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Introduction

À la fin de sa vie, et alors qu’il travaille déjà à ses deux dernières traductions, celles des Oeuvres de Virgile et des Odes d’Horace[1], Pierre-François Guyot, abbé Desfontaines (1685-1745), publie une dernière traduction de l’anglais. Il s’agit de celle de The History of the Adventures of Joseph Andrews de Henry Fielding, roman paru en Angleterre en 1742 et qui s’intitulera, en français en 1743, Les Avantures de Joseph Andrews, et du ministre Abraham Adams[2].

À partir de l’analyse de certains éléments du paratexte de cette première traduction française d’un texte de Fielding, nous montrerons ici comment la censure, entendue dans tous les sens que ce terme prend à l’époque, influe sur la traduction et, simultanément, comment Desfontaines répond, dans le paratexte de sa traduction et dans d’autres textes, au phénomène de la censure.

Censure et pseudonymes

Les traductions d’auteurs modernes par Desfontaines sont généralement publiées sous le couvert d’un anonymat ou d’un « pseudonymat » (Genette, Seuils, pp. 42-43) de convenance, plus ou moins transparent[3], auquel il faut éviter d’accorder une importance disproportionnée en les associant automatiquement aux mécanismes de la censure. Non seulement parce que la mention du nom de l'auteur est souvent au XVIIIe siècle jugée inutile ou même immodeste, mais également parce que le paratexte de ces traductions ainsi que leur réception critique laissent deviner l’identité du responsable. Desfontaines lui-même commente ses propres traductions dans les articles qu’il publie dans ses journaux, le Nouvelliste du Parnasse (1730-1732), les Observations sur les écrits modernes (1735-1743)[4] et les Jugements sur quelques ouvrages nouveaux (1744-1746).

Dans le cas des Avantures de Joseph Andrews, le pseudonyme désigne cependant une femme comme auteure de la traduction : la page de titre annonce ainsi que le roman a été traduit « en François, à Londres, par une Dame Angloise ». À l’époque des Voyages de Gulliver (1727), également traduits par Desfontaines, malgré l’anonymat de l’édition, certains éléments étaient venus révéler aux lecteurs le nom du traducteur : annonce de la publication de la traduction par « M. l’Abbé D. F. » dans le Mercure de France (mars 1727, pp. 627-628), allusions dans la préface, publication de sa propre suite aux Voyages (Le Nouveau Gulliver, 1730). Desfontaines avait également revendiqué par la suite la paternité du texte (Observations, 1735, t. 3, lettre 41). Ici, la fiction de la traduction par la « Dame Angloise » est maintenue à la fois dans la traduction de la préface de Fielding, dans les notes, dans la « Lettre » dont nous parlerons plus loin, et jusque dans la réception critique de Desfontaines lui-même, dans ses Observations, ainsi que nous le verrons en conclusion.

Ce choix d’une « Dame Angloise », venant de Desfontaines et dans le cas d’une traduction de l’anglais, est donc plus surprenant que le pseudonyme. Même si l’activité littéraire et journalistique de Desfontaines est particulièrement intense à cette époque (cf. infra), rien ne vient mettre en doute l’attribution de la traduction : Fréron la lui attribue ouvertement (1751, t. V, lettre I, p. 21); elle est confirmée par Irailh (1761, 32, p. 125), La Porte et Giraud (1757, p. lii), de même que par Morris (1961) et Weil (1986). Le travestissement peut s’expliquer, ainsi qu'on essaiera de le montrer, à la fois par le goût que manifeste Desfontaines pour la satire, et par deux aspects du contexte de publication. Le premier est celui du phénomène de la censure en général dans la France du XVIIIe siècle, mais le second a trait à une situation plus ponctuelle, soit la Proscription. Et il faut, bien sûr, tenir compte du goût de Desfontaines lui-même pour les pseudonymes ironiques[5].

Les censures

Les difficultés que l’on éprouve à comprendre pourquoi Desfontaines choisit un tel personnage tiennent peut-être à l’ambiguïté de la notion même de censure en France au XVIIIe siècle, qui implique à la fois la critique et l’interdiction[6]. Le terme de « censure » désigne alors à la fois le contrôle officiel des publications, la critique négative d’un ouvrage, l’interdiction par les autorités religieuses (la mise à l’index de l’ouvrage ou excommunication de l’auteur) ou encore la condamnation pure et simple de l’ouvrage, de son auteur et de l’imprimeur.

En 1718, l’Académie française donne à la censure ces trois sens, soit d’abord celui de la « correction » ou la « reprehension » et donne comme exemples : « Je soûmets mes escrits & mes actions à vostre censure. subir la censure de quelqu'un. souffrir la censure. s'exposer à la censure. » Le Dictionnaire ajoute que le terme « signifie également, Le jugement & la condamnation d'un livre » et donne comme occurrences « La censure que la Sorbonne a faite d'un tel livre. »  Le troisième et dernier sens donné est celui des « Censures Ecclesiastiques », soit «  Les excommunications, interdictions & suspensions d'exercice & de charge Ecclesiastique  » [7].

Selon le Dictionnaire historique de la langue française, le terme de « censure » est en effet employé d’abord au sens concret d’une « mesure disciplinaire prise par l’Église contre un de ses membres » ; le mot désigne également « la condamnation d’une pensée, d’une doctrine par l’Église (en 1656, chez Pascal). » Le Dictionnaire ajoute que « Tout en reprenant au latin son acception spécialisée en histoire romaine (1690), [le terme] s’étend, au XVIIIe s., à la vie de la société, désignant la sanction prise dans une assemblée contre un de ses membres (av. 1791) et le contrôle officiel des publications (1790)  »[8].

Chez Desfontaines, la censure s’entend surtout au sens de critique littéraire, mais le terme implique également l’interdiction. Dans son Apologie du caractere des Anglois et des Francois (Desfontaines, 1726), il évoquait déjà ce qu’il appelait son « panchant » [sic] pour « la Philosophie satyrique, pour la critique des moeurs [et] pour la censure des mauvais usages »[9]. Dans la préface du traducteur des Voyages de Gulliver, il prend ensuite la défense du texte contre « [c]ertains esprits sérieux & d’une solidité pesante, ennemis de toute fiction, ou qui daignent tout au plus tolérer les fictions ordinaires » (Desfontaines, 1727 [1787], p. xxii), qui voudraient censurer le texte et, par la même occasion, sa traduction[10]. Il souligne également que Swift lui-même dans les deux derniers voyages a pour but « de censurer plusieurs usages de son païs »[11].

Dans sa propre suite aux Voyages, le Nouveau Gulliver de 1730, il insiste encore sur la critique sociale et morale, et écrit, à propos du séjour de son personnage de Jean Gulliver « parmi des Nations sauvages » ainsi qu’à propos de ses entretiens avec les indigènes qu’il rencontre :

On y verra la censure de toutes les Nations policées dans la bouche d’un vertueux Sauvage, qui ne connoît que la raison naturelle, & qui trouve que ce que nous appellons societé civile, politesse, bienséance, n’est qu’un commerce vicieux, que notre corruption a imaginé, & que notre prejugé nous fait estimer.

« Préface de l’Éditeur », t. I, n. p.

Le Nouveau Gulliver comporte également des allusions à la censure des livres au sens moderne du terme. Jean Gulliver rapporte ainsi longuement les arguments de la reine de « Babilary » en faveur du contrôle des publications :

Mais on prend garde aujourd’hui qu’ils [les livres] ne puissent corrompre le goût, & gâter l’esprit; & on ne permet point de publier de Livres inutils [sic] ou mal construits. On a pour cela établi une Compagnie de personnes prudentes & profondes dans chaque genre de Litterature, qui ne sont ni bizarres ni pointilleuses; & ce sont elles qui permettent & autorisent la publication des ouvrages d’esprit.

t. 1, chap. VI, p. 76

À la Terre de Feu, les « marchands de livres » de l’ « Île des Estats » souffrent quant à eux de la censure qui s’exerce dans les ports :

Au reste le commerce de ces marchands, ajouta-t-il, n’est pas fort avantageux; parce que les marchandises qu’ils ont achetées à la Foire de Foollyk, sont toujours exactement visitées lorsqu’on les debarque dans les autres Isles & que ce qu’il y a de plus piquant est quelquefois confisqué par les Inspecteurs.

t. 2, chap. III, pp. 61-62

La censure s’exerce déjà en 1730, lorsque paraît le Nouveau Gulliver, et Desfontaines ne semble pas être contre ce qui réduirait le nombre de publications, comme le montre un commentaire de la reine de Babilary : « Depuis cette sage institution, on ne voit plus de Livres absolument mauvais, & ce qui est un grand bien, les Livres nouveaux sont plus rares. » (t. 1, chap. VI, pp. 76-77)

Lorsque Desfontaines publie sa traduction du roman de Fielding, la situation a évolué. On trouve bien sûr dans les Avantures de Joseph Andrews des allusions à la censure au sens de critique littéraire ou morale[12], mais cette traduction s’inscrit surtout dans le contexte d’une nouvelle forme de censure, plus précise que la censure au sens de critique et plus officielle que l’interdiction habituelle d’ouvrages dangereux, par le pouvoir qui essayait, pas toujours avec succès, d’en empêcher l’entrée ou la circulation sur le territoire français.

La Proscription

L’un des enjeux du paratexte du Joseph Andrews est en effet la situation et la justification d’un certain type de roman acceptable (tant en traduction qu’écrit d’abord en français), dans le contexte d’une nouvelle mesure censoriale, la Proscription, puis du renouveau romanesque. Ne serait-ce que par la présence de la préface de Fielding qui aborde la question de biais, définissant son « roman »  comme « a Comic Romance »  et « a comic Epic-Poem in Prose… » (« Preface », p. 4) Ce que Desfontaines traduira par : « un Poëme Epique, Poëme dans le genre comique, quoiqu’écrit en prose. » (« Préface », n. p.)

Rappelons que, de 1728 à 1736, le roman français avait connu, avec la parution des romans de Prévost, Marivaux et Crébillon, un « âge d’or » (May, 1963, p. 76) interrompu vers 1737; ce sera l’époque des Mémoires d’un homme de qualité (Prévost, 1728), du Cleveland (Prévost, 1731), de la Vie de Marianne et du Paysan parvenu (Marivaux, 1734), du Doyen de Killerine (Prévost, 1735) et enfin des Égarements du Coeur et de l’Esprit (Crébillon, 1736). Ce renouveau du genre romanesque a pavé la voie à la réception enthousiaste du roman anglais, grâce aux auteurs qui avaient dépassé les limites du roman classique aristocratique du XVIIe siècle pour satisfaire aux besoins du nouveau public bourgeois, et ce même si la critique leur reprochait de décrire des situations de mauvais goût et des milieux vulgaires. L’évolution du roman français semblait alors inévitable, malgré les virulentes critiques dont il faisait déjà l’objet (Graeber, 1995, p. 19).

Les pourfendeurs des romans poursuivent cependant leur mission. En 1736, le père Charles Porée dénonce avec virulence l’influence des romans dans un discours, De libris qui vulgo dicuntur Romanses, qui sera traduit et longuement commenté dans les Mémoires de Trévoux et dans les Observations[13]. Porée, qui dénonçait les faux mémoires, les livres d’anecdotes, les histoires d’amour, le merveilleux, etc., ne se contentait pas d’attaquer le roman du point de vue esthétique mais prônait son interdiction pure et simple. Cette attaque, comme celles d’autres critiques[14], aurait été suivie de mesures plus officielles. À partir de 1737, la publication des romans est, en théorie, « soumise […] à un régime d’exception qui équivaut presque à l’interdiction pure et simple » (May, 1963 p. 78), soit ce que l’on nomme généralement la Proscription et dont le chancelier d’Aguesseau aurait été responsable.

La morale et l’esthétique n’auraient cependant pas constitué le véritable motif de la Proscription. Selon Weil (1986, pp. 175-176), la critique morale est une façade qui cache la véritable raison : le roman commence à critiquer la société et à attaquer les travers de l’aristocratie[15]. La Proscription est un phénomène dont il est difficile de définir précisément la portée : on dispose de très peu de documents d’époque sur la question, et la sévérité des censeurs reste ouverte à l’interprétation. May et Graeber y voient un élément déterminant de l’histoire du roman français, mais les recherches très précises de Weil viennent remettre en question la portée de cette mesure. Selon elle, la Proscription ne se fait guère sentir dans les années 1737-1738, et les mesures de d’Aguesseau n’auraient eu d’effet que sur les romans périodiques, jugés dangereux par le Pouvoir (1986, pp. 26-27, pp. 46-47, p. 56). Même si la portée concrète de la Proscription a été surestimée, il semble que le discours officiel l’entourant ait joué un rôle important dans l’évolution du roman français : en 1744 (la pire année selon Graeber [1995, p. 26]), deux romans seulement seront officiellement publiés en France. Plus grave encore sera l’absence d’héritier direct pour Crébillon fils, Marivaux, Prévost ou Lesage; la seule manière d’assurer la succession du roman français, sera, ironiquement, de faire appel à des « bâtards », soit les traductions des romans anglais, en particulier ceux de Richardson et de Fielding.

Pour déjouer la censure, notoirement facile à berner ou, du moins, plus tolérante pour les traductions que pour les ouvrages officiellement publiés en France ou écrits en français, on se tournera alors vers la traduction et ce sont les romanciers anglais qui devront reprendre, en traduction, le flambeau du roman français[16].

Comme le montre Weil, ce flambeau n’était peut-être pas tout à fait éteint, mais il est incontestable que les tentatives de proscription du roman français ont contribué à la popularité et donc à la traduction des romans anglais. La traduction de deux romans anglais en rupture avec l’esthétique romanesque héroïco-classique permettra de déjouer la censure après 1740 : Pamela (1741) et Joseph Andrews (1743). La traduction du roman de Richardson constitue un véritable événement littéraire : elle paraît en janvier 1741 et huit éditions se succèdent entre 1741 et 1744 (l’attribution traditionnelle à Prévost est maintenant contestée; cf. Sgard, 1978 et Graeber, 1995). Le succès du roman sera énorme et son influence sur l’évolution du roman français au XVIIIe siècle, centrale. Il ne saurait cependant en être question ici, même si le point de départ du Joseph Andrews avait été la satire du roman moral de Richardson.

Censure et traduction : le cas de Joseph Andrews

Le corpus romanesque de Desfontaines semblerait de prime abord se ressentir de la Proscription : après les Mémoires de Madame de Barnevelt (1732) et les Anecdotes galantes et tragiques de la Cour de Néron (1735), les ouvrages de vulgarisation, les satires, les pamphlets et les Observations constituent l’essentiel de sa production. Une telle interprétation confondrait cependant les causes et les effets : la diminution de sa production romanesque n’est pas liée uniquement aux poursuites dont il a été l’objet après la parution de Madame de Barnevelt puisqu’il faut tenir compte de l’énorme travail exigé par les Observations. La publication du Joseph Andrews, alors que la Proscription est officiellement en vigueur, montre également que Desfontaines ne renonce pas à l’univers romanesque qui est, officiellement, en disgrâce.

Le paratexte de cette traduction illustre à la fois l’ambiguïté de la notion de censure, définie selon les critères de l’Académie ou de manière plus moderne, et les limites d’un phénomène plus ponctuel comme celui de la Proscription. La page de titre annonce ainsi un roman publié à Londres, chez Andrew Millar. L’éditeur est réel, mais la mention est très probablement fictive : Millar, actif de 1728 à 1768, ne semble avoir rien publié en français avant 1752, du moins officiellement, et il s’agira alors d’ouvrages scientifiques ou moraux[17]. Il avait de plus la réputation d’un libraire honnête (Battestin, p. xxvvii, n. 3). Selon Weil (1999, p. 195), ce serait le libraire parisien David l’Aîné qui aurait présenté le livre au censeur Souchay, le 25 octobre 1742; le privilège est alors refusé, et Joseph Andrews figure sur le répertoire des livres prohibés avec la date de 1742, ce qui expliquerait qu’il paraît avec une indication géographique étrangère[18]. On sait qu’à l’époque l’indication « À Londres » peut désigner un ouvrage réellement publié à l’étranger mais également une publication clandestine en France[19]; il est cependant plus important de noter que la mention « Londres », « Amsterdam » ou « Leipzig » agit comme un marqueur annonçant un texte ayant échappé à la censure (Dawson, 1991, p. 167).

L’indication traductionnelle vient quant à elle jouer le jeu de l’acceptabilité du texte : non seulement le roman n’est-il pas traduit de l’anglais, mais bien « en François », et par une traductrice. La page de titre comporte en effet une autre indication qui, tout en jouant le jeu de la parution en Angleterre, semble donner des gages de respectabilité, soit la mention de la « Dame Angloise ». Desfontaines ne s’est pas expliqué sur les raisons de la création du personnage et l’on ne peut donc qu’émettre des hypothèses. Cette mention semble pourtant avoir pour première fonction de renseigner le lectorat potentiel, de même que les critiques et censeurs, sur le sexe, la qualité et la citoyenneté de la personne responsable de la traduction. Ces renseignements semblent garantir la respectabilité du texte (une dame pourrait-elle traduire un texte licencieux?) de même que la qualité de la traduction, puisque la langue maternelle de la Traductrice serait gage de fidélité, impression accentuée par la mention de l’édition utilisée.

Il est cependant difficile de croire que le lectorat français, habitué aux pseudonymes de tous genres, se soit laissé prendre au jeu[20]. En fait, la page de titre mise sur le caractère exotique qui attirera un certain public au fait de la Grande-Bretagne. La « Dame Angloise » rappelle de plus les héroïnes et héros « mémorialistes » narrateurs d’autres textes romanesques : Mémoires d’un homme de qualité; Mémoires d’une dame de qualité; Mémoires de Madame de Barneveldt.

Les ouvrages qui, entre 1730 et 1745, s’annoncent comme « traduit (traduite, traduites, traduits) en françois » sont rares. Dans la base de données WorldCat, les titres annonçant une telle traduction désignent dans leur vaste majorité des textes canoniques latins ou grecs[21]. WorldCat recense aussi quelques ouvrages plus ou moins légers, d’ailleurs parfois, eux aussi, officiellement publiés à l’étranger ou en dehors de Paris : un traité de médecine, Le Bâtiment des receptes, traduit d’italien en françois (Troyes, 1738), des Prophéties perpétuelles très-curieuses et très-certaines, traduites de l’italien en françois (Paris, 1741), les Règles du droit civil […] traduites en françois (Bruxelles, 1742), ou encore un « poème latin traduit en françois », Aurélia ou Orléans délivré (Paris, 1738), de l’abbé de Roussy, qui semble en fait avoir été écrit directement en français[22].

Nous n’avons trouvé aucun « roman » moderne comportant ce type de mention. On sait que la traduction des ouvrages religieux et surtout celle des Anciens n’est pas considérée comme telle, puisqu’il s’agit de textes qui font partie du système d’arrivée (Chevrel 1989, pp. 60-61), ce qui explique l’usage fréquent de l’indication « traduit en français » dans le cas des textes latins ou grecs. La Traductrice du Joseph Andrews étant anglaise, il était peut-être nécessaire de souligner que l’ouvrage avait été traduit en (bon) français. La mention « Traduites en François », où l’accent est mis sur la langue d’arrivée, renvoie cependant aux éditions sérieuses et vient jouer le jeu de la garantie de qualité, de la responsabilité de la Traductrice, et même de son acceptabilité, la « fidélité » et la soumission au texte de départ.

Desfontaines, par l’usage du pseudonyme et par l’indication éditoriale et géographique fictive, ne cherche donc pas uniquement à se protéger lui-même, ou encore son éditeur. La page de titre reprend de plus certains éléments signifiants (Dame, traduction, Angleterre, nom d’un auteur anglais) qui attireront le lectorat dans le contexte du développement de l’anglomanie.

Présence de la « traductrice »

Nous l’avons dit, la présence de la Dame Angloise ne se limite pas à la page de titre. Encore plus que dans son Nouveau Gulliver, où le traducteur devenait un personnage du récit (Desfontaines, 1730, t. II, chap. XII, pp. 222-223) auquel il ajoutait sa propre « Continuation » (t. II, pp. 224-226), Desfontaines fait intervenir sa traductrice au long du texte, par deux notes dans la traduction de la préface de Fielding[23], puis par une série de notes dans le corps du roman.

C’est cependant dans la « Lettre d’une Dame Angloise à Madame *** Maîtresse des Comptes de Montpellier » (t. II, pp. 325-349) que transparaissent à la fois la position de Desfontaines face à la censure des romans et ses précautions contre le jugement des censeurs potentiels. D’un point de vue traductionnel, la lettre constitue aussi l’élément le plus riche du paratexte du Joseph Andrews français.

La première partie de la Lettre est plus proprement critique, tandis que la seconde, par sa forme et son contenu, tend vers le paratexte traductionnel. La première, en définissant le lectorat visé et en évoquant la genèse et les raisons de la traduction (pp. 325-331), met en place l’identité de la Dame et de sa destinataire : même si elle reste anonyme (ou justement pour cette raison), nous comprenons qu’il s’agit d’une Anglaise appartenant à la haute noblesse (d’où la mention « de qualité »), pourtant liée d’amitié avec une bourgeoise provinciale de Montpellier, « maîtresse des comptes »[24]. Par les exemples auxquels elle fait appel, on comprend qu’elle fréquente les théâtres londoniens, lit les romanciers à la mode (Richardson, Fielding, Prévost, Marivaux ou Duclos), et connaît les ouvrages qu’il faut avoir lus, surtout des romans comiques : Don Quichotte, le Roman comique, le Guzman, le Lazarillo de Tormes, Gil Blas. Elle n’est pas exempte d’érudition et connaît, entre autres, les Chroniques de Richard Baker[25], l’Histoire de Conyers Middleton[26] et même un ouvrage de David Mallet, un « bon Poëte » et « Auteur de Tragédies bien reçües » (p. 347)[27].

La Dame se tient au courant de l’actualité théâtrale française grâce à un « bel esprit Anglois, qui est souvent à Paris » et qui fréquente les scène parisiennes, pour lui nommer « ces pièces [qu’elle n’a] point luës » (p. 328). Elle lit bien sûr les Observations, ce qui lui a permis de citer Desfontaines dans la préface. La Dame est aussi au fait, et c’est plus important, des querelles religieuses de son temps et évoque les démêlés de Whitfield et Wesley, prédicateurs « qu’on ne laisse point prêcher dans les Eglises, qui sont interdits, & qui pour cette raison prêchent dans les carrefours & dans les ruës » (p. 337), de Hoadly, dont les sermons « furent fort censurés » (p. 338) et qui passait auprès de certains pour hérétique, ou encore de Wolston, qui a écrit « des Traités fort hardis, contre les miracles de Jesus-Christ » et qui, pour cette raison, a été emprisonné (p. 338)[28]. Toutes ces références renvoient, bien sûr, aux aspects du texte anglais qui seront critiqués par elle.

Cette première partie de la lettre sert aussi à prévenir les attaques contre ce qui pourrait être perçu comme un de ces romans dangereux, décriés par Porée et Bougeant, en classant le roman de Fielding dans la catégorie des « romans comiques ». La préférence de la Dame Angloise, qui, nous l’avons vu, évoque d’autres exemples du genre, s’explique par la nature même du comique, qui exclut les longs discours et l’analyse psychologique à la Marivaux et à la Prévost. Rappelons qu’un tel roman « [...] met en scène des personnages de condition moyenne dans des situations empruntées à la vie ordinaire, dans un cadre spatio‑temporel proche et recourt à un mode d’expression simple et naturel »[29].

Desfontaines avait insisté sur le caractère comique du texte dans la traduction de la préface de Fielding; la Dame Angloise renchérit en inscrivant le roman, dès le premier paragraphe de la Lettre, dans un corpus de romans comiques canoniques :

Ce Roman, dans sa briéveté, est égalé ici à celui de Don-Quichotte [...].

p. 325

Le Roman que vous allez lire est un peu dans le goût de votre Roman Comique de Scarron [...].

p. 326

Ce qu’il y a de remarquable dans cet Ouvrage est, que comme le Roman de Don-Quichotte est la peinture des moeurs Espagnoles, celui dont il s’agit, est pareillement la peinture des moeurs Angloises [...].

pp. 329-330

Les précautions rhétoriques sont évidentes : dans ces trois cas, le modèle restreint la portée de la définition générique (« roman ») pour éviter de justifier « certains Romans vilains & infames » (p. 326). Les autres mentions des romans français à la mode le montrent :

[...] tous vos Romans François, sur-tout des Romans de ce siècle & de ces derniers tems, qui sont [...] assez méprisés de nos connoisseurs [...].

pp. 325-326

[...] il y a du guindé, du métaphysique, du froid, du plat, dans la plûpart de vos Romans les plus à la mode à Paris [...].

p. 333

La Dame fait ici allusion aux romans de Marivaux et de Prévost, déjà critiqués par Desfontaines (Nouvelliste, II, 25, pp. 210-213, 1731; Observations, 1735, t. 3, lettre 40 et 1742, t. 29, lettre 429). Dans le contexte de la Proscription, ces romans sont devenus encore moins recommandables. Notons également qu’il n’est fait nulle part allusion, dans le paratexte de la traduction, à la parodie de Pamela, élément proprement burlesque, celui-là, qui constitue, sinon une composante majeure du roman, du moins son point de départ[30]. Peut-être parce que Desfontaines avait déjà reconnu, à son corps défendant, avoir dévoré le roman : « J’ai employé un jour entier à en lire les trois premiers volumes. J’aurois encore dévoré le dernier tout de suite, si je n’avois eu cette Lettre indispensable à vous écrire. » (Observations, 1742, t. 29, lettre 423)[31]

La première partie de la Lettre joue donc le rôle d’une introduction à l’auteur, au texte et à la traduction. Comme dans une « préface de la traductrice », la Dame souligne l’importance de son auteur en Angleterre, « un de nos bons Auteurs Dramatiques, & qui réussit principalement dans la scene Comique », ce que la lectrice pourra voir « par un grand nombre de traits répandus dans son Livre, & sur-tout par les Dialogues, dont il posséde l’Art au suprême dégré. » (p. 327)

Poétique de la Traductrice

Les commentaires traductionnels se trouvent pour l’essentiel dans la seconde partie de la Lettre, divisée selon les trois « livres » de la traduction (pp. 331-349). La Dame donne la « clef de plusieurs endroits », les « éclaircissements » nécessaires à sa Lectrice, de même que des indications plus proprement traductionnelles sur les choix posés. Le terme clé est ici celui de « changement », que la Dame emploie pour résumer et préciser le processus d’adaptation au goût français :

J’ai fait beaucoup de changemens dans ma traduction [...]. Ainsi j’ai supprimé certaines choses, qui n’auroient pas plu en France; j’ai même osé faire quelques additions que j’ai cru convenir. [...] [J]’ai pris aussi la liberté de faire quelques corrections à la Préface, qui, traduite littéralement, auroit eu peut-être de la peine à se faire lire en France.

p. 349; souligné par nous

Ces suppressions, additions et corrections participent bien sûr de la poétique des « belles infidèles »[32], elle-même une des formes de la censure traductionnelle, mais les justifications apportées par la Dame montrent également que les « changements » s’expliquent par la nature dangereuse de certains passages.

Censure et ajouts

L’ajout de passages dans une traduction, « belle infidélité suprême » pourrait-on dire, est peut-être ce qui est le plus difficile à justifier. La Traductrice n’en donne pas d’exemple, mais on sait que Desfontaines ajoute des allusions mythologiques (par exemple à Cacus, le monstre tué par Hercule [II, chap. 9]) ou des citations latines (« Tempus edax rerum »[33] [II, chap. 3]), ce qui n’a rien d’exceptionnel à l’époque. Il souligne aussi l’allusion biblique à la femme de Potiphar (Genèse, 39.7-12) en comparant, dans un long paragraphe de son crû, la vertu des deux Joseph (I, chap. 5). Lorsque Fielding mentionne des traités de droit ou des ouvrages historiques anglais, Desfontaines leur ajoute le code de Justinien (I, chap. 15) ou les « Histoires » de Mainbourg et de Varillas[34]. Après avoir moqué Rousseau, il décoche une flèche à Voltaire, soupçonné d’avoir, pour suivre l’usage, « partagé en dix beaux chants son historique Henriade. » (II, chap. 2)[35]

Ces ajouts font-ils partie de mécanismes destinés à contrer la censure ou du simple ennoblissement du texte par l’ajout de références érudites et l’explicitation d’une allusion biblique? Après tout, elles sont fréquentes dans les traductions de Desfontaines qui n’hésite pas à ajouter des références ou des citations ou encore à donner la source de celles que l’auteur avait utilisées. Les allusions à Voltaire ou à d’autres auteurs contemporains sont également récurrentes dans ses pamphlets et ses traductions. L’ennoblissement pour ainsi dire moral et la censure sont en fait liés ici, en contribuant à rendre le roman acceptable[36].

Censure et corrections : le choix des équivalences

Les corrections ne s’appliquent pas uniquement à la préface, mais la Dame ne les mentionne pas. Elle insiste en revanche sur les « équivalents » qu’elle a dû trouver pour clarifier le texte ou afin de rendre le comique tout en évitant l’écueil de la littéralité. Le problème majeur pour elle était de traduire dans un français acceptable les différents registres linguistiques auxquels fait appel Fielding :

Il m’a fallu chercher des équivalens [au langage de Slipslop] dans votre langue, pour rendre à peu près son langage impertinent…;

p. 334

[…] le mot [« B... »] que dit la Houspille [Tow-wouse] contre sa servante, est des plus injurieux en Anglois [...]. J’ai mis à la place : Je n’ai rien fait que d’humain, qui ma [sic] paru mieux & plus intelligible pour un François.

pp. 338-339

La problématique de l’équivalence se résume ici pourtant à la manière de rendre les idiolectes des personnages puisque la Dame est ici confrontée à un des problèmes majeurs de la traduction du Joseph Andrews.

Censure et suppressions

La suppression de passages est évidemment la forme la plus directe de censure et même d’autocensure. Ces changements sont d’abord justifiés par l’obscurité de certaines allusions :

J’ai supprimé dans ce chapitre plusieurs traits qui auroient peu intéressé en France, par rapport au célébre Docteur Benjamin Hoadley [...].

p. 337

J’ai supprimé de ma Traduction un endroit qui fait allusion à Monsieur Henley, & qui n’eût point été compris en France [...].

p. 345

Mais la vraie raison est la nature dangereuse de ces passages : le chapitre en question (I, 17) est saturé d’allusions aux théologiens britanniques qui s’en prennent à l’Église d’Angleterre et dénoncent son luxe ou l’indolence de ses ministres. Le ministre Adams attaque ici les sermons de Wesley et Whitfield : ils sont encore plus dangereux, selon lui, que les principes avancés par le déiste, disciple de Locke, John Toland, ainsi que par Thomas Woolston. Le second de ces « Free-thinkers » (le terme est quasi synonyme de « déistes ») avait été accusé de blasphème et condamné à un an de prison pour ses Discourses on the Miracles of our Saviour (1727-1729).

Adams s’en prend également à certains des arguments de Benjamin Hoadly qui, dans un sermon de 1717 (« The Nature of Kingdom, or the Church »), avait soutenu que la religion relevait de la sincérité et non des formes extérieures de la dévotion. Fielding, qui le tenait en haute estime (Battestin, pp. 79-82), ne le nomme pas directement dans le texte; Desfontaines, s’il n’a pas saisi toutes les allusions du chapitre, en a du moins compris le caractère dangereux, ce qui ne l’empêche pas de consacrer plus de deux pages de la lettre à l’explication de ces querelles religieuses par la Dame. Dans le cas de Hoadly, peut être le plus suspect et le plus connu des lecteurs français de l’époque, la dernière mention, étrangement, souligne qu’il est « un Prelat sçavant, honnête-homme, & très charitable »  (p. 338)[37].

La Dame a raison de dire que ces passages n’auraient peut-être pas été compris. Mais les notes nécessaires auraient abordé des questions religieuses et « philosophiques » qui sentent le bûcher[38]. La Lettre explique pourtant le sens des allusions aux prédicateurs Whitfield et Wesley :

Le sujet ordinaire de leurs discours est la matiére de la Prédestination & de la Grace, & ils déclament contre le luxe du Siécle. [...] Il y en a qui les estiment des Saints, d’autres les jugent foux, & d’autres les croient des fripons. Selon moi, leur doctrine est également contraire au sens commun, & à l’Evangile.

p. 337

Tout comme dans le texte anglais, Adams partage, avec Desfontaines, certaines des idées de Whitfield et Wesley sur le luxe inutile de l’Église. Même s’ils sont allés trop loin dans la critique, ils sont en effet moins dangereux : malgré ce qu’annonce la Dame, les discussions d’Adams et du libraire sur Whitfield et Wesley sont d’ailleurs reprises et adaptées dans la traduction, qui accentue la satire des sermons en général. Par exemple :

[...] Sermons are mere Drugs. The Trade is so vastly stocked with them, that really unless they come out with the Name of Whitfield or Westley, or some other such great Man, as a Bishop, or those sort of People [...].

I, 17, p. 79

[L]es Sermons ne sont bons aujourd’hui que pour faire des cornets chez les Epiciers : Nos boutiques en fourmillent. Personne ne les achete, à moins qu’ils ne soient du Whilfeild [sic], de Westley, ou de quelqu’autre grand homme, ou tout au moins d’un Evêque.

1, 17, p. 127

La comparaison employée par le libraire, qui publie les sermons s’ils se vendent bien, est cependant transformée par l’ajout d’un poète français, auteur, lui, de poésies religieuses :

I am no Ennemy of Sermons but because they don’t sell: for I would as soon print one of Whitfield’s, as any Farce whatever.

I, 17, p. 81

[J]e ne suis point ennemi des Sermons. Car j’aimerois autant imprimer un Sermon de Whitfield que les Epigrammes de Rousseau bien traduites.

I, 17, p. 129

Il n’est bien sûr pas question de Jean-Baptiste Rousseau chez Fielding, mais d’une « farce » ; Desfontaines fait appel, comme dans d’autres passages, à des références que ses lecteurs pouvaient comprendre et qui annulent la portée des sermons de Whitfield, tout en ridiculisant Rousseau.

Dans d’autres cas, le traducteur explicite le sens moral à donner au passage, par exemple lorsque le vicaire Barnabas s’écrie au sujet du « misérable » et « hétérodoxe » Whitfield (« this Fellow » chez Fielding) :

[T]he Principles of Toland, Woolston, and all the Free-Thinkers, are not calculated to do half the Mischief, as those professed by this Fellow and his Followers.

I, 17, p. 81; nous soulignons

Les principes de cet homme-là & de ses sectateurs sont capables de faire plus de mal, que Toland, Wolston, & tous les autres, tant Athées que Déistes.

I, 17, p. 130; nous soulignons

La comparaison des explications de la Dame et du texte proprement dit de la traduction montre que, dans l’ensemble, Desfontaines n’a pas hésité à traduire la critique du déisme et de l’athéisme et à expliquer certaines allusions, mais sans préciser, par exemple, le rôle joué par Toland, autre libre-penseur qui aura une grande influence sur le déisme français dans la seconde moitié du siècle[39]. Toute la Lettre navigue entre ce qui doit être expliqué, ce que l’on doit justifier et ce dont il ne faut pas parler (ou encore ce que le traducteur ne connaît pas). La Dame a d’ailleurs choisi de nous expliquer ces passages, qu’elle n’a d’ailleurs pas autant « changés » qu’elle le laissait entendre.

Conclusion

« Tout cela doit vous paroître bien extraordinaire », prévient la Dame Angloise après avoir eu à expliquer à la Dame française les démêlés de l’orateur Henley avec l’évêque de Londres. Le commentaire pourrait s’appliquer à l’ensemble de la Lettre où la Dame s’attache à prévenir les réactions de sa destinataire. Cette Lettre reprend donc les mécanismes propres au paratonnerre contre la critique (Genette, 1987, p. 193), qui font partie de toute préface de l’époque, et, plus rarement, des postfaces. Il ne s’agit cependant pas uniquement de la critique, mais bien de la censure sous toutes ses formes. La Dame, qui doit, de plus, justifier la passion d’une autre dame anglaise pour son domestique, invoque donc continuellement « l’intérêt » des moeurs anglaises pour justifier la traduction d’un roman aussi « comique ».

C’est, en fait, l’ensemble du paratexte du Joseph Andrews français qui semble faire appel à une série de procédés associés, au XVIIIe siècle, aux mécanismes de la censure politique et littéraire, qu’on lui donne le sens de critique ou d’interdiction d’un ouvrage. La Dame Angloise, dans ses notes et dans sa « Lettre », critique les usages décrits par Fielding et, par la même occasion, les coutumes de sa propre nation. De tels commentaires visent normalement à défendre le texte et les choix du traducteur contre les attaques des critiques et censeurs trop épris de morale.

L’emplacement « terminal » (Genette, 1987, p. 161) de la lettre réduit cependant la portée d’une telle clé de lecture puisqu’elle est, théoriquement, destinée à être lue après le roman. Il faut noter que les préfaces traductionnelles, dans lesquelles Desfontaines critiquait les Voyages de Gulliver ou la Boucle de cheveux enlevée (traduction de The Rape of the Lock [Pope], 1728), ont laissé place, dans le Nouveau Gulliver puis dans Joseph Andrews, à des explications postliminaires plus discrètes. Il ne s’agit pas ici uniquement d’un « effacement progressif » du traducteur, car la modestie n’est pas la seule raison : les lettres du Docteur Ferruginer (Nouveau Gulliver, 1730, t. II, pp. 227-259) et de la Dame angloise sont clairement fictionnelles et satiriques; situées après le texte et donc à un emplacement moins évident, elles sont moins susceptibles d’être attaquées par les censeurs et les critiques superficiels[40].

Même si la Proscription n’a pas eu la portée souhaitée par les ennemis du roman, la virulence des arguments contre le genre romanesque laisse entrevoir ce à quoi les auteurs de textes romanesques pouvaient s’attendre. Le roman de Fielding ayant été, de toute façon, l’objet de la censure puisque le privilège et l’approbation lui avaient été refusés, la Lettre, dans le cas de Joseph Andrews, ne joue donc pas tant le rôle de précaution contre la censure politique et religieuse que celui d’un satire de la censure critique, malgré le ton d’autocensure qui est le sien.

Dans une lettre des Observations, le propre discours de Desfontaines sur la Lettre de la Dame, et sur sa traduction dans l’ensemble, montre quant à lui que les aspects du texte qui ont été « changés » ne l’ont pas uniquement été par souci de rendre le texte plus acceptable. Desfontaines prend ici pour objet de la satire la censure elle-même, dans toutes ses acceptions. Selon lui, sa traduction a été attaquée au nom de l’intérêt (c’est-à-dire l’absence d’histoires amoureuses) ainsi que de la description des moeurs anglaises, et ce essentiellement par le lectorat féminin. Il défend donc avec passion son ouvrage dans une lettre de 17 pages (1743 t. 33, lettre 494), où il oppose d’une part, les « connoisseurs », les hommes et les femmes « d’esprit », et, d’autre part, la mode, le « public ignorant » et les « beaux esprits » (expression qui est chez lui systématiquement péjorative), soumis au jugement de la « plûpart des femmes ». L’article permet de mieux distinguer Desfontaines de son personnage de Traductrice :

Ceux, ou plûtôt celles à qui ce livre ne plaît point, vous disent froidement qu’il n’y a point d’intérêt [...]. Mais, disent les Critiques, il y a dans ce Roman des moeurs Angloises. [...] Le commun des femmes ne veut point se déplacer, ni sortir de France : il leur faut un Achille, un Thesée, un Aléxandre, un Mithridate François.

pp. 315-316

[L]es caractéres des gens de basse condition d’Angleterre ne plaisent point, tandis que les Maritornes, les Muletiers, les Bergers, les Chevriers Espagnols nous charment.

p. 316

La plûpart des femmes, & quelques hommes ne jugent en France des Ouvrages d’esprit, que par comparaison, que par habitude. Ils donnent le ton, au moins durant quelque tems, & le Public ignorant est leur éco.

p. 320

En plus de dénoncer, selon son habitude, les « beaux esprits », l’Observateur s’insurge ici non seulement contre le classicisme agonisant des pastorales et des émules de Racine (Mithridate, etc.), mais également contre un type de traduction annexionniste qui gomme, non pas la forme du texte, mais surtout l’intérêt nouveau que présentent les moeurs étrangères.

La Lettre de la Dame Angloise fait ici l’objet d’une analyse qui montre que son ironie n’a pas été saisie comme l’auteur le souhaitait. La Dame tentait de faire passer Lady Booby pour une victime héroïque :

Qu’il soutient habilement jusqu’à la fin le caractére de fierté de cette Dame, qui condamne sa foiblesse, sans néanmoins renoncer à ses desseins, & qui à la fin est punie, non de les avoir éxécutés, mais de les avoir seulement conçus.

Lettre, p. 327

La Dame Booby en est le noeud; c’est la Didon de l’Enéide, ou si vous voulez la Junon, par les persécutions qu’elle suscite à nos deux Amans.

Lettre, p. 329

Le journaliste partage jusque-là le sentiment de la Traductrice, mais il finit par se trahir en paraphrasant la Lettre dans le même article : « L’orgüeil étouffe la passion de la Dame Angloise : elle est punie à la fin du Roman, des sentimens qu’elle a eus au commencement. Elle se les reproche à elle-même. Enfin c’est la Junon de l’Enéide, qui persécute deux jeunes Amans [...]. »  (Observations, 1743, t. 33, lettre 494) La dame a ici perdu non seulement sa fonction centrale dans le roman (« le noeud »), mais aussi son rôle de victime : la déesse du mariage [!] n’est plus ici que la vengeresse.

La « dame » dont il est question est bien sûr Lady Booby, personnage héroïque pour la Dame Angloise, mais qui apparaît dans les Observations sous son véritable jour, celui d’une coquette « foible »  et hypocrite : « Que Lady Booby jouë bien la femme de qualité! Foible & orgüeilleuse, injuste & hautaine, passionnée & politique, avec quelle adresse est filée la scéne du commencement, qui sans cet art eût paru choquante » (Observations, 1743, t. 33, lettre 494). L’article, en passant continuellement du caractère de « Dame anglaise » personnage (Booby) à la « Dame anglaise » traductrice, souligne ainsi clairement l’ironie du discours de cette dernière.

Il serait périlleux de voir Desfontaines sous les traits d’un misogyne dans cet article (nous ne citons que les passages les plus virulents); ce qu’il attaque, c’est la lecture superficielle et romanesque de certains beaux esprits et des femmes qui suivent aveuglément leur jugement. Il a peut-être choisi d’attribuer son texte à une dame anglaise pour prévenir ce type d’attaques et en même temps pour mieux les ridiculiser, mais, l’article le montre, le traducteur n’a de toute évidence pas réussi à « vendre » à son public l’intérêt des moeurs d’outre-Manche.

La réception critique assez mitigée que connaîtra la traduction, tout comme le lieu des rééditions, montre en effet que la Dame, tout infidèle qu’elle ait été, n’a pas produit un texte acceptable pour le goût français officiel et pour les censeurs. On compte ainsi au XVIIIe siècle cinq rééditions de la traduction : les quatre premières annoncent des publications étrangères : à Amsterdam en 1744[41], à Londres en 1750 (au moment où la popularité de Fielding croît en France)[42], à Amsterdam en 1775[43], à Genève en 1781-1782[44]. La dernière édition, en 1784, paraît officiellement à Reims, chez Casin; comme celle de 1781-1782, elle publie Joseph Andrews dans les « Oeuvres complètes » de Fielding. Nous l’avons mentionné plus haut, le livre est d’abord interdit en 1742; des exemplaires sont saisis en 1743 et 1747; d’autres sont pilonnés le 30 avril 1744 (cf. Weil, 1999, p. 58). De toute évidence, la Dame anglaise n’a pas su convaincre la Dame française.