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L’immigration en Europe, et plus particulièrement en France, complexifie la pastorale. On assiste en effet, d’une part, à l’émergence d’Églises implantées par des migrants et, d’autre part, à un phénomène d’importation de pasteurs, notamment originaires d’Afrique. Cette situation pose le problème de la légitimation d’une autorité de type pastoral auprès des populations concernées.

Selon la pasteure Marianne Guéroult (2012, 3-9), ancienne responsable du projet MOSAÏC[1] de la FPF[2], les communautés de migrants dans les Églises de France se présentent selon une typologie spécifique :

  1. « Des personnes issues de l’immigration, intégrées dans des Églises de la Fédération protestante de France ». Dans ce groupe, on distingue les Unions d’Églises membres de la FPF[3].

  2. « Des Églises membres d’Unions d’Églises de la FPF »[4] qui regroupent des personnes aux origines culturelles communes. Ce sont très souvent des Églises mono ethniques.

  3. Les autres communautés issues de l’immigration dans lesquelles on peut distinguer :

    1. les communautés d’immigration ancienne (appartenant à une confession connue et reconnue, reliées à l’Église mère dans leurs pays d’origine et de théologie plutôt historique, comme les presbytériens ou les méthodistes)[5]. « Les difficultés sont plutôt liées à la culture d’Église, c’est-à-dire la manière d’être Église ».

    2. « Les communautés d’immigration récente, sans réelle frontière confessionnelle ». Peu ou mal structurées, ce sont des Églises qui cherchent à s’affirmer et qui, de ce fait, sont instables. « Elles sont souvent charismatiques, pentecôtistes, voire néo pentecôtistes, avec une vision internationale de leur mission ! »

Cette typologie de Guéroult, inspirée de la formation des communautés ecclésiales, ne rend pas suffisamment compte des différentes pratiques d’autorités. D’ailleurs, elle souligne que les formes d’autorité en vigueur dans ces Églises à forte présence de migrants sont très souvent en déphasage avec la pratique dans la société française. Pourquoi ces migrants d’origine africaine ne se retrouvent-ils pas à leur aise au sein des Églises protestantes qu’ils trouvent sur la terre d’accueil ? Le type d’autorité pastorale qui y est exercé ne correspond-il pas à leurs attentes ? Quelle serait alors la forme d’autorité pastorale qui conviendrait à cette situation ? Autant de questions auxquelles nous voulons répondre dans cet article. Notre thèse pourrait être formulée ainsi[6] : « face à l’immigration, nous devons reformuler la pastorale pour qu’elle tienne compte des spécificités individuelles de chaque communauté ecclésiale en mettant l’accent sur la sensibilisation et la formation des personnes en position d’autorité pastorale ». Notre démarche est corrélative. Nous présenterons une synthèse d’entretiens auprès de neuf responsables d’Églises de la ville de Marseille. Ces personnes ont été choisies parce qu’elles exercent un ministère dans une Église comportant en leur sein un nombre important d’immigrés d’origine africaine. Par la suite, nous ferons une brève présentation des concepts d’autorité et de pastorale en rapport avec l’immigration. Ces concepts seront analysés sous le prisme des cultures et de la Bible. Enfin, nous ferons quelques suggestions pour l’exercice d’une autorité de type pastoral pour des Églises influencées par l’immigration des personnes d’origine africaine. Nous considérons que l’Afrique, qui est plurielle, dispose d’un minimum d’éléments culturels communs, à savoir sa cosmogonie qui associe les aspects visible et invisible de l’univers (Kiki 2012), la célébration de la vie comme fondement de la praxis (Kabasele Lumbala 2011) et sa conception en réseau des interactions humaines (Mutabazi 2006).

1. Enquête au sein de la mosaïque d’Églises de Marseille[7]

Utilisées fréquemment en sciences humaines, les enquêtes de terrain sont de plus en plus associées aux travaux de théologie pratique, parce qu’elles permettent de collecter des informations sur les réalités du terrain de manière objective. Notre objectif était de trouver ce qui rendrait légitime une autorité dans un milieu ecclésial marqué par l’immigration. En choisissant de nous entretenir avec des individus en position d’autorité, nous avions plus de chance d’identifier de manière réelle les éléments qui attirent les immigrés dans les Églises. Le pasteur David Brown, responsable à cette époque du projet « MOSAÏC » dans la ville de Marseille, a organisé notre séjour de manière à ce que nous puissions visiter des Églises avec un nombre important de personnes issues de l’immigration. Il nous a également permis d’avoir des entretiens avec des pasteurs de ces Églises et bien d’autres[8]. Nous avons eu le privilège de participer à certaines activités (culte dominical et prière de maison) impliquant des personnes issues de l’immigration pour varier nos sources d’informations. Contrairement à la typologie de Guéroult, nous avons opté pour une typologie qui prend en compte les pratiques au sujet de l’exercice de l’autorité dans ces Églises. La typologie des personnes et Églises étudiées se présente ainsi :

  • Pasteurs au sein d’Églises traditionnelles en France,

  • Pasteurs au sein d’Églises initiées et implantées par des migrants en France,

  • Pasteur au sein d’Églises mono-ethniques en France.

Marseille[9] est une ville portuaire et, à ce titre, elle a une longue histoire de contacts avec les migrants. En règle générale, les immigrés vivent dans des conditions plus précaires que les autres habitants de la région PACA[10]. Le chômage (en 2009, pour une population des 25 à 54 ans : 18 % des femmes et 16,5 % d’hommes étaient concernés par le chômage, contre respectivement 16,4 et 14,1 au plan national), les conditions de logement difficiles (en 2006, un foyer d’immigrés sur quatre vivait dans un logement suroccupé, contre sur huit au plan national), le revenu (les personnes d’origine maghrébine touchent en moyenne 800 euros mensuels pour une moyenne de 1290 euros pour les Français ; deux immigrés sur trois sont des ouvriers).

1.1 Typologie des situations d’autorité au sein des Églises concernées par l’immigration

De tout ce qui précède, il convient de noter les différentes situations qui existent en ce qui concerne l’exercice de l’autorité dans les Églises locales confrontées à la diversité culturelle, chacune ayant ses spécificités (Nkolo Fanga 2017).

1.1.1 Églises implantées par des « missionnaires » d’origine étrangère

Nous avons visité l’Église le Phare, une Église évangélique rattachée à une Église basée aux États-Unis et nous avons participé au culte dominical. Nous y avons noté un effort d’équilibre entre la convivialité, la spiritualité et l’enseignement de la Parole de Dieu avec un accent particulier sur une articulation entre spiritualité et réalités quotidiennes. En marge de cette visite, nous avons interrogé quelques pasteurs.

Pasteur Desmond

Originaire de Sierra Leone, missionnaire pour le compte d’une Église d’Amérique du Nord. Formé aux USA, il a travaillé comme missionnaire outre en France, aux USA et dans plusieurs pays d’Afrique. Il est le pasteur de l’Église du Phare qui est rattachée à une Église Évangélique aux USA.

Au sujet de la pratique de l’autorité au sein de l’Église :

Comme pasteur de l’Église, je suis le président de l’association cultuelle. Je prends les décisions avec le bureau et nous consultons régulièrement notre Église de rattachement qui est aux États-Unis. Nous avons également d’autres ministères qui peuvent prendre des initiatives en me consultant.

Au sujet des sources de conflits en rapport avec la pratique de l’autorité : « les conflits au sein de notre Église viennent surtout du choc ou de la rencontre des cultures différentes, lorsqu’il faut prendre des décisions qui touchent à la vie de la communauté. Chaque groupe se replie et il est difficile de concilier les positions différentes ».

Pour faire face au choc des cultures, le pasteur Desmond a sa méthode :

il faut que le pasteur cherche les informations auprès des personnes de culture différente afin de mieux les comprendre. J’organise également des activités communes comme des repas au cours desquels chacun nous présente un plat spécifique de ses origines. Enfin, je m’efforce dans mes prédications de faire des illustrations qui peuvent être comprises par des personnes des diverses cultures.

Pasteur David

Pasteur de l’Église juive messianique de tradition évangélique. D’abord de confession juive, il a accepté Jésus comme son Seigneur et Sauveur. L’Église Juive Messianique est une Église disséminée à travers le monde dont il est difficile de déterminer l’organisation internationale.

Au sujet de la pratique de l’autorité :

J’assume le rôle de président de l’association en ma qualité de pasteur. J’ai des collaborateurs que sont les anciens. Ils s’occupent de la sainte-cène, des visites aux membres éloignés, des études bibliques. Il y a aussi les diacres qui s’occupent de la logistique, de l’accueil et du soutien aux nécessiteux. Avec tous ces responsables, nous évaluons les activités de l’Église lors d’une réunion pastorale.

Au sujet des sources de conflits liées à l’exercice de l’autorité :

La principale source de conflit dans notre Église tourne autour des offrandes spéciales ou des questions financières pour la réalisation de projets. Les membres de l’Église ne sont pas très motivés pour donner, car ils estiment que nous leur en demandons un peu trop. De même qu’il est souvent difficile de trouver un consensus pour définir les priorités en termes d’utilisation de l’argent collecté.

Pour faire face aux difficultés rencontrées, le pasteur David pense ceci :

il faudrait s’inspirer de la chambre haute de l’Église primitive dans le Nouveau Testament où il y avait unité du corps du Christ malgré la diversité des personnages, des ministères et des cultures. Stimuler l’amour du prochain par des actions concrètes est aussi une chose à faire de plus en plus. Enfin, nous devons éviter de pratiquer l’acception de personnes dans l’Église.

Pasteur André

Pasteur de l’Église évangélique en Mission qui est membre de l’Union des Assemblées protestantes en Mission, membre de la Fédération protestante de France. Il s’agit d’une Église Évangélique issue d’un processus d’implantation en cours de finalisation, grâce au travail missionnaire réalisé par le pasteur André. Pasteur depuis 1994, il a commencé avec une cellule de prière et a suivi une formation dans un institut Biblique. Pasteur André a oeuvré dans une Église qui a connu des dissensions pour des raisons culturelles : « ceux qui y étaient majoritaires voulaient par exemple chanter en leur dialecte alors qu’il y avait d’autres groupes culturels et linguistiques dans l’Église ». Il est d’origine angolaise.

Le leadership du pasteur est assez affirmé, puisque c’est lui qui a l’initiative dans la prise de décision :

Les décisions sont prises lorsque le pasteur l’estime nécessaire par consensus après consultation des personnes mûres en dehors des questions spirituelles et pastorales. Le pasteur est le président de l’association cultuelle qui dispose d’un Bureau selon la réglementation en vigueur. Étant au début de ce ministère, je suis en train de préparer une équipe de collaborateurs qui sera composée d’anciens de l’Église et de diacres pour m’assister.

Le choc des cultures est la principale cause, sinon la seule soulevée par le pasteur André :

Dans la précédente Église où j’ai servi, il y a eu scission à cause d’un problème de langue à utiliser pendant les rencontres de l’Église. Une majorité voulait utiliser sa langue locale pendant le culte, ce qui n’a pas plu aux autres membres de l’Église. Dans cette communauté que je suis en train de mettre en place, je me rends compte que mettre des personnes de culture différentes ensemble peut être explosif si l’on ne prend pas un certain nombre de précautions. Il y a certains sujets dont la perception varie d’une communauté culturelle à l’autre et qui font problème comme le mariage ou le respect des aînés par exemple. Je constate aussi que la cohabitation est difficile entre la culture française et les autres cultures.

Pour surmonter les crises et vivre ensemble dans l’Église, il faut, selon lui,

que l’enseignement de l’Église soit compatible avec les réalités de la vie. Il faut que les gens apprennent à connaître la culture de l’autre. Le pasteur devrait rechercher le consensus culturel et une sorte d’équilibre par une prise en compte de chaque culture et le respect mutuel. Il faut aussi gérer le temps de manière rigoureuse comme nous sommes ici en France. Le pasteur doit avoir une solide formation théologique pour faire face à tous ces défis.

Pasteur Michel

À lui seul, il est un complexe de cultures : de père congolais, ancien militaire français ; de mère vietnamienne avec des origines indiennes et, de surcroît, il est marié à une femme gabonaise. Il est pasteur depuis 1996 et a fait sa formation dans un institut biblique au Congo, complétée par un cycle pour l’apprentissage des langues bibliques à la Faculté d’Aix-en-Provence.

Pasteur de l’Église Évangélique « Christ Notre Rédempteur » d’obédience pentecôtiste, implantée au cours de son activité missionnaire —comme il l’a fait pour d’autres Églises en Afrique et en France. Il est psychologue clinicien de formation.

La gestion de l’Église du pasteur Michel est marquée par la collégialité entre le pasteur et les anciens de l’Église avec une autorité assez affirmée du pasteur qui donne les orientations sur la marche de l’Église. Le fonctionnement est centré sur la Parole comme outil de médiation multidimensionnelle et de consensus. « Je reconnais que je joue un rôle central dans le fonctionnement de l’Église, car il s’agit d’une Église que j’ai contribué à créer. Tous les membres m’ont trouvé et c’est moi qui ai fixé les règles de fonctionnement ».

Selon le pasteur Michel, les conflits naissent très souvent à partir des situations suivantes : « Conflits de générations, chocs de cultures, méconnaissance et non prise en compte de la culture de l’autre, repli identitaire par continent ou par race ».

Pour surmonter les crises issues des difficultés de cohabitation culturelles et générationnelles, le pasteur Michel suggère ce qui suit « il faut mettre la Parole de Dieu au centre de toutes les cultures en favorisant des activités de rapprochement entre personnes de culture différente. Je pense aussi qu’il est important de privilégier une seule langue pour faciliter la communication et l’unité ».

Pasteur Jackson

Pasteur ayant implanté l’Assemblée évangélique « Viens et vois », depuis près de 8 ans. Il est d’origine congolaise, où il a fait sa formation et commencé un ministère pastoral. De plus, c’est un chef d’entreprise dans le secteur du bâtiment à Marseille. Le pasteur Jackson est un personnage particulier, car il exerce son ministère de planteur d’Églises et de pasteur en ayant une autre activité rémunérée. Cette vision de la vie chrétienne et du ministère est encouragée dans toute la communauté ecclésiale au point où des efforts sont fournis pour que les membres de la communauté puissent avoir chacun, une activité génératrice de revenus. De plus, il a une formation théologique et un background de pasteur dans son pays d’origine.

Je suis est le président de l’association et j’ai des collaborateurs avec lesquels, j’échange très souvent sur certains aspects du fonctionnement de l’Église. Ces collaborateurs forment le corps pastoral. Ensuite, il y a le groupe des ouvriers qui rassemble tous ceux qui exercent une activité quelconque à l’Église. C’est le deuxième niveau de consultation juste avant l’ensemble de la communauté. Il n’y a pas de vote et les décisions se prennent plutôt par consensus.

L’Église est en partenariat avec l’Église d’origine du pasteur (Église Pentecôtiste d’Israël). Pour le pasteur Jackson, les conflits surviennent à partir des éléments suivants : « Abus d’autorité dans la gestion des ressources, le manque de respect, négligence dans l’exercice d’un ministère, partialité, gestion de l’argent et les regroupements par origine ethnique ou par nationalité ».

Selon lui, les actions suivantes peuvent permettre de résoudre et de prévenir les conflits : « Tenir compte des réalités du lieu d’implantation, créer un cadre de consensus et ne pas oublier que nous sommes au service de Dieu ».

De ces entretiens, nous pouvons dire que les principales caractéristiques de ce type d’Églises en termes d’exercice de l’autorité sont les suivantes :

  • Autorité exercée avec « autoritarisme » : le pasteur est le président de l’Église locale et c’est lui qui répartit les tâches à sa guise. La figure du pasteur est un mélange de tous les types proposés par André Gounelle (1993), avec cependant une tendance vers un leader qui soit aussi médiateur entre les mondes spirituels et matériels, et un instrument de la transcendance.

  • Les vecteurs de conflits signalés sont : la mauvaise gestion des ressources humaines, matérielles et financières, l’abus d’autorité et le choc des cultures, notamment à cause d’une méconnaissance de celles-ci.

  • Les vecteurs potentiels d’un « vivre ensemble » qui ont été suggérés sont : la recherche d’un consensus culturel à travers une connaissance mutuelle, la contextualisation à l’échelle de la communauté dans sa diversité, des enseignements bibliques, des activités de rapprochements entre personnes de cultures différentes, une bonne communication et la transparence dans la gestion des finances.

1.1.2 Églises mono-ethniques ou tribales

Nous avons par la suite interrogé le Pasteur Jeannot, de l’Église Protestante malgache, car c’est le seul pasteur de ce type d’Église qui a bien voulu nous accorder un entretien. Son Église est essentiellement constituée de Malgaches avec, comme ethnie dominante, les « merina » de la région du Haut Plateau de Madagascar. C’est l’ethnie dont la langue constitue la langue officielle du pays. La communauté est socialement hétérogène, avec près de 355 membres communiants répartis parmi toutes les couches sociales : médecins, étudiants, transporteurs, etc.

Le pasteur Jeannot est d’origine malgache et membre de la FPF. Il a suivi une formation théologique. La forme de gouvernement, dans son Église, est de type presbytéro-synodal :

le pasteur n’est pas le président du Bureau de l’association élu par l’Assemblée générale au suffrage direct. Par contre, il y est membre d’office avec une place prépondérante. Il y a un comité qui gère l’association entre deux AG et qui est composé du Bureau, des diacres et des présidents de chaque section d’activité (école du dimanche, chorale, jeunes, dames, réveil, etc.). Les décisions sont prises par vote par main levée sauf pour les choix de personnes où elles se font par bulletin secret. Les diacres sont responsables des questions administratives et matérielles. Ce mode de fonctionnement n’est pas celui qui est en vigueur à Madagascar où le pasteur est le président de l’Église. Malgré le fait que nous soyons en France, notre culture avec des notions comme le respect des aînés, le patriarcat et solidarité influence encore le fonctionnement de l’Église.

Selon le pasteur Jeannot, les conflits au sein de la communauté ecclésiale ont plusieurs sources : « difficulté de communication, confusion de rôles entre les différents responsables de la communauté, conflits de générations, le choc des cultures et gestion financière. Le choc des cultures se manifeste surtout à travers une opposition entre modernistes et traditionalistes ».

Pour résoudre les problèmes rencontrés, le pasteur Jeannot propose : « la transparence dans la gestion financière et une bonne communication peuvent résoudre les conflits que nous avons. »

Les vecteurs de conflits sont : les conflits de générations, la gestion des finances et les difficultés de communication. Les vecteurs potentiels d’un « vivre ensemble » sont : soigner la communication et assurer la transparence dans la gestion financière.

N’ayant pas eu l’opportunité de nous entretenir avec un autre pasteur de ce type d’Église, nous pouvons considérer les éléments de cet entretien comme une base d’informations à comparer avec celles tirées d’autres sources.

1.1.3 Églises traditionnelles françaises

Pasteur Frédérique

Il est pasteur de l’Église réformée de France (ERF), devenue Église protestante unie de France (EPUdF Grignan) depuis plus de 8 ans. Il est petit-fils de missionnaire ayant travaillé en Afrique. Homme d’ouverture et visionnaire, il a encouragé une ouverture de l’Église sur la ville pour en faciliter la visibilité, mais aussi l’accessibilité avec le « parvis du protestantisme » qui est un cadre d’échange et de partage ouvert à tous. Le background du pasteur Frédérique le prédispose peut-être un peu plus que les membres de son Église à l’ouverture et à l’hospitalité bienveillante envers les autres cultures, au sein d’une communauté ecclésiale. Nous avons bien perçu pendant la visite de son Église qu’il était un agent d’ouverture.

L’Église de Grignan fonctionne selon un mode presbytéro-synodal avec implication de l’ensemble de la communauté dans la prise de décisions.

Par exemple, pour que la communauté s’ouvre sur la ville et accueille de nouvelles personnes, le projet a été mûri en Conseil puis présenté à l’Assemblée générale de l’Église. Comme pasteur, je m’occupe surtout du volet théologique et de l’encadrement spirituel, le président du Conseil presbytéral quant à lui s’occupe du volet administratif et disciplinaire. Il y a une bonne entente entre nous deux. Nous avons souvent des rencontres pour planifier les activités et harmoniser nos points de vue sur certaines situations.

Cette gouvernance de l’Église de Grignan est en parfaite harmonie avec l’évolution de la société française au sujet de l’exercice de l’autorité dans l’Église, qui a consacré comme une règle la répartition des tâches au niveau du conseil presbytéral. Dans cette Église, les conflits peuvent provenir de :

l’inadaptation au changement de visage de la communauté par l’intégration des immigrés et l’ouverture sur la ville. Un jour, une dame qui est dans cette Église depuis plusieurs années m’a dit : je ne reconnais plus mon Église. Je peux également citer les variations de niveau de langage et de compréhension.

Pour surmonter ces difficultés, le pasteur Frédérique a suggéré ceci : « une bonne communication interne respectant les niveaux de langage ; le regroupement et le rapprochement des membres de la communauté notamment par l’organisation de groupes de maisons dans lesquels la Parole de Dieu est partagée avec des moments de prière ».

Pasteur Benjamin

De l’Église Évangélique Libre, en poste depuis environ un an et demi, au moment de l’entrevue. Il a remplacé un pasteur qui avait passé 18 ans au même poste. Il est Français de souche et poursuit ses études à la Faculté de théologie d’Aix-en-Provence.

L’Église peut être considérée comme populaire : peu de catégories aisées, peu d’étudiants. On y dénombre : un nombre important de Malgaches, de Maliens, d’Haïtiens, d’Ivoiriens, de Kenyans, de Tchadiens, de Suisses alémaniques, de Français, et d’Américains (missionnaires). L’effectif de l’Église est de 66 membres inscrits, avec une moyenne de participation au culte de 80 personnes.

Membre d’une union d’Églises, cette Église est régie par un système presbytéro-synodal. Le pasteur précédent était président du Conseil presbytéral, mais, sur la demande du nouveau pasteur, un autre Président, distinct du pasteur, a été élu. « Ce changement n’a pas été facile à intégrer dans les habitudes, car les membres du conseil étaient habitués à un pasteur qui prenait les initiatives et les décisions ». D’après le pasteur Benjamin, les crises au sein de la communauté surviennent surtout à cause des faits suivants : non prise en compte de la culture d’une composante de la communauté ainsi que des us et coutume du pays d’origine, tendance au repli identitaire et au regroupement par affinité culturelle, ethnique ou raciale, l’image et les attentes au sujet du pasteur par rapport à la culture d’origine du membre de l’Église, habitudes et culture de l’Église par rapport au changement. « J’ai rencontré un problème lors de l’organisation de la fête de Noël, ma première année ici. Chaque groupe culturel avait un temps de passage. Pour des raisons de contrainte de temps, nous avons réduit le temps de passage de l’intervention des Malgaches. Cela est très mal passé… ».

Pour surmonter toutes ces difficultés, le pasteur Benjamin a suggéré les actions suivantes : rechercher l’équilibre ou le consensus entre les cultures, ne pas renier ses origines, liberté dans l’engagement. Pour le pasteur Benjamin,

il y a des suggestions qui semblent se contredire, mais qui révèlent une intention de gommer les origines pour mettre en place une sorte de culture uniforme ou homogène, par exemple, comment peut-on affirmer qu’« en Christ, il n’y a ni juif, ni grec » et ne pas renier ses origines ? Il est question de faire du chrétien une personne culturelle, ce qui pourrait éviter de mettre en valeur les cultures des origines.

Les caractéristiques de l’exercice de l’autorité dans ce type d’Église sont les suivantes :

  • L’exercice de l’autorité est partagé entre plusieurs acteurs et les décisions se prennent dans des cadres institutionnels précis selon des modalités connues de tous. La figure du pasteur est proche de celle du berger ou du prophète-prédicateur. Il devrait être capable de collaborer avec le président du conseil presbytéral avec lequel il pourrait se partager la figure du berger/animateur de la communauté ecclésiale.

  • Les vecteurs de conflits sont : les attentes au sujet du pasteur qui varient en fonction de la culture des origines, la tendance au repli identitaire, la non-prise en compte d’un groupe culturel, les résistances au changement

  • Les vecteurs potentiels d’un « vivre ensemble » sont : l’affirmation de ses origines ou l’absence de distinction au sujet des origines, les activités de rapprochement et la recherche du consensus culturel.

Comment réaliser concrètement un vivre ensemble harmonieux dans chacun de ces types d’églises ? Comment exercer une autorité légitimement acceptée par tous dans chacun de ces types d’églises ? Devrait-on gommer les origines culturelles au profit d’une culture chrétienne ?

1.2 Le regard d’un observateur averti : le Pasteur David Brown

Missionnaire et pasteur américain, en France depuis trois ans avec Julie son épouse. Le pasteur Brown est membre d’une Église Évangélique locale et responsable du réseau Mosaïc de Marseille. Son activité missionnaire consiste à accompagner de manière multidimensionnelle les immigrés. Il est donc un observateur averti de l’accompagnement pastoral des migrants dans la ville de Marseille. Son appréciation de la situation est utile pour mieux comprendre les réalités sur cette question dans les Églises de Marseille.

Selon lui, « le gouvernement de l’Église varie en fonction des Églises et de leur théologie. On note un leadership appuyé du pasteur avec un effort d’adaptation aux réalités locales dans la plupart des Églises initiées par des migrants ».

Pour le pasteur David Brown, les conflits naissent dans les Églises de migrants pour diverses raisons, dont les principales sont les suivantes :

manque de communication au sein de la communauté, gestion des finances problématique : manque de transparence, choix non concertés, nombreuses sollicitations d’ordre financières ; gestion de la vie intime des membres de l’Église de manière non harmonisée ; conflits relationnels et interpersonnels.

De par son expérience multiculturelle, le pasteur David Brown propose les éléments suivants pour résoudre les conflits dans les communautés ecclésiales marquées par la diversité culturelle :

Il faut que les différents responsables prient pour demander la sagesse divine. Il faut également considérer la multiplicité comme une bénédiction et aller vers l’autre pour le comprendre. Les pasteurs devraient savoir préparer l’Église au changement et y être ouverts. Pour cela, il est important que le conseil reflète la réalité de la composition de la communauté. Il faudrait aussi former la communauté sur la multi culturalité et le dialogue interculturel.

Cette enquête nous a permis de constater le rôle primordial que la spiritualité joue dans la vie matérielle des chrétiens d’origine africaine et la place du pasteur comme médiateur entre vie spirituelle et vie matérielle. Comment ces résultats s’articulent-ils avec la culture des peuples d’Afrique noire ? Comment articuler cela avec les réalités occidentales ?

2. L’influence de la culture dans les pratiques de l’autorité en situation ecclésiale

2.1 Au sujet de l’autorité et de la pastorale

Pour le philosophe français André Conte Sponville, l’autorité est : « Le pouvoir légitimé ou reconnu, ainsi que la vertu qui sert à l’exercer. C’est le droit de commander et l’art de se faire obéir » (Bouttier et Hebding 2003, 4). Il distingue, dans cette définition, un sens objectif qui est le pouvoir légitimé et un sens subjectif marqué par l’art de se faire obéir.

Max Weber a distingué trois sortes d’autorité comme forme de domination : autorité légitime qui est une autorité traditionnelle fondée sur des croyances anciennes (sorcier, magicien) ; une autorité légale, rationalisée, qui repose sur le droit (prêtre) ; une autorité charismatique qui est celle qu’un individu peut exercer sur un groupe qui lui est dévoué (Christ, Mahomet, prophète en général). David E. Willer, sociologue américain, propose de compléter cette typologie en y ajoutant l’autorité idéologique pour répondre à la typologie d’actions sociales (Docteur, prédicateur ; Willaime 1986).

Claude Baty pense que « l’autorité se distingue du pouvoir dans la mesure où elle n’a pas recours à la force. Elle a la capacité d’obtenir, sans recours à la contrainte physique, un certain comportement de la part de ceux qui lui sont soumis » (Baty 1993, 5). Quelles sont les modalités d’une autorité exercée en Église ? Si, selon la Réforme, Christ est la seule autorité de l’Église, comment cette autorité se manifeste-t-elle dans la vie de l’Église ? Laurent Schlumberger (2003, 549-559) propose six thèses :

  1. Dans l’Église, l’autorité appartient à Jésus seul.

  2. Cette autorité de Jésus se manifeste dans le ministère de la Parole qui vise à présenter le Christ.

  3. Cette autorité se déploie ensuite dans la vie communautaire, car à travers le sacerdoce universel, chaque chrétien exerce un ministère qui lui donne une certaine délégation d’autorité.

  4. Il faut distinguer entre renvoi à l’autorité de Christ et exercice du pouvoir dans l’Église.

  5. Certaines fonctions dans l’Église sont des positions d’autorités comme celle de président de conseil régional dans l’ERF qui joue un rôle à la fois politique, social, technico-économique et culturel.

  6. Il y a nécessité de repenser la fonction de président régional dont le cumul de fonctions peut être bénéfique ou nocif pour l’Eglise et revenir à une séparation des pouvoirs ou attributions comme au niveau local où les responsabilités de pasteur et de président du conseil presbytéral ont été dissociées.

L’émiettement de l’autorité dans l’Église ne concourt-elle pas à fragiliser ou à populariser l’autorité ? En d’autres termes, si l’autorité appartient à Christ, faudrait-il nécessairement séparer l’autorité des affaires spirituelles de l’autorité des affaires matérielles ?

Si un certain nombre de pasteurs se plaignent de la fragilisation de leur autorité, Isabelle Grellier se demande si ce n’est pas une chance pour l’Évangile d’assumer cette fragilisation (Grellier 2003). Selon elle, l’accès des femmes au ministère pastoral a probablement contribué à remettre en question l’autorité pastorale et constitue une chance pour l’Évangile. En effet, l’autorité dans l’Église est replacée dans sa dépendance avec l’autorité de son Chef qui est le Christ. En clair, l’impression de « fragilisation » de l’autorité à travers une répartition accrue des attributions n’est autre que l’expression du fait que l’autorité dans l’Église n’appartient qu’au Christ qui peut la déléguer à qui il veut et comme il veut. Selon nous, un problème demeure, celui de savoir si une autorité chrétienne est forcément affaiblie ou moins affirmée. Pour être conforme à la volonté de Dieu, l’Église devrait-elle absolument être acéphale ? Ne devrait-on pas plutôt insister sur la spiritualité des personnes en position d’autorité et leur soumission éthique au Christ ?

Gounelle (1997) a élaboré une typologie pastorale dont la synthèse est la suivante :

-> See the list of tables

Ces cinq types peuvent être sujets à des emprunts et posent le problème d’une autorité pastorale dans la situation particulière qu’est l’immigration, puisqu’elle oblige une Église locale à la coexistence de plusieurs cultures, voire de plusieurs théologies et ecclésiologies. Selon nous, il serait difficile de gommer les origines culturelles pour créer une culture dite chrétienne. Le processus herméneutique qui conduira à un tel résultat sera toujours influencé par une culture dominante.

Dans la perspective de codifier l’exercice de l’autorité pastorale dans une Église locale protestante du Cameroun en Afrique, nous avons postulé qu’il faudrait avoir une approche systémique en maîtrisant les facteurs de contingence. Les facteurs de contingence qui participent à son interaction avec son environnement sont : la taille, la technologie, l’environnement et les différences individuelles. Dans cette organisation, le pasteur devrait jouer un rôle de coach, de facilitateur ou d’accompagnateur spirituel, afin que chacun puisse vivre sa foi et assumer sa vocation particulière (Nkolo Fanga 2011). Dans l’Église, il existe une forme de gouvernement qui dépend des différentes confessions chrétiennes et qui se présente sous trois formes principales : épiscopal (l’évêque a le pouvoir de décision), congrégationaliste (la congrégation décide) et presbytéro-synodale (les pasteurs et les anciens prennent les décisions). Les Églises protestantes sont celles qui perpétuent la tradition de la Réforme du xvie siècle et qui appliquent en majorité une forme de gouvernement presbytéro-synodale. En plus de la culture des origines, les formes d’autorité devraient s’accommoder de l’ecclésiologie et de la forme de gouvernement.

En somme l’exercice de l’autorité dans les Églises se réfère à celle du Christ qui est le véritable chef de l’Église. Il y a là deux aspects indissociables :

  • l’aspect institutionnel, car l’autorité est exercée dans une forme ecclésiologique spécifique ;

  • l’aspect spirituel : l’autorité dans l’Église est une autorité déléguée par le Christ. Ceux qui l’exercent devraient le faire sous l’influence de leur communion avec le Christ, de la direction du Saint-Esprit et de leur responsabilité éthique.

2.2 Au sujet de l’immigration, du multiculturel et de la pastorale

Quels sont les éléments qui devraient entrer en compte dans l’élaboration du concept de l’autorité en situation multiculturelle ? Pour y répondre, il semble opportun de voir quelle est la position que l’on attribue à celui qu’on considère comme étranger dans les groupes humains.

Dans les civilisations grecque et romaine vers le ive siècle, les étrangers sont considérés comme « utiles », mais « inférieurs » au citoyen, voire destinés à l’esclavage (Milza 1988). La complexité des rapports du citoyen à l’immigré est vieille de plusieurs siècles. La question de l’immigration jadis économique est devenue politique, car elle repose désormais sur le problème de l’identité d’une nation ayant en son sein une proportion non négligeable de générations d’immigrés. Le recours à la main-d’oeuvre étrangère après les guerres des années 1940-50 pour reconstruire la France a créé un flux important d’immigrés et, plus tard, le phénomène de l’immigration clandestine avec des regroupements familiaux s’y est ajouté. La fermeture des frontières dans la plupart des pays d’Europe occidentale en 1973-74 marque une rupture qui a modifié la composition de la population des étrangers dont les caractéristiques se rapprochent de la population nationale : augmentation de la population féminine et des jeunes, taux de chômage élevé, niveau d’instruction plus élevé, etc. (Lequin 1988). On a même assisté même à un phénomène lent d’assimilation. Selon Yves Lequin, on peut, malgré cela, noter plusieurs sphères où se cristallise une sorte d’hostilité : la culture ou la vie dans la cité, la religion et le nationalisme qui semblent isoler ou déterminer celui qui est étranger. Au-delà des grands discours humanistes et universalistes, ces trois champs d’élaboration des différences demeurent : « l’étranger est devenu non pas un être humain, mais un objet utilisé pour trouver un exutoire à la crise, à la décadence, au profond sentiment d’incertitude sur l’avenir » (Lequin 1988, 460).

Pour Marc Spindler et Annie Lenoble-Bart, les Africains qui arrivent en Europe rencontrent des chrétiens pour qui la religion chrétienne est plus un héritage culturel, un ensemble de valeurs morales et philosophiques, un code de références, un Christianisme laïcisé sans pratique religieuse dans une culture officiellement laïque (Spindler et Lenoble-Bart 2000, 21-34). Cela implique un décalage culturel qui est source d’incompréhension réciproque, car dans les pays du Sud, la coupure entre religion et culture est presque inexistante, d’où la création, par les migrants, d’Églises dans lesquelles ils se « retrouvent ». Dominique Kounkou énonce ce qui, selon lui, caractérise les Églises africaines en Europe. Jésus Est le Roi est leur confession de foi avec des implications existentielles ; une expression culturelle dans tous les aspects de la vie d’Église ; une tendance à l’hétérogénéité culturelle et raciale ; une naissance et une croissance à travers une évangélisation basée sur la guérison de divers maux sociaux (Kounkou 2000, 219-228).

Selon Sébastien Fath, le succès des Églises Évangéliques auprès des migrants s’explique par une culture autogestionnaire fondée sur un esprit de conquête et de solidarité locale qui propose aux migrants ce que les institutions républicaines sont, la plupart du temps, incapables de leur offrir, à savoir un cadre solidaire global où tous les besoins (physiques, religieux, professionnels, alimentaires, etc.) sont pris en charge au sein d’une même collectivité (Fath 2005, 224).

En termes de prestations et de démarches, on assiste à trois modèles (Fath 2005) :

  • Niches communautaires : dérives communautaristes où la tribu des convertis se superpose à la tribu des ancêtres, le pasteur étant assimilé à un chef coutumier.

  • Lieu d’intégration rapide au creuset français où se mêlent apprentissage de la confiance en soi et pratique de la démocratie.

  • Communautés transitionnelles : d’abord fortement ethnique à cause du rejet des Églises traditionnelles, puis changement et ouverture à la génération suivante. La sécularisation poussée de la société française peut être la cause de la présence de diaspora chrétienne de plus en plus diversifiée (russe, ukrainienne, italienne, espagnole, etc.) dont la plus ancienne est la Fédération protestante des Malgaches de France (FPMA), dès 1959.

Tous ces auteurs et bien d’autres mettent en exergue la complexité du rapport pastorale/culture à travers les changements imposés par l’immigration. Il semble que l’attrait des migrants pour les Églises se situe au niveau de leur proximité avec une théologie de type utilitaire. Les figures d’autorité devraient donc s’inscrire dans cette perspective. Le pasteur devrait être capable d’intercéder pour un membre de l’Église de manière à concilier les forces spirituelles pour une intervention salutaire dans sa vie. Qu’en est-il des cultures des peuples d’Afrique au sujet de l’autorité ?

2.3 Sources de légitimation culturelle de l’autorité chez les peuples originaires d’Afrique noire

Les principes suivants peuvent être considérés comme les bases de l’exercice de l’autorité dans les cultures des peuples d’Afrique noire (Nkolo Fanga 2011) :

Trois sources de légitimité fondent le pouvoir du chef ou du roi : la lignée, l’accord des dieux et l’accord du peuple. Ces sources de légitimation de l’autorité peuvent être contextualisées dans l’Église de la manière suivante : être reconnu comme un enfant de Dieu appelé à son service, manifester les dons du Saint-Esprit et, enfin, avoir l’approbation du peuple de Dieu pour exercer son ministère.

L’exercice du pouvoir se fait de manière consensuelle : la prise de décision se fait par la palabre, qui est un cadre de débat ouvert et fraternel. Le chef et le conseil des notables sont assistés dans la gouvernance du peuple par une gamme variée de structures spécialisées (sociétés secrètes) ayant compétence dans tous les aspects de la vie (santé, prospérité, règlement des conflits, etc.). Dans la plupart des Églises issues de la tradition Reformée, il existe le conseil paroissial, composé du pasteur et des anciens de l’Église, qui gouverne l’Église locale en ayant recours à des comités aux attributions spécifiques.

La promotion du bien-être de l’homme : le roi est garant de la justice et veille à ce que chaque membre de son peuple puisse prospérer par son travail. La doctrine chrétienne promeut les valeurs de travail et de justice.

La pastorale d’une communauté chrétienne influencée par les cultures des peuples d’Afrique noire devrait permettre de rendre l’Évangile concret en faisant de l’Église locale le cadre de rencontre entre le spirituel et le matériel. Cet aspect de la vie d’Église pourrait être problématique dans les pays de cultures occidentales, la tendance y étant plutôt à une « dissociation » relative du spirituel et du temporel, du religieux et du politique à cause d’un douloureux parcours historique. La spiritualité y est de plus en plus démocratique. Les occidentaux préférant se tourner vers de formes de spiritualité orientales ou à caractère social, plutôt que des spiritualités chrétiennes traditionnelles (Marchand 2015 et Vergote 1983). La légitimation d’une autorité pastorale devrait aller au-delà d’une figure idéologique (docteur) pour une figure plus pragmatique (formateur, coach, accompagnateur) qui peut être le produit d’une transcendance. Ces données culturelles devraient être complétées par d’autres éléments du contexte vécu par les populations d’Afrique noire, ainsi que leur diaspora. La culture ne suffit plus à elle seule pour expliquer les choix des individus dans leur quête de mieux-être (Mutabazi 2006, 179-197). En revanche, il faudrait tenir compte des autres éléments du contexte : la colonisation et ses conséquences (notamment l’assimilation culturelle ou un retour aux sources) ; la démocratie à l’occidentale (vote au lieu du consensus) favorisée par la communauté internationale après des dizaines d’années de parti unique imposées par l’ex-puissance coloniale ; la crise économique des années 1980-90 avec ses conséquences, notamment la prise en charge des économies africaines par le FMI avec ses nombreux programmes aux lourdes conséquences sociales (hausse des contributions fiscales, baisses de salaires, etc.) qui ont entraîné des comportements déviants (corruption, tribalisme, etc.). Tous ces facteurs ont contribué à idéaliser l’occident et à en faire une sorte de paradis sur terre suscitant ainsi un engouement pour l’immigration vers cette direction. Le chrétien originaire d’Afrique noire vivant en France et même en Europe est ainsi partagé entre l’idéalisation de la culture occidentale, les désillusions sur son séjour, son désir de retour aux sources, les incohérences de la politique internationale, les à priori sur les étrangers, les réalités difficiles de son pays d’origine et sa volonté de réussir.

2.4 Autorité et culture en France

La Révolution française du xviiie siècle a consacré le passage du théologico-politique à un modèle de politique démocratique, ou encore d’un modèle monarchique, religieux et théologique à un modèle démocratique et laïque (Bouttier et Hebding 2003). On est passé d’une monarchie à une démocratie, privilégiant l’autorité partagée et refusant toute forme d’autorité pouvant rappeler celle du roi. Après les évènements de mai 1968, on est passé en France d’un modèle républicain où le peuple prenait la place de Dieu à un modèle libertaire, le pouvoir issu du peuple ne semblait plus pertinent. De plus, on a assisté au rejet des figures paternalistes d’autorité. Mai 1968 serait le départ d’une évolution dans l’exercice de l’autorité dans la pastorale à travers le fait que la présidence des conseils presbytéraux dans les Églises protestantes pourrait être confiée à des laïcs faisant du pasteur l’un des membres (Grellier 2003). Ces mutations des figures d’autorité s’inscrivent dans un contexte de contestation des figures ecclésiastiques traditionnelles. Dès le xixe siècle, la théologie libérale atténue fortement les dispositions doctrinales traditionnelles, prend ses distances avec les Réformateurs dans l’interprétation de la Bible et se méfie fortement des autorités ecclésiastiques. Les théologiens protestants ont considéré la sécularisation comme l’ère de l’avènement de l’extinction de Dieu dans la culture contemporaine occidentale. On parlait alors d’un christianisme adulte ou « areligieux », selon l’expression de Dietrich Bonhoeffer (Marchand 2015, 261). Le postmodernisme accentue le retrait de la spiritualité du cadre religieux traditionnel en faveur d’autres formes de spiritualités entraînant un syncrétisme de fait. La spiritualité devient alors immanente, antidogmatique et agnostique, mettant désormais l’accent sur le développement personnel plutôt que sur la relation avec le divin à travers une pratique et un cadre religieux. « Cette transcendance immanente est une option spirituelle où l’amour tient une place centrale. La relation à l’immanence sans aucune transcendance c’est-à-dire une spiritualité sans Dieu en est une autre où l’amour est tout aussi central » (Marchand 2015, 267).

Plusieurs éléments de la sécularisation, en effet, ont enlevé à la religion certains domaines de la vie, de sorte que son influence s’est visiblement réduite. Il y a tout d’abord l’immense terrain des besoins, des misères ou des angoisses où la religion représentait autrefois pour de nombreux hommes un moyen de se défendre contre les dangers par le recours à la providence divine ou à la protection d’une autre puissance surnaturelle. On faisait des pèlerinages ou des offrandes pour la guérison des malades. Des processions avaient lieu pour la réussite de la moisson. On faisait appel à Dieu pour qu’il allège la pauvreté. Il suffit de voir les pratiques religieuses dans d’autres régions pour se rendre compte de l’importance qu’y ont encore les besoins humains. De nos jours la médecine, la science agronomique, la lutte sociale ont remplacé ces fonctions religieuses.

Vergote 1983, 438-439

Comme le disait Spindler, cette conception démocratique de la spiritualité est une nouveauté pour les chrétiens qui viennent d’Afrique. Nous pensons que cette conception sécularisée de la foi accentue le décalage culturel et complexifie le gommage des identités culturelles au profit d’une culture commune, surtout en ce qui concerne l’exercice de l’autorité.

Des points de convergence existent entre les conceptions des cultures occidentales et africaines notamment au sujet du souci du bien-être de tous et de chacun, mais aussi, du consensus dans la prise des décisions. Le point de divergence principal pourrait provenir de la place du spirituel dans les réalités quotidiennes dans chaque culture : immixtion, implication ou séparation ? Comment concilier cela dans le cadre d’une Église locale rendue multiculturelle par l’immigration ?

3. Regards théologique et biblique

3.1 La pensée de quelques théologiens

La position selon laquelle la pastorale auprès des personnes originaires d’Afrique noire vivant en Europe devrait mêler spiritualité et activités ecclésiales au quotidien des personnes en question peut-elle être soutenue théologiquement ? Martin Bucer, qui fut l’un des Réformateurs de la première génération, a fermement défendu l’idée selon laquelle l’Église devrait se rapprocher des réalités du peuple, que ce soit dans la prédication considérée comme cura generalis ou dans l’accompagnement pastoral considéré comme cura specialis. Bucer lui-même fût pasteur auprès des paysans et il leur parlait volontiers de « leurs choux » (Hammann 1997). Selon Calvin, l’Église a le devoir de rendre concrète la Parole de Dieu au monde et, pour y parvenir, Dieu se sert des hommes et des femmes de son Église. Jean Marc Ela, partisan de la théologie de la libération en Afrique noire va dans le même sens lorsqu’il lie la crédibilité du message évangélique à la prise en compte de la souffrance vécue par les peuples (Ela 2000). La théologie de la libération holistique (Tchonang 2015) constate l’incapacité des courants théologiques à transformer les sociétés d’Afrique, tout comme l’échec des politiques postcoloniales à éviter la marginalisation de l’Afrique. Selon cette théologie, l’émergence des Églises charismatiques et l’accent mis sur la guérison spirituelle sont autant de preuves de la capacité de l’Afrique à survivre par son rapport au divin et de manière spécifique. C’est une résistance des couches populaires et une nouvelle alternative aux systèmes postcoloniaux qui ont plongé les peuples d’Afrique dans la misère et la déchéance morale et sociale. Les modèles théologiques de cette théologie sont tous ceux qui, sur le continent, sont impliqués dans la guérison spirituelle ou l’exorcisme. Il y a un discours théologique en Afrique qui milite de plus en plus vers une perspective compassionnelle et pragmatique dans la praxis ecclésia pour rester à la suite de Jésus-Christ lui-même.

3.2 Quelques textes bibliques

Quel est l’enseignement des Évangiles sur le rapport entre autorité, praxis ecclésia et besoins du peuple de Dieu ?

En Mt 20,20-28, Jésus y dénonce la pratique selon laquelle les personnes en position d’autorité se servent du peuple de manière abusive. L’usage du grec katakyrieuô, qui signifie dominer, soumettre à son autorité, contrôler maîtriser, illustre le genre d’autorité exercée par les princes de l’époque. À l’inverse, Jésus-Christ appelle ses disciples à privilégier le service dans l’exercice de l’autorité (Focant et Marguerat 2012, 108). L’usage du grec diakonos, qui désigne une personne au service d’un maître et de doulos, qui signifie serviteur / esclave, renforce l’idée selon laquelle, pour Jésus-Christ, l’autorité est conférée pour sa gloire et le bien-être de son peuple. Dans Luc 4,1-11, la réaction de Jésus-Christ est instructive : l’Homme ne peut pas vivre de pain seulement, mais aussi, et surtout de la Parole de Dieu. Le terme rhêma, qui signifie parole agissante, active ou vivante, bref, une parole ayant un effet précis, nous invite à tenir compte des besoins humains, mais aussi de la volonté de Dieu dans l’élaboration de la pastorale. Dans Luc 9,12-17, les disciples, confrontés à la résolution d’un problème matériel, demandent à Jésus d’envoyer la foule se « débrouiller » pour se nourrir après l’avoir écouté. La réponse de Jésus, « Donnez-leur vous-mêmes à manger ! », sonne comme une interpellation pour l’Église d’aujourd’hui à travers sa praxis et ses ministères à accompagner les chrétiens dans la résolution de leurs problèmes existentiels de manière à exprimer solidarité et compassion envers ceux pour lesquels le Seigneur Jésus-Christ a donné sa vie. Il s’agit là d’une réalité ontologique de la pastorale.

Ainsi, la forme d’autorité en pastorale devrait aller au-delà de celle du docteur-enseignant-prédicateur pour se fondre dans un mélange entre le prêtre, le prophète, le thérapeute, le leader. Bref, un acteur des réalités quotidiennes du peuple de Dieu qui tire sa légitimité dans la transcendance pour se présenter comme un médiateur entre les mondes visible et invisible.

4. Suggestions pour une forme d’autorité pour la pastorale dans une Église influencée par l’immigration

Toutes les réflexions qui précèdent nous permettent de comprendre que, pour les chrétiens d’origine africaine, la jonction spirituel-matériel dans la prise en charge des réalités quotidiennes des chrétiens est l’élément clé dans l’élaboration d’une pastorale. À cela nous ajoutons : la filiation spirituelle, la promotion du bien-être de la personne et la prise de décision de manière consensuelle. Les Églises ayant en leur sein des personnes influencées par les cultures africaines devraient concevoir dans leur programme des actions prenant en compte la prise en charge spirituelle des besoins et des réalités existentielles de leurs membres. Le pasteur devrait être dans la logique de la figure d’autorité du docteur-enseignant-prédicateur et du leader-liturge-thérapeute, avec une perspective plus pragmatique que spéculative. Il devrait se comporter et agir comme un formateur, un accompagnateur ou un coach spirituel et évangélique, agissant par la grâce et la force de l’Esprit-Saint. Il devrait, comme le Christ, se soucier de l’effectivité de son enseignement dans la réalité des membres de son Église. Comment y parvenir dans un contexte où les fondamentaux philosophiques et culturels sont différents ? C’est le défi auquel sont confrontées les Églises de France et d’Europe qui doivent prendre en charge ces chrétiens « différents » et cela passe d’abord par un échange de connaissances sans à priori ou hiérarchie sur les cultures des origines et une identification des besoins. Il serait aussi utile de multiplier des activités de rapprochement autour de la Bible, en vue d’avoir une compréhension harmonisée des implications du vivre ensemble. Pour ce qui concerne les Églises mono-ethniques, les résultats obtenus à travers cette étude devraient être comparés à d’autres sources d’informations pour avoir une pluralité d’opinions. Cependant, nous pouvons dire que, si la tendance de ce type d’Église est orientée vers un retour aux sources culturelles, il n’en demeure pas moins que les personnes qui y sont en position d’autorité devraient aussi s’approprier les éléments de la culture du pays d’accueil. Dans tous les cas, notre étude nous a permis de conclure que le dialogue interculturel est la solution majeure à envisager pour la reformulation des formes d’autorité et pratiques d’Églises en situation d’immigration. Dans cette optique, il sera nécessaire de former les acteurs de la pastorale aux pratiques qui favorisent un dialogue interculturel.