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« La constitution d’une histoire de la traduction est la première tâche d’une théorie moderne de la traduction », écrivait Antoine Berman en 1984 (p. 12). C’est en réponse à cet appel, cité dans l’avant-propos de leur ouvrage, qu’Yves Chevrel, Lieven D’hulst et Christine Lombez se donnent pour mission de reconstruire l’histoire de la traduction dans le monde d’expression française au XIXe siècle. Ce faisant, ils gardent à l’esprit les lignes directrices du projet proposé par Berman, soit de montrer « comment, à chaque époque, ou dans chaque espace historique donné, la pratique de la traduction s’articule à celle de la littérature, des langues, des divers échanges interculturels et interlinguistiques » (1984, p. 13; en italique dans l’original). En effet, l’Histoire des traductions en langue française (HTLF) vise à remédier au manque de ressources portant sur les traductions vers le français. Les nombreux collaborateurs de l’ouvrage participent à combler ce vide en construisant une histoire, qui se veut complète, des traductions et des traducteurs qui ont façonné le monde littéraire de langue française en y important des textes de cultures étrangères. Le présent volume, le premier d’une série de quatre, étudie la traduction au XIXe siècle. Les trois autres volumes seront respectivement consacrés aux XVe et XVIe siècles, XVIIe et XVIIIe siècles, et au XXe siècle.

Les directeurs du volume sont des comparatistes français ou belge dont les recherches les ont conduits à la traductologie. Yves Chevrel, professeur émérite à l’Université Paris-Sorbonne, s’intéresse à la réception du naturalisme en Europe, aux méthodologies de l’enseignement de la littérature générale et comparée, à la traductologie et à l’histoire des traductions. Pour sa part, Lieven D’hulst est professeur d’études françaises et de traductologie à la K. U. Leuven en Belgique, où il mène des recherches sur la littérature francophone et la traduction dans les Caraïbes aux XIXe et XXe siècles, l’histoire de la littérature et de la traduction en Belgique pendant la même période, et l’historiographie de la traduction et de la traductologie. Enfin, Christine Lombez est professeure de littérature générale et comparée à l’Université de Nantes. La publication de l’Histoire des traductions en langue française est une suite logique dans sa carrière, puisqu’elle a publié La traduction de la poésie allemande en français dans la première moitié du XIXe siècle (Niemeyer, 2009) et, sous sa direction, La traduction en langue française en 1830 (Artois Presses Université, 2011), à la suite d’un colloque qu’elle avait organisé dans le cadre du projet de l’Histoire des traductions en langue française.

Si le projet dans son ensemble se veut une histoire des traductions en langue française, ce volume particulier se penche principalement sur l’histoire de la traduction en France. Les traductions ont tendance à être exclues de l’histoire de la littérature française, car elles sont souvent considérées comme de la littérature secondaire. Les collaborateurs de ce volume font la lumière sur le rôle des traductions dans l’héritage culturel de la France au XIXe siècle et s’appliquent à révéler quelles personnes ont traduit quels textes vers le français, tout en exposant les démarches de traduction privilégiées à cette période. Il s’agit d’une prise de conscience en ce qui a trait à l’importance de la traduction dans l’histoire culturelle, littéraire et idéologique de la langue française.

Le volume contribue également à l’étude de la réception des oeuvres étrangères en France, axe de recherche peu développé dans les études littéraires françaises jusqu’à très récemment. Pour preuve, en 1995, Yves Chevrel conclut son article intitulé « La réception des littératures étrangères » par le constat suivant : « Il est certain que l’étude de la réception des traductions ainsi que celle de la traduction elle-même en tant qu’acte ou forme de réception est une des tâches les plus riches et les plus prometteuses des recherches suggérées ici » (p. 98). De plus, nombre d’éléments dans la constitution de l’Histoire des traductions en langue française font échos aux propos de Berman sur le projet de traduction d’un traducteur. Par exemple, les collaborateurs avaient comme instructions de chercher à comprendre le traducteur pour « reconstituer son horizon de travail [qui inclut] la visée du traducteur et de la maison qui l’édite » (HTLF, 2012, p. 12).

Les transformations qui ont marqué le processus de traduction à travers le temps soulèvent des questions quant au statut de la langue française et à sa flexibilité par rapport à l’étranger (chapitre 9). Les préoccupations juridiques du milieu de l’édition font également surface lorsqu’il est question des droits de traduction et de propriété intellectuelle (chapitre 4). De plus, l’ouvrage illustre les diverses fonctions qu’occupe le traducteur oeuvrant vers le français, dont son rôle de médiateur entre l’oeuvre à traduire et le public cible. On voit donc comment la place du traducteur renvoie à des considérations éthiques et éditoriales. Ainsi, à travers les réflexions d’ordre traductologique, historique ou littéraire, le volume expose les changements survenus dans la mise en scène des traductions, la manière de traduire et la manière de penser la traduction. Par exemple, vers la fin du XIXe siècle, les traducteurs écrivent que leurs traductions sont faites « avec l’autorisation de l’auteur » (ibid., p. 1261). Dans le cas de la traduction d’oeuvres scientifiques, les traducteurs avertissent leurs lecteurs lorsqu’ils font des ajouts dans le texte, et travaillent parfois même avec l’auteur pour produire leur version du texte (ibid.). Ces modifications exposent les rapports changeants entre l’auteur et le traducteur, et les caractéristiques de la relation entre l’original et la traduction à cette époque (v. chapitre 4). L’Histoire des traductions en langue française rappelle toujours que l’évolution de la traduction se fait à l’intérieur des contraintes qu’impose la minutie de la langue française, notamment pour ce qui est de la reconstruction logique. Le volume tisse également des liens entre les principaux événements littéraires de ce siècle et leur importance dans le contexte historique de la traduction. À titre d’exemple, on y voit l’influence du Congrès littéraire international de Paris de 1878 sur la propriété intellectuelle des traductions et celle de la Convention de Berne pour la protection des oeuvres littéraires et artistiques de 1886 sur la pratique des traducteurs.

Le volume comprend quinze chapitres thématiques dans lesquels sont explorés tour à tour : 1) l’évolution des théories, de l’imitation au calque ; 2) les fonctions que remplissent les traducteurs selon le type de traductions qu’ils produisent ; 3) l’état des textes de l’Orient et de l’Antiquité en traduction dans le cadre, notamment, du constat de l’époque voulant que la descendance culturelle de l’Europe ne tienne pas qu’à la Bible, à la Grèce antique et aux Romains ; 4) la traduction littéraire ; 5) la poésie ; 6) le théâtre ; 7) la prose narrative ; 8) la littérature d’enfance et de jeunesse ; 9) les métamorphoses du canon littéraire ; 10) les historiens ; 11) les sciences et techniques, y compris la géographie et les mathématiques ; 12) les textes philosophiques ; 13) les textes juridiques ; 14) les récits de voyage ; 15) les religions. Puisque la matière est divisée par domaines de traduction, il est facile de repérer les éléments recherchés au moyen de la table des matières détaillée. L’ouvrage est également muni d’un index des traducteurs en langue française et d’un index des autres personnalités mentionnées (auteurs, critiques, illustrateurs, traducteurs en d’autres langues que le français). Tout lecteur bénéficierait, cependant, d’un index thématique des notions et concepts présentés dans le volume, puisque les chapitres regorgent d’information et qu’il peut s’avérer complexe de retrouver un élément rapidement, lorsque le livre sert de référence pour les étudiants, par exemple.

Le volume apporte des précisions importantes quant aux climats littéraire et culturel du XIXe siècle. À titre d’exemple, le chapitre 14 tâche d’expliquer pourquoi les récits de voyage étaient traduits à l’époque. Pour ce faire, les collaborateurs présentent notamment le contexte historique, la place accordée au genre du récit de voyage littéraire, les choix de textes et l’importance des voyageurs non occidentaux. Ils précisent ensuite les formes des traductions des récits de voyage et décrivent les profils des traducteurs avant de présenter les différentes pratiques de traduction. Le lecteur apprend ainsi que les traductions destinées au grand public peuvent faire l’objet d’une réécriture lorsqu’elles visent l’accessibilité plutôt que la fidélité.

Le volume fait état des traducteurs qui oeuvrent dans des domaines d’expertise différents ; il n’accorde pas de place particulière aux traductrices. On y trouve certains profils de traductrices, et l’index des traducteurs permet de retrouver les femmes ayant exercé dans le domaine, mais il est difficile, de cette manière, de se faire une idée du statut des femmes dans le domaine à l’époque. Ce manque à gagner pourrait faire l’objet d’un nouveau chapitre dans une réédition, par exemple. Un autre élément important devrait faire partie intégrante de l’Histoire des traductions en langue française : une réflexion soutenue sur les nombreuses traductions vers le français produites à l’extérieur de la France. Certains chapitres font allusion à ces traductions en portant une attention particulière à l’apport des étrangers et des frontaliers au système littéraire français (chapitre 5 : Poésie), et d’autres mentionnent le statut de la traduction et les procédés privilégiés dans les pays francophones avoisinants, dont la Suisse (chapitre 13 : Textes juridiques). D’ailleurs, le chapitre 13 présente une section sur la contribution de la traduction dans les contextes de plurilinguisme officiel, notamment au Canada (p. 1089 à 1094).

Il n’y a malheureusement pas de chapitre consacré aux traductions vers le français réalisées à l’extérieur de la France, ce qui laisse entendre qu’elles occupent une place moins importante dans le canon littéraire de langue française. Les traductologues canadiens, par exemple, auraient souhaité voir un chapitre consacré à la traduction dans les autres pays où des activités commerciales ou culturelles se faisaient en français. Le dernier chapitre, intitulé « Bilan » et signé par les directeurs du volume, apporte des précisions sur le Nouveau Monde, mais ne discute que le cas des États-Unis. À une époque où la traductologie s’élargit pour prendre en compte les virages culturel, postcolonial et féministe, pour n’en nommer que quelques-uns, il est décevant de voir qu’un volume qui fait état des traductions vers le français, une langue partagée par de nombreux pays, ne se penche pas davantage sur la traduction dans les communautés francophones à l’extérieur de la France.

Il n’empêche que ce volume ravira les historiens de la traduction et de la littérature française qui ont soif de connaître le domaine de la traduction, longtemps mis à l’écart dans l’histoire culturelle et littéraire de la France. Ouvrage de référence incontournable pour le XIXe siècle, il deviendra rapidement essentiel pour les étudiants, chercheurs et professeurs qui veulent des précisions sur la perception de la traduction ou sur l’évolution des pratiques traductives à cette époque. La véritable force de l’ouvrage demeure l’habileté de ses directeurs à mettre en valeur les aspects historiques pertinents à la traductologie. En effet, tout lecteur en tirera des conclusions utiles à sa compréhension des enjeux intellectuels, politiques et culturels de la traduction en France au XIXe siècle. En ce sens, Chevrel, D’hulst et Lombez, avec l’aide de nombreux collaborateurs, ont su répondre à un besoin criant qui a souvent été exprimé par la communauté universitaire : ils ont compilé une histoire des traductions en ciblant de nombreux éléments essentiels et en cernant des questions qui restent sans réponse à ce jour. L’ouvrage est donc vivement recommandé à tout traductologue, qu’il soit historien ou littéraire, aguerri ou désireux d’obtenir une vue d’ensemble de l’histoire de la traduction en France au XIXe siècle.