Article body

En Occident, le concept de spiritualité est de plus en plus utilisé dans le cadre des sciences sociales (Zinnbauer et al. 1997, Hill et al. 2000, Hyman et Handal 2006). Celles-ci s’efforcent en effet de donner un nom à ce qui est perçu comme une attitude nouvelle et sans doute quelque peu déroutante à l’égard de la religion. En effet, pendant qu’il réduisait l’influence de la religion dans la sphère publique (par le biais, selon Peter Berger 1967, d’une pluralisation accélérée des acteurs religieux dans le paysage social), le processus de la sécularisation — quels que soient la réalité et l’impact que l’on est prêt à attribuer à ce terme controversé[1] — a paradoxalement mis en relief un phénomène persistant, lié à un religieux qui résiste à la spoliation de ses structures de plausibilité et implique une vie intérieure, un certain nombre de croyances, un horizon de l’esprit[2]. Pourtant ce phénomène, que l’on serait tenté de considérer comme une forme de religion épurée ou comme une survivance non substantielle (ainsi que le fait Marcel Gauchet 1985[3]), finit par se distancier sensiblement de ce qui est normalement indiqué sous le nom de religion. C’est au point où l’on se demande s’il s’agit encore de religion ; mais pour répondre à cette question, il nous faudrait tenir une définition précise et raisonnablement partagée de ce qu’on entend par ce terme, alors qu’aucun consensus à ce sujet n’a encore été atteint (Filoramo 2004, 84-88). Nous ne pouvons alors que prendre acte d’un changement significatif, qui au fond ne fait que refléter les transformations de la société et de la culture. S’il est vrai que l’on vit désormais dans un monde postmoderne, alors il est légitime de se demander — ainsi que l’a fait Zygmunt Bauman (1998) — s’il n’existe pas également une religion postmoderne. Et si cette religion postmoderne n’est pas, au moins en partie, ce que l’on nomme aujourd’hui spiritualité.

En tout état de cause, force est de constater que, tout en étant affaiblie dans son rôle (ou plutôt monopole) socio-culturel et dans ses institutions traditionnelles, la religion occidentale a paru survivre sous une forme quelque peu désincarnée dans l’esprit des gens. Phénomène généralement comprimé à sa dimension individuelle et individualiste, cette religion postmoderne s’avère pourtant capable de surprenantes percées dans les discours politiques (je pense à la « civil religion » de Bellah 1967) ou de nouvelles émersions dans les plus récentes plateformes de télécommunication mises à disposition par la technologie du troisième millénaire (par exemple, la religion sur Internet : Vecoli 2013a). Il ne s’agit ici que de deux exemples, qui montrent néanmoins comment la religion s’avère capable de suivre les changements de la société, certes au prix de profondes transformations dans ce que l’on considérait jusque-là être son essence. Ainsi, de solide la religion est devenue liquide, à l’image du nouveau contexte dans lequel elle évolue de nos jours. Dans la foulée de ces changements macroscopiques, on a assisté à une remise en question des paramètres habituels utilisés par les sociologues (et les historiens) pour appréhender cet objet d’étude : ces paramètres s’avéraient de moins en moins efficaces pour enregistrer et mesurer l’ensemble de la vie (pratique) religieuse, car celle-ci — dans ses récentes transmutations — semblait disparaître des radars. Et pourtant, les observateurs devaient se rendre à l’évidence : la religion continuait d’exister ; seulement, elle ne s’identifiait plus nécessairement avec l’Église (c’est-à-dire l’institution de culte, en langage durkheimien). C’est alors que Thomas Luckmann (1967) a proposé le concept de « religion invisible », dans le but de discerner ce qui échappait de plus en plus au contexte institutionnel mais demeurait significatif au niveau individuel. L’effacement de la religion institutionnelle dans le contexte public a forcé le monde académique à redéfinir celle-ci (parfois de manière peut-être trop inclusive : voir la définition de Clifford Geertz 1973, 90) et à la rechercher ailleurs. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ce développement en matière de théorie a provoqué des rétroactions importantes aussi sur la manière d’étudier la religion des époques précédentes : le vécu individuel et spirituel ne méritait-il pas d’être pris en compte dans les cultures et les sociétés anciennes également ? La question est pertinente, même s’il n’est pas aisé d’y répondre, car pour ce faire il serait d’abord nécessaire de s’interroger sur un présupposé essentiel, qui permet le transfert de ce type d’analyses dans un contexte pré-moderne : la centralité de l’individu et de son vécu intérieur (Augé 2008, 66-118). Peut-on parler d’une spiritualité — au sens actuel du terme — dans un contexte culturel où n’est pas affirmé le rôle de la personne comme lieu d’une vie intérieure et d’une transformation du moi ? C’est là un problème d’extension du concept. Celui-ci remet en exergue la question délicate, pourtant souvent négligée, de la contextualisation nécessaire pour ce qui est de plus en plus présenté comme un universel dont l’évidence n’est pas à prouver.

1. La question

La spiritualité est une notion complexe, qui est le résultat d’une longue histoire et d’une torsion sémantique récente. Le problème posé par cette notion aujourd’hui consiste principalement dans le déséquilibre entre son utilisation de plus en plus massive et le caractère vague de la signification qu’on lui attribue[4]. En effet, la spiritualité agit en catégorie résiduelle, elle est un mot tiroir dans lequel on met de manière quelque peu précipitée tout ce qui semble échapper aux autres sphères concernant l’humain. Le présupposé implicite est — bien sûr — le refus d’un réductionnisme psycho-socio-culturel de la nature humaine : on n’accepte pas que celle-ci puisse être démontée à ses composantes psychiques et biologiques de base, sans qu’il ne demeure quelque chose d’autre, de plus[5]. L’insistance sur la spiritualité aujourd’hui reflète une nécessité émergente : d’une part, sortir du déterminisme bio-cognitif dans lequel nos connaissances de plus en plus acérées risquent d’enfermer l’être humain ; d’autre part, établir une catégorie capable d’esquiver les critiques adressées à la religion. Ce que nous nous proposons, dans ces quelques lignes, c’est de parcourir à revers l’histoire sémantique de la notion de spiritualité jusqu’à l’Antiquité tardive, où l’on constate qu’elle répondait à une nécessité semblable à celle de notre temps. Nous consignons à de futures réflexions l’interrogation sur les implications du constat d’une telle analogie, mais il importe de réaffirmer que — malgré toutes les précautions d’une posture historienne idiographique — de telles correspondances peuvent émerger dans l’observation des faits historiques, ainsi que l’a si bien dit Jörg Rüpke :

That is what makes the models, conclusions, hypotheses and questions that arise out of an engagement with the ancient world so interesting for the present day. At the same time, these contemporary implications are bound also to call attention to the otherness of ancient society : if we want to use the ancient world in order to draw lessons for today, we must also accept that otherness. The inverse is also true : even if we are interested in the otherness of antiquity, in its exoticism, we cannot avoid seeing its contemporary relevance. We would do well not to relinquish our grasp of either term of the paradox.

Rüpke 2007, 257

En premier lieu, il convient sans doute de se demander si la conviction de l’existence d’une dimension de l’humain qui est autre et échappe au déterminisme cognitif constitue un présupposé qui relève encore du scientifique. En tant qu’historien de la religion, nous aurions tendance à répondre par la négative, en tout cas en l’état des connaissances actuelles (Filoramo et Prandi 1997, 7-29). C’est sereinement qu’il faut admettre qu’il y a des limites à la science telle que nous la pratiquons dans l’Occident contemporain : pas plus que celle du sentiment esthétique, l’autonomie du sentiment spirituel ne saurait être fondée dans une observation empirique et expérimentale[6]. S’il en allait de la sorte, cette dimension non catégorisée de l’humain perdrait justement son autonomie et se trouverait à redevenir réductible. Mais cela ne remet pas nécessairement en discussion sa réalité. En fait, nous demeurons convaincu que la philosophie de Wilhelm Dilthey et de Franz Brentano avait bien cerné la question quand elle établissait deux sphères de réflexion déterminées dans leurs approches par leurs objets d’études respectifs, c’est-à-dire la nature et la culture. Il y a quelque chose chez l’humain, ce que Brentano appelait l’« intentionnalité », qui — pour ce qu’on en sait aujourd’hui — échappe au déterminisme cognitif (de l’aveu même d’un de ses pontes, Pascal Boyer[7]).

Cependant, en tant qu’historien, nous demeurons dans le cadre d’une discipline qui se veut scientifique, dans la mesure où elle travaille sur des faits (ou, plus précisément, sur des données) avérés, mesurables et vérifiables. Quelle peut donc être la contribution d’une telle discipline à ce questionnement ? En premier lieu, elle peut contribuer à enraciner la réflexion dans le passé de notre identité culturelle, notamment en éclaircissant l’évolution sémantique du terme « spiritualité ». En deuxième lieu, elle peut s’efforcer de retracer l’évolution du concept, en montrant ce qu’il y a de profondément ancré et de persistant par-delà les différentes variations contextuelles. Le but de cette démarche ne peut être de répondre à nos questions actuelles (ce que l’histoire ne saurait faire), mais plus humblement celui d’aiguiser une conscience critique et informée.

2. Histoire sémantique à rebours

2.1 Époques contemporaine et moderne

Si l’on creuse l’histoire sémantique du terme « spiritualité », son caractère connoté ressort très nettement. Cette conscience de la valeur profonde des mots que nous utilisons est le fruit d’une série de précautions méthodologiques dans l’analyse des concepts qui s’insère dans une démarche foncièrement historienne, laquelle — dans la deuxième moitié, voire dernier quart du xxe siècle — a mené les sciences humaines à un tournant épistémologique majeur, auquel on a donné le nom de « linguistic turn » (Delacroix 2010). Nous n’insisterons pas sur la dimension socio-culturelle, voire politique, du mot « spiritualité », qui à chaque époque s’insère inévitablement dans un « discours » (au sens foucaldien du terme) balisé et contraignant. Nous nous limiterons ici à rappeler que le structuralisme, depuis ses fondations linguistiques saussuriennes, a bien souligné à quel point un mot ne peut être saisi que dans ses relations avec les autres mots, en particulier avec son ou ses contraires (Piaget 1968). Or, il apparaît qu’aujourd’hui que le terme « spirituel », en Occident, se charge progressivement d’une valeur positive autant que celui de « religion » se charge d’une valeur négative : il est donc intéressant de noter que la spiritualité se définit en se situant à un pôle d’une opposition sémantique dont l’autre pôle est la religion[8].

Nous avons vu que la notion de spiritualité ne peut être séparée de l’affirmation de l’individu et, dans son acception contemporaine, du processus de la sécularisation. Il apparaît également qu’elle est employée comme un nouvel universel[9]. Elle a, dans ses applications pratiques, la prétention de définir une dimension de l’individu qui surpasse les conditionnements culturels, car elle exprimerait une tension vers un au-delà qui — dans son premier jaillissement — serait indépendante du contexte d’origine. Or, si on laisse de côté la déconstruction radicale opérée par les sciences cognitives (à ce propos, nous nous limitons à mentionner à nouveau Pascal Boyer), il apparaît que le seul moyen d’affirmer qu’il existe dans chaque personne une vie spirituelle échappant à la réduction psychologique, sociale ou culturelle consiste à l’enraciner dans une dimension autre, non définie et non réductible : c’est le métaphysique, au sens rigoureusement étymologique du terme. Justement parce que désincarnée et donc indépendante des institutions et des cultures, la spiritualité est de plus en plus souvent présentée comme constitutive de l’anthropologie humaine. Elle serait innée comme l’était le « sentiment de l’absolu » de Friedrich Schleiermacher[10], qui définissait la religion à l’époque romantique, et comme l’était le sentiment du sacré dans la phénoménologie de la religion, au siècle suivant. Qu’elle soit effectivement développée ou non, cette « sensibilité » est présentée comme une fonction accessible à tout être humain[11]. En ce sens, l’« homo spiritualis » d’aujourd’hui n’est pas très éloigné de l’« homo religiosus » de Mircea Eliade (Ries 2009).

On réalise donc que les racines du concept de spiritualité puisent dans le terreau ancien et toujours fécond de la doctrine théologique. En effet, l’idée qu’il existe en tout être humain une fonction particulière de l’esprit, métabiologique et métapsychique, autant personnelle qu’universelle, une fonction qu’il est nécessaire d’entretenir et de développer, cette idée remonte à la théorie mystique chrétienne[12]. C’est de cette tradition qu’ont été dégagées les coordonnées fondamentales du discours moderne autour de la spiritualité. Cette dernière devient, dans les traités des siècles xixe-début xxe, le point culminant d’un vécu intérieur qui s’articule en deux sphères connexes, l’ascèse et la mystique (Tinsley 1953, 274). Si la première est alors considérée comme le moyen propre à l’élévation de l’âme (par le biais de sa purification), la deuxième représente le résultat en termes expérientiels de cette ascension (et purification). Ce sont les Marthe et Marie de la vie de l’âme qu’est la spiritualité. Le terme est alors employé comme catégorie inclusive de ce qui se configure comme un processus d’élévation personnelle. Cette conception éminemment théologique et postromantique de la spiritualité — qui la distingue des théologies dogmatique et morale (Pourrat 1918, repris et critiqué dans Bouyer 1960, 9-14) — aboutit à la publication d’une oeuvre majeure dont la valeur symbolique ne saurait être sous-estimée, un instrument incontournable dans le domaine des études sur le christianisme, une encyclopédie qui témoigne de par son seul titre de la conception théologique sous-jacente : il s’agit du monumental Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, émanation de la Compagnie de Jésus qui compte plus de 60 000 pages en 17 tomes, et dont la publication, chez Beauchesne, s’est étendue de 1932 à 1995.

L’utilisation de la notion de spiritualité dans la théologie chrétienne de la première moitié du xxe siècle reflète une acceptation (Louth 1978 ; Darricau et Peyrou 1991, 3-4), sur le plan de la doctrine, du caractère positif — et profitable pour le fidèle — de l’entretien d’une sainteté intérieure qui se distancie dans une certaine mesure du rituel et de l’institutionnel. Il y aurait long à dire sur l’histoire de cette acceptation — souvent remise en question —, mais il suffira de rappeler qu’elle survient après une longue période de suspicion, sinon de refus[13]. Suite à la réforme tridentine et à la crise de son modèle d’Église, survenue au xviie siècle, la spiritualité en venait à représenter tout ce qui s’opposait à ce modèle. Le terme indiquait une religion « fausse », car désincarnée et par suite dénuée de substance, c’est-à-dire illusoire. On devine que c’est la controverse quiétiste et, dans une certaine mesure, l’influence de ce fustigateur de mystiques qu’était Jacques-Benigne Bossuet (1627-1704) qui a déterminé l’utilisation péjorative du terme. Selon ses détracteurs catholiques[14] la spiritualité impliquait une individualisation et une dé-ritualisation dangereusement protestante de la relation au sacré : elle relativisait le rôle d’une institution, à savoir l’Église, qui cherchait à rétablir son emprise sur le corps des chrétiens ; elle relativisait également le rôle salvifique de la liturgie au moment où l’Église réaffirmait la centralité des sacrements et l’importance d’une dévotion toute rituelle (Châtellier 1993). En bref, « spiritualité » s’opposait à « religion », dans un couple d’opposés où — contrairement à aujourd’hui — la première représentait la dégénération de la deuxième.

2.2 Moyen Âge et Antiquité

Si l’on remonte en arrière dans le temps, au Bas Moyen Âge, le terme français de « spiritualité » se fait rare, au profit de l’adjectif « spirituel ». Il n’est d’ailleurs pas attesté avant le xiiie siècle. Ce sont — on s’en doute — les termes latins qui dominent le Haut Moyen Âge jusqu’à l’Antiquité tardive. Le mot est de plus en plus rarement utilisé, et ce, avec une signification souvent technique ; l’adjectif, au contraire, est plus courant. Cela ne saurait surprendre, car — comme dans le cas du terme « mystique » — ce champ sémantique circonscrit un domaine de l’expérience plutôt que celui de la spéculation philosophique ou théologique, qui est le lieu où sont créés les termes abstraits. La spiritualité concerne la vie intérieure illuminée par le Saint Esprit, de même que toutes les activités qui sont vouées à l’entretien de cette dimension. De fait, « spirituel » s’oppose donc à charnel, corporel ou matériel, et il caractérise la sphère du sacré chrétien. En effet, dans ses utilisations juridiques, il indique tout ce qui relève d’une juridiction ecclésiastique. L’opposition spirituel-corporel se décline donc en celle spirituel-séculier. L’histoire sémantique de cette période a été étudiée par Jean Leclercq (1962) et Aimé Solignac (Solignac 1985). Il est profitable de rappeler que la première attestation du mot latin « spiritualitas » se trouve dans l’oeuvre de l’ascète breton Pélage (+423-429), où il est utilisé pour désigner cette vie de l’Esprit à laquelle doit adhérer le chrétien baptisé. Nous atteignons là une constante dans l’utilisation du terme « spirituel » de l’Antiquité jusqu’à la première moitié du xxe siècle : sa dépendance de la notion — juive d’abord et chrétienne ensuite — d’Esprit divin ; car c’est bien de là que vient la re-sémantisation chrétienne de cet adjectif qui, auparavant, désignait le souffle du vent, au sens atmosphérique du terme. Naturellement, avant même la diffusion du « spiritualis » latin, c’est l’adjectif grec correspondant — « pneumatikos (πνευματικός) » (le grec n’offrant aucune attestation d’un mot équivalent à « spiritualitas ») — qu’il faut examiner afin de comprendre les conceptions des premiers chrétiens.

C’est Paul de Tarse qui a sémantiquement lié l’adjectif « pneumatikos » à l’Esprit saint dont parle Jésus et qui infuse la vie chrétienne depuis la Pentecôte (Verbrugge 2000, 1062-1063). Et c’est en ce sens que la patristique a utilisé ce terme dans le courant des premiers siècles. De Paul jusqu’à la Cité céleste d’Augustin, « spirituel » est un qualificatif qui peut se coller à toute réalité de ce monde afin de la redéfinir selon une perspective autre, inaugurée par l’apparition de l’Esprit saint. On connaîtra alors d’innombrables attributions de cette qualité spéciale, dont nous nous limitons ici à quelques exemples : père spirituel, église spirituelle, citoyenneté spirituelle, vie spirituelle, sagesse spirituelle, exégèse spirituelle, etc. « Spirituel » est de fait synonyme de « céleste », et indique une dimension supérieure de l’être, lieu idéal où toute chose de ce monde trouve son équivalent illuminé par la grâce divine : sans doute trouvera-t-on un lien entre l’influence du platonisme sur la théologie patristique et l’emploi de l’adjectif « pneumatikos ».

3. Une spiritualité monastique dans l’Antiquité tardive ?

Dans le cadre de cette intervention, il convient de souligner un développement tout à fait singulier — que nous nous contenterons d’esquisser ici — quant à l’utilisation de la catégorie du « spirituel » dans l’Antiquité tardive.

À cette époque, en particulier au ive siècle, une transformation majeure est en cours dans le monde chrétien. Avec l’établissement du christianisme comme « religio licita » d’abord et religion d’État ensuite, la vie religieuse change. Ce monothéisme qui auparavant impliquait une rupture radicale avec la culture ambiante devient progressivement le marqueur identitaire de tout bon citoyen de l’empire. Les auteurs de l’époque se sont plaints de cette situation, où la pratique religieuse ne reflète plus directement un mouvement de l’esprit mais seulement une conformation à la norme sociale[15]. Ce n’est peut-être pas un hasard si, précisément en ces décennies, connaît son essor le mouvement monastique, qui insiste tout particulièrement sur la vie intérieure. On le constate, par exemple, dans la réinterprétation du phénomène de conversion qui est proposée par ces nouveaux théoriciens de l’ascèse : d’évènement social en perte de pertinence (car les chrétiens le sont de plus en plus de naissance) il devient un exercice spirituel permanent (Vecoli 2013b). C’est dans le cadre d’un mouvement religieux de virtuoses de l’ascèse que se développe, pour la première fois dans le christianisme, une théorie psychologique de l’esprit humain qui vise à comprendre les mécanismes de son intériorité afin de pouvoir la discipliner. Il suffira en ce lieu de mentionner les oeuvres d’Évagre le Pontique (346-399) pour l’Orient, ou celles de Jean Cassien (environ 360-435) pour l’Occident. Le but ultime est la libération de l’homme des contraintes du péché. Suite à une réflexion approfondie sur l’âme humaine, ce péché est identifié avec les mouvements pulsionnels implantés dans l’homme par la nature (une nature corrompue par la chute d’Adam). À ce propos, il convient de citer la théorie — à laquelle on finit toujours par revenir — attribuée à Antoine par la tradition du désert :

Abba Antoine dit : « Je pense que le corps possède un mouvement naturel qui lui est intimement mêlé mais qui n’agit pas sans le consentement de l’âme ; il signifie seulement dans le corps un mouvement sans passion. Il y a aussi un autre mouvement qui provient de la nutrition et de l’échauffement du corps par la nourriture et la boisson : par eux, la chaleur du sang excite le corps à agir. […] Mais il y a encore un autre mouvement, propre à ceux qui combattent, qui naît des machinations et de la jalousie des démons. Aussi faut-il savoir qu’il y a trois mouvements corporels : l’un venant de la nature, l’autre de l’indiscrétion dans les nourritures, le troisième des démons ».

Guy 1993, 240-241

Ce constat explique l’insistance d’Antoine — dans ses Lettres (Garitte 1955) — sur la décontamination des membres du corps humain des démons qui les habitent. Ce dont prend conscience le moine, c’est le caractère contraignant de sa corporalité et de sa vie psychique. Par ailleurs, cette contrainte est comprise dans les termes culturels de l’époque (Smith 2012, 531-533), où l’univers est conçu comme un tout qui se meut de concert : les archontes célestes propulsent les astres sur leurs orbites, déterminant ainsi un mouvement qui correspond à celui qui a lieu sur terre et même à l’intérieur de l’être humain. C’est la relation entre macrocosme et microcosme, celle qui explique la notion de destin déterminé par les étoiles. Or, cette harmonie cosmique, conçue comme positive dans le monde païen, change de signe dans la compréhension chrétienne : elle devient un esclavage, et les archontes se transforment en puissances démoniaques. Leur influence s’étend, sous forme d’un déterminisme contraignant, des étoiles jusqu’aux membres de notre corps et aux pulsions de notre psychisme. Les démons guident les étoiles mais habitent aussi nos organes internes, ce qui permet de tracer une carte zodiacale de notre corps et de développer une science d’analyse de l’influence des puissances astrales sur celui-ci : la mélothésie. L’oeuvre monastique se conçoit comme une purification systématique de la personne des conditionnements terrestres — somatiques et psychiques — dont est victime l’être humain (Vecoli 2007) : c’est le but de l’ascèse, qui se configure donc comme un véritable conflit contre les démons et leurs suggestions ; car ces derniers se proposent d’enliser l’être humain dans les fanges de la matérialité afin de le priver de son héritage céleste. Or, la purification monastique a pour effet de soustraire tout ce sur quoi elle s’exerce à l’emprise de cette corporalité démoniaque : ce qui est purifié devient dès lors « spirituel ». L’objet ne change pas de forme, mais sa nature profonde change de signe : elle est redirigée vers son but primordial, dont la chute originelle l’avait éloignée, c’est-à-dire Dieu. De ce fait, toute chose spirituelle se différencie de ce qui l’entoure en ce bas monde, car elle appartient désormais à une dimension autre, supérieure. « Spirituel », dans la théorie monastique, indique donc ce qui est libéré du déterminisme cosmique dans lequel toute réalité est insérée. Cette libération est considérée possible grâce à l’ouverture d’une voie par le Christ lui-même. Lui s’est incarné sans s’imprégner de l’influence contraignante des archontes célestes : il les a dupés à la descente et, par le sacrifice de la croix, a frayé un chemin de remontée, sitôt rendu accessible à l’homme. En ce sens, le parcours monastique est entendu comme une imitatio Christi et témoigne du vrai miracle chrétien : libérer ceux qui suivent le Christ du destin tracé par un univers perçu comme le lieu d’une hétéronomie néfaste[16]. Voilà donc que — dans ce contexte comme à notre époque — la notion de spiritualité est activée dans le but de réaffirmer une dimension d’indétermination qui s’élève au-dessus des contraintes du déterminisme de la nature. En ce sens, cette notion exprime l’espoir d’une transcendance accessible — malgré tout — à l’être humain.

Conclusions

Le but de ces quelques propos était double : d’une part, rappeler — ce qu’on oublie trop souvent — à quel point la notion de spiritualité est culturellement connotée et liée à une histoire spécifique qui en a déterminé l’évolution jusqu’à ses utilisations les plus récentes ; d’autre part, proposer aux plus exigeants parmi les chantres de l’idiographisme historique une interrogation quant à la récurrence — réelle ou illusoire ? — de certaines questions dans l’histoire des concepts et, par extension, dans l’histoire de la religion. En effet, le comparatisme est une approche qui ne se déploie pas uniquement à l’horizontale, dans la dimension spatiale, mais aussi à la verticale, sur l’axe du temps : à quel point nous est-il possible de rapprocher l’humain du passé à celui de l’époque actuelle ? La comparaison, si elle est prise au sérieux, ne peut se retrancher à sa seule version « contrastive »[17], mais doit également envisager — avec toutes les précautions qui s’imposent — la possibilité d’une certaine répétition. L’exemple du monachisme ancien montre que — avec les distinctions nécessaires — il est des questions qu’on aurait tort de considérer comme épuisées par leur contexte d’émergence, dans un particularisme stérile qui finit par se contredire lui-même. Malgré tout, nous interprétons le passé d’un « ailleurs » qui doit être comparable pour que notre compréhension puisse avoir lieu : il y a, dans la pratique de l’histoire, une inévitable récursivité.

Un chemin étroit se dessine dès lors entre les périls de la généralisation abusive et les pièges d’une réduction totale au particulier. Cette voie mène sans doute à une possible activation de la notion de spiritualité dans les sciences sociales et religieuses contemporaines, mais en est une longue et exigeante : il convient pourtant de ne pas se laisser tenter par les raccourcis faciles qui s’offrent fréquemment à nous mais ne nous mèneront pas, au final, à destination.