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Introduction

Un certain temps, je me suis posé la question suivante (je ne me la pose plus) : n’étais-je pas en réalité une forme dégradée des idées de Pierre Bourdieu appliquées à la traductologie? Je peux aujourd’hui répondre à cette question avec sérénité. Tout d’abord, si j’emprunte le chemin théorique de Bourdieu, pas à pas, c’est par discipline, pour ne pas trahir sa pensée dans ce qu’elle a de pertinent en traduction, pour éviter de la critiquer en porte-à-faux sur tel ou tel point auquel il a déjà répondu; c’est en quelque sorte pour ne pas lui faire de procès théoriques, quand il a déjà opposé à ce qui lui serait reproché des arguments qui rendent non avenues certaines critiques. En outre les amalgames qui sont effectués entre diverses théories font-ils avancer la traductologie? Cela me paraît douteux. Le syncrétisme théorique est plutôt une forme de non-connaissance, et si je veux m’intéresser à la traduction d’un point de vue sociologique, je ne peux m’improviser sociologue : je ne le suis pas et ne le serai jamais. Je n’ai reçu aucune formation dans ce domaine, et ce ne sont pas les lectures ciblées qui peuvent remplacer des années de pratique suivie, contrôlée dans et par une institution. Si donc je souhaite énoncer un discours à caractère sociologique sur la traduction, on conviendra qu’il est indispensable de disposer d’une théorie sociale. Comme la traductologie semble devoir se construire sur des sciences constituées dont les traductologues n’ont pas nécessairement la maîtrise, ils empruntent à d’autres secteurs les notions en les tordant parfois pour les adapter aux enjeux du champ traductologique. Enfin, il m’est apparu assez vite que la théorie de Bourdieu avait besoin d’être amendée pour être « appliquée » à la traduction. Ce ne furent pas les notions centrales de sa théorie qui étaient en cause, les notions de champ, d’habitus, de capital symbolique, d’illusio (et quelques autres), mais les notions qui engagent dans leur mise en oeuvre des aspects spécifiques à la traduction, la signifiance et le décentrement (notions empruntées à Henri Meschonnic, dans des sens différents), la scotomisation traductive, et toute la question chère à Antoine Berman de la définition de l’étranger dans le même et du même dans l’étranger. Dans le champ de la traductologie, d’autres sociologies de la traduction sont développées par d’autres chercheurs : celles édifiées à partir de Niklas Luhmann, Bruno Latour et Michel Callon. Elles sont développées selon des conceptions parfois différentes et empruntent des voies qui confèrent à la sociologie des visées sans relations les unes avec les autres, tout comme d’ailleurs sont différentes les visées de la sociologie bourdieusienne avec ces dernières.

La théorie sociale de Bourdieu m’a permis de poser un regard distancié, un regard critique, sur les théories de la traduction existantes, et, en premier lieu, sur la théorie du polysystème. Je reconnais à cette théorie le grand avantage d’avoir dans les années 1970 contribué à établir les bases de la traductologie telle qu’on la connaît aujourd’hui. Sans doute le terme de traductologie remonte-t-il à des usages antérieurs, chez James Holmes ou chez Brian Harris. Mais le champ s’est constitué sur un regroupement de sémioticiens préoccupés d’idées sociales issues d’Israël et de Belgique, Itamar Even-Zohar, Gideon Toury, José Lambert. Ce qui me paraissait sujet à caution dans cette conception, ce sont des aspects structuralistes extrêmes, tels que l’inexistence de l’agent traducteur dans le modèle, la part surdéterminée de la culture cible dans la traduction, la prétention à l’objectivité descriptiviste de la théorie...[1]

La sociologie de la traduction telle que je l’envisage concerne l’objectivation des faits traductifs situés en amont et en aval de la pratique de la traduction, et ceux qui relèvent de la pratique même de la traduction par une traductrice ou un traducteur. La manière classique de désigner ces dimensions en traduction est le contexte du texte source, le contexte du texte cible et la traduction du texte en tant que telle. Cohérent avec cette sociologie de la traduction, j’ai tenté d’appliquer la théorie de la culture de Bourdieu à la traductologie. Le sociologue met en garde le chercheur sur la réalisation de son programme de recherche : « Quelles que soient ses prétentions scientifiques, l’objectivation est vouée à rester partielle, donc fausse, aussi longtemps qu’elle ignore ou refuse de voir le point de vue à partir duquel elle s’énonce, donc le jeu dans son ensemble » (Bourdieu, 1982, p. 22). Ainsi, assumer la position de l’analyse traductologique ne va pas, pour le traductologue, sans la possibilité d’être lui-même analysé et d’exposer son propre habitus à l’objectivation. Dans sa théorie de la culture, Bourdieu nomme ce processus la « double réflexivité ». Il est parfois difficile de réaliser l’analyse complète que préconise Bourdieu étant donné qu’on ne dispose pas toujours de données sur le contexte du texte source ou du texte cible, et tout particulièrement de données concernant l’habitus des agents actifs dans le processus de traduction, du moins au moment où l’on effectue l’analyse. Lorsque l’analyse est incomplète, elle est laissée libre à des recherches ultérieures.

Les champs et les agents (leur habitus) sources et cibles analysés en traductologie font partie de la recherche sociologique. Cependant, l’instance cruciale de la traductologie réside dans la traduction qua texte. Au centre même de l’analyse, le point capital est occupé par la notion d’illusio, comme on va le voir ci-dessous.

Avant de réaliser l’analyse de la littérature anglo-américaine en traduction/adaptation, il s’agira de rappeler la genèse de la revue TTR. C’est par une logique historique à la fois interne et externe[2] appliquée aux activités intellectuelles dans les champs notamment littéraires et traductologiques que j’analyserai ma trajectoire, aboutissant à la création de TTR en 1987. Je tracerai succinctement mon cheminement en traductologie après l’installation de TTR à l’Université McGill (sous la direction d’Annick Chapdelaine).

I. Champ, habitus, illusio (Bourdieu)

Je vais présenter, avant d’entrer dans le vif du sujet, les principales notions dont je me sers en effectuant quelques citations empruntées à Bourdieu. Dans la sociologie bourdieusienne, l’une des instances premières est le champ. Bourdieu écrit :

Un champ, s’agirait-il du champ scientifique, se définit entre autres choses en définissant des enjeux et des intérêts spécifiques, qui sont irréductibles aux enjeux et aux intérêts propres à d’autres champs (on ne pourra pas faire courir un philosophe avec des enjeux de géographes) et qui ne sont pas perçus de quelqu’un qui n’a pas été construit pour entrer dans ce champ […]. Pour qu’un champ marche, il faut qu’il y ait des enjeux et des gens prêts à jouer le jeu, dotés de l’habitus impliquant la connaissance et la reconnaissance de lois immanentes du jeu, des enjeux, etc.

1984, p. 113-114

L’espace littéraire existe sous une forme indifférenciée aussi longtemps que des agents ne prennent pas position dans cet espace. C’est en construisant un habitus propre à un champ que les agents l’autonomisent et le différencient. Il en résulte que champs et habitus sont indissociables. Mes recherches sur la littérature anglo-américaine traduite reposent sur les champs différenciés et hiérarchisés de la culture française, spécifiques et autonomes, qu’il s’agisse de la littérature pour jeunes, du roman réaliste, de la science-fiction ou du roman de la Série Noire. Bourdieu écrit :

Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement « réglées » et « régulières » sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre.

1980, p. 88-89

Passer du champ littéraire au champ scientifique, celui de la traductologie, n’est pas très naturel[3]. L’habitus des agents se définissant par rapport aux champs et les activités des agents étant multiples, la nature de leur habitus est toujours potentiellement polyvalente. Ainsi, un agent prend position dans un champ en investissant les dispositions acquises par ailleurs (en raison d’une porosité relative des espaces sociaux), acquises dans la progressivité de l’émergence des champs ou encore, lorsqu’il existe, dans un champ déjà constitué. Un agent doté d’un habitus particulier tend vers les enjeux spécifiques d’un champ avec tout ce qui le caractérise, les enjeux littéraires et les enjeux scientifiques qui correspondent à l’habitus des agents actifs dans l’espace littéraire ou scientifique.

C’est le texte en tant que pratique qui est analysé dans sa relation avec l’espace (ou le champ) où il apparaît. L’illusio rend compte de la pratique textuelle et donne au texte sa dimension sémiotique spécifique. L’illusio scientifique est caractérisée par une absence d’euphémisation, s’efforçant « de dire les choses comme elles sont » (Bourdieu, 1992, p. 458), alors que le texte littéraire « livre la structure, mais en la voilant et en la volant au regard » (ibid.). Bourdieu définit l’illusio littéraire de la façon suivante :

L’illusio littéraire, cette adhésion originaire au jeu littéraire qui fonde la croyance dans l’importance ou l’intérêt des fictions littéraires, est la condition, presque toujours inaperçue, du plaisir esthétique qui est toujours, pour une part, plaisir de jouer le jeu, de participer à la fiction, d’être en accord total avec les présupposés du jeu : la condition aussi de l’illusion littéraire et de l’effet de croyance (plutôt qu’« effet de réel ») que le texte peut produire.

ibid., p. 455

En traductologie, du fait de l’analyse contrastive des textes sources et des textes cibles, nous avons affaire à deux illusiones. Les textes sont placés en regard l’un par rapport à l’autre, et les enjeux sont dégagés relationnellement dans les champs sources et cibles.

II. L’habitus de l’agent dans le champ (para)littéraire de la science-fiction

Si l’on veut analyser la genèse de la revue TTR, on doit s’interroger sur la trajectoire suivie par l’agent (que j’ai été) et tout ce qui est pertinent à l’émergence de la revue. Pour cela, je vais dessiner à grands traits la trajectoire qui a mené à la constitution de TTR, à partir de la création d’une autre revue, littéraire celle-là, la revue Imagine…

Imagine… a, en ce qui me concerne, constitué une première illustration de la pensée de Bourdieu. Constatant l’absence d’une revue littéraire dans le domaine de la science-fiction au Québec, j’ai, en 1979, pris l’initiative d’en créer une[4]. Y a-t-il un type d’habitus sur lequel s’appuie un tel projet? Ce fut d’abord sur un intérêt particulier pour la littérature conjecturale rationnelle (Pierre Versins) que reposa le goût pour cette littérature. Cet intérêt aurait certes pu s’exprimer simplement par la lecture, sans le passage à l’état d’agent actif dans le champ de la science-fiction. Il faut remonter un peu plus haut dans la trajectoire pour saisir la logique de la fondation d’Imagine… et de TTR. Les études à l’Institut supérieur d’interprétariat et de traduction (Paris) dans les années 1960 y sont pour quelque chose. Choisir les études en traduction et, simultanément, effectuer une licence d’anglais, alors que tout naturellement les études universitaires devaient me porter vers les études littéraires, c’était choisir une pratique, loin du subjectivisme impressionniste qui dominait dans les études littéraires, particulièrement élitistes au début des années 1960. Il peut paraître paradoxal que la formation en traduction débouche sur la fondation d’un organe (para)littéraire. Mais ces études sont peut-être parmi les plus adéquates en ce qui concerne l’usage technique de la langue. À cela il faut ajouter que la traduction offre une large ouverture sur l’idée des cultures multiples et diverses. Cette ouverture a trouvé à se réaliser dans mon expatriation en 1971 à Montréal. D’abord engagé en 1971 comme assistant d’enseignement de littérature française à l’Université McGill (j’étais alors titulaire d’une licence ès lettres), j’ai été embauché l’année suivante comme traducteur à Bell Canada, poste que j’ai occupé jusqu’en 1975. Ainsi, on peut conjecturer que les conditions mises en place dans la formation à la traduction et l’expatriation qui s’en est suivie ont pu déboucher sur l’« invention » d’un organe (para)littéraire.

Cette « invention » n’a pas été sans difficulté. Fonder un organe culturel dans une culture spécifique suppose une connaissance intime par immersion dans lesdits faits de culture, a fortiori lorsque l’organe fondé proclame sa relation spécifique avec cette culture, comme ce fut le cas d’Imagine… (revue de science-fiction québécoise). Comment intérioriser cette relation avec le Québec? Il m’est apparu essentiel d’intégrer des agents culturels québécois à la création de la revue (ce furent les écrivains Esther Rochon et Clodomir Sauvé). Avec le recul, on peut dire que la légitimité qu’exige cette création a été jugée heureuse, compte tenu de l’apport des deux écrivains qui se sont associés à l’entreprise.

III. Les conditions de l’émergence de TTR

Ce scénario tripartite mis en scène en littérature à la fin des années 1970 (et qui durera sous diverses formes – en s’élargissant – jusqu’à la fin des années 1990) allait être reproduit dans un domaine culturel autre. Cette fois, ce ne fut pas en littérature que j’ai exercé des activités culturelles, mais dans les sciences humaines, en traductologie. La différence est apparue immédiatement entre le champ littéraire et le champ scientifique. Les champs scientifiques nationaux reposent sur l’universalité de leur pratique, alors que les champs littéraires sont fondés sur la prise en charge de phénomènes culturels liés à la pratique spécifique des lieux où ils émergent. Il en découle que le modèle adopté pour la fondation de TTR[5] ne reposa pas sur l’appui de deux agents, mais sur l’appui d’un autre agent, Robert Larose. Cette collaboration me parut s’imposer à l’époque. Fort de l’expérience acquise par la revue Imagine…, j’ai reproduit les normes techniques de construction d’une revue et ses règles internes d’organisation. Mon habitus s’est trouvé importé dans le cadre des études en traduction, en évitant les faux pas qui avaient marqué le développement d’Imagine…. L’idée de fonder une revue de traductologie m’est venue en 1986-1987, alors que j’étais professeur au Département des langues modernes de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). À cette époque, le Département administrait un baccalauréat spécialisé en traduction, ce qui lui permit de s’orienter vers les études de deuxième cycle en traduction spécialisée. Ce contexte a sans nul doute été un cadre propice à l’émergence de TTR et à la définition de sa ligne rédactionnelle.

1) Le cadre contextuel de TTR

La traductologie n’en était alors qu’à ses balbutiements. À part Babel et Meta il n’existait guère de revue scientifique sur la traduction qui aurait pu dynamiser les études dans le domaine[6]. Les recherches d’alors présentaient quelques promesses avec la théorie du polysystème d’Itamar Even-Zohar, Gideon Toury et José Lambert, mais c’est surtout l’influence de Jean-Paul Vinay et de Jean Darbelnet qui se faisait sentir, en dépit d’ailleurs de l’implantation de la théorie du polysystème en littérature comparée autour de Milan Dimic en Alberta. La théorie du polysystème avait pris le contre-pied des conceptions linguistiques classiques dont Vinay et Darbelnet s’étaient faits les promoteurs. Et c’est chez Even-Zohar, Toury et Lambert que le modèle d’autonomisation traductologique allait trouver ses bases, en s’élargissant à l’ensemble des faits de traduction.

Robert Larose, que j’avais intéressé à une publication périodique, venait de soutenir son doctorat à l’Université de Montréal (en linguistique et philologie), et c’est sans doute pour cela qu’il a pris ses distances par rapport à TTR, ne souhaitant pas être en porte-à-faux avec André Clas, à l’époque directeur de Meta. Il reste que Robert Larose était à la tête du Département des langues modernes de l’UQTR lorsqu’il s’est agi d’obtenir le soutien financier du doyen Paul Laurin; et il a donné son appui sans réserve à mon initiative.

TTR a émergé en quelque sorte d’une opposition larvée et d’une concurrence sous-jacente avec Meta. Il serait erroné de penser que la fondation d’un organe dans un espace déterminé bénéficie automatiquement de l’existence des autres organes dans le même espace, même si les agents du nouvel entrant aimeraient à le croire ou à l’espérer. L’apparition de TTR à côté de Meta, puis son développement avec d’autres revues, sont les conditions contextuelles principales des premières années de la revue. TTR, nouvel entrant en recherches traductives et cherchant à se faire une place dans le domaine, n’a pas connu de difficulté particulière pour imposer sa ligne rédactionnelle; toutes les positions étaient dans l’ordre du possible et pouvaient être prises. Target, revue publiée par John Benjamins et affiliée à la théorie du polysystème, devait paraître l’année suivante, axée essentiellement sur la traduction littéraire. TTR a été fondée à partir de principes différents : les trois lettres du titre reprennent les thématiques principales de la revue : la traduction, la terminologie et la rédaction. Ainsi, dans la présentation du volume I, numéro 1, j’invitais les collaborateurs éventuels à communiquer leurs projets d’essais dans l’une de ces thématiques au comité de rédaction composé d’Annie Brisset, Robert Larose, Sherry Simon, Judith Woodsworth et moi-même. Ce volume I, numéro 1 a été achevé d’imprimer en février 1988 et lancé au symposium sur la traduction tenu à l’UQTR le même mois. Intitulé « Traduction et culture(s) », il porte sur l’Histoire de la traduction, les Idéologies et discours sociaux et Littérature et théâtre en traduction. Il est marqué par la collaboration d’Antoine Berman qui, dans « De la translation à la traduction », retrace le passage de la translation à la traduction à la Renaissance et les conditions dans lesquelles il s’est effectué. Berman avait exprimé son vif intérêt pour TTR, qui fait, en plus de la traduction, une bonne place à la rédaction et à la terminologie, comme il n’avait pas manqué de le remarquer et de le saluer.

On trouve des illustrations de cette ligne rédactionnelle dans de nombreux numéros de la revue. Dès le volume II, numéro 1 dirigé par Annie Brisset et intitulé « Carrefours de la traduction » sont publiés trois articles non strictement sur la traduction : celui de Sylvia Pavel sur la néologie lexicale, celui de Jacqueline Bossé-Andrieu sur les potamonymes et celui de Sylvie Lambert sur l’interprétation simultanée[7]. Au volume V, numéro 2 dirigé par Monique Moser, une place importante est faite à l’écriture de Franz Kafka dans des articles d’Harmut Binder, Hans-Herbert Räkel, Éliane Morillon-Räkel et Joseph Pattee. Pour ce qui concerne la terminologie, on en aura une illustration toute particulière dans volume VIII, numéro 2 dirigé par Jean-Claude Boulanger sur le thème « Technolectes et dictionnaires ».

2) TTR et l’Association canadienne de traductologie

Un événement allait conditionner l’avenir de TTR pendant sa première année d’existence : en mai 1988, TTR devient l’organe officiel de l’Association canadienne de traductologie/Canadian Association for Translation Studies (ACT/CATS). L’Association avait été fondée en mai 1987 au congrès des Sociétés Savantes tenu à l’Université McMaster. Judith Woodsworth en avait été élue présidente et moi-même vice-président. Par un heureux concours de circonstances, TTR et l’ACT avaient été créées pour ainsi dire simultanément. Ces deux organes possédant des objectifs généraux voisins, il m’était apparu que les points de convergence rendaient possible un regroupement des collaborations, d’autant plus que certains membres du comité de rédaction de TTR faisaient partie du bureau de l’ACT. TTR publia les Actes du premier colloque de l’ACT intitulé « La traduction et son public » sous la direction de Sherry Simon et Judith Woodsworth, inaugurant des liens étroits avec l’ACT.

En juin 1989, à mon entrée en fonction à l’Université Concordia, TTR était déjà subventionnée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, et ce, depuis un an. Cette subvention était triennale, ce qui contribua à asseoir les finances de la revue tout en lui conférant une légitimité accrue. L’installation de TTR à l’Université Concordia s’est effectuée avec l’aide financière du doyen Charles Bertrand sur le campus Loyola. Occupé par la direction de TTR jusqu’au volume IX, numéro 2 (2e semestre 1996), j’ai été libéré de cette tâche à partir du volume X, numéro 1, Annick Chapdelaine prenant en charge la revue à l’Université McGill.

Au volume VII, numéro 1, consacré à « Genres littéraires et traduction », est paru mon premier article sur la traduction de la science-fiction américaine en France dans les années 1950, en appliquant les idées de Bourdieu à la traduction[8].

IV. Sociologie de la traduction et traductologie

L’objectivation traductologique entreprise sur la littérature anglo-américaine traduite repose sur le répertoire génologique en vigueur dans la culture française. Pour reconstituer l’ordre dans lequel se sont effectuées mes recherches sur la traduction dans les divers espaces et champs spécifiques, je dois dire (cela apparaîtra clairement ci-dessous) que mon premier contact intellectuel avec la pensée de Bourdieu doit beaucoup à mes activités de recherche en science-fiction. Cela étant, il ne m’a pas semblé approprié de conserver l’ordre original de mes recherches et de mes publications. La logique historique des traductions m’a paru l’ordre qui devait être maintenu, quelle que soit la période où j’avais entrepris d’en effectuer la recherche. D’où l’organisation choisie :

  1. Le roman d’aventures pour jeunes de 1826 à 1960 (2014)

  2. Le roman réaliste de 1920 à 1960 (2007)

  3. La science-fiction dans les années 1950 (1999)

  4. Le roman policier de la Série Noire de 1945 à 1960 (2018)

1) Le roman d’aventures anglo-américain dans l’espace littéraire français pour les jeunes (1826-1960) (2014)

Le vif attrait pour la littérature anglo-américaine en France est apparu dans le deuxième quart du XIXe siècle et il se manifeste de façon évidente notamment avec la traduction/adaptation pléthorique des romans de James Fenimore Cooper (The Last of the Mohicans, 1826), tout comme avec la traduction/adaptation du roman de Harriet Beecher Stowe Uncle Tom’s Cabin, or Life among the Lowly (1852). Il est vrai qu’à l’époque il n’existait aucune protection de copyright pour les écrivains américains. Les auteurs anglais étaient publiés en Amérique dans des rééditions extrêmement bon marché qui ne laissaient aux écrivains indigènes que peu de chance de faire carrière en sol américain; la traduction/adaptation ne compensait guère cette situation très défavorable. La plupart du temps adaptés[9], ces récits étaient destinés à un public « populaire » et à la jeunesse. Ils imposent à la littérature pour jeunes la forme du roman d’aventures de The Last of the Mohicans, Moby-Dick (1851), The Adventures of Huckleberry Finn (1885). Or a lieu en 1886 la Convention de Berne, qui fait sortir la traduction de la zone de non-droit où elle était jusqu’alors cantonnée. Puis, à partir de The Adventures of Huckleberry Finn, les récits seront négociés par contrats pour être traduits ou pour être adaptés; j’ai analysé, à titre exemplaire, les romans de Jack London, James Oliver Curwood, Edgar Rice Burroughs. Même si les États-Unis n’ont pas signé la Convention de Berne, ils ont bénéficié du mouvement de reconnaissance de la propriété intellectuelle des auteurs sur leurs oeuvres, et il n’a plus été observé de cas de contrefaçons et de piratages en traduction après 1886.

Pour dégager ce en quoi consiste un texte à traduire/adapter, il convenait d’examiner ce qui est à l’origine du texte dans la culture source. Prenons l’exemple de Moby-Dick d’Herman Melville. Melville s’est acquis une renommée sulfureuse dans les milieux religieux protestants avec ses premiers récits Typee et Omoo. Sa critique des missionnaires lui vaut des attaques de ses oeuvres, et la liaison qu’il a entretenue avec l’indigène Fayaway (et qu’il raconte dans Typee) fait de lui un pervers sexuel aux yeux de ses commentateurs puritains. Dans le domaine politique, Melville s’attaque à l’impérialisme expansionniste du président Polk, pourtant démocrate comme lui : à cette époque, les États-Unis déclarent la guerre au Mexique pour accroître leur territoire. Melville n’est pas favorable à la conception de l’Amérique comme une terre élue et des Américains comme un peuple élu, et il dénonce l’agression américaine. Malgré les oppositions qui fusent de toutes parts sur ces sujets dangereux, Melville persiste et signe, ne renonçant à aucune de ses convictions. Les modèles de Melville sont Nathaniel Hawthorne (avec lequel il entretient une vive amitié) et William Shakespeare, mais de Shakespeare il ne veut garder que la grandeur, car il souhaite construire une oeuvre dans la jeune Amérique républicaine certes comparable à celle de Shakespeare, mais qui ne lui devrait rien au plan thématique. Aux États-Unis, au XIXe siècle, il n’existe guère de critiques littéraires indigènes, et la réception américaine du roman est d’emblée conditionnée par ce qu’en pensent les critiques britanniques, notamment de l’Athenaeum et du Spectator. En outre, le roman est durement critiqué par des organes religieux qui exercent un poids important sur le lectorat. Tel est le contexte historique et littéraire source dans lequel se développe Moby-Dick et où le roman est reçu. Or, pour ce qui est de la traduction ou de l’adaptation de Moby-Dick, il est très étonnant de constater que la première translation est une adaptation destinée aux jeunes et qu’elle n’est publiée que 77 ans après le roman source (adaptation de Marguerite Gay en 1928). Il est très probable que la réception critique aux États-Unis du roman de Melville a exercé une influence déterminante sur la décision de traduire/adapter le récit en français. Dès lors, il n’est pas indifférent que la translation de Moby-Dick soit une adaptation pour les jeunes, et je me suis demandé comment a été traité le récit sous sa forme adaptée.

La distinction qui s’opère entre la traduction et l’adaptation trouve dans la notion d’homologie entre le texte source et le texte cible son critère essentiel. Entre un texte source et sa traduction/adaptation en texte cible, l’homologie s’évalue à l’aune des illusiones source et cible. Les adaptations de Moby-Dick pour les jeunes sont marquées par des illusiones aventureuses[10]. Après 1886, les contrats de traduction et d’adaptation sont négociés entre les éditeurs source et cible, et c’est par une analyse précise des illusiones des textes que les homologies sont établies en conformité avec les contrats signés. Le modèle d’adaptation appliqué à Moby-Dick diffère notablement de celui observable à propos, par exemple, de The Last of the Mohicans. Adapter Moby-Dick n’a pas répondu aux mêmes exigences que le roman de Cooper. L’adaptation est effectuée directement à partir du texte source, et non pas d’une version antérieure traduite, comme le fut le roman de Cooper. Le roman source de Melville comporte des traits déterminants d’un récit d’aventures pour les jeunes, mais aussi des éléments épiques et sémiotiques (théâtralité et encyclopédisme) estimés non aventureux et donc exclus. Il s’ensuit que l’adaptation de Moby-Dick en tant que roman d’aventures a élagué un large pan du texte source pour ne conserver que l’illusio d’un récit d’aventures pour les jeunes (adaptation de Marguerite Gay, surtout la version de 1954, « pour les jeunes »).

L’adaptation de Moby-Dick à l’intention des jeunes s’opère par abrégement. L’illusio du texte adapté est alors sélective, en phase homologique uniquement avec certains épisodes du texte source. Les paroles blasphématoires d’Achab (« Ego non baptismo te in nomine patris, sed in nomine diaboli ») ne sont pas jugées susceptibles d’être traduites dans le récit pour jeunes[11]. C’est un cas où sont atteintes les limites de l’adaptation pour jeunes, par opposition à la traduction. L’élagage de cet épisode peut-il remettre en question l’éthique de l’adaptation du texte? Si l’on est convenu que l’éthique concerne tout autant l’adaptation que la traduction, l’homologie des illusiones en vigueur en adaptation répond à des déterminations liées aux discours humanistes contemporains. Dans l’épisode blasphématoire d’Achab, l’élagage est estimé éthique dans la mesure où le texte est destiné aux jeunes et où le blasphème n’est pas une parole qui doive leur être accessible. Ainsi, l’éthique de l’adaptation est tributaire de la nature du texte adapté et du lectorat visé par l’adaptation. Je vais poursuivre la réflexion sur cette question à propos de la traduction et de l’adaptation du roman policier de la Série Noire.

2) Le roman réaliste anglo-américain dans le champ littéraire français (1920-1960) (2007)

Au XXe siècle, le roman réaliste américain en français a de particulier qu’il ne connaît pas d’adaptations[12], contrairement aux récits de James Fenimore Cooper, Herman Melville, Harriet Beecher Stowe, Mark Twain. Les éditeurs français s’emparent des textes sans négocier de traitement adaptatif contractuel. Les romans analysés sont traduits, qu’il s’agisse de ceux de Henry James, Ernest Hemingway, John Dos Passos, Henry Miller ou John Steinbeck. L’étude que j’ai effectuée est axée sur l’homologie des illusiones des textes source et cible. En traduction, l’homologie des illusiones est inévitablement fondée sur une déshistoricisation du texte source accompagnée d’une réhistoricisation du texte cible. Le constructivisme structuraliste de la sociologie de la culture de Bourdieu appliqué à la traductologie permet d’analyser comparativement les textes source et cible en dégageant l’éthique des traductions.

L’exemple que j’ai choisi est la traduction de A Farewell to Arms (1929) d’Ernest Hemingway par Maurice-Edgar Coindreau. Hemingway est l’écrivain qui, à partir des années 1920, a eu l’influence la plus vive dans l’espace littéraire anglo-américain. La « ressemblance dans la différence » homologique en traduction exige une analyse sémiotique du texte source et du texte cible. En premier lieu, la syntaxe du texte source, sa ponctuation, sa prosodie, sa rythmique, sa voix, son style (en un mot sa « signifiance », Meschonnic), ne sont pas pris en compte par le traducteur : ce dernier s’éloigne de l’extrême simplicité du style de l’auteur en ne voyant pas que le roman d’Hemingway est fondé sur l’absence quasi totale de marques de ponctuation et de conjonctions. Coindreau ne tient pas compte de la prosodie particulière du texte en insérant des virgules et des points-virgules là où il n’y en a pas dans le texte source, l’usage répété de la conjonction « and » connotant un esprit démocratique et non un esprit épique[13]. La signifiance du récit dépend du style tout autant que du sens des mots. Par rapport au texte source, la traduction produit du bruit qui détruit l’homologie qui, pourtant, était reproductible, au moins sous l’angle stylistique. Dans Mémoires d’un traducteur (1974), Coindreau révèle qu’il ne tenait pas l’oeuvre d’Hemingway en haute estime et que, s’il avait accepté de traduire A Farewell to Arms et The Sun also Rises, c’était à la demande de Gaston Gallimard, avec lequel il était en bons termes. Cela donne à penser combien la relation entre le traducteur et le texte à traduire peut être déterminante, la traduction appelant une intériorisation de l’oeuvre source.

Maurice-Edgar Coindreau a partagé avec Marcel Duhamel une partie des traductions d’Hemingway et, dans une moindre mesure, de Steinbeck publiées aux éditions Gallimard. De Hemingway, Coindreau a traduit A Farewell to Arms (1929), The Sun also Rises (1926) et Death in the Afternoon (1932); Duhamel a pour sa part traduit To Have and Have Not (1937) et The Fifth Column, and the First Forty-nine Stones (1938), anthologie de nouvelles dont il a été tiré trois recueils en français en 1946, 1949 et 1957. De Steinbeck, Coindreau a traduit Of Mice and Men (1937) et amorcé la traduction des cinquante premières pages de The Grapes of Wrath (1939), laissant le reste du livre aux soins de Duhamel. Duhamel a aussi traduit The Long Valley (1938), A Russian Journal (1948), The Wayward Bus (1947) et la pièce de théâtre tirée du roman Of Mice and Men (1937).

Ainsi, en ce qui concerne les habitus des agents de la traduction, je me suis autorisé à aborder le travail traductif de Coindreau et de Duhamel de façon comparative. Maurice-Edgar Coindreau est agrégé d’espagnol et professeur à l’Université de Princeton (New Jersey). Les oeuvres de Faulkner qu’il choisit de traduire sont As I Lay Dying (Tandis que j’agonise) (1934), Light in August (Lumière d’août) (1935) et The Sound and the Fury (le Bruit et la fureur) (1938). Ses goûts le portent également tout particulièrement vers les écrivains du Sud des États-Unis William Goyen et Flannery O’Connor. L’habitus de Coindreau est fondé sur ses origines familiales vendéennes et sur la contre-révolution de la Chouannerie, dont il a intériorisé l’échec; l’échec de la Chouannerie trouve son pendant aux États-Unis dans la guerre de Sécession (cf. Coindreau, 1974). Ces deux séries historiques sont placées dans une relation de coïncidence homologique, même si elles sont sans rapport l’une avec l’autre. À l’opposé de Coindreau, Marcel Duhamel est le parfait autodidacte, qui n’a d’autre diplôme qu’un certificat d’études primaires. Il n’en est pas moins bon élève et reçoit une bourse pour continuer ses études aux frais de l’État. Mais la Première Guerre mondiale l’interrompt. En 1915, il se rend à Manchester avec sa demi-soeur qui va travailler à l’hôtel Midland. Il y décroche aussi un emploi. Après six mois, il parle couramment l’anglais. De retour en France, après divers emplois, il fait son service militaire qu’il passe en partie en Turquie; il y rencontre Jacques Prévert et Yves Tanguy. Après son service militaire, son oncle qui est propriétaire de grands hôtels parisiens lui propose de diriger le Grosvenor, puis l’Ambassador nouvellement construit. Il emménage avec notamment ses amis Prévert et Tanguy au 54 de la rue du Château, qui deviendra l’un des hauts lieux du Surréalisme. Il fait vivre les locataires de l’appartement de la rue du Château avec son salaire de directeur d’hôtel. À la fin des années 1920, il s’essaie en dilettante à la traduction de Green Ice de Raoul Whitfield. Puis, dans les années 1930, il traduit Little Caesar de W. R. Burnett, qu’il publie en feuilleton dans France-Soir. Cette traduction le fait connaître et il entre à la Tobis Klangfilm comme doubleur de films américains et anglais. Il occupe ce poste jusqu’à 1944. Comme dans le cas de Green Ice, il traduit Tropic of Cancer avant-guerre sans avoir de perspectives d’édition. De fait, le roman d’Henry Miller a déjà un traducteur (Paul Rivert) et il sera publié en 1945. Marcel Achard lui recommande trois romans policiers : This Man is Dangerous et Poison Ivy de Peter Cheyney, et No Orchid for Miss Blandish de James Hadley Chase; il les traduit sans savoir s’il va trouver un éditeur. La guerre n’est pas terminée (Paris est libérée le 24 août 1944) et il devient l’homme de confiance de Gaston Gallimard, qui l’envoie à Londres négocier les droits de ses traductions et ceux d’autres romans anglais et américains. Il propose à Gaston Gallimard de fonder une collection de romans policiers, dont les trois premiers titres seraient ceux qu’il a lui-même traduits; Gaston Gallimard accepte la nouvelle collection nommée « Série Noire », sur proposition de Jacques Prévert.

Coindreau assigne une fonction quasi philosophique aux oeuvres qui ont sa prédilection. Ces oeuvres traduites tendent vers une vision tragique[14], alors que Duhamel a une conception ludique de la littérature et son habitus est plébéien. Les deux traducteurs accréditent la thèse de la modernité de la littérature américaine, en se partageant, sans relations conflictuelles, les genres et les auteurs. Duhamel reproduit la relation de dominance en faveur de Coindreau, en reconnaissant à ce dernier une prééminence dans le choix des genres, des auteurs et des textes à traduire. Cela contribue à reproduire les hiérarchies des traductions dans le champ littéraire français sans qu’elles soient le moindrement bouleversées, du moins en ce qui concerne les champs où Coindreau et Duhamel sont actifs.

La traduction en français du roman réaliste anglo-américain est l’indice de la légitimité dont bénéficient la culture américaine et l’American Way of Life, et cela, comme nous l’avons vu, dans les genres de la science-fiction et de la Série Noire. La traduction de la littérature anglo-américaine est effectuée de façon ostentatoire, même lorsqu’elle assimile les textes. S’il y a assimilation, elle ne jouit pas d’une fonction hégémonique dans le texte traduit en dépit des directives des directeurs de collection (cas de Marcel Duhamel en Série Noire). Par la traduction, le champ de la littérature française accrédite la modernité de la littérature anglo-américaine, à la fois objet de l’américanisation de la société française et instrument de critique et de changements sociaux.

3) La science-fiction américaine dans l’espace culturel français des années 1950 (1999)

Les classements de la littérature, tous genres romanesques consi-dérés, y compris ceux que l’institution littéraire française regroupe sous la désignation de « paralittéraire », correspondent à des champs spécifiques et hiérarchisés : roman réaliste, littérature pour jeunes, roman policier, fantastique, anticipation… Le roman réaliste jouit d’une position privilégiée dominante, au point que, lorsqu’il est question de « roman », c’est exclusivement au roman réaliste que l’on se réfère. Si l’on constate que la traduction du roman réaliste anglo-américain ne fait pas bouger le champ réaliste français, il en va tout autrement des genres paralittéraires antimimétiques, qui subissent un chamboulement complet par la translation des textes anglo-américains dans l’espace culturel français des années 1950.

Immédiatement après la guerre, un petit groupe d’intellectuels composé de Boris Vian, Michel Pilotin et Raymond Queneau découvre la Science Fiction américaine. Enthousiastes, ils lisent les romans « six par six » et la revue spécialisée Astounding Science Fiction, fondent le club des Savanturiers (dont font partie Gaston Bachelard, Jacques Audiberti, Pierre Kast, Pilotin, Vian, Queneau) et se réunissent au bar La Reliure. Vian, Pilotin et Queneau publient des articles favorables à la science-fiction dans Les Nouvelles Littéraires, Les Temps Modernes, Critique, Arts, Esprit, la Parisienne. À ces articles répondent des prises de position discréditant le genre dans Combat, Les Lettres françaises, Les Cahiers du Sud, Preuves, etc., sous la plume d’Albérès, Breuil, Butor, Dobzynski, Koestler… Vian traduit The World of Null-A et The Pawns of Null-A d’Alfred E. van Vogt et « Mimsy were the Borogoves » de Lewis Padgett. Il adapte quatre courts récits dans France-Dimanche : « Le Veldt dans la nursery » (Bradbury), « Les Vivisculpteurs » (W. West), « Pas bêtes, les gars de Bételgeuse » (W. Tenn), « Si vous étiez un Moklin » (Leinster).

Le syntagme « Science Fiction » est apparu en 1929 sous la plume d’Hugo Gernsback dans Science Wonder Stories[15]. Ce qui distingue la science-fiction américaine, ce sont sa poétique et son organisation institutionnelle. Ses thématiques, qui contribuent à constituer son illusio spécifique, sont fondées sur les savoirs scientifiques et techniques, sur l’extériorité, la mutation, sur un imaginaire centrifuge qui thématise la généralité du changement, l’attrait de l’altérité, les possibles métamorphoses. Son institution s’autonomise et se spécialise jusqu’à se constituer en champ. Ce champ se caractérise par ses magazines, ses collections spécialisées, ses conventions, ses prix littéraires, ses auteurs, son public d’amateurs inconditionnels, son jargon d’initiés. C’est ce modèle discursif que Vian, Pilotin et Queneau tentent d’importer dans l’espace culturel français sous la forme d’un champ homologue au champ américain.

Boris Vian est ingénieur diplômé de l’École centrale des arts et manufactures en 1943 et engagé à l’Association française de normalisation la même année. Ce sont les romans qui allient le scientifique et le littéraire qui ont sa prédilection. Pour lui, le lecteur idéal de science-fiction, « c’est le mathématicien, le physicien ou les gens très cultivés du modèle de Raymond Queneau qui savent à la fois ce que l’on fait en littérature, ce que l’on fait en mathématiques, ce que l’on fait en physique. Ce sont les gens qui ne font pas un mur entre eux et une partie de la connaissance » (Kast et Vian, 1969 [1958], p. 27).

Comment la sémiotique de la science-fiction se déploie-t-elle dans le texte source et comment est-elle traduite? La caractéristique de la sémiotique de la science-fiction est d’être « un discours fondé sur une syntagmatique intelligible mais des mirages paradigmatiques, des paradigmes absents » (Angenot, 1978, p. 75). L’édifice conjectural du récit repose sur des inventions verbales, des mots-fiction. Ainsi, les mots-fiction de The World of Null-A appartiennent à la thématique de la médecine, des transports, de la philosophie, de la linguistique : « cortical-thalamic integration », « similarize », « distorter » sont des technolectes fictifs qui ne présentent pas de difficultés particulières de traduction en français. Ces mots-fiction anglo-américains sont issus de racines gréco-latines tout comme peut l’être leur traduction française : « intégration corticothalamique », « similariser », « distorseur ». Les difficultés de traduction ne ressortissent pas à la syntagmatique de la science-fiction. Les traductrices et traducteurs doivent s’efforcer de rendre homologiquement les textes et notamment leur stylistique de façon à exprimer leur stylistique comme c’est le cas de tout texte littéraire.

Les traductions de la science-fiction américaine répondent à des exigences apologétiques bien plus qu’à des nécessités commerciales. Il est possible de dégager les topoï suivants des récits de science-fiction. D’abord, la science-fiction est un « genre nouveau » (Kast et Vian, 1969 [1958], p. 28) : elle met sous les yeux de l’homme moderne une image non spécialisée de lui-même, que Vian rapproche de Pic de la Mirandole[16]. Autre topos : la contestation des valeurs traditionnelles. Dans The World of Null-A, la Sémantique générale d’Alfred Korzybski est mise à profit pour évoquer un monde non aristotélicien. Cette théorie – par ailleurs très critiquée – présente l’avantage pour l’écrivain de science-fiction de remettre en question de façon radicale les valeurs communes selon des paradigmes fictionnels non mimétiques. Selon Vian, la science-fiction américaine « double l’excitation affective d’une sorte d’ivresse de la raison de goût très spécial » (Vian et Spriel, 1951, p. 624).

Le champ spécifique de la science-fiction qui s’est formé dans la culture française à partir du modèle anglo-américain est dès lors seul habilité à dire ce qu’est et ce qui est la science-fiction, et à statuer sur ce qui, en science-fiction, est digne d’être admiré et consacré. Ce mouvement d’importation s’est effectué par la traduction et la traduction trouve là sa fonction primordiale.

4) Les Métamorphoses du roman policier anglo-américain en français (Série Noire, 1945-1960) (2018)

Contrairement à la reconnaissance de la science-fiction en tant que genre en France, laquelle s’est constituée en champ ex nihilo par la traduction, la Série Noire s’est intégrée au champ existant du roman policier en se définissant en relation avec les romans publiés en français (traduits et non traduits) et en entrant en concurrence avec eux. Ce qui caractérise la Série Noire, c’est qu’elle est malgré tout une collection (quasi) entièrement traduite : ses particularités tiennent, d’une part, à son illusio spécifique, la culpabilité sociale généralisée, et, d’autre part, au plan sémiotique, son style argotique et familier, en général humoristique. Elle prend complètement ses distances par rapport aux romans « à énigme » de Conan Doyle et d’Agatha Christie dont le détective s’efforce de dénouer le « mystère » en démasquant le coupable.

La Série Noire s’est construit une forme d’autonomie sous la gouverne de Marcel Duhamel, qui organise un secrétariat spécifique (Janine Hérisson, puis Odile Lagay) et réunit un groupe d’une vingtaine de traducteurs (dont Minnie Danzas, Henri Robillot, Janine Hérisson) qui suit ses indications générales de traduction. Cette organisation n’est pas immédiatement mise en place, comme l’indiquent les archives de la collection et les notes de service échangées entre Claude Gallimard (et Guy Schoeller de Hachette) et Marcel Duhamel. Les archives de la collection font apparaître une forte concurrence dans le champ du roman policier entre la Série Noire de Duhamel et Un Mystère (les Presses de la Cité) de Sven Nielsen, qui s’efforce de publier lui aussi des traductions de l’anglo-américain avec les mêmes visées que la Série Noire. Sven Nielsen, directeur des Presses de la Cité, a toute latitude pour attirer les auteurs les plus prometteurs en leur offrant des conditions financières avantageuses et des tirages supérieurs à ceux de Gallimard[17]. En dépit de cela, c’est la Série Noire qui gardera une dominance dans la traduction du roman policier anglo-américain. À quels facteurs cette dominance est-elle due?

C’est, d’abord, le type de traduction imposée par Duhamel qui donne à la Série Noire son caractère particulier. Duhamel demande à ses traductrices et traducteurs « qu’à aucun moment cela ne fasse traduction » (Lettre du 13 juin 1962 de M. D. à Maurice D.). L’illusio de la Série Noire est fondée sur un style léger généralement peu conforme au style du texte source[18]. Il en résulte que ce style semble éloigner les textes traduits des textes sources, en ce que les textes traduits dénotent une relation beaucoup moins nette avec le puritanisme ambiant des textes sources[19]. Cet effet a été interprété comme de la fausse traduction, ces textes étant censément arrangés. Robert Soulat, directeur de la Série Noire après la disparition de Marcel Duhamel en 1977, s’inscrit en faux contre cette conception. Si des coupes sont effectuées, c’est toujours avec l’accord des auteurs. « Nous en demandons l’autorisation par contrat aux auteurs, et s’ils refusent, on râle, mais on ne les prend pas.[20] » La fausse impression d’arrangement est en partie due au style humoristique des traductions et en particulier aux titres familiers des romans, les titres étant choisis dans une liste préétablie de quelque deux cents propositions qui n’ont qu’une relation lointaine avec le contenu du livre et le titre original.

En 1950, Marcel Duhamel fait parvenir à Claude Gallimard un récapitulatif de son travail :

Sait-on que pour trouver un bon livre, il faut en faire venir 20 d’Amérique, les faire lire par un minimum de 3 et parfois 4 lecteurs différents. Soit, par an, au moins mille livres avec fiches, rapports, correspondance que cela représente. Comptabilité sur tableaux à tenir à jour, renvoi des rendus, etc. Rapports avec agents et auteurs pour contrats. Choix des 20 traducteurs employés en permanence (certains mettent trois mois et plus à traduire un livre). Essais constants de nouveaux traducteurs à revoir. Rapports avec la fabrication. Exécution par mois de 5 à 6 notices biographiques et autant de résumés pour jaquettes. Révision de chaque manuscrit (15 jours de travail en moyenne par manuscrit, quand ce n’est pas un mois). Retapage après corrections, la plupart du temps, – soit 10 à 12 000 francs de frais supplémentaires. Correction des épreuves. Bons à tirer.

Addendum au Rapport de Marcel Duhamel à Gallimard, en 1950

Dans le même Rapport, Duhamel demande à Claude Gallimard que soit résolue « la question du contact permanent avec quelqu’un qui représente à la fois la N.R.F. et Hachette et qui ait le pouvoir de prendre des décisions ». Duhamel sera entendu et Claude Gallimard jouera ce rôle de contact à partir des années 1950.

Il est dans la nature de la traduction, je le rappelle, de déshistoriciser les récits de leur contexte social d’origine et de les réhistoriciser dans le champ de réception, celui du roman policier français, dans le cas qui nous occupe. La déshistoricisation/réhistoricisation par la traduction décale l’illusio des oeuvres traduites par rapport aux oeuvres source, de telle sorte que les illusiones des textes source et cible peuvent entretenir entre eux des relations d’homologie, c’est-à-dire de « ressemblance dans la différence » (Bourdieu, 1987, p. 167). Le potentiel de ressemblance est dans l’histoire qui est contée (et qui est aux antipodes du roman policier traditionnel à énigme), et cette histoire est fondée sur une vision du monde où la culpabilité est diffuse dans la société. La différence tient à ce que cette culpabilité n’est pas ressentie comme elle est ressentie dans la société source, du fait qu’elle n’est pas habitée par une conception puritaine de l’histoire sociale et qu’elle n’est pas l’objet d’une critique sociale aussi ciblée. Si les récits traduits sont appréciés, c’est surtout parce qu’ils sont aventureux et qu’ils sont empreints d’une dimension ludique, que Duhamel accentue en optant pour un style argotique en traduction. Qu’il s’agisse de Dashiell Hammett, Raymond Chandler ou Chester Himes, ils possèdent en traduction, chacun à leur manière, une dimension aventureuse, un style agile, vif, qui est la marque de fabrique de la traduction façon Série Noire.

La traduction en Série Noire possède l’un des traits fondamentaux de la traduction culturelle et en particulier de la traduction littéraire : le décalage homologique ne semble pas interprétable en termes de manquement à la « fidélité » et à la littéralité. Alain Rocher constate, à propos du transfert des discours philosophiques et religieux de la Chine au Japon, qu’« il n’y a pas d’erreur dans les phénomènes de transfert culturel » (1993, p. 33). La traduction de la Série Noire pourrait ainsi remettre en question le littéralisme en traductologie, si l’on convient d’aborder le transfert interculturel selon des principes centrifuges, des principes où la signifiance est régie par d’autres figures que centripètes.

Quoi qu’il en soit, il demeure que la traduction telle qu’elle est couramment pratiquée en Série Noire doit être considérée selon les déterminations spécifiques conformes aux contrats signés avec les auteurs américains et leurs représentants. Lorsque les contrats autorisent des adaptations, les traducteurs/adaptateurs ont une plus grande latitude pour « arranger » le texte source. L’éthique traductive et adaptative trouve ainsi ses limites dans les types de textes traduits ou adaptés, comme on l’a vu à propos des adaptations pour jeunes et à propos des romans de la Série Noire, les contrats constituant des éléments déterminants après le congrès de Berne de 1886.

« Double réflexivité » et traductologie : conclusion

Dans l’introduction, j’ai brièvement présenté la manière dont je me suis situé par rapport à la théorie sociale de la culture de Bourdieu, et, ce faisant, j’ai dessiné ce que le sociologue appelle la « double réflexivité ». En conclusion, je vais tracer comment se distinguent l’agent traductif et l’agent traductologue dans leur pratique. L’agent de la traduction est en tout premier lieu le traducteur ou la traductrice et, en particulier en littérature, le directeur ou la directrice de collection de traductions, et celles et ceux qui travaillent à la publication des traductions. Les agents actifs en traductologie (les chercheurs et chercheuses, les animateurs/animatrices et collaborateurs/collaboratrices des associations, des revues, etc.) entrent dans une catégorie à part, du fait que les enjeux des activités des agents traductifs et traductologiques ne sont pas identiques. Les enjeux des textes littéraires traduits et ceux de la littérature indigène cible peuvent être communs. Mais les visées de l’agent traductologique sont internationales compte tenu du savoir qu’il s’efforce de diffuser au-delà des langues et des cultures où s’exprime ce savoir. Son action s’exerce dans le champ de la traductologie, spécifique et autonome. Le traductologue exerce ses activités en théorie, en histoire de la traduction, et dans les domaines qui tournent autour de la traduction (y compris la terminologie et la rédaction dans leurs relations avec la traduction) et dans les publications et les communications traductologiques.

L’objectivation traductive consiste dans l’analyse de tout ce qui a trait à la traduction (cf. ci-dessus). Cette analyse porte sur des corpus littéraires et non littéraires, et aussi sur les conditions où sont réalisées les traductions dans les champs et par les agents traductifs. Ce sont ces déterminants que j’ai analysés dans les champs examinés plus haut (n’en donnant qu’un aperçu), en envisageant les habitus de traduction des agents qui ont contribué à produire les textes traduits et qui les ont effectivement traduits. Des champs analysés dans la culture cible ressortent des prises de position de traduction diverses. Ces prises de position résultent des positions possibles des agents et de leur habitus, leur habitus résultant lui-même de l’histoire vécue dans chacun de ces champs analysés. Cela contribue à donner de la traduction une image mutable qui oblige à considérer la traduction selon une conceptualisation régie par les figures de la métamorphose à partir de substrats liés aux textes sources revisités par la traduction.

La traduction est le produit des champs où elle est pratiquée et ce produit émane de leur histoire. Les espaces sources des catégories romanesques analysées où sont effectuées les traductions imposent aux espaces cibles une expressivité spécifique qui est plus ou moins conditionnée par la signifiance homologique des textes à traduire. Les traductions s’étayent sur les textes sources, quels que soient les traits retenus en vue de la traduction, et il pourrait en être de même pour les adaptations, sauf si ces dernières sont négociées dans des contrats d’adaptation, avant de tomber dans le domaine public[21].

L’habitus du traducteur et celui du traductologue ne coïncident pas de façon naturelle, les enjeux du traducteur étant en conformité avec les enjeux de la littérature, les enjeux du traductologue entrant dans la catégorie des enjeux scientifiques. Il en résulte que le traductologue qui analyse les objets traductifs et les habitus des agents de traduction dans le champ de la traductologie est susceptible d’avoir son habitus lui-même analysé. C’est ce que j’ai tenté dans le présent essai. Dans mon cas, la sociologie des biens symboliques, notamment littéraires, a trouvé une illustration en « paralittérature » et en traduction. La science-fiction en tant que genre « populaire » s’oppose à la littérature « haute », tout comme le roman policier, à l’époque où se dessine une trajectoire de vie qui trouve à s’exprimer dans les possibles qui s’offrent à l’habitus en voie de constitution.

La double réflexivité dans le champ traductologique est partie intégrante de ce champ. Elle permet de dire en quoi consiste le champ du point de vue de ses enjeux, de dire ce qui est savoir légitime et ce vers quoi est tourné son devenir. Pour accéder à une pensée qui satisfasse la direction que l’on s’efforce de donner à ses recherches, en construisant la trajectoire de son habitus de traductologue, il y a nécessairement un « prix à payer ». Ce prix est constitué par la mise en pleine lumière du sujet connaissant comme sujet et objet de l’analyse, comme autoanalyse du traductologue.

La création de TTR et de l’ACT a contribué à créer les conditions de la dynamisation du champ traductologique. Ainsi, une fois acquise l’autonomie du champ traductologique, peuvent se donner libre cours des luttes de pouvoir entre les agents sur la légitimité scientifique du savoir en traductologie et se développer l’espace des possibles traductologiques.