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Le tourisme est né au XIX e siècle dans le contexte de l’hygiénisme et de pratiques liées à la santé telles que les bains de mer (avec création des premières stations balnéaires) ou encore la fréquentation des villes d’eaux pour des activités de thermalisme. Mais, paradoxalement, les sujets du tourisme et de la santé ne se rencontrent que très rarement aujourd’hui. Le principal point de convergence est le tourisme médical. Celui-ci repose sur une mobilité motivée par le recours à un service de soin médical ou chirurgical, doublé d’un séjour hôtelier durant la convalescence, et éventuellement pour les proches accompagnants. Cette forme de tourisme de santé a été assez largement étudiée (Le Borgne, 2007 ; Menvielle et Menvielle, 2010 ; 2013 ; Chasles, 2011 ; Menvielle, 2012). Une deuxième façon d’aborder le rapport entre tourisme et santé est beaucoup moins fréquemment étudiée : prendre en compte la santé des populations dans les lieux touristiques. Il s’agit de voir si le développement engendré par cette activité a pu être bénéfique pour la santé des populations locales par des effets directs (création d’infrastructures hospitalières par exemple, pour les touristes et les locaux) ou indirects (effets d’entraînement, de mise à niveau de normes sanitaires entre autres). Hormis quelques références qui effleurent les enjeux liés au tourisme (Borman, 2004 ; Tizio, 2004), la littérature sur ce sujet est indigente et se focalise essentiellement sur l’effet du tourisme médical sur les infrastructures de santé (Kušen, 2011). Une troisième approche consiste à examiner la façon dont les promoteurs d’un développement touristique durable s’appuient plus ou moins inconsciemment sur des éléments déterminants de la santé et du bien-être des populations pour faire de la santé un élément d’attractivité touristique (que ce soit à travers l’environnement – air, eaux –, l’alimentation ou diverses activités dites « saines ») (Hellen, 1995). Il est notable et étonnant que la santé n’entre pas explicitement dans les facteurs de durabilité du développement touristique qui, selon Ralph Buckley (2012), se résument par : population, paix, prospérité, pollution, protection. Une quatrième approche consiste, à l’inverse, à considérer les effets négatifs et pervers qui peuvent résulter du développement touristique : confrontation brutale de populations ayant des niveaux de vie très inégaux, pression foncière, pression environnementale, pression démographique, pollution, risques sanitaires (VIH Sida par exemple). Si cette approche est désormais répandue dans le champ des études environnementales (Gössling et al. , 2002), elle reste très rare dans le champ de la santé (Bauer, 2008).

À notre connaissance, les travaux sur la relation tourisme et santé sont partiels et peu d’études ont, à ce jour, proposé une vision globale et complète agrégeant les approches évoquées ci-dessus (Garcia-Altes, 2005). Une des raisons est probablement que cette vision globale nécessite de combiner trois approches sectorielles : l’une sous l’angle de la santé, la deuxième sous l’angle de l’économie du tourisme et la troisième sous l’angle du développement durable des territoires.

Nous proposons ici une lecture géographique qui permet de réunir ces entrées sectorielles autour d’un dénominateur commun : le territoire, défini et circonscrit comme lieu touristique, à partir d’une étude de cas bien particulière, Cancún – Riviera Maya au Mexique.

Cette région est située dans la presqu’île du Yucatán, dans l’État de Quintana Roo (le Mexique est un pays fédéral organisé en États qui disposent de certaines compétences infra-fédérales, en développement touristique comme en santé). La région de Cancún – Riviera Maya a fondé son développement économique, démographique et urbain sur le tourisme en partant de zéro. Tout a été pensé, planifié, construit et aménagé pour favoriser le développement d’un tourisme international de masse. Des infrastructures considérables sont sorties de terre dans de très nombreux secteurs (transport, hôtellerie, commerce, etc.) pour accompagner le développement général du littoral (voir ci-dessous section « Méthode et présentation du terrain »). Mais qu’en est-il de la santé ? Cet article repose sur l’hypothèse que la santé est un impensé dans la planification du développement touristique alors qu’elle a plusieurs répercussions à différentes échelles.

Le texte s’articule en quatre sections. La première consiste en un état de l’art. La deuxième présente le terrain d’étude, le contexte et la méthode, c’est-à-dire des entretiens approfondis avec des acteurs du tourisme, de la santé et du développement local. La troisième section expose les résultats de l’étude de terrain, alors que la quatrième discute ces résultats et propose quelques éléments conclusifs.

État de l’art

Dans cette première section nous dressons le constat que la relation entre tourisme et santé est une question émergente en recherche (Garcia-Altes, 2005) et que les études portant sur le tourisme s’enrichissent par le questionnement des enjeux de santé. Néanmoins, il existe de nombreuses avenues de recherche non explorées dans ce domaine.

Ainsi que stipulé en introduction, le tourisme médical constitue le corpus le plus étoffé des recherches dans le domaine. Mais il existe des porosités et des confusions entre les travaux regroupés sous l’intitulé « tourisme médical [1]  » ( medical tourism ) et ceux qui se réfèrent à l’intitulé « tourisme de santé » ( health tourism ), entendu comme l’ensemble des activités qui comprennent une mobilité de loisirs ayant pour but ou conséquence un bénéfice sur la santé (Laws, 1996). À ces dimensions il manque le rapport global, social et économique entre le développement touristique et la santé, tant des populations que des touristes. De ce fait, la relation entre tourisme et santé se lit dans un champ un peu flou qui mérite d’être clarifié. Dans un article intitulé « Positioning Medical Tourism in the Broader Framework of Health Tourism », Eduard Kušen (2011) dresse la liste des termes employés pour l’étude des relations entre tourisme et santé : outre le tourisme médical et le tourisme de santé, on y trouve un tourisme hospitalier, un tourisme de bien-être, et certains travaux qui se rangent dans la catégorie « médecine du voyage » (la revue Travel Medicine and Infectious Disease[2] en offre une illustration). Kušen souligne également le fait que la santé est historiquement la plus ancienne et la plus grande motivation générant des flux touristiques. Et pour aller plus loin, il énonce que « dans une acception la plus large qui soit, c’est le tourisme dans son entièreté qui peut être considéré comme tourisme de santé » ( ibid.  : p. 95).

Santé et tourisme se rencontrent en effet aux confins du bien-être dans une vision hédoniste. Néanmoins on ne peut se satisfaire de cette conception « attrape-tout » et des distinctions sont à apporter, qui permettent notamment d’identifier les lacunes dans l’état de l’art sur la relation entre tourisme et santé. Dans un large spectre entre le tourisme de bien-être à une extrémité et le déplacement de tourisme chirurgical à l’autre, on trouve de nombreuses approches plus ou moins développées. Le champ du tourisme de santé recouvre donc pêle-mêle les liens entre tourisme et repos, récupération, amélioration de la santé physique et mentale, bien-être, recherche de remèdes naturels, d’expériences alternatives, mais aussi l’organisation des systèmes de santé dans les destinations touristiques, la santé des travailleurs du secteur touristique et plus largement les conséquences du tourisme sur les sociétés locales (Schmierer et Jackson, 2006).

Face à ce constat d’une grande diversité inégalement documentée, l’objectif du présent article est bien de questionner le tourisme au prisme de la santé, sans se restreindre au tourisme médical. En préambule au travail de terrain réalisé dans la région de Cancún – Riviera Maya, la littérature invitait à considérer quatre entrées et à les combiner :

  • Du point de vue des touristes, la pratique touristique peut être lue en termes de bénéfices pour la santé. Pour les malades du cancer, notamment, la mobilité touristique et les activités récréatives associées peuvent constituer un bénéfice, en les aidant à mieux supporter les conséquences d’un traitement lourd. À l’inverse, la maladie peut constituer un frein à la mobilité (Hunter-Jones, 2005). D’autres travaux relient le tourisme à des approches qui touchent au champ des études sur le bien-être (Kay Smith et Diekmann, 2017). Enfin, on recense de nombreux ouvrages relatifs à des comportements et des pratiques des touristes qui peuvent s’avérer à risque pour leur santé et/ou celle des populations locales (Sönmez et al., 2006, se sont par exemple intéressés au binge drinking et aux risques associés à des pratiques sexuelles lors du Spring Break à Cancún).

  • Du point de vue des acteurs du développement touristique, intégrer le développement de la santé et des infrastructures de santé dans le développement des territoires, justement grâce au développement touristique, apparaît comme un enjeu négligé (Fleuret, 2017). Le tourisme peut en effet poser des défis à la santé publique par la circulation des maladies (Rodrigues-Garcia, 2001) ou générer un système à deux vitesses, performant et lucratif à destination des touristes et sous-développé à destination des populations locales. Ce dernier cas de figure résulte du fait que les professionnels de la santé (infirmiers, médecins…) peuvent se détourner du soin des populations locales au profit de la « patientèle » touristique plus lucrative (Loval et Feuerstein, 1992).

  • Les interactions entre sociétés locales et touristes constituent la troisième entrée qui se décline de diverses manières et avec une acuité croissante dans les destinations où le différentiel socioéconomique et culturel entre communautés locales et visiteurs est le plus grand. Les travaux les plus pertinents au regard de notre étude pointent les conséquences (positives et négatives, directes et indirectes) du tourisme sur la santé des communautés locales (Bauer, 1999), qu’il s’agisse de santé physique ou psychologique (Berno, 1995). Ces approches ciblées sur la santé sont trop rares, mais constituent un enjeu de recherche parce qu’elles complètent un corpus nettement plus étoffé de travaux portant sur l’impact social du tourisme (Guay et Lefebvre, 1998 ; Beddoe, 2004 ; Gibson, 2009).

  • Enfin, de récentes évolutions sociétales (vieillissement des populations occidentales, réémergence de la thématique du bien-être, développement de segments de tourisme basés sur l’hédonisme par exemple) invitent, théoriquement, à considérer l’utilisation d’un argumentaire lié à la santé comme facteur d’attractivité touristique. Cela peut se traduire par la mise en exergue de bénéfices pour la santé de lieux ou d’activités (Nimrod et Rotem, 2010), par l’offre de pratiques alternatives en santé – néochamanisme par exemple – avec toute la dimension critique qui s’impose dans l’étude de ce phénomène (Winkelman, 2005), ou tout simplement à travers un discours sanitaire à même de rassurer le touriste (Chang et al., 2005).

De cette revue de littérature a émergé un cadre d’analyse de terrain qui a guidé l’élaboration de notre méthodologie.

Méthode et présentation du terrain

L’étude présentée dans cet article fait partie d’un programme de recherche intitulé « Allers et retours entre tourisme et santé » (ARTES). L’objectif de ce programme est de mettre en lumière les relations entre ces deux sphères. Pour ce faire, la recherche doit porter sur des terrains qui facilitent l’observation. Le postulat de départ du projet de recherche stipulait donc de retenir des espaces géographiques dont le développement économique était totalement ou très majoritairement basé sur le tourisme. Ainsi, une relation directe, non complexifiée par un enchevêtrement de secteurs d’activités, pouvait être observée entre les modalités et les conséquences du développement, de l’aménagement du territoire, et les répercussions dans le champ de la santé.

Un autre paramètre guidant le choix des terrains d’études a été la lisibilité des flux touristiques et notamment l’existence de relations tangibles entre espaces émetteurs et espaces récepteurs. Enfin, les terrains ont été sélectionnés à l’échelle mondiale afin de permettre une approche comparatiste qui consiste à distinguer les faits invariants, quel que soit le lieu, des effets de contexte (liés à l’offre touristique et aux systèmes de santé). Cancún et la Riviera Maya ont constitué le premier terrain de recherche de ce programme. D’autres terrains sont en cours d’investigation (Agadir au Maroc, Bali en Indonésie) et feront l’objet de publications ultérieures.

Cancún – Riviera Maya, la région d’étude

Cancún – Riviera Maya est aujourd’hui une région littorale de 150 kilomètres qui s’étire entre le centre intégralement planifié de Cancún, au nord, et Tulum, station balnéaire en développement, au sud, et qui intègre des centres urbains comme Playa del Carmen et quelques villages touristiques comme Akumal et Puerto Morelos, ainsi que de nombreuses enclaves touristiques comme Puerto Aventuras et une cinquantaine d’hôtels tout inclus ( all-inclusive ) (illustration 1).

Illustration 1 

Lieux touristiques et de santé au cœur de la Riviera Maya et de son arrière-pays

Lieux touristiques et de santé au cœur de la Riviera Maya et de son arrière-pays
Source : Élaboration Jouault, à partir de sources données de terrain et Secrétariat à la santé de Quintana Roo, 2018. Réalisation : A. Montañez Giustianionovic.

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Le projet de Cancún est né au cours de la décennie 1970. Il incarnait une vision de développement régional impulsé par l’État grâce à de lourds investissements en infrastructures pour favoriser des projets d’investisseurs privés rentables et permettre que Cancún devienne un pôle de développement économique pour la région (García de Fuentes, 1979). Cancún a été planifié comme un centre touristique totalement séparé de la ville où loge la main-d’œuvre pour éviter la cohabitation entre les touristes et les populations paupérisées/pauvres, comme cela avait été le cas à Acapulco. La ville, séparée de la zone hôtelière, s’est divisée depuis son origine en trois zones : la résidentielle, celle des logements dits sociaux financés par le Fondo Nacional de Fomento al Turismo (FONATUR – Fonds national de promotion touristique)[3] et le quartier de Puerto Juárez, foyer de peuplement irrégulier où se sont installés les travailleurs.

Dans ce lieu jusqu’alors inhabité a été créée une ville qui, en 1980, comptait déjà plus de 33 000 habitants et, en 2000, avoisinait les 400 000 habitants. L’espace urbain planifié a été dépassé avant la naissance même de Cancún, donnant lieu à la création d’une troisième ville, sorte de ville informelle le long de la route vers Mérida où se concentrent de multiples problématiques (insécurité et violence, consommation et trafic de drogue, faible accès aux services publics, analphabétisme, etc.) liées à l’habitat et aux conditions de vie précaires (Cordoba et García de Fuentes, 2003 ; Castellanos, 2010 ; Coll-Hutardo, 2016). En dépit de ces constats, Cancún continue de croître tant en nombre d’habitants qu’en nombre de chambres (tableau 1).

Tableau 1

Évolution du nombre d’habitants et des chambres d’hôtel à Cancún de 1975 à 2015

Évolution du nombre d’habitants et des chambres d’hôtel à Cancún de 1975 à 2015
Sources : INEGI, 2010 ; Ayuntamiento de Cancún, 2015 ; et SECTUR, 2015La santé à Cancún

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La fonction de santé publique apparaît tardivement dans l’histoire de Cancún. En effet, la construction du premier hôpital public s’achève en 1980 alors que la ville abritait plus de 30 000 habitants. Aucun des documents consultés ne fait référence à la fonction santé avant cette date, comme si celle-ci avait été oubliée dans la planification. Sollicitée sur ce sujet, l’institution chargée du développement et de la planification touristique (FONATUR) n’a pas souhaité nous recevoir, se contentant de nous communiquer des documents de planification où la programmation en santé des années 1970-2000 n’apparaît pas [4] .

Le système de santé mexicain est pluraliste dans le sens où il existe différents types d’accès aux soins. Les Mexicains employeurs et employés par des entreprises privées peuvent obtenir de l’Instituto Mexicano del Seguro Social (IMSS – Institut mexicain de sécurité sociale) une couverture individuelle ainsi qu’une assurance au travail par le biais du programme de soins de santé. En revanche, l’IMSS ne permet pas aux employés du secteur public d’en devenir membres. En lieu et place, ceux-ci dépendent de l’Instituto de Seguridad y Servicios Sociales de los Trabajadores del Estado (ISSSTE – Institut de la sécurité sociale et des services aux travailleurs de l’État). L’ISSSTE couvre tous les travailleurs du gouvernement, allant du niveau local à l’État, jusqu’aux employés du gouvernement fédéral, ainsi que les travailleurs d’universités publiques. En 2003, la Seguro popular (Sécurité populaire) a été implantée pour augmenter la couverture de soins ; il s’agit d’une politique publique d’assurance-santé universelle. Pour compléter ce tableau, l’État de Quintana Roo dispose de façon infra-fédérale de son propre Secretaría de Salud (SESA – Service de santé), qui est en charge de certains hôpitaux et centres de santé. Enfin, le système de prise en charge des soins privés est le dernier élément de ce système pluraliste, ce qui se traduit par une répartition « éclatée » du nombre de lits d’hôpitaux (tableau 2).

Tableau 2

Nombre de lits d’hôpitaux au nord du Quintana Roo en 2015

Nombre de lits d’hôpitaux au nord du Quintana Roo en 2015
Sources : Lara Uscang, 2008 ; Ayuntamiento de Solidaridad, 2017 ; et SESA, 2018

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Le couloir littoral de Cancún et la Riviera Maya (voir la carte, illustration 1) intègre l’arrière-pays maya, une région où certaines communautés rurales ont opté ces dix dernières années pour le développement d’activités touristiques à partir des possibilités offertes par leur localisation et leurs caractéristiques géomorphologiques, biogéographiques et socioculturelles (Jouault, 2018). Cet arrière-pays offre au touriste la possibilité de diversifier ses pratiques touristiques à travers la découverte du « Maya profond » (Jouault et al., 2017). Au cœur de cet arrière-pays, la médecine traditionnelle est très présente, que ce soit par la présence de nombreuses sages-femmes dites traditionnelles, soit de guérisseurs appelés dans certains lieux x-men (en langue maya yucatec), soit encore de tradipraticiens.

Méthodologie du travail de terrain

Le travail de collecte de données sur le terrain a été réalisé en novembre et décembre 2016. L’information a été collectée de façon systématique au moyen d’entretiens semi-directifs avec questions ouvertes menés auprès d’une série d’acteurs de trois domaines : la santé, le tourisme et l’aménagement du territoire (tableau 3). Les interlocuteurs ont été choisis de manière à couvrir la variété des structures en santé (public/privé notamment) et en tourisme (hôtels de chaîne, indépendants, resorts…). Les responsables politiques au niveau de l’État de Quintana Roo pour les secteurs du tourisme et de la santé ont été rencontrés. La grille d’entretien utilisée était peu contraignante et visait à faire décrire par les personnes interrogées : leur vision et leur connaissance du système de santé, du paysage touristique de la région et des rapports entre tourisme et santé, à partir des enjeux qu’ils jugeaient les plus importants. Les entretiens ont été conduits par les deux auteurs en espagnol [5] (un seul a été réalisé en anglais, langue maternelle de l’interlocuteur). Le nombre d’entretiens a été validé par saturation (c’est-à-dire quand les redondances entre les entretiens priment sur les nouvelles informations). Au final, l’analyse s’appuie sur 18 entretiens.

Tableau 3 

Sources d’information

Sources d’information
Source : Fleuret, 2017

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Des documents de planification ont été collectés et consultés (INFRATUR [6] , 1971, statistiques des Secrétariats à la santé et au tourisme de l’État de Quintana Roo), ainsi que des sources secondaires (García de Fuentes, 1979 ; Martí, 1985), pour être adjoints aux résultats et notamment consolider et valider les propos des acteurs rencontrés en entretiens [7] .

L’analyse des entretiens a été effectuée à l’aide du logiciel NVivo. Ce logiciel permet de coder des extraits de textes (phrases ou paragraphes) et de leur attribuer un code ou une référence afin de pouvoir les regrouper et les analyser comme un ensemble unique, les extraits de différents entretiens pouvant être apparentés. Cette analyse a nécessité deux étapes : premièrement un encodage libre a permis de faire émerger les occurrences les plus remarquables et de repérer leur fréquence de citation ; puis un deuxième encodage a été réalisé en regroupant les premières observations en un nombre restreint de catégories qui permettent de résumer au mieux l’information.

Résultats

Les résultats sont présentés en six rubriques qui sont celles apparues lors de l’analyse du corpus des entretiens (voir paragraphe précédent) : la première porte sur la santé et l’activité touristique (points 1 et 2), la deuxième sur l’impact sanitaire du tourisme (points 3 et 4) et la troisième sur l’action publique et les réponses aux enjeux de santé dans la planification sanitaire. Les extraits d’entretiens sont anonymisés. La formulation est issue de la traduction (par les auteurs) en français d’entretiens réalisés en espagnol puis retranscrits. Les résultats tirés des entretiens sont complétés par les observations de terrain (faites concomitamment). Ces observations ont consisté en un repérage et un dénombrement des lieux reliés à la santé ou au bien-être ainsi qu’un repérage sur place et sur plan des types d’aménagement de l’espace et des ségrégations visibles dans le paysage (infrastructures hôtelières, habitat, zones de précarité, espaces isolés ou au contraire connectés, etc.)

Les comportements des touristes et des populations ont également été observés par les auteurs, qui se postaient à proximité des lieux choisis (deux hôpitaux, un centre de soins international privé et plusieurs spas accueillant des touristes). Ce travail intégré au programme ARTES n’est pas détaillé ici et fera l’objet d’un article ultérieur : les résultats qui suivent sont exclusivement issus des entrevues réalisées avec des acteurs.

Phénomènes de délocalisation de la santé

Aux É-U il y a une fracture sociale autour de la santé : il n’y a quasiment pas de services publics de santé et le privé aux É-U est cher. Du coup, les assurances privées américaines ont commencé à passer des contrats avec des hôpitaux privés au Mexique : les assurances préfèrent payer des services moins chers ici au Mexique. (Consultant spécialiste en santé, Cancún)

De la même façon que certaines activités industrielles ont pu être délocalisées pour rechercher des avantages dans les pays du Sud (moindres coûts de main-d’œuvre et d’infrastructures, associés à un coût du transport très bas), il semble que certaines activités de soins soient délocalisées des États-Unis vers le Mexique. Si ce phénomène a été décrit dans les zones frontalières du nord du pays (Dalstrom, 2012), le cas de Cancún semble aller au-delà du tourisme médical classique. En effet, la mobilité des patients ne relève plus d’un choix individuel, puisque des assurances médicales américaines proposent des contrats à leurs clients sur le modèle du managed care dans lesquels certains services sont inclus à condition que les soins soient dispensés à Cancún. Suivant le principe du managed care , un client contracte une assurance pour ses éventuels frais de santé auprès d’une compagnie qui prendra en charge ses soins à la condition que le client se rende dans un hôpital ou un cabinet médical ou tout autre lieu de soins avec qui elle a conclu une entente. Cette façon de procéder a pour but de maîtriser les coûts et peut s’avérer très restrictive pour les assurés à bas revenus. Jusqu’à présent ces systèmes de managed care sont organisés à l’intérieur des États et n’incluent que très rarement des prestations délocalisées, comme cela nous a été relaté à Cancún. Cela est dû, notamment, au fait que les chirurgiens ne peuvent pas opérer dans un autre pays que le leur. À Cancún, le chirurgien américain mandaté par la compagnie d’assurance délègue la responsabilité de la chirurgie au bloc opératoire à un médecin légalement mexicain, alors que dans les faits c’est bien lui qui procède à l’opération. « Il y a une logique de prête-nom pour opérer. » (Médecin mexicain dans un hôpital public)

L’avantage pour les compagnies d’assurances est la location à moindre coût d’un bloc opératoire et des frais de soins de suivi moindres, puisque les patients bénéficient des infrastructures hôtelières prévues pour le tourisme. Ces accords demeurent dans le secteur privé et si les autorités mexicaines de santé reconnaissent à demi-mot leur existence, elles précisent bien que le secteur public n’est pas concerné. À cette forme nouvelle de délocalisation des soins s’ajoute un tourisme médical classique, principalement pour la chirurgie esthétique (clientèle plutôt féminine), la chirurgie orthopédique (clientèle plutôt masculine) et la chirurgie cardiaque. Les raisons de ce tourisme médical sont le coût des soins, mais aussi leur disponibilité. « De nombreux Canadiens viennent se faire soigner ici en chirurgie orthopédique car les listes d’attentes et les délais sont longs chez eux. » (Responsable d’une clinique privée, Cancún)

Mais ce phénomène ne prend pas encore toute l’ampleur envisagée en raison notamment du sous-investissement hôtelier. Rares sont les hôtels qui ciblent la clientèle de touristes médicaux car ils craignent que la présence de personnes ostensiblement en convalescence n’effraie la clientèle classique. Citons cependant un exemple typique : le Sheraton Four Points, directement adossé à l’hôpital privé Galenia (illustration 2). Au dire d’une personne interrogée dans ce dernier établissement, les hôteliers sont de plus en plus sensibles au tourisme médical car les séjours sont plus longs (2 semaines) et, donc, rentables. « Ils avaient peur, au départ, d’avoir des hospitalisés dans leur lobby. Mais au final, cela fonctionne bien.   » (Responsable d’une clinique privée, Cancún)

Illustration 2 

Le Sheraton Four Points (à gauche), directement adossé à l’hôpital privé Galenia (à droite)

Le Sheraton Four Points (à gauche), directement adossé à l’hôpital privé Galenia (à droite)
Photos : Fleuret, 2017

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Plusieurs interlocuteurs du secteur privé de la santé affirment que des domaines de développement possible se font jour, par exemple des soins de longue durée associant une prise en charge médicale et un séjour de repos (notamment en oncologie). D’autres secteurs de la santé sont également potentiellement concernés, notamment la physiothérapie : « Par exemple les thérapies à l’ozone (usages dermatologique et intramusculaire). Elles offrent un potentiel car une séance de ce traitement coûte 80 $ aux É-U et 30 $ au Mexique. Il serait donc possible de travailler avec des partenaires aux É-U. » (Kinésithérapeute américain installé sur la Riviera Maya)

Le tourisme médical peut représenter jusqu’à 20 % de l’activité d’un hôpital privé (source directe) et l’établissement de soins agit alors comme un voyagiste ( tour operator ) pour son patient, en organisant son séjour hôtelier et en prenant ses proches en charge le temps des soins de suivi.

Segments de l’activité touristique liés à la santé

D’autres segments de l’activité touristique tentent de se développer en s’appuyant sur des arguments liés à la santé. Des entretiens réalisés à Cancún et sur la Riviera Maya, trois ressortent essentiellement.

Premièrement, une offre se développe autour de toute la notion de bien-être, du « prendre soin de soi », avec une spécialisation géographique autour de la cité de Tulum le long d’une route qui longe la plage (illustration 3). Là, en enfilade, de nombreux hôtels affichent une offre de services «  wellness  » (naturopathie, spas, massages, etc.) et, aux alentours, des boutiques vendant des produits ou services sur ce même thème fleurissent.

On a une offre de spa maya dans l’hôtel. C’est une image commerciale car le maya donne « une saveur locale ». Il s’agit d’un soin à l’argile et le mot maya justifie qu’il coûte plus cher. (Manager d’hôtel-spa)

Il y a des efforts pour travailler sur le tourisme et la santé, car il peut être intéressant pour quelques secteurs de faire du tourisme médical en profitant du différentiel de prix avec les É-U (exemple : chirurgie esthétique). Il y a aussi une offre autour des spas. Par exemple, l’hôtel Azul Ik a une offre spéciale pour décompresser, se déconnecter, autour du temazcal. Il y a aussi une offre reliée au yoga (au bien-être en général), mais c’est davantage en direction de Tulum. (Consultant en tourisme durable)

Illustration 3 

Le corridor hôtelier de Tulum et l’offre « wellness »

Le corridor hôtelier de Tulum et l’offre « wellness »
Photo : Fleuret , 2017

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Deuxièmement, un tourisme alternatif se développe timidement, adossé aux savoirs traditionnels mayas (herboristerie, par exemple). Mais ce tourisme de type communautaire peine à capter un flux de clientèle qui fréquente la région essentiellement dans le cadre d’un modèle de tourisme de masse.

Il y a aussi un tourisme de médecin traditionnel maya [dans tout le sud du Yucatán/Campeche/Quintana Roo/Chiapas]. La clientèle est essentiellement la population mexicaine et locale, sauf pour le temazcal (un genre de sauna), car les étrangers se méfient des médicaments à ingérer. Par contre, parfois ils ont recours à des soins externes (massage). (Médecin, Cancún)

On dénombre 26 millions d’arrivées par an à l’aéroport de Cancún ; 13,6 millions de touristes viennent dans les hôtels de Cancún et moins de 200 000 vont dans les communautés, alors que 2 millions quand même se rendent à Chichen Itza et donc entrent à l’intérieur de la péninsule là où vivent les communautés, ce qui rejoint l’idée que ce tourisme alternatif pourrait se développer, comme à Yokdzonot, avec le voisinage d’un site maya et d’une offre de santé traditionnelle. Il y a une marque, Mayakan Travel, qui a cherché à développer le tourisme communautaire, mais cela touche plus la clientèle européenne que la clientèle américaine. (Consultant en tourisme durable)

Yokdzonot est en effet un bon exemple de captation d’un peu du flux du tourisme de masse par le tourisme communautaire. Ce cenote[8] est situé sur le bord de la route menant de Cancún aux vestiges de Chichen Itza. Longtemps utilisé comme dépotoir par la population locale, il a été nettoyé et réhabilité en 2006 et constitue désormais une halte « baignade » pour les bus de touristes de retour du site archéologique maya dans le cadre d’excursions à la journée ( cenotes et ruines Mayas sont deux grandes attractions de la péninsule du Yucatán).

Illustration 4 

Plan et vue d’ensemble ducenote Yokdzonot

Plan et vue d’ensemble ducenote Yokdzonot
Photos : Fleuret, 2017

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Adjacente à l’entrée du cenote se trouve une case de santé traditionnelle. Une tradipraticienne s’y est installée après avoir suivi une formation aux thérapies par les plantes financée par la fondation Kellogg. Elle vend des herbes médicinales et prodigue des conseils pour toutes sortes de pathologies (maux de tête, maux de gorge, troubles digestifs, douleurs articulaires, etc.).

J’ai installé mon cabinet ici pour bénéficier de la proximité du cenote. On est ici à 24 km du centre de référence de santé. Dans le village il y a un centre de santé avec une permanence d’un médecin sur 4 jours de 8 h à 14 h. Il y a des cliniques médicales privées à Pisté près de Chichen Itza. Les gens consultent traditionnel mais sur la base d’un diagnostic médical préalable. Les gens du coin ne viennent que pour les choses graves, car sinon ils connaissent eux-mêmes les plantes. Les touristes viennent de façon opportuniste en visitant le cenote [40 000 visiteurs en 2017] ; ils voient la maison vernaculaire de médecine attenante. Je vois passer plus ou moins 150 touristes par an, tous n’achètent pas. Je fais des consultations empiriques basées sur des questions. Les personnes ont en général consulté un généraliste avant et viennent chercher une médecine complémentaire. Elles préfèrent qu’un diagnostic préalable ait été posé. (Tradipraticienne, arrière-pays maya)

Cet exemple illustre parfaitement une tentative de capter une partie des flux du tourisme de masse pour faire vivre une forme de tourisme communautaire, ici basé sur la santé. Dans d’autres lieux, cette dimension santé traditionnelle est englobée dans une offre plus large d’immersion communautaire. Lors d’un séjour dans le village, le touriste va côtoyer tantôt un guérisseur, tantôt une herboriste, tantôt un chiropraticien/rebouteux. C’est ce que propose notamment Xyaat, une organisation de tourisme située dans un village d’origine maya au sud de la Riviera Maya, qui affiche une offre mêlant découverte culturelle, écotourisme et santé traditionnelle (voir illustration 5), et qui est essentiellement pratiquée par les anciens du village. L’offre touristique de cette organisation met ainsi en valeur les pratiques traditionnelles et par là même les anciens du village.

Illustration  5 

Promotion de Xyaat, ecoturismo comunitario maya

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Ce phénomène demeure malgré tout assez modeste et marginal et d’aucuns s’interrogent sur sa pertinence, comme l’illustre l’extrait d’entretien ci-dessous effectué auprès d’un physiothérapeute américain installé depuis seize ans au Mexique :

Les pratiques traditionnelles sont cantonnées aux remote areas [arrière-pays isolé maya], mais en réalité il n’y a pas de conscience d’un retour à des pratiques naturelles, comme l’attention à la posture ; au contraire le Mexique est en route vers la perte rapide de ses savoirs de soins ancestraux… Peut-on parler de culture locale ? C’est Xcaret qui leur apprend comment tenir un discours vendeur de « pratiques locales » et on ne parle que de ventes, il n’est question que d’argent. (Physiothérapeute américain, Riviera Maya – entretien réalisé en anglais et en espagnol mêlés et traduit à la retranscription)

Troisièmement, des offres de santé sont développées avec la présence d’activités sanitaires, voire conditionnées par l’existence de ces dernières, car elles garantissent la sécurité du touriste. Il s’agit par exemple des dispositifs développés autour de la navigation et de la plongée sous-marine.

Pour les propriétaires de bateaux, en cas de compression[9] pour des plongeurs, ils [les propriétaires] appartiennent à une association de médecins avec mobilisation rapide d’ambulances. On a connu une trentaine de problèmes en quarante ans. Il y a un accord avec la Croix-Rouge : en cas d’urgence elle intervient. Et tous les bateaux qui offrent des tours doivent montrer qu’ils disposent d’un certificat de premiers secours. Il faut montrer les certificats nécessaires. (Manager d’un hôtel tout inclus)

Ces activités comportant un risque potentiel pour la santé sont révélatrices de la place accordée à la santé dans le développement touristique. Celle-ci n’est pas mise en avant, mais il y a une forme de « cela-va-de-soi » en ce sens que si les dispositifs de santé sont inexistants, l’activité ne peut être pérenne. Mais le sujet reste un non-dit, il n’apparaît pas spontanément dans les discours, ni dans la communication des acteurs du tourisme ; cela sera abordé plus loin.

Effets directs et indirects du tourisme sur la santé des populations locales 

À la question de savoir si le tourisme a des effets sur la santé des populations locales, les avis sont partagés : les effets sont reconnus par tous et pour certains ils sont positifs, tandis que pour d’autres ils sont négatifs. Après avoir présenté ces points de vue divergents, des effets directs et indirects rapportés dans les propos des acteurs interviewés sont maintenant discutés (tableau 4 [10] ).

Tableau 4

Les effets directs et indirects du tourisme sur la santé des populations locales

Les effets directs et indirects du tourisme sur la santé des populations locales
Source : Entretiens réalisés par les auteurs

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  • Un impact sur le système de santé : des avis partagés (positifs selon les entretiens avec les médecins, négatifs pour le Secrétariat à la santé)

Pour les médecins rencontrés, le tourisme a un effet positif sur la santé des populations locales, essentiellement du fait des retombées économiques qu’il génère, qui sont un moteur d’investissement en santé.

Le fait d’être une juridiction très touristique est utilisé comme argument dans les discussions budgétaires et les demandes de subventions (le Quintana Roo assure 30 % des rentrées de devises au Mexique, donc les autorités locales exigent du Fédéral un retour à cette hauteur – 30 %). Par exemple, on reconstruit l’hôpital général de Cancún (car saturé, obsolète et mal localisé). C’est le tourisme qui a permis d’avoir l’argent nécessaire pour les constructions. Pas parce que c’est de l’offre de services pour les touristes, mais parce que le tourisme génère une croissance urbaine et une croissance de population, donc de nouveaux besoins (notamment une immigration de travail dans la zone touristique). (Médecin, hôpital public)

Pour les autorités en santé, le bilan est plus mitigé. Si l’impact économique sur les investissements et l’équipement sanitaire est reconnu, celui-ci est plus nuancé.

D’une manière générale, la présence du tourisme est un bénéfice, notamment pour l’économie générale. Par exemple, le fait qu’un État jeune comme le Quintana Roo ait déjà trois hôpitaux modernes et importants est dû au tourisme (voir l’hôpital de Playa del Carmen « impressionnant »), c’est évident pour moi que l’État va participer dans un futur proche au développement du tourisme sanitaire. (Responsable d’une juridiction sanitaire)

Le tourisme par essence conduit au déséquilibre, donc le tourisme de santé ne va pas conduire au développement mais à une nouvelle niche mercantile. Pour moi, le tourisme seul ne peut pas générer de transferts. Il faut une intervention de la politique publique. La tendance actuelle c’est le chaos et la perspective c’est de le résoudre. (Responsable politique du secteur du tourisme)

Au-delà des retombées économiques sur l’équipement et l’offre de soins, les acteurs rencontrés identifient également des effets directs et indirects qui touchent plus les déterminants de la santé locale que le système de soins. Ces effets sont très divers ; les résultats de notre étude font principalement émerger les suivants :

  • Une modification du niveau de vie donnant accès à une autre consommation de soins

La présence de touristes a deux effets pour moi : une hausse du coût de la vie locale créant une classe moyenne supérieure qui constitue ma clientèle privilégiée et deuxièmement les touristes sont un vivier de clientèle. (Physiothérapeute, Rivera Maya)

  • Un impact fort sur la santé des travailleurs (en lien avec un mouvement migratoire interne et une forte urbanisation)

Les liens entre les politiques de santé et le tourisme concernent par exemple la certification des hôpitaux (qui doivent adopter les normes internationales), à travers l’IMSS qui couvre les travailleurs du secteur du tourisme (80 %)[11]. Il y a aussi des programmes de prévention. Les travailleurs dans les restaurants et les hôtels sont couverts, mais 20 % des autres travailleurs (taxis, vendeurs ambulants, travailleurs informels) n’ont pas de couverture santé. (Responsable politique du secteur du tourisme)

Les autorités en santé semblent ignorer ou refuser de voir les difficultés et les limites d’accès à la protection sociale – et donc aux soins – et déclarent : « Pour ce qui est des travailleurs du secteur touristique, tous ont la sécurité sociale. Donc la sécurité sociale se charge de tout ce qui est soins médicaux, médecine préventive, de ces personnes. » (Responsable politique secteur de la santé)

Pourtant, l’impact indirect du tourisme semble bien réel et là encore il convient d’apporter des nuances entre des effets négatifs (principalement liés aux conditions de travail) et d’autres plus positifs (éducation à la santé en lien avec les normes d’hygiène et de sécurité sanitaire attendues par les touristes.

Quarante pour cent des devises qui entrent dans le pays sont attribuables au tourisme, donc le tourisme est vu comme une planche de salut pour l’économie du pays et c’est au détriment des ressources naturelles et des conditions de vie des gens. Par exemple, les travailleurs (les petites mains) font 14 à 16 heures par jour. Il y a beaucoup d’alcoolisme, beaucoup de suicides, pas de réseaux sociaux ; même si on ne lie pas ça de façon prouvée au tourisme, il y a une relation. Ces gens sont des migrants [25 % du centre du pays, 75 % de Mayas qui ont quitté leur communauté]. Donc ce type de développement ne favorise pas l’amélioration de la qualité de vie. (Consultant en tourisme durable)

On a une convention avec Hospiten [chaîne hospitalière privée] : nos agents de sécurité sont formés aux premiers soins par Hospiten, ça représente 15 personnes. Hospiten garantit une intervention par ambulance en moins de 10 minutes en cas d’urgence et des consultations possibles dans l’hôtel sur la base d’un tarif négocié. Les employés de l’hôtel ont aussi un tarif préférentiel avec Hospiten. L’hôtel cotise à l’IMSS pour ses employés (mais n’offre pas de mutuelle complémentaire). (Responsable hôtelier)

Ces deux citations illustrent parfaitement la situation. Le développement d’un tourisme de masse a généré une très forte urbanisation et ce processus a été extrêmement rapide. Cette urbanisation est le fait de flux migratoires, essentiellement internes et composés de travailleurs. Ces migrants s’installent de surcroît dans une ville créée ex nihilo pour le tourisme et dans laquelle il n’existe pas, de facto , de réseaux sociaux consolidés pouvant servir de support dans une logique de santé communautaire. Il en résulte fréquemment des difficultés, une fois estompés les effets positifs de l’installation dans une nouvelle vie. Un schéma présenté par une responsable politique de l’État de Quintana Roo (illustration 6) décrit les fluctuations de l’état de santé psychologique des migrants en comparant une étude mexicaine et une étude américaine [12] . Le travailleur migrant connaît tout d’abord une phase positive, une nouvelle activité pleine de perspectives et de projets. Puis, au bout de six mois environ, rattrapé par la réalité et les difficultés de son travail, il entre dans une phase négative pouvant conduire à la dépression, à la surconsommation d’alcool ou de psychotropes, voire au suicide. Le retour à l’équilibre psychologique dépend des supports dont le travailleur va disposer. Or, du fait de l’absence d’une communauté structurée à Cancún, beaucoup de ces supports sont défaillants. La famille est souvent restée dans l’État d’origine, les enfants également, l’école n’est donc pas un lieu de socialisation. Si les conditions de travail sont compliquées et précaires (c’est le cas dans le secteur informel), ce support n’est pas favorable non plus. Reste l’église, ce qui, d’après cette responsable politique, est loin d’être satisfaisant. Cette courbe varie en durée selon le contexte et la catégorie professionnelle. À Cancún, explique-t-elle, la meilleure courbe (celle qui revient à l’équilibre le plus rapidement) est celle des travailleurs des hôtels et la plus mauvaise, celle des chauffeurs de taxi et des travailleurs informels qui ont un plus faible réseau, plus faible niveau d’entraide et donc de plus forts niveaux de dépression (décompensation).

Illustration 6 

Fluctuations de l’état psychologique des travailleurs migrants du secteur touristique

Fluctuations de l’état psychologique des travailleurs migrants du secteur touristique
Source : Élaboration personnelle de Fleuret à partir d’un entretien avec une responsable politique de l’État de Quintana Roo, 2017

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La citation du responsable hôtelier en lien avec Hospiten, présentée précédemment, illustre néanmoins des effets positifs potentiels, lorsque l’activité touristique engendre de la formation des travailleurs et une forme d’éducation à la santé.

  • Une modification des pratiques alimentaires et des modes de vie

La présence de touristes nord-américains et, dans une moindre proportion, européens, donne à voir aux populations locales des pratiques importées que certains vont parfois s’approprier jusqu’à, dans certains cas, en faire un commerce à destination des touristes.

La présence de touristes a porté à la connaissance des locaux des pratiques comme le yoga, la zumba, le « bending on the beach in the morning », etc., et des pratiques alimentaires (végétarisme, véganisme). Et non seulement les Mexicains s’y mettent, mais aussi ils apprennent à l’enseigner. (Physiothérapeute, Riviera Maya)

Mais ces comportements vertueux semblent demeurer marginaux et l’arrivée dans les supermarchés de produits alimentaires industriels, trop gras, trop sucrés, trop salés, constitue le revers de la médaille. Dès lors, une fois de plus, il faut nuancer les conséquences des modes de vie hérités du tourisme.

Peut-être que la tendance actuelle de la part des touristes à demander du bio et du naturel pourrait avoir un effet sur la santé des Mexicains (ici il y a beaucoup de malbouffe et d’obésité). Un autre point d’influence possible serait d’avoir sous les yeux un style de vie « californien » : beaucoup de sports, prise en compte importante de son corps… mais je pense qu’actuellement la séparation entre les deux populations est trop grande pour qu’elles puissent s’influencer mutuellement. Par exemple pour la vision du corps sur la plage qui pourrait avoir une influence indirecte, il n’y a que huit accès publics à la page pour les locaux ; par conséquent ils ne se confrontent pas à la vision occidentale corpo-centrée. (Consultant en tourisme durable)

Finalement, la question principale posée ici est de savoir si le tourisme diffuse et infuse dans les territoires un mode de vie occidental – ce qui semble avéré pour l’ensemble des acteurs rencontrés – et si cette diffusion est bénéfique ou néfaste aux populations locales. Notre étude visait à caractériser les rapports entre santé et tourisme, mais pas à les quantifier, ce qui devrait faire l’objet de travaux ultérieurs. Notons néanmoins un dernier facteur d’influence des modes de vie des touristes sur la santé des populations locales : les normes et les certifications.

Nous disposons de la certification H [Distintivo H[13]] pour les hébergements. Un autre certificat est en cours d’acquisition. Les critères occidentaux se diffusent et influencent les habitants. Si le niveau [connaissances en hygiène et salubrité] des employés des hébergements augmente, cela sera diffusé dans le centre de Tulum auprès de tout le monde. (Responsable hôtelier)

Cela vaut aussi pour d’autres aspects ; pour l’alimentation par exemple [certification sur le modèle du certificat cristal au Royaume-Uni], le yoga, la gymnastique et le fitness, nous avons aussi des certificats. Mais aussi au regard de l’environnement [Rainforest EcoChek en cours de certification]. Nous n’avons pas de certificat Playa Azul, mais une certification Bandera Azul (eau, hygiène et plage). (Responsable hôtelier)

Conséquences environnementales et retombées sur la santé

Nos résultats révèlent une trop faible prise en compte des conséquences environnementales par l’ensemble des acteurs rencontrés, qu’ils relèvent du secteur de la santé, du tourisme ou de la planification territoriale. Les enjeux environnementaux n’ont quasiment jamais été évoqués spontanément par les personnes interrogées et, lorsque sollicitées explicitement sur ce sujet, la plupart peinaient à développer un argumentaire. Parmi nos questions de recherche initiales figurait celle du développement durable en lien avec le tourisme. Constatant l’émergence d’un tourisme dit durable ou soutenable (Knafou et Pickel, 2011), la question se posait de savoir si la santé constituait un élément de durabilité/soutenabilité.

Or il ressort des entretiens que cette notion de développement durable est très faiblement développée. On trouve quelques exemples de labels qui n’incluent pas réellement la dimension de santé : Les labels sont plus sur l’environnement que la santé ou le social. Il y a une Distinction H (Distintivo H) qui inclut quelques dimensions santé (en général) en lien avec l’alimentation. (Consultant spécialisé dans le tourisme durable)

On trouve également quelques exemples d’interactions avec l’environnement social autour des questions de protection de l’environnement car, dans leurs discours au moins, les acteurs du tourisme sont conscients que la ressource naturelle est un des fondements de leur attractivité. « Dans l’hôtel une ‘equipo verde’ [équipe verte] et un biologiste travaillent dans l’hôtel et ils pratiquent, échangent avec les enfants des communautés avoisinantes. Notamment en relation avec les écoles. » (Manager d’hôtel tout inclus)

Mais derrière le discours, la réalité demeure une faible prise en compte de l’environnement et finalement une certaine distanciation de l’économie du tourisme avec l’économie locale. C’est très peu exprimé en santé du fait que celle-ci est un relatif « impensé » ; cette idée sera développée plus loin. Cela est plus manifeste dans le domaine de l’alimentation notamment.

Quatre-vingt-quinze pour cent des produits frais consommés dans la zone touristique viennent de la centrale d’achat de Mexico et non de produits locaux (c’est moins cher et plus facile). Il y a eu un projet de développement d’un système de production local, mais la secrétaire du tourisme qui l’a porté a été « invitée » à laisser tomber cela, car avec les subventions agraires fédérales pour soutenir l’agriculture nationale, ce n’est pas rentable. (Responsable politique secteur touristique, Quintana Roo)

Cette question alimentaire en lien avec l’environnement et la production locale n’est toutefois pas exempte de liens avec la santé, comme le révèle l’extrait suivant issu d’une rencontre avec un homme qui se disait centenaire, dans l’arrière-pays maya :

Le principal changement que l’on voit depuis l’arrivée du tourisme n’est pas l’amélioration des conditions de soins, mais l’aggravation des maladies observables : des maladies sont apparues qui n’existaient pas avant, pour partie liées aux modes de vie [exemple : augmentation des cas de diabète liés aux sucres – consommation de sodas]. De même, des changements sont observables dans les pratiques agricoles et les rendements qui ont, pour moi, affecté la santé des populations. L’eau est également un souci. Avant on buvait l’eau des points d’eau locaux et on n’était pas malade. Le gouvernement a mené des campagnes pour inciter à consommer l’eau purifiée mais aussi des produits alimentaires industriels, et des maladies modernes sont apparues [il évoque les cancers]. On peut faire le lien globalement entre le développement du tourisme et la modification des habitudes et pratiques alimentaires. (Tradipraticien, secteur de tourisme communautaire)

Cette relative absence de préoccupation envers les rapports entre santé et environnement est à tempérer par deux observations. Premièrement, dans les documents de planification récents de la FONATUR, les questions d’environnement et d’hygiène sanitaire sont présentes dans les projets d’aménagement pour le traitement des déchets du tourisme et la gestion de l’eau, autant pour l’approvisionnement en eau potable que pour la gestion des eaux usées. Ces questions sont intimement liées à la santé globale du territoire.

Deuxièmement, les préoccupations liant santé et environnement apparaissent dans les discours à travers des épisodes de crise ponctuels qui, s’ils venaient à se répéter, placeraient ces enjeux au rang des priorités. Par exemple, au plus fort du traitement médiatique de l’épidémie associée au virus Zika, la fréquentation touristique a diminué et les acteurs de la filière se sont doublement préoccupés de rassurer la clientèle sur l’absence de risque localement et sur une possible survenue d’une épidémie liée à un vecteur comme le moustique, alors que Cancún est un espace conquis sur une lagune et de la mangrove. La perturbation de cet écosystème pourrait se révéler à terme pathogène. « L’aéroport de Cancún est soumis à une surveillance pour ce qui concerne les passagers potentiellement porteurs d’EPIIs : Enfermedades Probablemente de Importancia Internacional [maladies probablement d’importance internationale]. » (Haut responsable en santé du Quintana Roo)

Santé publique et prévention

Un autre sujet qui s’avère très faiblement pris en considération est celui de la santé publique et particulièrement de la prévention en santé malgré des risques réels inhérents au tourisme.

Dans ce domaine il convient de distinguer le secteur public des exploitants privés. Chez ces derniers, on observe une quasi-absence de prise en considération des enjeux de santé publique hormis par l’utilisation des labels d’hygiène alimentaire. Mais il s’agit là de garantir la santé des clients des hôtels et des restaurants et n’a pas de répercussions sur les populations locales, sauf pour les travailleurs du secteur touristique qui peuvent, dans certains établissements, recevoir une formation adaptée.

On prête attention aux aliments et aux boissons avec la COFEPRIS [Comisión Federal para la Protección contra Riesgos Sanitarios, organisme de réglementation en matière de santé au Mexique], cela porte essentiellement sur l’hygiène. Il y a une formation suivie par 70 % du personnel, ce qui permet d’augmenter le niveau de connaissances des employés selon le principe du « se copia y se lleva a casa » [se copie et se rapporte à la maison]. (Responsable hôtelier)

Du côté des autorités de la santé et du tourisme, les enjeux de santé publique tels que les risques liés à certaines pratiques touristiques (suralcoolisation, maladies sexuellement transmissibles, entre autres) ne sont pas apparus naturellement lors des entretiens, et quand les interlocuteurs ont été questionnés spécifiquement sur ce sujet, ils sont restés très évasifs dans leurs réponses, affirmant simplement qu’il existe des programmes de santé publique sur ces problèmes.

En revanche, les autorités du secteur touristique semblent préoccupées par les enjeux de santé au travail et suggèrent certaines pistes.

L’IMSS évalue le risque de santé et taxe l’entreprise en fonction du facteur de risque et en Quintana Roo, la taxe la plus élevée de tous les secteurs économiques est dans le tourisme. Du coup, c’est intéressant de mener dans les hôtels une campagne de réduction du risque santé au travail (avec une certification de tous les hôtels). L’objectif final est d’intéresser les entreprises à faire baisser leur cotisation à la sécurité sociale : ce serait donc un bénéfice pour elles d’adhérer au programme de protection de la santé au travail. Et l’idée, de la perspective « politique publique », est que si la taxe diminue, une partie du gain réalisé peut être réaffecté au système public de santé en mettant en place une nouvelle taxe. Par exemple, un enjeu est de créer un hôpital à Tulum. Il s’agirait d’un billard à trois bandes : faire faire des économies aux entrepreneurs du tourisme, dire ensuite au gouvernement que les entrepreneurs veulent bien en reverser un peu mais que ça doit bénéficier à la santé et pas aux autres secteurs. On pourrait ainsi capter une partie de la ressource et la réaffecter. (Responsable politique, secteur du tourisme)

La santé, un impensé dans la programmation du développement touristique

Qu’elle soit le fait des acteurs publics ou des exploitants privés, la santé est un impensé du développement économique dans cette grande destination touristique qu’est Cancún [14] . En effet, les acteurs de terrain rencontrés ont tous eu de la difficulté à donner des exemples de prise en compte des questions de santé dans une quelconque planification, qu’elle soit économique ou territoriale. Un haut responsable en santé de Quintana Roo a confié hors entretien que l’on a commencé à inclure la santé dans les documents du FONATUR en 2004, soit trente ans après la création de la station balnéaire (avec le projet d’hôpital général de Cancún). Le FONATUR, questionné sur ce sujet, n’a pas souhaité répondre, mais les acteurs rencontrés ont confirmé l’information dans les documents consultés.

Cela se double du développement d’un système de santé à plusieurs vitesses qui soulève des questions. Le différentiel entre une consultation en clinique privée et dans le secteur public est conséquent. « En travaillant à l’hôpital public je gagnais 6000 pesos, ici j’en gagne 210 000. » (Un médecin d’un centre de soins pour touristes)

Au-delà de l’accès aux soins pour les plus pauvres qui ne peuvent pas se payer la consultation privée, se pose également la question de l’équilibre général du système. Pourquoi un médecin qui peut gagner jusqu’à sept fois plus en travaillant dans le secteur touristique choisirait-il de travailler dans le secteur public à destination des populations locales au pouvoir d’achat bien plus faible par exemple ?

Beaucoup de nos interrogations sur ce sujet sont restées sans réponse, ce qui explique que ce point de résultats ne soit pas, contrairement aux précédents, illustré par diverses citations extraites des entretiens, car ce qui ressort le plus significativement sur ce sujet est le silence des personnes interviewées.

Discussion et conclusion

Les résultats présentés précédemment sur la base d’une étude de terrain dans la péninsule du Yucatán invitent à considérer à la fois des points d’attention et des pistes pour un projet de recherche à venir. Tous ces points ont en commun le constat que la santé est, à tort, un relatif impensé du développement touristique.

Le premier de ces points d’attention est la relative invisibilité de la santé dans la planification du développement touristique qui peut s’expliquer par le fait que la santé relève d’un secteur où la planification constitue un cadre à part. Bien souvent cette planification en santé est basée sur des ratios d’équipements hospitaliers, de disponibilité et d’occupation de lits médicalisés ne tenant pas compte des paramètres de l’activité économique du territoire. L’hôtellerie est également un secteur dans lequel on compte en lits et en taux d’occupation, mais les motivations du touriste sont avant tout hédonistes et la santé ne devient une préoccupation que lorsqu’un problème survient. Cela explique le deuxième constat que nous avons fait de l’absence de constitution de clusters entre les entreprises du tourisme et celles de la santé, par manque de porosité entre ces deux secteurs. Pourtant des raisons de combiner ces deux champs d’activité existent et pourraient être des facteurs de développement économique. La planification sanitaire au Mexique est fortement liée à l’État fédéral et il existe une indiscutable dépendance des institutions de santé des États, comme celui de Quintana Roo au ministère de la Santé (gouvernement fédéral).

Cette approche combinée du développement touristique et de la santé dans les destinations est nouvelle. Malgré quelques publications relativement anciennes (entre autres Ruiz-de-Chàvez et al ., 1993), la recherche en sciences sociales et santé s’est encore très peu penchée sur la relation entre les mutations socioéconomiques des territoires ainsi que sur l’évolution des problématiques de santé et des services y afférents. Cette recherche, probablement faute d’une masse critique de travaux publiés, peine et met du temps à essaimer et cet article se veut une pierre supplémentaire à l’édifice.

Et faute de travaux génériques dans le domaine, il n’existe pas de vision largement partagée mais, au contraire, un décalage entre les observations des acteurs de terrain et le discours des autorités. Si les autorités du tourisme de Quintana Roo semblent avoir une connaissance globale des enjeux liant tourisme et santé, au moins dans le champ des maladies du voyage, du tourisme médical et de la santé des travailleurs du secteur, les autorités en santé tiennent un discours « langue de bois » fort éloigné des réalités du terrain. L’étude des discours des fondateurs de Cancún (notamment du ministre Enriquez Savignac, 1999), des documents de planification et d’aménagement du territoire disponibles au FONATUR aura, d’une part, confirmé l’impensé en santé publique dans le développement économique fondé sur le tourisme et, d’autre part, l’orientation très environnementale des préoccupations de santé. Savignac confirmait en 1999 qu’une chambre touristique générait 1,5 emploi direct en moyenne et 3,5 emplois indirects, et estimait ainsi qu’une chambre d’hôtel générait la présence de 12 à 18 habitants. Multiplié par mille, mille chambres d’hôtels génèrent entre 12 000 et 18 000 habitants. S’il soulevait le problème de l’habitant, en aucun cas il n’évoquait la problématique de la santé. En d’autres termes, la santé est relativement absente des documents de planification, hormis de manière indirecte à travers des mesures environnementales touchant à l’adduction d’eau (et au traitement des eaux usées), à la gestion des déchets et à la pression potentiellement pathogène de l’urbanisation sur l’environnement. Il est très étonnant de ne pas retrouver ces éléments dans le discours des décideurs du système de santé.

Pour finir, il est intéressant de revenir sur le pan habituellement le plus étudié du tourisme de santé, le tourisme dit « médical ». Sur le terrain de Cancún – Riviera Maya, on aura pu observer une grande variété de visions sur le tourisme médical : pour certains ce n’est pas un débouché d’avenir, tandis que d’autres s’y engagent résolument (investissements, formation bilingue des personnels par exemple). Là encore on s’interroge sur le peu d’impulsion donné par les autorités locales. Pourtant des mesures simples sont connues des acteurs de terrain et pourraient être développées, comme la formation à l’anglais des personnels de santé. « Les hôpitaux qui se spécialisent ou veulent attirer les touristes ont à créer un pool de personnels bilingues. » (Consultant en santé)

Le cas de Cancún – Riviera Maya est à la fois exemplaire d’un phénomène qui se retrouve en de nombreux points du globe, et singulier par certains aspects. Son caractère exemplaire réside dans le fait d’omettre la santé dans les réflexions sur le développement du territoire par le tourisme, dans l’absence d’accompagnement du développement économique et l’absence de vision stratégique du Secrétariat à la santé, tant sur les supports dont aurait besoin le tourisme médical pour se développer qu’en santé publique, ou encore sur le tourisme alternatif par rejet des médecines traditionnelles alors que celles-ci pourraient permettre une diversification du tourisme de masse, même modeste.

Sa singularité vient du fait que l’on y observe des phénomènes qui ne s’observent pas systématiquement dans d’autres grandes destinations touristiques, même si le modèle d’aménagement qui préside à Cancún est – au moins partiellement – observable dans d’autres destinations. Cela invite, pour le futur, à des recherches comparatives. Par exemple, le développement de la région et son urbanisation ont été très rapides, générant une problématique originale : une migration de main-d’œuvre a été favorisée depuis d’autres États du Mexique. Cette main-d’œuvre est employée, parfois dans des conditions précaires, pour faire fonctionner une destination touristique. Or, cette migration ne s’est pas accompagnée du déplacement ou de la re-création des conditions de support informel à la santé que sont les réseaux familiaux et sociaux. Dès lors, quand une difficulté psychosociale survient, le travailleur migrant de Cancún est défavorisé et cela se traduit dans les chiffres par des taux d’addiction et de suicide supérieurs à ceux du reste du pays. Le taux de suicide à Quintana Roo est de 9,8/1000, contre 5,3 dans l’ensemble du pays [15] . Seul l’État de Chihuahua affiche un plus mauvais bilan. En termes de consommation d’alcool, la prévalence de consommation quotidienne à Quintana Roo est de 11,9 % (4,4 % sur le plan national) (Resendiz Escobar et al. , 2018).

Cela fait apparaître l’enjeu de créer un tissu social dans les espaces dédiés aux travailleurs de ces grandes destinations touristiques. Là encore, la santé apparaît comme un impensé des acteurs du tourisme et des planificateurs et constitue une avenue pour de futures recherches. En conclusion, la relation tourisme et santé s’avère très complexe et constitue un vaste champ d’étude à défricher, et ce texte est une invitation aux chercheurs des deux mondes (du tourisme et de la santé) à se saisir de cette problématique. Nous pouvons ici suggérer quelques pistes de recherche. La première consisterait en la confrontation des plans d’aménagement touristique avec quelques concepts et méthodes développés en aménagement du territoire, entre autres la planification intégrée ou les études d’impact en santé qui permettent d’inclure les déterminants non médicaux de la santé dans la réflexion en amont de la planification. Une seconde piste consisterait en une lecture croisée des phénomènes d’interculturation observables en lien avec la santé (et qui sont apparus sur notre terrain mexicain), par exemple en lien avec la question alimentaire. Comment la confrontation d’une culture locale avec des cultures internationales, doublée d’une confrontation de niveaux et de modes de vie très disparates, influence-t-elle à la fois la santé et les systèmes de santé ? Enfin une dernière piste pourrait renouveler le champ des études relevant des maladies du voyage et ne considérant plus uniquement les aires pathogènes, les zones à risques et les espaces de soins dans une logique de tourisme médical pour considérer la santé comme un objet mondialisé et le tourisme comme un vecteur d’interactions qui peut avoir des répercussions aussi bien à l’échelle locale qu’à l’échelle internationale.