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In Translation–Reflections, Refractions, Transformations est une réédition presque complète du volume du même titre publié en 2005 chez Pencraft International à New Delhi, lequel réunissait lui-même des articles parus en 2002 dans un numéro thématique du Journal of Contemporary Thought. Du titre proposé par Paul St-Pierre et Prafulla C. Kar, le mot à retenir est sans doute le dernier : « Transformations ». En effet, explique St-Pierre (p. 6), tous les collaborateurs présentent la traduction comme un agent de changement dans la société. Les quatre sections du livre étudient avant tout l’impact extralinguistique de la traduction, que ce soit sur la scène universitaire (« Translation studies in context »); littéraire, juridique (« Writing and translation »); historique, géopolitique (« Contexts of translation ») ou socioculturelle (« Culture(s) in translation »). La diversité et la qualité des articles témoignent de la richesse multidisciplinaire de la traductologie, un champ d’études des plus fertiles. En se joignant à la prestigieuse collection « Benjamins Translation Library », cette excellente monographie pourra enfin jouir de la diffusion internationale qu’elle mérite.

La traductologie dans tous ses états

La première partie, « Translation studies in context », donne le ton en situant la traductologie parmi les disciplines émergentes du XXe siècle qui ont à la fois bouleversé et enrichi le panorama traditionnel des sciences humaines. Daniel Simeoni explique l’avènement tardif de l’approche sociologique en traductologie, postulant que le contexte nationaliste ayant donné naissance à la sociologie n’était pas propice à l’étude d’un objet culturellement hybride comme la traduction. Dans l’article qui suit, R. Anthony Lewis suggère que la traduction opère une transformation non seulement entre les langues, mais au sein du langage, condamnant les théories structuralistes qui la conçoivent comme un simple transfert normé entre langues source et cible. Hélène Buzelin propose quant à elle d’adopter une perspective ethnographique afin d’étudier la traduction comme une production culturelle et le traducteur comme un maillon dans une longue chaîne d’intermédiaires. Délicieusement métaphorique et ironique, Probal Dasgupta critique les théoriciens « missionnaires » qui dirigent les « écoles de conduite » décernant les « permis » de traduire. Il invite les nouveaux « conducteurs » à s’engager par eux-mêmes sur l’« autoroute » de la traduction en prêtant une attention particulière à la « circulation » pour mieux entrer en dialogue avec les autres chauffeurs.

Alors que les quatre premiers articles de la section (voire du livre en entier) soulignent le besoin pour la traductologie de voler de ses propres ailes, Rajendra Singh plaide pour un retour au bercail de la linguistique, exposant au grand jour les tensions sous-jacentes entre la discipline-mère et sa fille en pleine émancipation. Considérant la traductologie comme une branche de la linguistique appliquée, Singh va jusqu’à juger la qualité d’un manuel de traduction à son utilité potentielle dans un cours de linguistique. Aussi utile le métalangage des linguistes puisse-t-il être en traductologie, il ne faut pas oublier pour autant que cette dernière possède depuis longtemps son propre métalangage, à la fois accessible et scientifique. Or, en reprochant aux traductologues qui affirment le caractère pluriel de leur objet d’étude d’en brouiller les contours, Singh semble adhérer à la « pensée d’exclusion » critiquée plus haut par Simeoni (p. 25). En illustrant, peut-être à son insu, les propos de Simeoni, l’article de Singh boucle avec subtilité la première section du livre.

Signer sa traduction

La deuxième section, « Writing and translation », se centre sur le rôle du traducteur, que l’on situe à mi-chemin entre celui de lecteur et d’auteur. Les deux premiers articles traitent de l’impact des choix traductifs sur la réception de l’oeuvre originale. Contrairement à ce que peut suggérer le titre du premier article, « Translation and displacement : The life and works of Pierre Menard », Sukanta Chaudhuri n’analyse pas la nouvelle de Borges[1], mais s’en sert plutôt comme prétexte pour revisiter la traduction d’un point de vue herméneutique, comme une création à la fois « dérivative » et « originale ». Chaudhuri rappelle en terminant que tout acte de traduction présuppose une série d’« intentions cachées » qui dépassent le simple transfert linguistique, une théorie que Judith Lavoie exemplifie ensuite en présentant un cas typique de « belle infidèle ». En effet, Lavoie démontre avec brio à quel point William-Little Hughes, le traducteur des Aventures de Huck Finn, renverse le postulat original de Mark Twain, le rendant ainsi paradoxalement plus visible. Alors que l’auteur exploite positivement le parler noir de Jim pour donner plus de profondeur au personnage, Hughes le fait correspondre en français au stéréotype de l’esclave soumis et idiot.

Au chapitre suivant, on s’éloigne pour la première fois de la traduction proprement dite pour se pencher sur une de ses manifestations plus métaphoriques. Sherry Simon présente la poète montréalaise Anne Carson, dont l’oeuvre transcende le passage du temps en « traduisant » la Grèce Antique en pleine époque contemporaine. Simon utilise le terme « traduire » au sens figuré pour qualifier une forme d’écriture qui incorpore la traduction, sans pour autant en être une au sens strict. Pour ce qui est des derniers textes de la section, tous deux examinent d’un oeil critique l’évolution du statut légal des traductions. Salah Basalamah établit un lien intéressant entre la traductologie et le droit, deux disciplines qui reposent sur l’interprétation, une opération considérée « secondaire » au texte. Selon lui, la primauté de l’original est un mythe occidental qui contribue à perpétuer les relations inégales entre pays colonisateurs et colonisés. Renversant l’imagerie traditionnelle, Basalamah suggère que l’original a une dette envers ses traductions, tout comme les pays développés envers ceux en voie de développement. Quant à Christi A. Merrill, elle trace un parallèle rafraîchissant entre collectivités rurales et littéraires, remettant en question le caractère individualiste des droits d’auteur, qui ne protègent qu’un seul créateur, même lorsque plusieurs (dont des traducteurs) ont contribué à sa diffusion. Le débat lancé par Basalamah et Merrill est dans l’air du temps, et la réédition de 2007 aurait gagné à y consacrer une section entière comportant deux ou trois autres articles supplémentaires au sujet des droits du traducteur.

La traduction : mises en situation

La troisième partie du volume, « Contexts of translation » est la seule qui semble avoir été remaniée pour la réédition de 2007. En effet, on a retiré l’article de Paul St-Pierre[2]; on a remplacé le texte écrit conjointement par Luise von Flotow et Brita Oeding[3] par « Revealing the ‘soul of which nation?’ : Translated literature as cultural diplomacy », signé seulement par von Flotow; puis on a ajouté « Language as sharp as a knife : Translation in ecological context » de Mark Fettes. Les quatre études analysent la traduction en « situations », surtout géopolitiques : les deux premières ont l’Inde pour toile de fond, tandis que les deux dernières centrent leur attention sur le Canada. Véritable capsule témoin, l’article de Debendra K. Dash et Dipti R. Pattanaik retrace l’évolution des pratiques traductives en Inde médiévale, s’attardant plus spécifiquement sur l’État d’Orissa. Leur étude de cas démontre la nécessité pour la traductologie postcoloniale de troquer son orientation normative pour une approche socio-historique de la traduction, mieux appropriée selon eux à l’étude de sociétés multiculturelles et plurilingues. Pour sa part, Saji Mathew nous ramène à l’Inde d’aujourd’hui, plaidant pour une traduction « hétérographique ». Il postule que seule la diffusion simultanée d’une même oeuvre en une multitude de langues indiennes arrivera à contrer l’hégémonie des traductions anglaises publiées en Inde. Cet article nous amène à penser qu’il serait peut-être aussi souhaitable d’encourager, en Occident comme en Orient, la publication synchrone de différentes traductions d’un original dans une même langue cible.

Dans l’article suivant, Luise von Flotow explore les modes de diffusion de la culture canadienne en Allemagne au moyen de la traduction. À une époque où les pays développés exportent de plus en plus de produits culturels dans le but de mousser leur image, son étude révèle que, lors de transactions entre deux pays de statut comparable comme l’Allemagne et le Canada, c’est en réalité le pays importateur qui choisit les textes à traduire en fonction des valeurs qu’il ressent le besoin de diffuser. Paradoxalement, conclut von Flotow, la sélection des oeuvres en traduction en dit souvent plus sur la culture cible que sur la culture source. Dans le dernier texte de la section, Mark Fettes étudie la réception des légendes classiques haïdas traduites en anglais par Robert Bringhurst. Les traductions du poète de Vancouver, accueillies favorablement sur la scène littéraire canadienne, ont pourtant provoqué un tollé général chez les Haïdas. Pour expliquer ce contraste, Fettes fait appel au concept d’« écologie linguistique », qui englobe tous les réseaux d’énoncés et d’associations faisant la spécificité d’une langue. Or, le passage d’une langue « communautaire » comme le haïda vers une langue « métropolitaine » comme l’anglais ne peut selon lui que transformer l’écologie de l’une et de l’autre. Selon Fettes, cette mutation écologique peut s’effectuer sans heurt dans une métropole d’accueil linguistiquement solide, mais non au sein d’une communauté d’origine dont la langue est en voie de disparition. Nous applaudissons St-Pierre et Kar d’avoir choisi de clore la troisième section de leur réédition avec le texte de Fettes, le seul du volume à situer la traduction postcoloniale en sol canadien.

Bouillon de cultures

La dernière section, « Culture(s) in translation », est la plus longue du livre et la plus difficile à cerner sur le plan thématique. On s’étonne par exemple d’y trouver en tête l’article de Marc Charron, qui porte sur les répercussions des choix interprétatifs du traducteur sur la trame d’une oeuvre. Certes, sa lecture « sylleptique » des passages ambigus du Lazarillo de Tormes et de leurs traductions françaises touche à une question culturelle : celle de l’origine incertaine, mauresque ou chrétienne, de Lazarillo. Toutefois, Charron semble s’intéresser moins à l’identité « réelle » du personnage qu’aux défis d’interprétation et de traduction que pose l’ambigüité littéraire. Ainsi, son analyse cadrerait peut-être mieux dans la section « Writing and translation », où elle pourrait entrer en dialogue avec celle de Judith Lavoie. Gabriel Moyal ne traite pas non plus de l’aspect « culturel » de la traduction proprement dit. Bien que l’auteur commence par raconter son expérience d’immigrant à Montréal, cette anecdote ne constitue pas le sujet principal de l’article. En fait, Moyal cherche plutôt à rapprocher les théories de Schleiermacher et de Freud, postulant que la traduction et la psychanalyse impliquent toutes deux le transfert d’un sens parfois difficile à cerner de façon univoque. De façon similaire à Simon, Moyal utilise le terme « traduction » plus au sens figuré qu’au sens strict. Les deux textes auraient donc facilement pu être publiés côte à côte. Quant à l’article de Michael Cronin, qui traite des incidences politiques de la traduction à l’époque de la reconquête de l’Irlande par les Tudor, il aurait très bien pu apparaître dans la troisième section du livre, entre les études indiennes et canadiennes. Comme Dash et Pattanaik, Cronin repense le passé de son pays pour illustrer l’influence du contexte géopolitique sur la façon dont la traduction est perçue. À l’image de Mathew, il critique le rôle expansionniste que la traduction a joué dans les colonies anglaises. Aussi, son survol de la politique extérieure de l’Angleterre du XVIe siècle n’est pas sans rappeler le concept de « nation-branding » décrit par von Flotow. Enfin, les bouleversements linguistiques et culturels que Cronin retrace en Irlande ressemblent beaucoup aux bouleversements « écologiques » que décrit Fettes.

Les trois articles qui correspondent le plus au contenu annoncé par le titre de la dernière section sont probablement ceux d’Alexis Nouss, Gayatri Chakravorty Spivak et Harish Trivedi. D’abord, après le tournant linguistique des années 1960 et le tournant culturel des années 1990, Nouss postule que le XXIe siècle est marqué en sciences humaines par un « tournant traductif », où la traduction doit être conçue comme un « fait culturel » résultant d’un « métissage », un assemblage variable d’identités qui conservent pourtant leur individualité. Selon Nouss, la nature plurielle de cette traduction-métissage exige qu’on l’étudie d’un point de vue interdisciplinaire. Quant au texte de Spivak, qui jouit d’une diffusion notable depuis la fin des années 1990[4], il réunit deux discours : une conférence donnée en Espagne en 1997 et une allocution prononcée l’année suivante lors de la remise du prix de traduction de l’Académie nationale des lettres indiennes. Évoquant son expérience personnelle de traductrice anglaise de bengali et de français, Spivak décrit la traduction comme un acte intime de « réparation » à la fois « inévitable », « nécessaire » et « impossible » à accomplir parfaitement, en particulier lors de la transposition d’un parler populaire vers une langue écrite standard. Enfin, le dernier mot est laissé à Harish Trivedi, qui fournit une excellente conclusion au livre. Retraçant la façon dont la traductologie a graduellement pris ses distances de la linguistique, puis le contrôle de la littérature comparée, Trivedi appelle à la prudence avec le terme « traduction ». En particulier, Trivedi critique l’usage postcolonial et postmoderne de l’expression « traduction culturelle » pour parler du multiculturalisme occidental causé par l’immigration. Cette « traduction culturelle », explique-t-il, s’exprime exclusivement en anglais, et n’a rien à voir avec la traduction comme telle. Selon Trivedi, à force d’épuiser les sens figurés de la traduction, les chercheurs risquent bientôt de la perdre au sens propre.

Une ouverture sur le monde

Sans contredit, l’édition 2007 de In Translation–Reflections, Refractions, Transformations témoigne de l’importance pour la traductologie, nouveau champ d’études et de recherche, d’affirmer et d’exploiter son caractère multidisciplinaire. Les directeurs de la monographie ont sélectionné avec finesse des contributions solides de chercheurs d’origines variées, mariant habilement les noms déjà célèbres à ceux qui sont appelés à le devenir. Cet ouvrage représente un pas important vers une communication de plus en plus nécessaire entre traductologues d’Occident et d’Orient. Même si les liens se tissent ici presque exclusivement entre le Canada et l’Inde[5], nous pouvons lire entre les lignes l’invitation de St-Pierre et Kar à poursuivre nous-mêmes le dialogue international afin qu’il déborde les frontières du Commonwealth et de la langue anglaise. Au terme de la lecture du volume, il apparaît clair que la traductologie, discipline intrinsèquement plurielle, ne pourra s’épanouir pleinement que lorsqu’elle le fera à l’échelle planétaire.