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En deux décennies, les technologies numériques (TN), c’est-à-dire celles qui traitent des contenus numériques via des contenants, des protocoles et des chartes informatiques (Thenoz, 2020), se sont imposées comme l’un des facteurs clés de la performance des entreprises, mais également des destinations touristiques (Paquerot et al., 2011 ; Lemoine et Salvadore, 2018). Leur développement, leur usage et les données captées, traitées et mises en réseau bouleversent les paradigmes économiques et sociétaux et remettent en question la conception classique du phénomène touristique. Cette contribution a pour objet de remettre ces transformations en perspective et de présenter les travaux sélectionnés dans ce numéro spécial de la revue Téoros.

Une courte mise en cohérence historique

Nous proposons une lecture en quatre étapes assez usuelles (Lena et Bidan, 2021). Au fur et à mesure de la montée en puissance des capacités de stockage et de traitement – donc d’interaction – et du nombre d’objets dits « connectés », nous notons qu’un simple canal de communication unilatérale (Internet 1.0) va devenir un véritable prescripteur de stratégies de mise en réseaux (Internet 2.0), puis un puissant outil de co-construction des expériences et des destinations (Internet 3.0 en 2015 et Internet 4.0 en 2020). Cette évolution est expliquée par l’avènement des plateformes et des réseaux qui transforment le tourisme et les modalités d’intégration de son écosystème. Ainsi, le tourisme fait désormais partie des secteurs les plus touchés par l’usage et la diffusion des TN : raccourcissement des distances, plateformisation des canaux de distribution des prestations touristiques, redistribution du pouvoir entre les parties prenantes et les parties impliquées, conversion de la chaîne de valeur linéaire et cloisonnée en un réseau d’acteurs interconnectés, sont quelques éléments symptomatiques des transformations sectorielles et organisationnelles perceptibles.

Les technologies et les outils matériels et logiciels qu’elles imposent – au premier rang desquels le téléphone intelligent ou multifonction – questionnent les usagers, les cibles et les collectivités sur les enjeux de pouvoir autour de leurs appropriation, routinisation et contournements (Karoui et Dudézert, 2012). De même, ces outils instaurent un nouvel ordre touristique mondial qui semble avoir été largement confirmé par la pandémie de COVID‑19 et ses disruptions majeures, notamment sur les mobilités et les territoires (Marcotte et al., 2020).

Dès lors, ce numéro spécial sur la question du tourisme à l’ère des technologies numériques [1] tente d’apporter une vision à la fois empirique, pragmatique et théorique du déploiement des TN et leurs conséquences sur l’écosystème touristique. Il s’agit également d’analyser leur rôle dans la gestion et la fabrication de l’information, puis les modalités de diffusion dans et par l’organisation touristique. Nous proposons donc, d’une part, d’aborder cette convergence et, d’autre part, de jeter un regard prospectif sur certaines mutations qui transparaissent dès lors dans ce secteur profondément affecté par la crise sanitaire mondiale.

Une profonde redistribution des pouvoirs entre acteurs

La littérature en études touristiques, inspirée de la géopolitique, est très sensible à la question du déséquilibre structurel des flux économiques et touristiques. Un double déséquilibre est pointé. Le premier est celui qui existe entre les producteurs/concentrateurs d’offres (voyagistes et organisateurs de voyages internationaux) et les prestataires locaux. Le deuxième est celui qui existe entre les pays du Nord et les pays du Sud (Cazes, 1989). Jean-Michel Hoerner (2008) qualifie cette situation de « tourisme captif », où le destin de destinations entières est entre les mains d’un petit nombre d’entreprises multinationales.

Cependant, la courte et dense histoire de la convergence des TN et du tourisme est riche d’enseignements. En un peu moins de deux décennies, la littérature consacrée à cette thématique marque une évolution soutenue et renouvelée des problématiques liées à la capacité des artefacts technologiques à transformer, à repenser et à remodeler l’intégralité des écosystèmes d’acteurs et de valeurs (Leroux, 2016).

L’avènement et la diffusion spectaculaire de la technologie Internet dans les années 1990, considérée comme une « révolution numérique » majeure et l’une des innovations les plus répandues, ont ouvert le champ des possibilités pour pallier le déséquilibre structurel de la chaîne de valeur touristique classique. Entre autres, Internet a permis aux prestataires locaux partout dans le monde de produire et de diffuser du contenu numérique, de s’adresser directement et instantanément à leurs prospects et, finalement, d’échapper, ne serait-ce que momentanément ou partiellement, à la domination des mastodontes de la distribution touristique.

Les TN ont contribué à plusieurs phases de la transformation diachronique de l’écosystème touristique. La première phase s’articule autour de la conception des TN comme nouveau canal de distribution dans une ère de post-déréglementation de la chaîne de distribution fordiste. Cette période fut marquée par l’accroissement du phénomène de dématérialisation, puis de dé-forfaitisation accélérée du produit touristique dans un schéma de renversement de la chaîne de valeur classique et de migration progressive vers l’e-tourisme. La désintermédiation a permis aux prestataires locaux de produire un avantage, temporaire certes, mais suffisamment important en faveur de leur autonomisation et celle des destinations, notamment dans les pays du Sud (Bédard et Kadri, 2004).

Internet a aussi déclenché une course effrénée des acteurs, des « pure players », c’est-à-dire les entreprises exerçant exclusivement sur Internet, et des « click and mortar », des acteurs traditionnels adoptant Internet. Ceux-ci apparaissent et renouent rapidement et sûrement avec la situation d’avant-Internet en réactualisant la littérature sur le déséquilibre des flux et la domination/autonomisation des acteurs.

Les systèmes mondiaux de distribution (SDM), mieux connus sous le sigle anglais GDS (global distribution systems), figurent parmi les acteurs majeurs qui ont marqué l’histoire du tourisme. Ces derniers jouissaient d’une longueur d’avance technologique dans l’automatisation des systèmes d’information et le stockage d’information qui permettaient aux agences de voyages l’accès instantané et la réservation en temps réel des offres touristiques à une époque où Internet n’existait pas encore. L’avènement d’Internet et la désintermédiation qui en découle a modifié leur position quasi monopolistique. Il leur fallait donc se transformer ou périr. Toutefois, en raison de leur expertise poussée en technologie, les SDM ont été les premiers à se saisir des transformations en marche. Si certains se sont attaqués à la vente directe par la création ou l’acquisition de plateformes de réservation en ligne (online travel agencies–OTA) – le cas d’Opodo créée en 2001 par Amadeus est symptomatique dans ce sens –, d’autres se sont positionnés sur ce qu’ils maîtrisent le mieux : fournir des services technologiques à l’image de Worldspan.

Les géants de l’informatique, quant à eux, figurent parmi ceux qui ont précocement compris l’opportunité que représentait le marché du voyage en ligne et de la réservation d’hébergement pour les voyages d’affaires et touristiques, par le biais d’interfaces dédiées au tourisme à l’image du couple Microsoft, géant de l’informatique, et sa filiale Expedia, agissant comme OTA. Expedia, Booking et consœurs disposent de capacités technologiques et informatiques de stockage et de traitement de données, ce qui leur permet de mettre à disposition des touristes et des prestataires des fonctionnalités à forte utilité perçue (modalités de réservation, horaires, disponibilité, sécurisation des paiements, monnaies privées, réalité augmentée, etc.).

Le modèle d’affaires des OTA est fondé sur une logique de commission sur réservation effectuée. Ce modèle est de nature à consolider le rapport de force asymétrique imposé sur les prestataires locaux, pris entre le marteau des commissions en hausse et l’enclume des techniques marketing abusives, voire des détournements de marque (Safaa et Bédard, 2013). Par ce fait, les OTA renouent avec le phénomène de sur-intermédiation, soutenu dans bien des cas par des pratiques contraignantes en matière de clauses tarifaires illégales. 

Par ailleurs, la montée en puissance des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), bien que sensiblement hétérogène, est également notable – et prévisible – avec des outils comme Google Flights, Amazon Explore et, bientôt, Facebook Diem. Ces acteurs des données massives (big data) s’appuient, quant à eux, sur une logique de rémunération sur référencement et s’imposent comme des intermédiaires incontournables.

Dans le même temps, les plateformes communautaires de partage de contenu, TripAdvisor notamment, amoindrissent l’impact du marketing d’intrusion qui contraste avec un marketing de permission. Ces plateformes et celles basées sur le partage des services installent le tourisme à l’ère du marketing communautaire. Dès lors, le touriste n’est plus considéré comme une cible, mais comme un partenaire influent, à inspirer, à convaincre, et sur lequel s’appuyer pour constituer les communautés de marque et de passion (Gretzel et al., 2015).

Un touriste connecté, autonome et « compétent »

Les TN ont changé la donne en faisant rentrer le tourisme dans l’ère de l’hyperconnectivité, mais aussi de l’hypersocialisation. Dans ce jeu de redistribution des pouvoirs entre acteurs, le touriste demeure finalement l’un des grands gagnants. Ce dernier, de plus en plus technophile, apprenant et entreprenant, se saisit du contexte technologique pour gagner en liberté d’action. Toutefois, cette liberté d’action et cette gratuité d’usage se paient par la mise à disposition de ses propres données personnelles et de ses propres données de navigation (géolocalisation, transactions, commentaires, etc.). C’est lemodèle d’affaires des plateformes (Benavent, 2016). Corollairement, ces mêmes touristes – utilisateurs qui agissent – deviennent de facto des réseaux informels massifs et peuvent inverser les logiques d’adoption des technologies par les plateformes et faire émerger de nouvelles pratiques (Bidanet al., 2020).

Grâce à des contenus mutualisés sur Internet et à des réseaux sociaux de milliards d’utilisateurs, le touriste contemporain, de facto connecté, reprend la main sur la construction de son expérience (De Bideran et Fraysse, 2015). En effet, les touristes dans les communautés en ligne contribuent à la co-conception et à la co-création des destinations entre grappes de voyageurs et de visiteurs (Kreziak et Frochot, 2011 ; Dekhili et Hallem, 2016 ; Bourlon, 2020). Les organismes de gestion de destinations (OGD), à l’image des entreprises touristiques, se donnent elles aussi les moyens pour co-créer des offres, des produits et des expériences sur mesure par le biais de jeux, de concours et de mises en récits créatives (Rabemananjara, 2012). Le touriste se dote ainsi d’un ensemble de savoir-faire, d’expertise et de capacités dynamiques qui le rapproche d’un agent « compétent », mieux informé et plus autonome dans son action (Cova et Cova, 2009). Par exemple, lors de la préparation de son voyage, le touriste est guidé dans l’accès à une information instantanée et comparée lui permettant de visualiser les contenus expérientiels ou institutionnels, de choisir la destination, d’effectuer des réservations, d’interagir avec la communauté de voyageurs, de produire un contenu et de noter les prestataires. Puis, en voyage, l’expérience peut être optimisée grâce à la géolocalisation qui lui permet de se mouvoir plus aisément (Johan, 2014). C’est cependant dans un nouveau contexte de « mondialité » lié à la COVID‑19 que le territoire devient plutôt une « matrice des réflexions à venir » face à un tourisme « particulièrement mis à mal par la pandémie, et qui peut sous certains angles être considéré comme un laboratoire de l’anthropocène » (Christin, 2020). Donc, le touriste peut consacrer un peu plus de temps à ses pratiques hédoniques et sensorielles du fait de technologies médiatrices mêlant univers physique et univers virtuel, ce qui lui procure une potentielle « expérience augmentée ».

La question du territoire est alors posée : de quel territoire parle-t-on vraiment ici ? D’un territoire ancré, d’un territoire fantasmé ou d’un territoire purement numérique porté par la face sombre de la technologie (Townsend, 2017) ? Finalement, le voyage ne s’arrête plus au « retour à la maison », il s’arrête à la fin du « cycle des commentaires » sur les réseaux sociaux (Bendahou et Berbou, 2020). Les expériences capturées sont aussitôt partagées et commentées, les touristes connectés repensant à leur voyage « une fois les photographies postées » sur les réseaux sociaux (Mourtazina, 2019). Nous notons ici une évidence : les images et leur socialisation ont bouleversé l’attitude des voyageurs et corollairement perturbé les sites. La visualité est rapidement devenue un puissant moteur du voyage en alimentant l’imaginaire de voyage et en dictant de nouveaux regards et imageries touristiques sur le monde.

Une diversification des usages des technologies numériques par/dans l’organisation touristique

L’organisation touristique a rapidement été en contact avec les TN. L’expansion du périmètre de ces dernières et la diversification de leurs fonctions s’est inscrite comme une tendance lourde au sein de l’organisation touristique (Ivanov et al., 2017). Par organisation touristique, nous entendons bien entendu toutes les formes, qu’elles soient entreprise privée ou publique, association, coopérative ou autre.

Au début des années 2000, l’usage des TN était centré sur des pratiques de transmission de l’information ou de médiation, puis, à la fin des années 2000, sur les moyens de fidélisation avant de se répandre, rapidement et sûrement, à des fonctions à haute valeur ajoutée comme la gestion administrative, l’aide à la prise de décisions, la formation et l’apprentissage et la mise en réseaux sociaux communautaires et collaboratifs (OCDE, 2020).

La littérature en management des technologies et du tourisme fait écho à ces différentes phases de convergence entre tourisme et TN en proposant à chaque fois de nouveaux concepts ou des concepts empruntés, principalement, aux sciences de gestion et au management comme les stratégies d’adaptation/d’adoption (Bédard, 2001), l’alignement stratégique et les capacités dynamiques (Safaa et Bédard, 2013), la transformation numérique des organisations (Dudézert, 2018), l’action par l’effectuation (Oruezabala, 2020), l’automatisation intelligente et l’industrialisation du sur mesure (Tussyadiah, 2020), voire bien sûr la gestion de marque et la co-création de contenus (Buhalis et Park, 2021).

Une partie des recherches s’est focalisée sur l’acceptation des technologies à partir de logiques reliées au modèle d’acceptation des technologies (technology acceptance model–TAM) (Davis, 1989). L’adoption s’effectue si l’utilité perçue et la facilité d’utilisation perçue sont positives (Lemoine et Salvadore, 2018). Finalement, l’introduction des TN remet aussi en question le sens du travail, la modification des tâches et des compétences, et renouvelle la problématique du « remplacement » de l’humain par la machine. Ainsi, J amie Murphy, Charles F. Hofacker et Ulrike Gretzel (2017) pointent l’échec qu’a rencontré le remplacement des humains par des robots-concierges et des robots-barmans dans les hôtels. En revanche, plusieurs auteurs avancent que le déploiement des TN participe davantage au renforcement des compétences technologiques et relationnelles des travailleurs et à leur disponibilité pour assurer des fonctions hautement sensibles – accueil, conseils, hospitalité (Solnet etal., 2016).

Dans cette logique, Marc-Éric Bobillier-Chaumon (2019) dresse trois catégories de TN sur la base des fonctions offertes. Il distingue les technologies a) supplétives ou habilitantes dans la mesure où elles renforcent les capacités des individus au travail afin d’optimiser leurs actions en termes de rapidité, de précision, de réactivité ou de fiabilité ; b) substitutives dans la mesure où elles remplacent tout ou partie de l’activité humaine parce qu’elles sont considérées comme étant plus fiables, rigoureuses et performantes que les capacités individuelles, et bien souvent aussi moins coûteuses ; c) palliatives dans la mesure où elles cherchent à combler un déficit ou un manque de l’individu survenu en raison de diverses causes.

Le développement soutenu des TN dites « intelligentes » représente une nouvelle donne pour l’organisation touristique. Cette dernière mobilise déjà l’intelligence artificielle (IA), notamment lorsqu’il s’agit d’analyser les données massives (big data), d’opérer des ciblages et des prédictions via des algorithmes, de proposer des « suggestions », voire aussi d’activer des agents conversationnels et d’offrir des expériences sur mesure. La performance des organisations s’évalue donc désormais par leur capacité à donner du sens aux données massives, hétérogènes et fortement dynamiques, en utilisant l’IA. Les organisations touristiques, notamment les OGD ainsi que les institutions culturelles et muséales, utilisent, à des degrés divers, la réalité augmentée et la réalité virtuelle pour renouveler leur image, favoriser l’accès au patrimoine et attirer de nouveaux publics (Chapelain, 2011).

L’Internet des objets reste un des domaines les plus prometteurs de l’intelligence artificielle qui est en passe de renforcer l’efficience des organisations et des destinations. Les objets connectés existent déjà largement dans le parcours du voyageur. Certaines expériences sont pionnières, comme celle de Disneyland qui a investi un milliard de dollars pour concevoir le « magic band », un bracelet connecté pour ses parcs. Le bracelet sert pour associer les visiteurs à leurs attractions préférées, leurs références, leurs réservations, déverrouiller leur chambre d’hôtel, bénéficier d’un parcours personnalisé et éviter au maximum les files d’attente.

Une destination via l’intelligence technologique et territoriale

Abordons maintenant le cas particulier de la « destination intelligente » qui apparaît comme la somme théorique des innovations technologiques et territoriales intelligentes ou comme une utopie urbaine tournée vers le numérique généralisé. Au risque de ressembler à une rhétorique assez tautologique destinée au marché mondial (Wiig, 2016), l’usage du concept prend corps au point de devenir un « mantra » pour de nombreuses destinations (Gretzel et al., 2015). Dans les faits, depuis la fin des années 2000, un grand nombre de destinations se disent ouvertement intelligentes ou envisagent de le devenir (Boes etal., 2015), et ce, au risque d’une distorsion entre l’image projetée et la réalité sur le terrain. Toutefois, le concept de destination intelligente promet de ne pas franchir la période comme tendance éphémère, mais plutôt comme paradigme qui dessinera le futur du tourisme mondial (OMT, 2017). Dernièrement, le milieu universitaire du tourisme manifeste un intérêt croissant pour la conceptualisation de la destination intelligente. Cependant, le concept demeure une thématique complexe et protéiforme invitant à la rencontre peu commune de disciplines : des sciences de l’ingénieur et des sciences humaines et sociales. Dans ce concert pluri-, voire interdisciplinaire, quelle définition peut-on donner à la destination intelligente ? Et quels sont ses leviers ?

Ulrike Gretzel, Juyeon Ham et Chulmo Koo(2018) posent quatre piliers des destinations intelligentes, à savoir la technologie/innovation, la mobilité, l’accessibilité/inclusion et la durabilité. La dimension technologique demeure de fait essentielle dans toute caractérisation du concept (Buhalis et Amaranggana, 2014), notamment dans l’envol des technologies intelligentes en termes de collecte et d’analyse de données, puis de personnalisation, d’interopérabilité et de convergence basée sur des expériences antérieures et des préréglages. Au-delà de l’aspect technologique, de nombreux auteurs avancent que le concept de destination intelligente a été adopté comme cadre conceptuel ainsi qu’outil stratégique pour les destinations afin de soutenir la co-production et la co-création de la valeur pour les parties prenantes (Femenia-Serra et al., 2019). L’accent est mis aussi sur la durabilité environnementale (Gretzel et al., 2015) ainsi que la durabilité sociale (réduction de la pauvreté et inclusion sociale) (González-Reverté, 2019). Du point de vue d’un visiteur, l’environnement intelligent d’une destination facilite l’interaction et l’intégration des touristes dans leur environnement et augmente la découverte des zones de destination au-delà des zones touristiques typiques (Lopez de Avila, 2015). Du point de vue de la gouvernance de destination, les destinations intelligentes sont celles qui comportent une nouvelle économie touristique engageant de nouvelles ressources, de nouveaux acteurs et de nouveaux modèles d’échange (Koo et al., 2016). Bénédicte Aldebert, Rani Jeanne Dang et Christian Longhi (2011) quant à eux mettent l’accent sur la capacité des parties prenantes territoriales à travailler ensemble dans le cadre d’un écosystème ouvert d’innovation facilitant l’affectation efficace des ressources, la maximisation de la compétitivité et la satisfaction des touristes.

Toutefois, derrière ce discours louant les côtés positifs du « tout technologique » se cachent d’autres vérités qui peuvent inclure des problèmes de confidentialité, d’inefficacité/défaillance des systèmes, d’exclusion numérique, de perte d’information et de menace pour les cultures et le patrimoine (Townsend, 2017). À cela s’ajoutent aussi l’émergence de mouvements réactionnaires à l’emprise de la technologie, par saturation ou par rébellion. Ces mouvements recherchent les destinations « blanches » et prônent la déconnexion comme expérience libératrice et transformative. Une tendance certes latente, mais qui risque de prendre de l’ampleur dans le futur.

Une défiance liée à l’amour/désamour sur les réseaux sociaux

Les réseaux sociaux peuvent être considérés simplement comme des plateformes (Benavent, 2016), c’est-à-dire des entreprises privées qui proposent de coordonner des activités, des échanges de contenus, gratuitement ou non. Il s’agit de mettre en relation des porteurs et des demandeurs de contenus, quel que soit leur rôle, actif, passif ou hybride, dans cette activité. Même si la plupart des réseaux n’ont pas encore d’ancienneté (moins de 15 ans), leur notoriété est manifeste et leur nom est évocateur pour des milliards d’utilisateurs : Twitter, Facebook, TikTok, Instagram, WeChat, YouTube, Snapchat, Spotify, Clubhouse, Messenger, Discord, Twitch, etc.

Dans le cas du tourisme, les réseaux sociaux sont à la fois porteurs et destructeurs de tendances. La diversité des pratiques numériques liée à la richesse et à la complexité de penser les tourismes/les touristes au travers des réseaux sociaux – « effet loupe » – pourrait induire de repenser et de redéfinir notre grille de lecture sur la fabrication, la restitution et la perception du tourisme lui-même. Il apparaît notamment une asymétrie croissante entre la réalité du voyage (le touriste, l’hôte, le voyageur, l’intermédiation, le terrain, le contexte, la temporalité) et sa restitution virtuelle via le prisme des publications sur et par les réseaux sociaux. Cette désintermédiation est liée à la fragmentation du terrain, à la diversité des perceptions et utilisations des mises en récits créatives. Les usagers des réseaux sociaux – qui ne sont pas des clients, mais bien de simples usagers – sont donc bien eux-mêmes des touristes en voyage sur le Net et en recherche et/ou en proposition d’expériences. Les réseaux sociaux ne sont finalement que les outils numériques qui leur donnent la tribune qu’ils recherchent pour consommer ou produire leurs contenus et pour « raconter leur histoire » tout autant que le réseau qu’ils utilisent leur raconte la sienne (Bidan, 2020). La perception de l’histoire à raconter étant le point clé, le réseau social et le touriste étaient faits pour se rencontrer !

Dans cette logique, les articles que nous avons sélectionnés et retenus dans ce numéro spécial montrent que l’histoire est de plus en plus « racontée » et donc que la frontière entre usager virtuel et usager réel est de plus en plus ténue. Le réseau social est à la fois l’outil – celui qui véhicule l’information – et le résultat final – la destination elle-même –, ce qui complexifie l’analyse et le décryptage de son rôle notamment dans le choix des destinations touristiques (Bendahou et Berbou, 2020). Les acteurs du tourisme doivent s’adapter à cette force de frappe en ligne et s’attacher à la fois à ré-enchanter la réalité du voyage in situ (la réalité n’est pas réductible à la virtualité du Web) et à re-contextualiser sa restitution en ligne (les réseaux ne sont pas l’exacte photographie du monde). Ils sont le polaroid d’une perception à une date « t » qui est certes déformée, mais qui n’en demeure pas moins intelligible et porteuse de sens – pour le pire et le meilleur – pour des milliards de touristes potentiels. L’annonce par Facebook d’une future crypto monnaie privée – stable coin nommé Diem (ex-Libra) – peut bouleverser le secteur en proposant au milliard et demi d’usagers d’effectuer leur réservation avec Diem contre une éventuelle réduction. Enfin, même si cette sélection d’articles est antérieure aux impacts profonds de la pandémie de COVID‑19 sur le tourisme et les touristes – avec l’arrivée de préoccupations sanitaires et donc d’outils comme le passeport sanitaire (ou vaccinal) ou les applications de traçage des contacts (contact tracing) –, les articles s’y réfèrent en ajoutant des mots clés comme sécurité sanitaire, immunité de groupe, individualisation et territorialisation.

Finalement, les outils numériques accompagnent désormais autant le touriste avant, pendant et après son voyage – qu’il soit d’affaires ou de confort – que le tourisme lui-même en tant qu’industrie confrontée peu ou prou à son ré-enchantement.

Une présentation des contributions

Ce numéro spécial propose quatre articles et une interview d’expert qui reflètent des situations touristiques très spécifiques (Burkina Faso, Italie, France, Suisse, Maroc), mais néanmoins très complémentaires dans leur analyse des enjeux du management des destinations touristiques en lien avec des technologies de l’information appliquées au secteur du tourisme. En effet, les questions de recherche relèvent tout autant du management des technologies de l’information que du management du tourisme, voire de celui des données, tant dans ses dimensions de management public que de la stratégie ou encore du marketing territorial. Un des points communs à ces contributions insiste sur la nécessité d’adopter des approches à la fois stratégiques, durables et individualisées (c’est-à-dire ciblées) afin de gérer au mieux le développement virtuellement assisté de destinations touristiques. Les destinations devront développer une belle agilité afin de gérer à la fois leur présence (e-réputation) virtuelle et leur existence (réputation) réelle. Nous ajouterons bien sûr la nécessité de revenir sur la dimension sanitaire – épidémie, pandémie, etc. – et sur l’impératif de « rassurer » le touriste-voyageur d’une part et ses hôtes-hébergeurs d’autre part.

Dans un premier temps, Christine Salomone et Hamed Haddouche ont cherché à comprendre comment les usages du numérique et le recours aux réseaux sociaux peuvent constituer un nouvel outil de communication et d’innovation pour les gestionnaires de sites patrimoniaux et les acteurs du tourisme. À partir d’entretiens avec des professionnels du tourisme à Naples (Italie), ils mettent en lumière la diversité des postures et des usages dans la relation dyadique organisation touristique/visiteur. Ils soulignent notamment l’émergence d’un marketing discursif permettant aux acteurs d’affiner, voire de co-construire l’offre proposée grâce aux nouveaux rôles attribués aux touristes internautes. Ensuite, nous quittons l’Italie pour le Sahel, et Lassané Tapsoba va dans le même sens lorsqu’il affirme que le processus d’implantation de TI centrées sur l’expérience d’authenticité peut contribuer à rendre accessibles et même attrayants des sites touristiques géographiquement isolés et localisés en Afrique subsaharienne. L’auteur part du constat que la plupart des pays africains sont dotés de sites naturels et culturels inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO, mais que leur valorisation reste faible, inexistante même, du fait de leur manque de visibilité sur les scènes touristiques nationale et internationale. Son étude de cas du site des ruines de Loropéni dans le sud-ouest du Burkina Faso suggère des pistes de valorisation notamment grâce à des outils liés aux technologies de numérisation, à la réalité virtuelle et à la réalité augmentée. Il souligne néanmoins que le choix des technologies à développer, des infrastructures et des équipements adaptés au contexte local des utilisateurs – électricité, couverture Internet, etc. – reste un lourd défi à relever et qu’il devra être accompagné. Il note que cela repose sur les promoteurs locaux et leur attrait pour un marketing territorial qui permettrait de répondre non seulement aux attentes des touristes, mais également de fédérer les acteurs locaux autour de projets collectifs et inclusifs. Nous continuons notre voyage avec l’article proposé par Sandra Grèzes-Bürcher, Vincent Grèzes, Michaël Fux, Randolf Ramseyer et Rolf Wilk qui discute du dilemme entre tourisme et mobilité dans les régions de montagne. Leur étude montre que des véhicules autonomes publics et électriques peuvent présenter une solution intéressante pour ces destinations touristiques qui souhaitent devenir plus durables tout en répondant aux besoins de mobilité des touristes. Les auteurs soulignent néanmoins l’impératif de gérer ces véhicules de manière intelligente et durable afin d’éviter une augmentation de la circulation, démontrant ainsi la nécessité de mettre en œuvre des politiques publiques en concertation avec le secteur privé des organisations touristiques. À ce propos, durant l’hiver 2020 et les mesures imposées de confinement, la montagne française a mis en lumière de beaux paradoxes lors des fermetures des remontées mécaniques, mais pas des stations de ski. Nous terminons avec une forme particulière d’expérience touristique qui est analysée dans l’article d’Alexandra Georgescu Paquin, le data art. Il s’agit d’une pratique artistique récente qui consiste à créer des œuvres d’art à partir des données produites par la société ou l’environnement. Dans sa recherche exploratoire, l’auteure vise à dégager les caractéristiques du data art à travers une analyse interprétative et thématique de cinquante œuvres internationales. Elle en conclut que cette forme expérientielle d’art présente un attrait touristique culturel et par conséquent un certain potentiel pour les destinations touristiques. Nous avons complété ces articles par une interview riche et opportune, celle d’un acteur majeur du tourisme marocain face à la pandémie, Hamid Bentaher.

Nous vous souhaitons de belles lectures et de beaux voyages à travers ces recherches qui revisitent le tourisme à l’ère des réseaux sociaux et des technologies numériques sur lesquelles ils sont adossés.