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La traduction spécialisée : une approche professionnelle à l’enseignement de la traduction est un ouvrage doté d’une double visée qui répond à de réels besoins : établir un état des lieux de la traduction spécialisée – le terme s’entend ici dans un sens restreint, soit la traduction de textes technico-scientifiques (p. 3) – et fournir aux professeurs un outil utile à l’enseignement de cette discipline. L’auteure, Frederica Scarpa, étant italienne – elle est professeure à l’Université de Trieste –, l’ouvrage se concentre principalement sur les recherches de ses compatriotes et sur l’enseignement de la traduction dans le contexte européen. C’est ce qui a poussé le traducteur, Marco A. Fiola, professeur à l’Université Ryerson de Toronto, à l’adapter aux réalités canadiennes. Plus précisément, le traducteur a maintenu le contenu théorique, retranché « tout ce qui portait exclusivement sur les particularités de l’italien » (p. VII), ajouté des références à des sources documentaires qu’il a jugé pertinentes et complété la bibliographie.

Le volume compte une préface du traducteur, un avant-propos de l’auteure, sept chapitres, une bibliographie ainsi qu’un index des noms et des notions. Le contenu se complexifie au fur et à mesure de la lecture. La subdivision des chapitres en sections et sous-sections, et le fait que les nouvelles notions reposent sur celles précédemment exposées, permettent cependant une bonne compréhension du propos.

La préface de Marco A. Fiola est l’occasion de préciser son projet traductif et d’expliquer que, s’il a accepté d’emblée la proposition de traduire l’ouvrage, c’est non seulement parce que le sujet l’intéressait, mais aussi parce qu’il savait « que cet ouvrage pouvait combler un vide » (p. VII). De plus, la version française de l’ouvrage permettait de révéler « une de ces traductologies à faible diffusion, en l’occurrence, une partie de la traductologie italienne » (p. VIII ; en italique dans l’original).

La traduction française a été faite à partir de la deuxième édition de la version originale (2008). Comme l’explique Frederica Scarpa dans son avant-propos, les sept années ayant séparé la publication de la première et de la deuxième édition lui ont permis de recentrer son approche afin de mettre « davantage l’accent sur la praxis et la didactique de la traduction professionnelle » (p. 1). L’auteure explique qu’une deuxième édition était nécessaire en raison de l’évolution du marché de la traduction, de l’industrie de la langue et des connaissances scientifiques, sans compter que l’enseignement de la traduction spécialisée était devenu partie intégrante des programmes de traduction en Italie. Elle expose ensuite sa vision de la traduction spécialisée et son objectif, soit d’« étudier les textes spécialisés dans une optique descriptive et/ou contrastive, mais surtout dans le but d’enseigner à traduire concrètement ces textes, à préparer les futurs traducteurs à n’importe quelle situation de travail dans laquelle ils pourront se trouver » (p. X ; en italique dans l’original). Puis, elle énumère les réaménagements et les nouveautés qui caractérisent cette deuxième édition.

Le premier chapitre, intitulé « Particularités et caractéristiques générales des langues de spécialité », est consacré aux notions de base sur lesquelles repose l’ouvrage. Après avoir proposé une définition de la langue de spécialité et une description de la dimension horizontale de la langue et des sciences, l’auteure entre dans le vif du sujet : la dimension verticale de la langue et des sciences. Celle-ci a une importance particulière, puisqu’elle « détermine le niveau de spécialisation du discours et ses degrés de différenciation par rapport à la langue générale » (p. 9). Cette dimension est abordée sous trois angles : les fonctions communicatives et les registres, les types et les genres de textes, et les niveaux de spécialisation. Chacune de ces sous-sections propose des concepts et des définitions théoriques, des exemples concrets et des conseils. La dernière section du chapitre aborde les traits caractéristiques de la communication spécialisée. Après avoir rappelé les liens communs entre les langues de spécialité et la langue générale – la langue générale ne constitue que l’un des trois axes de différenciation de la langue de spécialité, et au moins un tiers du vocabulaire général est tiré des langues de spécialité –, l’auteure se penche sur les exigences fonctionnelles et stylistiques des langues de spécialité. La transparence, la précision, l’économie, la clarté et l’objectivité se trouvent au coeur des typologies proposées. Le chapitre se clôt sur un fait que l’on oublie parfois : depuis les années 1960, les philosophes de la science s’efforcent d’humaniser cette discipline et de tenir compte de sa dimension subjective.

Le deuxième chapitre, « Aspects linguistiques des langues de spécialité », s’inscrit dans la continuité du précédent : l’auteure passe des exigences caractérisant les genres du texte spécialisé sur le plan intertextuel à l’analyse des marques de la langue de spécialité sur le plan intratextuel. Ce passage du macrolinguistique au microlinguistique permet d’examiner les particularités des langues de spécialité. Plus précisément, il est question du traitement de leurs caractéristiques textuelles (organisation rhétorique du discours et textualité), de leurs aspects morphosyntaxiques (style nominal, simplification de la structure de la phrase, formes passives et impersonnelles, modes et temps verbaux, et modalité), et de leurs aspects lexicaux et terminologiques (terminologie, monoréférentialité et normalisation, et métaphorisation). Cette subdivision et les nombreux exemples proposés optimisent la compréhension de chacune des particularités des langues de spécialité et de ce qu’elles engendrent et sous-entendent.

Le chapitre trois traite des « Caractéristiques générales de la traduction spécialisée et [de la] préparation à la traduction ». Après une présentation de trois approches à l’étude de la traduction, l’auteure spécifie qu’elle privilégie une approche intégrant la composante descriptive de la linguistique contrastive à la pratique et à la pédagogie de la traduction. La comparaison de la traduction littéraire et de la traduction spécialisée permet de rappeler, à la suite d’Anthony Pym, que le traducteur spécialisé a un pouvoir supérieur à celui du traducteur littéraire, ce que beaucoup oublient. Si la question de la traduisibilité semble aller de soi pour le traducteur spécialisé, celle de l’équivalence est plus complexe. Cependant, la résolution proposée est concrète : « produire un texte ayant le même sens et la même fonction communicative que l’original et, dans la culture d’arrivée, la même valeur sociocommunicative que l’original avait dans la culture de départ » (p. 108-109). La section consacrée aux aspects culturels de la traduction est l’occasion d’insister sur le fait que la mondialisation entraîne un « universalisme culturel » et une « neutralisation culturelle » (p. 118 ; en italique dans l’original) qui ont pour conséquence l’anglicisation des normes et des conventions de rédaction de la plupart des types de documents spécialisés. Les dernières recherches dans ce domaine pointent dans une nouvelle direction, celle des universaux de la traduction, c’est-à-dire la tendance à expliciter, simplifier, normaliser et aplanir les textes d’arrivée. Ces caractéristiques étant établies, il est possible de passer à la préparation à la traduction. Celle-ci s’organise autour de deux grands axes : les paramètres guidant le choix d’une macrostratégie de traduction, la lecture du texte et le repérage des problèmes de traduction. Le premier sous-entend une prise en compte de la typologie des textes à traduire, des modèles de rédaction dans la langue d’arrivée et de l’utilisation de la traduction. La multiplicité et l’exhaustivité des points de vue présentés permettent au professeur de renouveler son enseignement.

Le chapitre quatre, « Traduction opération », constitue le coeur de l’ouvrage : le lecteur y découvre ou y redécouvre les méthodes et procédés de traduction courants, parmi lesquels la traduction littérale, « méthode la plus fréquente » en contexte de traduction spécialisée (p. 169), mais aussi la transposition, la modulation, l’adaptation, l’explication, l’expansion, la réduction et l’élimination, tous des procédés que le traducteur doit maîtriser s’il veut être en mesure de paraphraser le texte de départ. Les stratégies textuelles, morphosyntaxiques et lexicales dépendent quant à elle d’un certain nombre de facteurs qui doivent aussi être pris en considération par le traducteur. Dans le cas des stratégies textuelles, le traducteur doit établir le registre du texte à traduire, tenir compte des répétitions lexicales, identifier les connecteurs et voir si la structuration de l’information correspond aux besoins des lecteurs du texte d’arrivée. Dans le cas des stratégies morphosyntaxiques, il doit prendre conscience de la tendance à favoriser le style nominal, les formes passives et les formes impersonnelles, en plus de porter une attention particulière à la syntaxe de l’énoncé et à la modalité. Enfin, pour ce qui est des stratégies lexicales, le traducteur doit considérer la terminologie, les emprunts et les calques de même que les aspects lexicaux du registre.

D’après l’auteure, « la qualité en traduction » est liée à cinq éléments : la norme de qualité professionnelle, les critères de qualité, les niveaux de qualité, la révision et les erreurs de traduction. S’il existe une norme du Comité européen de normalisation (EN 15038) depuis juin 2006, il reste que les normes nationales et internationales jouent toujours un rôle de premier plan, puisque la traduction spécialisée n’est pas partout pratiquée de la même façon. Cependant, il y a consensus sur les critères de qualité que sont l’exactitude, l’utilité, la justesse et l’acceptabilité. Les trois niveaux de qualité mentionnés dépendent de ce à quoi la traduction est destinée : sera-t-elle publiée telle quelle ? Sera-t-elle révisée ? Servira-t-elle uniquement à fournir de l’information à quelques personnes ? Les niveaux de qualité varient notamment en fonction du type de révision et des formes d’intervention du réviseur. Pour ce qui est des erreurs de traduction, un certain nombre de classifications et de types d’évaluations sont proposés, ce qui permet au lecteur de bien saisir les éléments de base à partir desquels le travail du traducteur spécialisé est évalué.

Le chapitre six est consacré à « la compétence traductionnelle », c’est-à-dire à ce qu’une personne doit connaître ou apprendre pour pouvoir pratiquer la traduction. L’approche à privilégier est divisée en cinq sous-compétences : la compétence communicative dans au moins deux langues-cultures, la compétence productive, la compétence disciplinaire, la compétence théorique et méthodologique, et la compétence professionnelle. Le chapitre se termine sur la question du développement de la compétence ainsi que sur les différences qui s’observent entre les traductions faites par des novices et celles faites par des experts, c’est-à-dire par les traducteurs que les programmes universitaires s’efforcent de former.

Le dernier chapitre, intitulé « Le traducteur, ses outils et sa profession », expose les débouchés qui s’offrent aux étudiants. Les principaux débouchés traditionnels y sont traités, mais également des profils professionnels plus récents, dont la communication technique et la localisation. Quant aux outils du traducteur, une distinction est établie entre ceux qui sont associés à la traduction automatique, à la traduction assistée par ordinateur, à la recherche terminologique et à l’exploitation de corpus. Sont également abordées les différences et les similitudes qui caractérisent l’université et le marché. Pour ce qui est de la responsabilité du traducteur, elle est traitée sous les angles de la responsabilité textuelle et interpersonnelle, et du point de vue du rôle actif du traducteur. Le chapitre se clôt sur une section portant sur la responsabilité et la protection juridique.

La traduction spécialisée : une approche professionnelle à l’enseignement de la traduction est un ouvrage riche, utile et bien structuré : le contenu annoncé est couvert de façon assez complète, des liens sont faits entre les différentes parties de l’ouvrage, et il y a un retour récapitulatif à la fin de chaque chapitre. En outre, les nombreux exemples fournis tout au long de l’ouvrage permettent de bien saisir la matière présentée et pourront assurément enrichir l’enseignement. Quant aux changements apportés par le traducteur pour les lecteurs canadiens, ils nous apparaissent heureux. La préface du traducteur contribuera sans nul doute à accroître la visibilité du traducteur spécialisé.