (Gattig, 2013), un terme peu usité en français, qui désigne bien cependant le même phénomène de focalisation « fétichisante » sur une catégorie racialisée (ici plus généralement les femmes asiatiques, mais on y retrouve toujours « les Japonaises » en tant que catégorie à part). Ce phénomène a d’ailleurs son pendant japonais, les Nippones qui cherchent à rencontrer des étrangers dans les lieux évoqués plus hauts, comme les bars et les boîtes de nuit, étant elles qualifiées de gaijin hunters[23] (chasseuses d’étrangers). Dans ce cadre, les rencontres se font donc par un processus interactif où les relations sont suscitées par les projections que chacun développe à propos de l’Autre différent et exotique. Cela procure aux Occidentaux (comme les touristes français évoqués ici), outre la satisfaction du désir, un sentiment de valorisation personnelle, ces conquêtes leur apportant le prestige de plaire à cet Autre à la fois valorisé (selon les caractéristiques positives attribuées aux « Japonaises » essentialisées) et maîtrisé (puisque séduit par eux).

Cette dernière image s’appuie davantage sur la figure du séducteur qui collectionne les conquêtes et il faut rappeler que les touristes qui rêvent d’une relation sentimentale sont eux aussi nombreux, sans que cette différence de modalité ne change le cadre d’analyse proposé ici : la relation est rêvée avant toute rencontre, on a donc bien le même processus d’essentialisation fétichisée qui amène un individu à se focaliser sur une catégorie construite (les « Japonaises ») plutôt que sur une personne dans son individualité. Cela ne signifie pas cependant que toute rencontre participe uniquement de ce schéma réifiant, celui-ci reste un type idéal, plus ou moins présent lors de chaque interaction entre un touriste occidental et une Japonaise, mais accompagné d’une palette d’autres désirs et sentiments qui interviennent à divers degrés dans chaque relation différente. Néanmoins, le discours général véhiculant les relations exotiques stéréotypées montre bien l’importance de cette dimension fantasmatique qui influence l’imaginaire des touristes.

Cet imaginaire érotisé du Japon, qui conduit à un désir fort de rencontre, joue donc un rôle, plus ou moins important (certains touristes ne se déclarent pas attirés par les Japonais·es, viennent en couple ou vivent une aventure avec un autre voyageur[24]) dans l’expérience touristique et amène alors à poser la question des similarités entre les cas évoqués ici et le tourisme sexuel, dans la mesure où le désir et la sexualité font partie des motivations et des expériences du voyage. Le tourisme sexuel est habituellement défini comme « un tourisme où l’objectif essentiel est de consommer des relations sexuelles tarifées[25] » (Hall, 1992 : 64) et il est généralement associé à la prostitution et à des pratiques criminelles comme la pédophilie.

Or, le cas étudié ici est différent et se rapproche plus de la manière dont Thomas G. Bauer et Bob McKercher (2003) présentent les liens entre tourisme et sexe. Ces auteurs proposent un modèle explicatif (illustration 1) qui permet d’évaluer le type d’interrelation entre sexe et tourisme selon, d’une part, la nature de l’expérience vécue (du plus positif et égalitaire à l’exploitation et la domination) et, d’autre part, la place de la romance et/ou du sexe dans le choix de la destination (du plus faible au plus élevé), le rôle de la structure touristique (plus ou moins ouvertement tournée vers cet aspect romantico-sexuel) fournissant une caractéristique supplémentaire. On obtient un schéma qui différencie une lune de miel (la relation romantique-sexuelle étant une motivation importante, officialisée par la structure touristique, au bénéfice des deux parties engagées) d’un sex-tour dans un pays où se pratique la prostitution à grande échelle, comme la Thaïlande (motivations et structure tout aussi explicites mais dans une relation d’exploitation cette fois-ci). De plus, on l’a vu, le caractère liminoïde du séjour touristique amène à transgresser les normes habituelles et à accorder davantage d’importance aux sens et au corps. Selon cette perspective, la dimension érotico-sexuelle est une part constituante de toute expérience touristique, à plus ou moins grande échelle et avec des modalités d’expression variables, bien plus diverses que la définition restrictive du tourisme sexuel.

Fig. 1

Illustration 1 : Relation entre tourisme et sexe

Illustration 1 : Relation entre tourisme et sexe
Source : Bauer et McKercher, 2003 : 14

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On peut donc considérer que le type d’expérience touristique au Japon présenté ici participe d’un tourisme du désir, celui-ci occupant une place importante dans l’imaginaire qui préside au choix de la destination, sans cependant conduire à un voyage uniquement motivé par la volonté de consommation sexuelle sur place. Cette volonté n’est pas absente, mais, comme dans le cadre d’autres types de séjours, elle est liée au parcours de chaque touriste et n’entre pas dans le cadre d’une relation commerciale telle que définie dans le tourisme sexuel. La destination Japon n’est pas sexuellement neutre, elle est hautement érotisée par les représentations exotiques qui lui sont attachées, notamment la pop culture, et cet aspect influence le vécu du séjour mais sans l’orienter uniquement vers la consommation sexuelle, la dimension romantique étant elle aussi largement mise en avant. Il semblerait plutôt que l’imaginaire construit par les fans et les amateurs de pop culture, fortement imprégné de cette dimension du désir, amplifie cette propriété du temps touristique liminal, en fournissant des éléments de fantasmes que s’approprient les touristes.

Conclusion 

Entre pôle kawaii et pôle hentai, les touristes français qui connaissent et apprécient la pop culture japonaise partagent un ensemble de références liées à ces contenus, qui influencent leurs représentations des Japonais·es par le biais d’un imaginaire collectif que chacun s’approprie individuellement, élaborant ainsi ses propres images fantasmatiques. Les codes de la pop culture sont toujours présents, parfois relégués à l’arrière-plan, mais ils continuent de fournir une base pour la représentation et la compréhension de la vie amoureuse et sexuelle au Japon. Le temps du séjour constitue lui un passage à la réalité, passage performatif dans la mesure où les fans devenus touristes peuvent non seulement observer l’amour au Japon, mais également en faire l’expérience directe.

Par ailleurs, la tendance à essentialiser l’Autre exotique en tant qu’objet de désir conduit à une certaine fétichisation des individus en tant que catégorie stéréotypée, un phénomène particulièrement visible dans l’expression des hommes attirés par les Japonaises. On arrive à faire le rapprochement avec l’idée de tourisme sexuel, pour montrer que l’expérience des touristes observés au Japon comporte une importante dimension de désir, ce qui permet de questionner les liens entre tourisme et sexualité. De plus, la circulation d’un discours basé sur les anecdotes des anciens voyageurs contribue à essentialiser l’Autre exotique incarné ici par les Japonaises, renforçant encore les représentations qui circulent au sein de cette communauté formée par les amateurs de pop culture devenus amateurs du Japon.

Cet attrait fétichisant pour le peuple japonais (les femmes occidentales n’étant pas exclues de ce phénomène) comme fantasme générique questionne le mode de relation des Occidentaux au désir exotique et amène à considérer la dimension intime et identitaire qui contribue à susciter, mais aussi à maintenir ce désir. Un des éléments de réponse est donné par la bande dessinée parodique Charisma Man (Rodney, 1998), qui met en scène un jeune Canadien peu populaire auprès de ses compatriotes féminines mais devenant instantanément séduisant dès qu’il arrive au Japon, grâce à son physique caucasien. L’exotisme fonctionne ici dans les deux sens, puisque les Occidentaux·ales valorisation narcissique pour sont également constitués en objets exotiques aux yeux des Japonais·es[26], et fournit l’argument évident de la valorisation narcissique pour les Occidentaux·les au Japon, comme eux valorisent les Japonais·es. Cette relation ne semble cependant pas strictement symétrique dans la mesure où les comportements des touristes sont marqués par cette aspect temporaire et sans conséquence de la liminalité ; néanmoins, une partie des touristes séduits par les Japonais·es mettent en place une relation d’exclusivité avec le Japon, en répétant les séjours, voire en y faisant l’expérience d’une installation à long terme. Il faudrait alors poursuivre l’analyse en s’interrogeant sur la pérennité de ce fantasme et sur la manière dont le désir exprimé lors du temps liminoïde d’un séjour touristique peut se prolonger ou au contraire s’éroder lors d’un long séjour qui lui ôterait son caractère liminoïde en le rendant quotidien. Par ailleurs, le phénomène nommé yellow fever et les fantasmes exotiques dépassant largement le cas des fans de pop culture japonaise, ce cas d’étude apporte une perspective complémentaire en suggérant que si ces références pop influencent les fans, cet imaginaire s’insère dans un ensemble plus large et plus ancien, celui de l’orientalisme, ici renouvelé par de nouveaux contenus.