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L’Africain est un quêteur de la vie en plénitude. Engagé dans une relation avec ses semblables, la nature et l’Absolu, il aspire à un surplus de sens ici-bas dans l’attente d’un accomplissement dans l’au-delà, l’avenir de tout vivant. Il ne serait pas exagéré d’affirmer que l’Africain, de la naissance à la mort, reste attaché, comme par un cordon ombilical, à l’univers qui le materne et le fait refleurir selon la suite inépuisable des générations.

Par conséquent, on ne peut envisager la destinée éternelle de cet Africain, son salut et sa rédemption en faisant fi de cet univers dont il est un élément. On ne saurait donc affirmer de cet homme qu’il est arraché de la mort pour une communion glorieuse avec l’Être suprême si son univers n’en est pas arraché aussi. Une synthèse théologique sur la sotériologie africaine doit embrasser toute l’ontologie qui comprend non seulement l’être humain, mais encore l’être animal, végétal, minéral. Bref, la totalité du créé. La portée du message de l’Évangile de la vie doit s’étendre non seulement à l’Africain mais à tout son environnement. À l’inverse, on ne peut prétendre sauver l’environnement africain sans se poser la question de la liberté et de la libération de l’homme avec tous les enjeux théologiques, éthiques et socio-politiques qui en découlent.

La question du salut du cosmos et celle de la libération anthropologique sont inextricablement liées. Il nous importe de les reprendre à nouveaux frais, dans ce texte consacré à la mémoire de Jean-Marc Ela dont les investigations socio-théologiques motivent tout théologien digne de ce nom, afin de pouvoir prendre Dieu à témoin pour traiter de problèmes concrets d’hommes et de femmes en Afrique noire contemporaine. Et ce n’est qu’à ce prix que le théologien aidera les Églises d’Afrique à assumer les tâches de l’Évangile de libération à réactualiser la mission fondatrice de Jésus de Nazareth (Soede 2009, 10-11).

Suivant un procédé herméneutique qui articule le contexte avec le texte et l’interprète, notre article est orchestré en trois points : les données culturelles disponibles sur le rapport de l’homme au cosmos, la mémoire chrétienne, le salut du cosmos et la libération de l’Africain.

1 Les données culturelles disponibles

D’entrée de jeu, disons que la place de l’Africain dans le cosmos peut être appréhendée à partir de l’anthropologie. Celle-ci a ceci de particulier : « Ce qui définit l’homme comme personne, c’est le fait qu’il est un faisceau de relations interpersonnelles et cosmiques. L’homme africain est un être solidaire. Il est la récapitulation du cosmos et de l’humanité » (Ngindu 1989, 90). Cette thèse mérite d’être développée.

En effet, l’homme est non seulement un morceau de la matière, mais encore un univers en miniature au sein duquel les éléments de l’univers visible et invisible, spirituel et matériel, animé et inanimé se résument à travers le temps et la durée. L’homme est vraiment un être cosmique comme l’affirme E. Mveng :

L’homme apparaît comme le Fils de la Terre et du Ciel, véritable synthèse de l’univers auquel nous appartenons. Il appartient au monde céleste, monde des esprits, du soleil, de la lune et des étoiles, monde des forces cosmiques et des puissances mystérieuses, là où règnent les « Puissances, les Trônes et les Dominations ». Il appartient au monde terrestre, avec son foisonnement de la vie et de la mort. Il appartient enfin au monde d’en bas, royaume des ténèbres, de l’angoisse et de la peur. L’homme appartient à la totalité de la durée ; il est racine initiatique, à la fois aboutissement et commencement absolu ; il est le fondement de l’histoire qui donne à la durée son sens et son contenu. À la fois terre et ciel, esprits et forces cosmiques, passé, présent et avenir, l’homme est réellement l’univers en miniature, microcosme au sein du macrocosme.

Mveng 1985, 11-12

E. Mveng résume ainsi en l’homme les trois couches de la cosmologie africaine : le ciel, la terre et les enfers.

Les termes « micro et macrocosme » sont à préciser. C’est grâce aux acquis des sciences biologiques et évolutionnistes, notamment de l’évolution de la vie et des éléments constitutifs de l’être vivant, que nous pouvons cerner les contours de ces termes. L’homme et l’univers sont dans une relation analogue à celle d’un diagramme où l’élément fait partie de l’ensemble. L’homme est dit microcosme parce qu’il contient des éléments qui font du monde un macrocosme. Comment cela ? Jean-Michel Maldamé donne une double explication :

D’une part, l’homme est apparu au terme de l’histoire cosmique et plus particulièrement de l’histoire de la vie sur la Terre. Il est constitué de tous les éléments de l’univers et, si ceux-ci sont en lui, c’est grâce à toute la cosmogénèse. Mais d’autre part, tous les éléments qui font l’univers sont unis en lui. Ce qui fait l’homme vivant, c’est l’acte qui le constitue en sa singularité.

Maldamé 1998, 107

En tant qu’élément du cosmos, l’Africain, en communion avec ses semblables, est relié à la Transcendance, créant pour ainsi dire une relation cosmo-andrique. À ce sujet Oscar Bimwenyi Kweshi affirme :

Bien situé au coeur de l’univers, le muntu [être humain] s’éprouve comme la charnière du monde, comme la plaque tournante de toutes les relations, comme lieu d’une véritable « périchorèse » des êtres. Il apparaît comme un être-carrefour. […] La similitude du muntu avec toutes choses ne se situe pas seulement dans le fait que tous sont des bi-ntu (des choses, des êtres), des bidipu (des êtres-là, des êtres-qui-sont-là), des Byo (similitude ontologique), mais aussi dans le fait que tous ont la même origine (mayi-mfuki’a-mukele, eau-source-du-sel), portant la griffe du même Artiste et Père-créateur ». […] Le mortel est donc ouvert à Dieu dont il est, dans le monde, l’auditeur privilégié […]. Mais il est également l’interlocuteur des éléments de l’univers, celui-ci étant comme un archipel de signifiants innombrables dont, peu à peu (connaissance par « panneaux » et initiatique), il apprend le « chiffre ».

Bimwenyi 1981, 598; 600-601

O. Bimwenyi met ainsi en relief la relation qui lie le muntu à son environnement, tous deux étant tournés vers Dieu, leur source et leur accomplissement.

En Afrique où l’homme apparaît à la fois comme le centre et le but de l’univers créé, l’être privilégié en fonction duquel tout le cosmos est ordonné par la divinité elle-même (Ugeux 1988, 122), quelle intelligence a-t-on du salut de l’univers ? Cette question nous autorise à décontextualiser notre propos et à interroger la mémoire chrétienne.

2 La mémoire chrétienne : le Dieu de la vie

Le projet divin de sauver l’homme et le cosmos se lit dès la création. Dieu a créé pour sauver. L’oeuvre rédemptrice du Christ se situe dans la continuité du même projet. Issus de la main du même Créateur et sauvés par le même sauveur, l’homme et l’univers sont destinés à la même gloire et au même salut. C’est ce que nous découvrons à travers les Saintes Écritures.

La création nous dit qui a créé le monde, et surtout le projet du Créateur sur l’homme et sur le monde. Dès les premières pages de la Genèse, écrit le père E. Mveng, « la création de l’homme est l’achèvement de la création de l’univers. En lui, tous les éléments trouvent leur accomplissement et leur dépassement » (1974, 108). Ces données ne sont pas étrangères au monde africain qui tient beaucoup à la relation cosmothéandrique. Le cosmos est respecté parce qu’il est l’oeuvre de Dieu et la matrice de tout vivant. Dans ce sens, la lutte pour la vie de l’homme et celle pour le cosmos vont de pair, pensera pour sa part Jean-Marc Ela dont nous honorons la mémoire dans cet article.

Le message du Christ ne nous contredit pas à ce sujet. Dans l’épisode de la tempête apaisée (cf. Mc 4, 35-41) par exemple, l’évangéliste nous met en lien direct d’une part avec les forces du monde et la vie humaine menacée, d’autre part avec le pouvoir libérateur de Jésus (Maldamé 1993a, 197)[1] sur la nature. Jésus opère ainsi des signes cosmiques du règne de Dieu, qui est déjà là et encore à venir. La portée du salut du cosmos est mise en lumière quand le miracle a effectivement lieu : Jésus commande à la mer et au vent pour faire régner le calme. Par ce fait, il montre la puissance et l’efficacité de sa parole sur la nature devenue ennemie de l’homme. Mieux encore, « Jésus apparaît dans cet acte de maîtrise des forces de la nature comme celui dont la parole est puissante contre le chaos. En se manifestant plus fort que les eaux et l’abîme, Jésus révèle que sa voix est l’instrument d’une force qui agit dans le salut avec la même puissance que dans la première création » (Maldamé 1993, 189).

En rétablissant l’ordre du monde troublé par la tempête périlleuse, Jésus manifeste qu’il est le Maître de l’univers, le Seigneur vainqueur du monde et des forces du mal qui l’avaient perverti. Sa résurrection d’entre les morts achèvera ce que l’épisode de la tempête apaisée ne faisait que présager. Ce récit est donc éminemment pascal comme l’exprime le titre messianique de « Maître » donné à Jésus au moment même où les disciples craignent de sombrer en mer.

Par ailleurs, si la résurrection de Jésus par son Père dans la force de l’Esprit est un message fort pour l’avenir de l’homme et son salut, elle ne saurait se comprendre sans signe visible, c’est-à-dire l’absence du corps de Jésus. C’est du tombeau ouvert et trouvé vide qu’il faut repartir pour saisir l’incidence de la résurrection sur le cosmos. Pour B. Sesbouë,

dans sa discrétion le tombeau vide est un signe annonciateur du retournement eschatologique du monde. Il nous dit que la figure actuelle de ce monde n’est pas sa réalité définitive. La loi de la corruption n’est pas le dernier mot de la condition humaine, puisqu’en la personne de Jésus le cosmos a déjà connu une déchirure, dont l’achèvement doit rendre l’univers transparent à la vie de Dieu.

Sesbouë 2004, 45

Comme on peut le voir, le tombeau est un élément de l’univers, son ouverture n’est pas seulement le signe visible de la résurrection de Jésus, mais encore un événement qui traduit la rédemption de l’univers. Par sa résurrection des morts, Jésus sauve l’humanité de la mort et en même temps, élargit ce salut aux dimensions du cosmos désormais transfiguré et marqué du sceau pascal. Ce n’est plus seulement l’homme qui est sauvé, mais aussi le cosmos dont il est l’élément. C’est ce qui fait dire à J.-M. Maldamé :

Le don de Dieu ne concerne pas seulement l’humanité. Il concerne tout le cosmos. […] Le corps du Christ est ressuscité. Son humanité n’a pas été anéantie, mais transformée. Comme elle fut un fragment du cosmos, le Ressuscité reste solidaire non seulement des hommes, mais du cosmos. Quand le Père glorifie son Fils dans la chair, il fait un acte qui concerne l’univers entier.

Maldamé 1998,107

La glorification du Christ inaugure ainsi la nouvelle création de l’univers et devient prémices de la transformation à laquelle chaque être vivant est destiné. Aussi l’homme et le cosmos retrouvent-ils leur splendeur première en Jésus ressuscité et peuvent cohabiter pacifiquement. Ceci était déjà annoncé par Isaïe : « Le loup et l’agneau seront ensemble ; l’ours et le veau iront au même pâturage ; l’enfant mettra sa main sur le trou du serpent venimeux » (Is 11, 5-9).

En outre, la parousie ou le retour final du Christ dans la gloire (Maldamé 1993, 204) est un événement qui concerne notre univers. L’ascension du Christ n’est pas une désertion ni une fuite du monde, sa venue prochaine est une marque de l’amour immense dont il aime la terre des hommes. Celle-ci apparaît comme la demeure du Verbe en raison même de la parousie. C’est sur terre, et non pas ailleurs, que le Père lui remet alors toutes choses. C’est sur cette terre, lieu de ses premières noces avec l’humanité, que se dresse la table des noces éternelles (voir Lc 13, 29 ; 22, 30). La terre est jusqu’au bout le lieu de Dieu, demeure où agit son Logos (Gesche 1994, 88-89). Le même Christ ressuscité transformant l’univers est ce Verbe de Dieu incarné dans le cosmos pour le transfigurer à la gloire du Père.

La venue du Christ en gloire ne sera pas sans effet sur la situation du cosmos. L’attente ardente du jour du Seigneur par son Église, attestée dans l’Écriture (Ap 22, 20), a pour terme la transformation de l’univers à l’image du corps glorieux du Christ. De ce qui précède, nous réalisons que le salut de l’homme et la transformation de l’univers sont non seulement affirmés mais encore et surtout inextricablement liés, dans la mesure où la création tout entière aspire à voir la révélation des fils de Dieu (Rm 8, 18). Dans l’esprit de Paul, cette aspiration est plus qu’un souci écologique, c’est plutôt une attente à communier à la même destinée glorieuse de l’homme. Comme l’écrit Charles Perrot :

L’homme atteint par le péché, la création entière en subit les dommages. La voilà soumise à la vanité – non de son gré, mais à cause de Celui (Dieu) qui l’y a soumise (v. 20). Sans doute ce dernier élément fait-il allusion à la malédiction divine du sol selon Gn 3, 17-19 […]. Sans trop vite céder à quelque interprétation purement écologique, remarquons combien l’Apôtre souligne fortement le lien entre l’homme et le monde qui l’entoure. Loin de s’enfoncer dans l’abîme, le monde doit devenir « nouvelle création » (2 Co 5, 17 ; Ga 6, 15).

Perrot 1988, 43-44

Les données de la mémoire chrétienne nous ont montré comment l’homme et le cosmos partagent une même communauté de destinée. Nous allons reprendre ces données dans une perspective de libération, et ce, en nous appuyant principalement sur la pensée de Jean-Marc Ela.

3 Le salut du cosmos et la libération de l’africain

La question de la libération a été un des thèmes privilégiés dans l’entreprise scientifique de Jean-Marc Ela. En effet, renonçant à une théologie neutre et non engagée, le théologien camerounais, en publiant entre autres Le cri de l’homme africain (1980) et Ma foi d’Africain (1985), a cherché à confronter l’Évangile aux défis africains afin de pouvoir dire Dieu de façon pertinente en Afrique contemporaine. Son rêve a été de mettre en valeur une « théologie sous l’arbre », « qui s’élaborerait dans le coude à coude fraternel, là où les chrétiens partagent le sort d’un peuple paysan qui cherche à prendre en main la responsabilité de son avenir et la transformation de ses conditions d’existence » (Ela 1985, 217). Pour Jean-Marc Ela, il est temps de repenser l’Église d’Afrique en prenant en considération la condition concrète des hommes et des femmes à laquelle s’identifie Jésus-Christ.

Pour entrer dans la mentalité de beaucoup d’hommes qui nous entourent, écrit le théologien camerounais,

il faut se définir par rapport au projet de libération : ni la réflexion chrétienne ni la célébration des mystères du culte ne sauraient demeurer extérieures à ce projet. En réalité, il faut organiser l’intelligence de la foi, la liturgie et la praxis évangélique à partir de ce qui est le problème actuel des peuples africains. La foi ne peut être vécue de manière intemporelle : elle doit s’inscrire dans un contexte historique et s’exprimer par une praxis, car elle doit faire apparaître en des signes compréhensibles le message de libération de l’homme en Jésus-Christ.

Ela 1980, 108

Dans Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère (2003), un ouvrage résumant la quasi-totalité de son oeuvre, Jean-Marc Ela, étend la question de la théologie de la libération jusqu’à la lutte pour l’écologie intégrale afin que, au nom de la conversion profonde à l’Évangile et au Dieu de la vie, l’Africain devienne pleinement homme.

Aujourd’hui, en Afrique, travailler au salut du cosmos passe par la prise en charge de la vie dans toutes ses dimensions. Cela suppose selon Paulin Poucouta, une thérapie multisectorielle, notamment celle du politique, de l’économique, du social, du culturel et même de l’éthique, car la vie est constamment menacée dans tous ces secteurs (Poucouta 2004, 185). Plus exactement, on remarque des défaillances dans tous ces secteurs qui favorisent aujourd’hui la pollution, la culture du déchet, la perte de la biodiversité et les destructions de la nature causées par la guerre. Cela exige un engagement pour la justice, la paix, le développement durable, la santé et la vie bonne, pour donner de nouvelles chances à la survie de l’écosystème et pour rejoindre le dessein de Dieu qui, dès le commencement, a voulu toutes choses bonnes. Ce sont là les grands défis soulevés par Jean-Marc Ela et que la théologie africaine se doit de relever actuellement pour sauver à la fois l’homme et l’univers qui le porte et parvenir ainsi à dire Dieu de façon pertinente.

Il faut noter qu’il ne s’agit pas là d’une tâche exclusivement chrétienne. À l’heure de la dégradation de l’écologie africaine, tous les chrétiens et les hommes de bonne volonté sont impliqués, car c’est une question de vie ou de mort de la cité. Mais en quoi la lutte des chrétiens sera-t-elle différente de celle du mouvement écologiste ? La réponse est que la lutte chrétienne n’est pas seulement une question écologique, mais aussi une question théologique, dans la mesure où le salut de l’environnement appelle un nouveau regard sur le Seigneur de la vie qui arrache la nature au pouvoir de la mort (He 2, 14). Une redécouverte du Seigneur de la vie, écrit J.-M. Ela, « s’impose dans les lieux de destruction du milieu naturel. Dans ces lieux, doit être annoncé l’Évangile de Celui qui, par sa mort, est venu “délivrer ceux qui, par crainte de la mort, passaient toute leur vie dans une situation d’esclaves” (He 2, 15) » (2003, 126).

Ce salut inauguré par la résurrection de Jésus et qui sera consommé à l’eschaton n’est pas un privilège exclusivement humain, mais une grâce que l’homme partage avec l’ensemble de la création comme nous l’avons réalisé avec saint Paul (Rm 8, 19). Ainsi, « un tel lien constitue une base solide pour fonder la préoccupation écologique. Car, il est clair que si la nature partage la même gloire que l’être humain, ce dernier, au nom de cette solidarité, doit veiller à sa protection ; sinon tous les deux vont disparaître » (Ilunga Mbala 2004, 214).

La question du salut du cosmos prend donc diverses formes et engage la responsabilité des Églises. Celles-ci, à en croire Jean-Marc Ela, sont invitées à lire la Bible pour repenser leurs tâches face au problème environnemental. Comment cela ? Le théologien camerounais part du constat des inégalités économiques et de l’influence négative des puissances occidentales sur les pays du Sud, il interpelle les Églises d’Afrique pour qu’elles engagent sans réserve une théologie de la libération de l’homme et de son écosystème. Ici, la question écologique entretient des liens forts avec la théologie de la libération. En effet, selon Jean-Marc Ela, l’homme étant total et social, il s’ensuit que son salut, entendu comme libération, n’est jamais salut de l’âme mais salut du monde. Car dans la libération, il y a tout le grand projet de Dieu sur l’homme et la société. C’est ce projet de Dieu que Jésus est venu remettre entre nos mains ; il est confié à la liberté et à l’audace du croyant (Ela 1980, 11-12).

J.-M. Ela fait un constat amer :

Pour les entreprises occidentales qui déversent leurs déchets toxiques en toute impunité dans les pays d’Afrique, la pollution, en fin de compte, c’est bon pour les plus faibles. Une théologie de l’environnement doit donc se développer à partir des « gens d’en bas » qui forment le monde des pauvres et des opprimés. Nous ne pouvons plus confesser « un seul Dieu créateur du ciel et de la terre » sans nous interroger sur ce qui arrive à la vie dans les milieux de la terre où l’air et l’eau sont pollués tandis que le modèle occidental de développement contribue à la dégradation de l’environnement, à l’épuisement des ressources naturelles, à la production de quantités énormes des déchets et à l’expansion des bidonvilles surpeuplés où les conditions sanitaires désastreuses aggravent les effets nocifs des émissions de gaz carbonique, d’oxyde de soufre et d’azote […].

Ela 2003, 126

Comme on peut le constater, les puissants riches polluent et les faibles en font les frais. A ce sujet, le Pape François écrit : « La détérioration de l’environnement, et celle de la société affectent d’une manière spéciale les plus faibles de la planète […] Le pire, c’est que ceux qui détiennent les pouvoirs et les moyens nécessaires se protègent tous seuls, laissant les plus démunis à leur propre compte » (Laudato si’ n° 48). On réalise bien que la question de la crise écologique va de pair avec celle de la pauvreté.

Par ailleurs, il est judicieux de faire une autocritique pour réaliser que la dégradation de l’environnement en Afrique n’est pas uniquement imposée par les grandes puissances occidentales. Notre responsabilité est aussi engagée. En effet, l’exploitation massive de nos ressources du sol et du sous-sol, les poubelles qui polluent nos villes, les constructions anarchiques qui causent des érosions sont des preuves suffisantes qui attestent que dans la crise écologique qui ne fait que s’accélérer, la responsabilité est bel et bien partagée entre les Occidentaux, les gouvernements et les citoyens.

Sauver l’homme et son environnement demeure un défi toujours actuel pour les chrétiens et les Églises africaines souvent tentés de sauver l’humain et de se désintéresser de la sauvegarde du lieu où ils habitent. J.-M. Ela réfute énergiquement cette dichotomie et redoute que dans les Églises d’Afrique

le salut en Dieu soit annoncé à l’être humain comme si son sort n’était pas lié à celui de la terre où son existence s’enracine. Si l’homme ne peut s’épanouir sans une certaine qualité de la vie, la mise en valeur des ressources de la terre doit être soumise aux exigences de l’univers qui, sorti du chaos initial par la Parole divine, doit nous permettre de contempler un ordre des choses où s’articule le premier chant du monde qui est repris comme un refrain à la fin de chaque journée de la création : « Et Dieu vit que cela était bon » (Gn 1, 4, 12, 18, 21).

Ela 2003, 126-127

Ces considérations du théologien camerounais ont trouvé écho dans les propos de Pape François mettant en garde contre un engagement unilatéral qui privilégierait la lutte pour l’environnement au détriment du salut et de la libération de l’homme. Comme il l’écrit :

Le sentiment d’union intime avec les autres êtres de la nature ne peut pas être réel si en même temps il n’y a pas dans le coeur de la tendresse, de la compassion et de la préoccupation pour les autres êtres humains. L’incohérence est évidente de la part de celui qui lutte contre le trafic d’animaux en voie d’extinction mais qui reste complètement indifférent face à la traite des personnes, se désintéresse des pauvres, ou s’emploie à détruire un autre être humain qui lui déplaît. Ceci met en péril le sens de la lutte pour l’environnement. Ce n’est pas un hasard si dans l’hymne à la création où saint François loue Dieu pour ses créatures, il ajoute ceci : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour ceux qui pardonnent par amour pour toi ». Tout est lié. Il faut donc une préoccupation pour l’environnement unie à un amour sincère envers les êtres humains, et à un engagement constant pour les problèmes de la société.

Laudato si’ n° 92

De ce fait, la corrélation entre la lutte pour l’environnement et le salut de l’humain impose aux chrétiens d’Afrique noire une éthique de la responsabilité, mieux, une citoyenneté écologique, selon l’expression du Pape François (Laudato si’ n° 211), qui consiste à veiller sur le monde en délégués de Dieu chargés de jardiner la terre (Gn 2, 15). Comme le pense René Coste, « la planète-terre est le Jardin de Dieu et l’homme est son jardinier, responsable devant lui. Le vrai jardinier est amoureux de son jardin et il ne cesse de l’améliorer et de le faire fructifier. Ce n'est pas lui qui en amoindrira la qualité. Bien au contraire ! » (1994, 68).

Ainsi, le chrétien africain ne peut rester indifférent là où « la terre gémit et dépérit » (Is 24, 4-6). Cette éthique rejoint les sensibilités des religions traditionnelles africaines au sujet de la nature jadis respectée comme oeuvre de l’Être suprême. L’on comprend dès lors pourquoi les spiritualités africaines sont essentiellement celles du dialogue avec Dieu et avec le monde. Ce qui explique aussi que, quand l’Africain prie et invoque Dieu, il y associe tous les éléments de l’univers. Si son oraison est une quête de salut et d’épanouissement pour que la vie triomphe de la mort, elle n’est pas un acte isolé. C’est un rendez-vous entre ciel et terre pour que se réalise « l’assomption » de l’univers en Dieu, selon les mots du père E. Mveng.

J.-M. Ela propose d’intégrer des religions traditionnelles africaines dans le processus de la théologie contextuelle de l’écologie et souligne avec justesse :

[…] une véritable inculturation de la foi au Dieu créateur est inséparable des luttes pour la protection de l’environnement. Peut-être un dialogue approfondi avec les spiritualités africaines permet-il de retrouver l’esprit de la Terre, de l’Air, de l’Eau, ou de l’Arbre violé, torturé et exploité à cause de la cupidité humaine. […] A partir des religions africaines où les croyances à la Terre-mère animent les comportements et les attitudes à l’égard de la nature, les Églises d’Afrique ont besoin de recentrer l’expérience de la foi sur la vie afin de procéder à une nouvelle lecture de la Bible dans la perspective des oiseaux, de l’eau, de l’air, des arbres et des montagnes à la manière de Jésus de Nazareth qui intègre les réalités de la création dans l’annonce du royaume de Dieu. Comme le suggère saint François d’Assise que l’on considère aujourd’hui comme l’ancêtre de l’écologie, la parenté du croyant avec l’eau, la mer, le soleil, la lune, les étoiles, l’arbre, les oiseaux se fonde sur une vision de la réalité qui suppose un retour inattendu à l’animisme trop longtemps assimilé aux manifestations du paganisme africain.

Ela 2003, 129

Il faut saluer ici le mérite de J.-M. Ela, réhabilitant « l’animisme ». Comme d’aucuns le savent, certains ethnologues et missionnaires ont pensé que l’Africain était animiste, c’est-à-dire qu’il croyait à la présence d’une âme anthropomorphique dans les éléments de la nature. Les missionnaires ont vu dans cet « animisme » un relent de paganisme. Aujourd’hui, les uns comme les autres ne se permettraient plus un tel jugement, car en respectant la nature, l’Africain imaginait derrière les choses sensibles une vie, une activité et non une volonté ou une âme personnelle. D’ailleurs, l’Africain croit que la force et l’activité présentes dans un objet naturel y ont été mises par Dieu-même. Ces objets sensibles peuvent être des lieux choisis par les esprits pour manifester leur puissance, ce sont des points de contact avec l’Invisible (Mulago 1980, 14). Condamné hier par défaut comme divinisation de la nature, le respect de la nature attire aujourd’hui l’attention d’un grand nombre. Cependant, il convient de nuancer les propos du théologien camerounais. En effet, si dans les religions traditionnelles la « rencontre » avec Dieu passait par ses différentes manifestations dans la nature (bosquet, rocher, lac et montagnes), aujourd’hui, la revalorisation de la nature et sa sauvegarde invitent à repartir de Dieu car Il est le Maître-Créateur de cette nature. Il s’avère donc important de croiser les regards des spiritualités africaines avec le révélé chrétien pour redécouvrir à la fois la dignité de la nature et la grandeur de Dieu qui se manifeste en toutes ses créatures. Tenir cette articulation de façon juste éviterait d’absolutiser la nature au détriment de l’homme et de Dieu (Maloba 2014, 333).

Par ailleurs, dans le monde africain où la nature est agressée (par les armes de destruction massive, la pollution, l’incendie, etc.) et n’est plus respectée comme autrefois, un appel pressant est lancé aux chrétiens et aux Églises pour redécouvrir et réactualiser l’héritage culturel où l’homme cherche à vivre en équilibre avec l’univers. C’est sous ce rapport, pense Jean-Marc Ela, que se dessine la vision unitaire du monde et une spiritualité unitaire dans la mesure où le caillou, la plante et l’homme sont en corrélation devant Dieu. Dans ce sens, l’oppression de l’humain va de pair avec celle de la nature et implique une offense à Dieu. Car c’est depuis les sols dont la dégradation s’accélère qu’il convient d’apprendre à dire Dieu en Jésus-Christ (Ela 2003, 129-130).

Le respect du cosmos est aujourd’hui remis en cause par la destruction écologique. Il est nécessaire de construire une théologie de libération et une pastorale de la vie où l’homme et le cosmos qui le porte soient unis et compris dans le même dessein d’un Dieu qui s’est incarné pour tout sauver dans l’homme et dans l’univers.

4 Conclusion

Pour conclure, disons que l’Africain est par sa nature, un être enraciné dans une relation cosmothéandrique. Sur ce point, la vision africaine intégrale de l’homme et de l’univers rejoint la pensée chrétienne. En effet, la révélation biblique nous montre que l’homme et la création partagent la même destinée. Ils sont corrélatifs dans le projet du salut de Dieu qui s’est accompli historiquement en Jésus-Christ. Une théologie du salut du cosmos émerge d’une part du regard de Dieu qui a créé l’univers bon et l’a confié à l’homme pour qu’il en soit gardien et protecteur, d’autre part du regard du Christ qui, par sa vie, sa mort et sa résurrection, a arraché l’homme et l’univers au pouvoir du chaos. Appelé à habiter un ciel nouveau et une terre nouvelle, l’homme peut attendre ainsi, dans l’espérance active, le retour du Christ en gloire.

Nous considérons qu’une « lecture-appropriation » du salut de l’univers et de la libération de l’homme se fonde sur la prise en charge de la vie dans toutes ses dimensions (politique, sociale, éthique, économique, théologique, etc.) avec un regard renouvelé sur le Dieu de la vie qui sauve la nature au pouvoir de la mort, ainsi que le pense Jean-Marc Ela. Pour le théologien camerounais, le salut de l’Africain avec son cosmos n’est pas une théorie. C’est un engagement quotidien qui mobilise la responsabilité de toutes les Églises en vue de la liberté et de la libération du vivant et de tout vivant humain.