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Introduction

Dans cette étude, nous nous intéressons à la note de bas de page ajoutée par le traducteur, en tant qu’enjeu stratégique de l’appareil péritextuel[2] (Genette, 1987, p. 10) et seuil où celui-ci se dévoile. Nous proposons d’analyser le cas du Mercurio britannico, traduction italienne du Mercure britannique, périodique d’inspiration contre-révolutionnaire rédigé par le journaliste politique genevois Jacques Mallet du Pan (1749-1800) et publié à Londres de 1798 à 1800. Cette traduction nous interroge sur son rôle dans la circulation des idées politiques contre-révolutionnaires dans le contexte d’accueil et sur la manière dont la voix du traducteur se fait entendre dans les notes infrapaginales. Au fond, les questions que nous nous posons sont les suivantes : quelles sont les fonctions assumées par la voix du traducteur? De quelle façon la voix du traducteur évolue-t-elle à travers le prisme des notes de bas de page? Les notes de bas de page ajoutées par le traducteur seraient-elles à considérer comme une prise de position politique de la part de celui-ci? Seraient-elles un indice révélateur de sa volonté d’« agir politique »?

Pour y répondre, nous envisageons de nous pencher d’abord sur le projet éditorial, ainsi que sur les enjeux politiques de la traduction italienne du Mercure britannique, et d’analyser ensuite les notes insérées par le traducteur dans le Mercure britannico. Pour mener à bien l’examen de celles-ci, nous relevons, en premier lieu, la typologie des fonctions assumées par la voix du traducteur dans ces notes infrapaginales. En nous appuyant sur de nombreux exemples, ces fonctions sont ensuite décortiquées. Enfin, dans la conclusion, nous revenons sur les réponses que nous avons apportées et des pistes de réflexion sont proposées.

Le Mercure britannique : un périodique contre-révolutionnaire en traduction

Publié en 36 numéros à Londres entre le 20 août 1798 et le 25 mars 1800, le Mercure britannique est un périodique d’inspiration contre-révolutionnaire, rédigé en français par le journaliste politique genevois Jacques Mallet du Pan pendant son exil en Angleterre[3]. Ce bimensuel a fait l’objet de maintes études[4] visant à mieux cerner la figure de son rédacteur, philosophe et disciple avoué de Voltaire pendant sa jeunesse, « monarchien » modéré lors de l’Assemblée constituante de 1789 et plus tard contre-révolutionnaire réformateur.

En revanche, peu d’attention a été accordée à ses traductions en anglais, le British Mercury, en portugais, le Mercúrio britânico[5], et en italien, le Mercurio britannico. Dans ce dernier cas, le faux nom de l’éditeur « Guglielmo e G. Spilesbury Snowhill » et le lieu d’impression fictif de Londres ont été utilisés. La publication, en fait, fut assurée par Francesco Andreola à Venise quelque sept mois après la parution du premier numéro du Mercure britannique, comme l’attestent la permission pour l’impression du 30 mars 1799 et la déclaration formelle du 22 avril 1799 (Riformatori allo Studio di Padova [Réformateurs de l’Université de Padoue]), dans lesquelles il est certifié que le manuscrit du Mercurio britannico a été vu et approuvé[6].

Toutefois, la traduction italienne du Mercure britannique est désavouée et taxée d’« édition furtive », ainsi que l’édition parue à Paris, dans l’avertissement figurant en tête du numéro 29 (25 novembre 1799, p. 261) :

Avertissement.

Informé qu’il se publie à Paris et à Venise des contrefaçons du Mercure britannique, dans lesquelles les Editeurs osent se permettre des suppressions et des remplacements à leur manière, l’Auteur désavoue ces Editions furtives, en avertissant leurs lecteurs de ces interpolations par lesquelles on essaie de le défigurer.

Il ne reconnoît d’authentiques et de légitimes que les exemplaires délivrés à Londres aux Adresses mentionnées sur l’Enveloppe et ceux que fournissent sur le Continent les Directeurs des Postes Impériales, et la Maison de Librairie de Messieurs Fauche et Compe, à Hambourg.[7]

La contrefaçon est une véritable science au XVIIIe siècle (Darnton, 2008, p. 278) et son lien avec la traduction de la presse politique constitue un vaste domaine d’étude qui déborde le cadre de notre recherche. Soulignons néanmoins que Mallet du Pan n’était pas seulement le fondateur du Mercure britannique, il était aussi partie prenante de l’édition et il diffusait (de manière non exclusive) les exemplaires de son journal, ainsi que le suggère la mention « chez l’auteur » sur la page de titre. Partant, nous pouvons nous demander si Mallet du Pan a désavoué la traduction italienne pour des intérêts économiques, pour des revendications liées à ses prérogatives d’auteur et/ou à cause des modifications apportées non pas tant au péritexte éditorial qu’à quelques articles.

En effet, le péritexte éditorial (Genette, 1987, p. 26) du Mercurio britannico ayant trait à la couverture, à la page de titre, au format et à la composition typographique, ne se démarque pas de l’édition originale, sauf pour les avis de l’éditeur qui sont omis. Le nom du/des traducteur(s) n’est jamais mentionné et nous ne disposons que de peu d’information à ce sujet, comme nous le verrons plus loin.

Pour ce qui est des articles figurant dans l’édition française, ils sont rapportés sans modification de l’ordre et sans ajouts ni suppressions, à trois exceptions près. Dans le dernier numéro du Mercurio britannico, le no 36 du 25 mars 1800, le nécrologe de Mallet du Pan par Pierre-Victor Malouet (1740-1814) est inséré[8]. Deux suppressions sont à remarquer dans les numéros du 10 janvier (no 32) et du 10 mars (no 35) 1800. Dans le numéro 32, l’article d’ouverture, portant sur la corruption de l’Église de Rome au XVIe siècle, ainsi que sur les événements avant 1789, est négligé. Dans le numéro 35, les nouvelles sur la situation italienne après l’offensive austro-russe lancée entre avril et septembre 1799 sont omises. Nous ignorons les raisons qui ont poussé le traducteur et/ou l’éditeur à apporter ces modifications. En ce qui concerne les suppressions, il se peut que le traducteur ait préféré gommer tous les propos critiques à l’encontre de la papauté et de la situation politique italienne de l’époque.

Pour autant, les articles consacrés à l’Italie font également l’objet de remaniements majeurs de l’appareil péritextuel. Nous pensons notamment aux nombreuses notes de bas de page insérées par le traducteur et l’éditeur[9]. Cela nous interpelle quant aux raisons de ce choix, à la typologie et au contenu de ces notes. Toutefois, avant de les passer au crible, il semble pertinent de s’attacher aux enjeux plus proprement politiques du Mercurio britannico.

Le Mercurio britannico et ses enjeux politiques

Le Mercure britannique, à travers ses traductions, visait l’opinion publique européenne, surtout celle des pays en guerre contre la France républicaine à l’époque du Directoire (1795-1799). En ce qui a trait à l’Italie, la diffusion de la traduction de ce bimensuel ne fut pas faible, du moins si nous prenons en compte les exemplaires du Mercurio britannico conservés dans les bibliothèques publiques. D’après nos recherches, la traduction imprimée à Venise est conservée dans au moins seize bibliothèques[10]. Ajoutons que la plupart d’entre elles en possède la série complète. La version française est encore plus présente et nous en avons recensé des exemplaires dans vingt-huit bibliothèques italiennes, une donnée qui ne surprend pas, compte tenu que dans ce contexte historique et géographique la langue française rayonnait et que les livres français circulaient largement[11]. De surcroît, il est intéressant de remarquer que la diffusion du texte original et de la traduction vers l’italien se limite au Centre-Nord de l’Italie. Cette distribution dans le territoire est sans doute le résultat du contrôle exercé sur la presse dans le Royaume de Naples où ni le gouvernement des Bourbons ni le gouvernement républicain ne pouvaient permettre la libre circulation du Mercurio britannico en raison des troubles politiques de l’époque.

Ce périodique s’inscrit donc dans le cadre du vaste essor de la presse commencé pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle et qui atteignit son comble, du point de vue des caractéristiques et du tirage, au cours des années révolutionnaires[12]. Le Mercure britannique n’était pas un journal d’information, mais un moyen de formation de l’opinion publique, d’interprétation des événements et au fond de propagande politique. Le projet de création du journal avait été encouragé par une partie du monde politique anglais qui le considérait comme une initiative stratégique pour soutenir l’effort de guerre. En outre, Mallet du Pan, exilé à Londres, avait des difficultés à maintenir des contacts avec son réseau d’informateurs et notamment à avoir des nouvelles des champs de bataille[13]. Par exemple, au début du mois de janvier 1799, il écrivait candidement : « Depuis un mois, on est privé de toute information du continent par Hambourg, et réduit à quelques misérables gazettes de Paris, où la fable se mêle à la vérité » (Mercure britannique, 10, 10 janvier 1799, p. 69).

Cela ne l’empêchait pas de consacrer trente-cinq pages à la guerre déclenchée par la France contre le Royaume de Naples et de Sardaigne, en ne possédant que des informations très incomplètes. Il ne fait guère de doute que les articles rédigés par Mallet du Pan sont des textes éminemment politiques visant moins à informer qu’à orienter l’opinion.

Par ailleurs, l’engagement politique jalonne toute sa vie. Ses premiers pas sur la scène publique remontent aux années des « révolutions » genevoises du XVIIIe siècle. En 1781, ses prises de position lui avaient valu à la fois l’exil et l’admiration de Voltaire. Cet illustre philosophe l’avait aidé à commencer sa carrière de journaliste à Paris, où il fut nommé rédacteur politique du Mercure de France en 1783.

Après la prise de la Bastille, autour de Mallet du Pan et de son journal se regroupèrent les monarchiens, à savoir tous ceux qui avaient participé aux premières phases de la Révolution préconisant une monarchie constitutionnelle[14]. Plus tard, en 1792, Louis XVI confia à Mallet du Pan une mission auprès des émigrés. Du coup, son engagement politique devint plus actif. À l’instar de ce qui était arrivé en Suisse, ses positions modérées lui aliénèrent les sympathies de tous les acteurs politiques. Il ne manqua pas, pour autant, de critiquer la révolution politique et sociale en cours dans la République, aussi bien que la myopie et la mesquinerie des émigrés qui ne se rendaient pas compte de l’impossibilité de restaurer l’ancien régime.

Il devint ensuite informateur de quelques cours européennes, notamment de celles autrichienne et portugaise. Pendant les premiers mois du Directoire (1795), il caressa l’espoir que le nouveau gouvernement pourrait mettre fin au procès révolutionnaire et rétablir l’ordre en France et la paix en Europe. Néanmoins, cet espoir s’effondra rapidement et l’invasion française de la Suisse, au début de 1798, força le journaliste genevois à gagner Londres.

Bien que Mallet du Pan fût désormais hors du jeu politique, son expérience personnelle nourrit le projet du Mercure britannique. Ce périodique, ainsi que le suggère son titre, s’inscrivait dans la droite ligne du Mercure de France et il en continuait la lutte. Cependant, le but poursuivi était différent : il ne s’agissait plus d’empêcher une dérive jacobine en France, mais de sauver l’Europe de la violence prédatrice de la République. Ainsi, la lecture des événements italiens des années 1798-1799, marquées par la dramatique et éphémère expérience des Républiques-soeurs[15], était fortement influencée par les réflexions de Mallet du Pan sur la nature des phénomènes politiques en général et des révolutions en particulier. Parmi les nombreuses remarques politiques figurant dans le Mercure britannique, signalons celles où il semble s’esquisser une espèce de « traduction » de la réalité historique italienne et européenne en fonction de son système d’interprétation. En effet, le journaliste genevois a recours à un mécanisme analogique : les événements italiens reproduisent, à ses yeux, les mêmes dynamiques qui s’étaient créées ailleurs, notamment en Suisse. Prenons, par exemple, le cas du Piémont. Souhaitant évoquer la situation du Royaume de Sardaigne, Mallet du Pan écrit en 1798 :

Il est pénible d’observer que le tableau de la Suisse, tel que nous l’avons décrit dans les Numéros précédents, peut d’un jour à l’autre devenir celui de la plus grande partie de l’Europe […]. Qu’ont valu aux Puissances pacifiques ou pacifiées leur désertion de la cause générale? S’il est un Souverain qui méritât quelques égards, c’étoit le Roi de Sardaigne.

Mercure britannique, 4, 10 octobre 1798, pp. 281 et 283

En revanche, Charles-Emmanuel IV de Savoie, lui aussi, avait été trompé et, malgré les promesses de paix, il ne put conserver son trône, car les stratégies républicaines pour la Suisse, le Piémont et l’Europe entière prévoyaient d’entamer des négociations de paix et, entre-temps, d’en préparer la débâcle. Aussi, dans la description des insurrections antifrançaises, la « sulphureuse Italie », la Suisse et l’Allemagne partagent le courage et la vertu rousseauistes des populations rurales.

Pendant ces années-là, il était essentiel pour Mallet du Pan de répondre aux incessantes victoires remportées par les Français, et, d’une certaine manière, de ne pas perdre l’influence de sa précédente activité de « political analyst who had advised princes and statesmen and expected to be heard » (Burrows, 2000, p. 127). Il semble s’adresser moins à l’opinion publique italienne et européenne qu’au cabinet viennois. Tous les articles évoquent le concept suivant : l’Autriche doit mettre fin aux atermoiements, rejeter toute négociation et, en s’alliant avec les Russes, elle doit soutenir sans cesse l’Angleterre dans son combat non pas tant contre la France que contre la République du Directoire. Les propos sont si durs qu’ils causent des difficultés à l’éditeur vénitien. Pour en revenir à l’exemple du Piémont savoyard, en 1799 Mallet du Pan reprochait à l’Autriche d’avoir laissé Charles-Emmanuel IV à son destin, permettant ainsi l’invasion de ses États. D’après le publiciste genevois, le sort du souverain piémontais ressemblait à celui de Louis XVI, détrôné de facto le 14 juillet 1789 et prisonnier jusqu’à sa mort. Ce parallèle, utilisé pour accuser les Autrichiens de défendre les intérêts de l’Italie du Nord sans aucune clairvoyance, était très marquant et il ne pouvait passer inaperçu, étant donné que le Mercure britannique était imprimé à Venise, ville sous contrôle des Autrichiens. Partant, craignant des critiques, l’éditeur décida d’ajouter la note suivante pour justifier le comportement des généraux autrichiens :

L’arrischiar congetture in materia di Stato, è lo stesso che commettersi alla fede dei sogni, ma gli uomini preferiscono di dir qualche cosa e d’immaginar ragioni; piuttosto che confessare la propria ignoranza; così si fa uso della propria fantasia e non della Storia; e si fabbricano i romanzi in politica.

Mercurio britannico, 10, 10 janvier 1799, p. 50

[Se risquer à faire des conjectures au sujet de l’État, est comme faire confiance à ses rêves, mais les hommes préfèrent dire quelque chose et imaginer des raisons, au lieu d’avouer leur ignorance; ainsi, on a recours à sa fantaisie et non à l’Histoire; et on fabrique des romans en politique.] 

notre trad.

Ce prudent éditeur découvrait son propre jeu : le Mercure britannique ne donnait pas de vraies informations « en matière d’État », mais il faisait des « conjectures », il avançait des hypothèses et des opinions. Les propos de l’article étaient qualifiés de « fantaisies » et de « romans ». Bref, cet éditeur semble suggérer que, pendant ces années turbulentes, la propagande antirévolutionnaire et antifrançaise du Mercure britannique était la bienvenue à condition que ce journal d’opinion politique ne donne son avis que sur les gouvernements étrangers.

Les notes de bas de page dans le Mercurio britannico et leurs fonctions

À la suite des essais fondateurs de Gérard Genette (1982, 1987) sur la notion de paratexte, nombre de traductologues se sont penchés sur les éléments paratextuels comme lieux où le traducteur intervient (Lefevere, 1992; Venuti, 1995; Hermans, 1996; Kovala, 1996). La centralité de l’étude du paratexte en tant que première étape pour l’analyse du texte traduit est soulignée par Lambert et van Gorp (2014 [1985]), Risterucci-Roudnicky (2008) et Bastin (2010), alors que Tahir Gürçağlar (2011) met en avant l’importance de combiner l’analyse des paratextes avec celle du texte traduit. Baker (2006) et Hermans (2014 [2007]), pour leur part, ont intégré l’examen des paratextes dans leurs études.

À côté des travaux sur les paratextes des ouvrages littéraires traduits (Armstrong, 2007; Elefante, 2012; Gil-Bardají, Orero et Rovira-Esteva, 2012; Pellatt, 2013; Batchelor, 2018; Xiangyun Zhang, 2019; Belle, 2020; Palimpsestes, 2018; Atelier de traduction, 2018; InTRAlinea, 2020), les études sur les textes relevant des sciences humaines et sociales prennent une place de plus en plus importante (Delisthati, 2011; Jooken et Roorick, 2011; Rooryck et Jooken, 2013, 2018; Batchelor et Harding, 2017; Iamartino et Manzi, 2018). Au sein de ces études, la réflexion sur la note infrapaginale ajoutée par le traducteur a acquis ces dernières années un dynamisme remarquable. Pourtant, comme dans le cas des paratextes, la quasi-totalité des études privilégient la littérature (Henry, 2000; Hersant, 2000; Léger, 2002; Sardin, 2007; Varney, 2009; Lopes, 2012; Xu, 2012; Toledano Buendía, 2013; Loïez, 2018; Bogé-Rousseau et Josselin-Léray, 2018). Les textes issus du domaine des sciences humaines et sociales ont très peu attiré l’attention des spécialistes, à quelques exceptions près (Valdeón, 2014; Celotti, 2015 et 2021; Leech, 2020). Il s’agit, à notre sens, d’un terrain très fécond et propice à l’exploration des dynamiques qui se tissent entre traduction et circulation des idées politiques, ainsi qu’aux façons dont ces idées se croisent et affectent la pratique traductive. C’est à partir de ce constat et de l’observation que la note allographe infrapaginale dans la presse politique au XVIIIe siècle demeure, à notre connaissance, un thème largement inexploré, que nous avons décidé d’inscrire notre contribution dans cette lignée.

Pour en revenir au Mercurio britannico, nous constatons qu’il comporte 20 notes de bas de page, dont 13 du traducteur et 7 de l’éditeur italien (voir tableau ci-dessous). Au chapitre du traducteur, nous avons souligné plus haut que son identité reste inconnue à ce jour. Cependant, deux questions demeurent en suspens : ce projet de traduction a-t-il été accompli par un seul traducteur ou plusieurs? Pourquoi a-t-il choisi, ou bien ont-ils choisi de garder l’anonymat[16]?

En ce qui concerne la première question, il n’est pas possible de trancher, faute d’informations précises, même si la note de bas de page ajoutée à l’article « Prime ostilità tra il Re di Napoli e il Direttorio di Francia » [Premières hostilités entre le Roi de Naples et le Directoire de France] (Mercurio britannico, 28, 10 novembre 1799) laisse entrevoir la possibilité qu’on ait fait appel à plus d’un traducteur pour réaliser ce projet. Or, le traducteur se qualifie de « Il Trad. Romano » [Le Trad. Romain] (ibid., p. 34)[17], alors que dans les autres notes infrapaginales examinées cette précision n’est jamais apportée.

Quant à la deuxième question, nous pouvons nous perdre en conjectures sur les raisons pour lesquelles le/s traducteur/s a/ont préféré ne pas se révéler. La liberté et le sentiment de sécurité relative garantis par l’anonymat y tiennent sans doute une grande place, surtout si l’on considère le contexte politique tendu de l’époque. Toutefois, il n’est pas exclu que l’anonymat ait été imposé au traducteur par l’éditeur, ce qui n’était pas rare au XVIIIe siècle (Juratic, 2014, p. 241).

Pour autant, force est de constater qu’en se disant « romain » le traducteur choisit de ne pas rester entièrement anonyme. Cela pourrait s’expliquer par ses origines ou par le choix de se cacher derrière un pseudonyme. En tout état de cause, le traducteur situe son énonciation non pas dans l’absolu, ni à Venise, lieu de publication du Mercurio britannico, mais à Rome. Comme celle-ci faisait office de centre de diffusion d’idées et d’écrits contre-révolutionnaires, nous pouvons hasarder que le traducteur souhaite situer son énonciation au coeur de la lutte contre la Révolution.

Nombre et répartition des notes de bas de page

Nombre et répartition des notes de bas de page

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Le nombre de notes n’est pas constant, comme l’indique le tableau. De surcroît, le rapport du nombre de notes du traducteur au nombre de numéros parus augmente d’une année à l’autre. Autrement dit, dans les numéros du Mercurio britannico publiés en 1799 et en 1800, le traducteur fait entendre plus clairement sa voix. Par contre, la voix de l’éditeur s’efface progressivement et, à partir du numéro 12 (25 février 1799), les notes signés « Nota dell’Editore » [Note de l’Éditeur] ou « L’Editore » [L’Éditeur] disparaissent.

Néanmoins, une nouvelle politique éditoriale semble s’esquisser dès le début de 1799 et le traducteur reprend le dessus. Qui plus est, il profite de la liberté que les notes de bas de page lui offrent de par leur emplacement pour commenter et mettre en avant ses idées politiques. En effet, nous observons qu’au fur et à mesure que les Républiques-soeurs italiennes tombent sous les coups de l’offensive austro-russe, les notes deviennent plus longues – c’est notamment le cas des derniers numéros datant respectivement des 10 et 25 janvier 1800 (nos 32 et 33) – et le traducteur participe plus ouvertement au jeu polémique et au débat politique en exposant ses thèses. Par ailleurs, bien que les fonctions assumées par la voix du traducteur dans les notes infrapaginales varient selon les numéros, nous pouvons anticiper qu’elles apparaissent dans leur usage plus répandu quand elles remplissent une fonction argumentative et évaluative, ce qui suggère une volonté d’« agir politique ».

À partir de ces observations, nous proposons une typologie des fonctions des notes allographes de bas de page dans le Mercurio britannico. Nous distinguons quatre fonctions, tout en précisant qu’une note remplit souvent plusieurs fonctions :

  1. fonction exégétique : le traducteur renseigne, éclaircit une notion culturelle ou intervient pour combler une lacune contextuelle qui lui semble nécessaire à l’intelligence du texte;

  2. fonction « méta- » : le traducteur justifie ses choix (fonction méta-praxique), propose une réflexion linguistique et/ou ajoute un commentaire (fonction méta-linguistique);

  3. fonction argumentative : le traducteur explicite, renforce ou contredit l’argumentation du texte original;

  4. fonction évaluative : le traducteur avance un jugement de valeur sur le texte qu’il transpose et/ou plus en général sur l’actualité politique et littéraire.

Cette typologie s’appuie sur celles avancées par Sardin (2007), qui envisage les fonctions exégétique, métapraxique et métalinguistique, et par Rooryck et Jooken (2013), qui distinguent quatre fonctions, à savoir métadiscursive, argumentative, évaluative et extradiégétique. Sans entrer dans les détails, rappelons que Sardin a proposé sa typologie pour la traduction du roman, alors que Rooryck et Jooken ont avancé leur classification pour des textes issus des sciences humaines parus au XVIIIe siècle. Celle-ci vise tout l’appareil péritextuel et n’est pas spécifique des notes infrapaginales.

Le Mercurio britannico relevant d’un genre textuel différent, soit la presse politique, des modifications et des affinements de quelques traits de chacune de ces typologies s’avèrent nécessaires. Nous reprenons telles quelles les fonctions exégétique et métapraxique de Sardin. En revanche, dans notre typologie, la fonction métalinguistique ne convoque pas une réflexion théorique et critique sur l’écriture, comme c’est le cas chez Sardin, mais elle appelle des réflexions d’ordre linguistique et traductologique en les ancrant dans une visée politique. Nous reprenons à notre compte les définitions des fonctions argumentative et évaluative avancées par Rooryck et Jooken (2013) tout en soulignant que la seconde a un sens plus large dans notre typologie puisqu’elle se réfère non seulement à une appréciation du traducteur à propos du texte qu’il traduit, mais aussi à l’actualité politique et littéraire[18].

Pour en venir aux exemples de notes infrapaginales insérées par le traducteur, nous remarquons d’abord que dans nombre de cas celles-ci remplissent à la fois une fonction exégétique et une fonction évaluative[19]. Dans le numéro 15 (25 mars 1799), le siège de Civitavecchia par les troupes françaises du général Merlin fait l’objet d’une note visant à mettre en valeur la fière résistance de la ville latiale par l’emploi d’un vocabulaire laudatif et élogieux (gloriosamente, onorifica et vantaggiosa) [glorieusement, honorable et avantageuse] :

E lo [l’assedio] ha di fatti gloriosamente sostenuto per due mesi in circa; rendendosi in fine per necessità, ma con una onorifica e vantaggiosa capitolazione.

Mercurio britannico, 15, 25 mars 1799, p. 38

[Et elle [Civitavecchia] l’a [le siège] en fait glorieusement soutenu pour deux mois environ; se rendant enfin par nécessité, mais avec une capitulation honorable et avantageuse.]

notre trad.

Même dans les notes ayant une fonction « méta- », le traducteur ne s’abstient pas de critiquer la Révolution (fonction évaluative). Dans une note de bas de page ajoutée à l’article « Supplemento alla esposizione della condotta del Direttorio verso le corti straniere » [Supplément au tableau de la conduite du Directoire envers les États étrangers] (ibid., 7, 26 novembre 1798), il exprime son point de vue sur la question de la traduction de néologismes issus de la Révolution (Leso, 1991, p. 30), tels que sanculottismo[20] [sans-culottisme], depopolarizzare[21] [dépopulariser], aggiornare[22] [ajourner] et repubblicanizzare[[23] républicaniser] (fonction métalinguistique). Il s’interroge également sur la pratique de la traduction et sur la difficulté de traduire ces néologismes (fonction métapraxique), dont l’emploi dans le texte original et dans la traduction serait ironique et viserait à apporter un témoignage sur les dommages causés par la Révolution, même dans la langue :

Osserveremo, una volta per sempre, che gli amatori della buona, e pura lingua italiana, non debbono adombrarsi, se veggono in questa Traduzione alcuni termini barbari e stravaganti : l’Autore gli ha presi dalla Rivoluzione, e ne usa coll’ironia più piccante e più graziosa : tali sono le voci Sanculottismo, Aggiornare, Repubblicanizzare, Depopolarizzare etc. La circonlocuzione avrebbe indebolito il sentimento; ed è bene per altra parte, che si conservino per la posterità queste medaglie di una rivoluzione che non ha risparmiato neppure le lingue.

Mercurio britannico, 7, 26 novembre 1798, p. 4; italique dans l’original

[Nous observerons, une fois pour toutes, que les amateurs de la bonne, et pure langue italienne, ne doivent pas se fâcher, s’ils voient dans cette Traduction des termes barbares et extravagants : l’Auteur les a empruntés à la Révolution, et il les emploie avec l’ironie la plus piquante et aimable : telles sont les mots Sans-culottisme, Ajourner, Républicaniser, Dépopulariser, etc. La circonlocution aurait affaibli le sentiment; il est bon d’ailleurs que ces médailles d’une révolution qui n’a pas épargné non plus les langues se conservent.]

notre trad.

Il est aisé de noter que derrière la préoccupation pour la corruption de la langue se cachent des soucis d’ordre politique. Ceux-ci deviennent plus manifestes dans les notes insérées dans les numéros publiés en 1799 et 1800, où le traducteur met davantage en avant ses idées politiques et les argumente. Tout en s’inscrivant dans le sillage de Mallet du Pan, le point de vue du traducteur ne coïncide pas forcément avec celui du journaliste genevois, notamment quand la situation politique italienne est en question. Dans ce cas, estimant sans doute être mieux informé que ce dernier, le traducteur choisit de préciser et parfois de contredire l’instance énonciative. Autrement dit, se sentant directement impliqué et souhaitant défendre ses opinions et ses valeurs, il prend ouvertement position dans les notes.

C’est le cas notamment d’une longue note parue dans le numéro 28 (10 novembre 1799) qui remplit une fonction argumentative. Dans celle-ci, le traducteur, en tant que témoin oculaire[24], contredit l’argumentation de Mallet du Pan au sujet de la reprise de Rome par les troupes napolitaines en septembre 1799 et du rôle joué par le jeune prince Camillo Borghese (1771-1837). Il rectifie d’abord des informations jugées inexactes et trompeuses, il défend ensuite l’idée que les armées du général Bourchard, qu’il qualifie de « bravo » [habile], ont libéré Rome sans l’aide de la Grande-Bretagne et de l’Autriche et enfin il souligne que Borghese, qui avait embrassé les idées révolutionnaires, ne combattit pas aux côtés des troupes françaises :

Non è maraviglia che le distanze, e la preoccupazione di chi lo informa, non lascino talvolta pervenire all’Autore le notizie esatte dei fatti. Se Roma è libera n’è immediatamente debitrice alle armi vittoriose di S. M. il Re delle due Sicilie, condotte dal bravo Generale Bourchard; ed è un sogno che questo sia stato assistito in tale operazione da un corpo comandato dal General Frolich e da una divisione della squadra Brittannica. […] La giustizia e la gratitudine impongono a noi, che siamo stati testimonj oculari del fortunato avvenimento, il dovere di riferirlo, come è accaduto. Esige ugualmente giustizia che, non Roma, ove il fatto è di pubblica notorietà, ma l’estero che potrebbe prestarvi fede, sia informato essere stato ingannato l’Autore, anche riguardo al giovane Principe Borghese; […] non solo non fu egli alla testa dei Patriotti, ma non si è mai trovato in alcuna spedizione di questi o dei Francesi, neppure in qualità di volontario.

ibid., 28, 10 novembre 1799, pp. 13-14

[Ce n’est pas merveille que les distances et la préoccupation de celui qui l’informe ne laissent pas parfois parvenir à l’Auteur les nouvelles exactes. Si Rome est libre, elle est immédiatement débitrice des armées victorieuses de S. M. le Roi des Deux-Siciles, guidées par l’habile général Bourchard; et c’est un rêve que celui-ci ait été assisté dans cette opération par un corps commandé par le Général Frolich et par une division de la compagnie britannique. […] La justice et la gratitude nous imposent, en tant que témoins oculaires de cet heureux événement, le devoir de le relater, comme il s’est passé. La justice impose également que, non Rome, où le fait est de notoriété publique, mais l’étranger, qui pourrait y ajouter foi, soit informé que l’Auteur a été trompé au sujet du jeune Prince Borghese aussi; […] non seulement il ne fut pas à la tête des Patriotes[25], mais il n’a jamais participé à aucune expédition de ceux-ci ou des Français, en qualité de volontaire non plus.]

notre trad.

En revanche, la note ajoutée dans le numéro 10 (10 janvier 1799) à un passage traduit du message envoyé le 14 septembre 1798 par le Directoire au corps législatif et portant sur sa proposition de déclaration de guerre à Charles-Emmanuel IV de Sardaigne et à Ferdinand IV, roi de Naples, est un exemple de la polyfonctionnalité évoquée plus haut. Le « Traduttore Romano » [Traducteur Romain] s’insurge contre les accusations d’atrocités commises par les soldats piémontais et napolitains. Il critique le texte original (fonction évaluative) et expose les raisons pour lesquelles la Maison de Savoie serait digne des meilleurs éloges (fonction argumentative). C’est par le biais d’un discours manichéen, basé sur la dichotomie entre la piété vertueuse de la Maison de Savoie et l’impiété atroce du Directoire, que le traducteur vise à rallier les partisans antifrançais :

Rifugge la penna dal tradurre imposture e calunnie così impudenti; fortunatamente per il genere Umano, le ingiurie più atroci degli empj sono la dimostrazione delle virtù più sublimi in quelli che ne sono l’oggetto. La Casa Regnante di Savoja ha sempre fatto il decoro del trono coi modelli dei Monarchi, la consolazione della Religione cogli esemplari della pietà, e la gloria perenne del proprio nome colla più inviolabile fedeltà ai trattati. Il Trad. Romano

ibid., 10, 10 janvier 1799, p. 34

[La plume se refuse à traduire des impostures et des calomnies si impudentes; heureusement pour le genre humain, les injures les plus atroces des impies sont la démonstration des vertus les plus sublimes chez ceux qui en font l’objet. La Maison Régnante de Savoie a toujours fait l’ornement du trône quant à l’exemplarité des monarques, à la consolation de la Religion par les exemples de piété, et à la gloire pérenne de son nom par la fidélité la plus inviolable aux traités. Le Trad. Romain.]

notre trad.

Les fonctions évaluative et argumentative sont aussi accomplies par une note s’étalant sur trois pages dans le numéro 33 (25 janvier 1800) et portant sur le problème de l’origine et des causes de la Révolution. L’article concerné est le nécrologe de Jean-François Marmontel, décédé le 31 décembre 1799.

D’abord, le traducteur critique le modéré Mallet du Pan pour son refus d’identifier les causes de la Révolution dans l’esprit philosophique et dans l’athéisme, comme le prétendait la propagande contre-révolutionnaire. Effectivement, le journaliste genevois rejette la théorie défendue par l’abbé Barruel (1797) de la « conspiration universelle des gens de lettres et des savants contre le Trône et l’Autel » et il qualifie la thèse du complot d’énorme sottise diffusée par « une foule de déclamateurs et d’ignorants » (Mercure britannique, 33, 25 janvier 1800, p. 51; italique dans l’original)[26] :

Non so perché l’Autore del Mercurio Brittannico si ostini a non riconoscere una vera cospirazione dei sedicenti Filosofi contro l’Altare e il Trono, dappoichè i Congiurati medesimi non ne fanno un mistero nei loro carteggi, che sono a portata di chiunque voglia darsi la pena di scorrerli.

ibid., 33, 25 janvier 1800, p. 43; italique dans l’original

[Je ne sais pas pourquoi l’Auteur du Mercure britannique s’obstine à ne pas reconnaître une vraie conspiration des soi-disant Philosophes contre l’Autel et le Trône, puisque les Conjurés eux-mêmes n’en font pas mystère dans leurs correspondances, qui sont à portée de quiconque souhaite se donner la peine de les feuilleter.]

notre trad.

Cela étant, il s’attache à réfuter les arguments de Mallet du Pan contre certains excès des catholiques intransigeants qui taxent de séditieux et de jacobin « quiconque demande que l’empire des lois soit supérieur à celui d’un Ministre ou d’un Lieutenant de Police » et qui considèrent comme « athée celui qui a écrit contre les Jésuites » (Mercure britannique, 33, 25 janvier 1800, pp. 51-52; italique dans l’original).

Les propos du journaliste genevois sont contestés par le traducteur, qui défend son point de vue par un argument très utilisé par les tenants de la Contre-Révolution. Se rattachant à la philosophie théocratique de Joseph de Maistre (1796) et de Louis de Bonald (1796), Mallet du Pan s’aligne sur les idées des écrivains catholiques intransigeants et, dans la partie suivante de la note évoquée ci-dessus, le traducteur observe :

Questi Scrittori zelanti e Religiosi non hanno mai preteso che il capriccio di un Ministro o di un Luogotenente di Polizia dovesse esser superiore alle leggi. È questa una vera calunnia non meno insulsa che gratuita […].

Mercurio britannico, 33, 25 janvier 1800, p. 44

[Ces Écrivains zelanti et religieux n’ont jamais prétendu que le caprice d’un Ministre ou d’un Lieutenant de Police dût être au-dessus des lois. Ceci est une véritable calomnie pas moins stupide que gratuite; qu’il [Mallet du Pan] nous dise les sources où il a pu puiser de telles absurdités […].]

notre trad.

Par ailleurs, le traducteur revient ensuite sur les origines de la Révolution de 1789 et sur le rôle joué par les Philosophes, l’un des thèmes qui, après la publication des ouvrages de Burke (1790) et de Barruel (1797), a suscité un grand débat dans les milieux contre-révolutionnaires. Son optique est que les Philosophes modernes ont encouragé l’esprit de rébellion en admettant que la perfectibilité de la nature humaine s’accomplit par la révolte contre les gouvernements et en reconnaissant le droit à l’insurrection et à l’insubordination. Du coup, assimilés à la domination et à la volonté de puissance, les Philosophes auraient formé une secte impie visant à s’emparer du pouvoir et de l’autorité :

I Filosofi hanno trovato, al contrario, nell’uomo dei dritti ove gli altri vedevano semplici facoltà e doveri, ed in seguito di questi dritti imprescrittibili ed inalienabili, hanno scoperto che il turbare i Governi è una perfettibilità della Natura umana, che l’insurrezione è il più santo dei doveri e che lo sconvolgere gli Stati, usurpare il potere, comandare ed opprimere senza limiti, a nome del Popolo Sovrano, zimbello nel tempo stesso e vittima di loro teorie, è il più bello e il più giusto di tutti i Governi.

ibid., pp. 44-45; italique dans l’original

[En revanche, les Philosophes ont trouvé dans l’homme des droits où les autres ne voyaient que de simples facultés et devoirs, et à partir de ces droits imprescriptibles et inaliénables, ils ont découvert que le fait de troubler les Gouvernements est une perfectibilité de la Nature humaine, que l’insurrection est le plus saint des devoirs et que le bouleversement des États, l’usurpation du pouvoir, le fait de commander et d’opprimer sans limites, au nom du Peuple Souverain, à la fois souffre-douleur et victime de leurs théories, est le plus beau et le plus juste de tous les Gouvernements.]

notre trad.

Pourtant, l’anonyme traducteur ne s’en prend pas à tous les Philosophes, estimant que quelques-uns d’entre eux réprouvent les débordements de la violence révolutionnaire :

Fra i filosofi medesimi che hanno il gusto delle innovazioni, non tutti hanno la medesima impudenza, non tutti coll’occhio medesimo la permanenza di uno stato di cose così violento.

ibid., pp. 45-46

[Parmi les philosophes qui ont le goût de l’innovation, tous n’ont pas la même impudence, tous ne voient pas du même oeil la permanence d’un état de choses si violent.]

notre trad.

Un autre propos de Mallet du Pan blâmé par le traducteur a trait à l’affaire du conte moral Bélisaire, publié par Marmontel en 1767 et censuré par la Sorbonne[27]. La cible des critiques de celle-ci était surtout le chapitre XV vantant la tolérance religieuse, qui, cependant, avait été approuvé par Voltaire et les Philosophes. Dans une autre longue note ajoutée au nécrologe de Marmontel, remplissant, ici encore, la double fonction évaluative et argumentative, le traducteur attaque le journaliste genevois pour avoir loué la cohérence et la rigueur de l’auteur de Bélisaire et pour avoir désapprouvé la censure par la Sorbonne, estimant qu’elle s’était jetée sur cet ouvrage « avec un emportement et un ridicule dignes du dixième siècle » (Mercure britannique, 33, 25 janvier 1800, p. 51). Selon le traducteur, au fond, la tolérance de Bélisaire n’est que tolérance théologique, soit indifférence pour n’importe quelle religion :

[Marmontel] conclude : che in qualunque maniera si adori l’Ente Supremo, quello che più importa è che si faccia bene al prossimo e che si viva da uomo onesto, il che in ultima analisi, manifesta una massima non di una tolleranza civile, in virtù della quale neppure la stessa differenza del culto deve escludere chicchessia dagli atti della carità cristiana; ma di una tolleranza teologica, o piuttosto di una indifferenza per qualunque Religione […].

Mercurio britannico, 33, 25 janvier 1800, p. 41

[Marmontel] conclut : quelle que soit la manière dont on adore l’Être Suprême, ce qui importe davantage, c’est qu’on fasse du bien à son prochain et qu’on vive en honnête homme, ce qui au fond se manifeste en une règle non de tolérance civile, en vertu de laquelle même la différence de culte ne doit exempter quiconque des actes de charité chrétienne; mais de tolérance théologique, ou plutôt d’indifférence envers toute Religion […].]

notre trad.

Par le biais de l’outillage mental de la propagande contre-révolutionnaire, le traducteur continue à faire entendre sa voix et dénonce l’imposture des Philosophes qui ont attaqué la religion chrétienne sous le couvert de la tolérance :

Il pretesto della tolleranza era allora il secreto, e il santo dei sedicenti Filosofi par attaccare la Religione di Gesù Cristo […]. Così ne giudicarono effettivamente i due Padri della nuova setta Voltaire e d’Alembert, e riguardarono il Belisario come un’opera preziosa per quest’oggetto.

ibid., p. 42

[Le prétexte de la tolérance était alors le secret, et le saint des soi-disant Philosophes pour attaquer la Religion de Jésus Christ […]. Les deux pères de la nouvelle secte, Voltaire et d’Alembert, en jugèrent effectivement ainsi, et ils considèrent Bélisaire comme un ouvrage précieux dans ce but.]

notre trad.

Cette ultérieure prise de position de la part du traducteur confirme sa volonté de plus en plus affirmée de se servir des notes infrapaginales pour s’exprimer et « agir », ce qui contribue à créer un lien profond et dynamique entre traduction et circulation des idées.

En guise de conclusion

Le projet éditorial du Mercurio britannico s’inscrit dans le cadre plus vaste de la traduction de la presse politique, informée par une vision d’inspiration contre-révolutionnaire destinée plus à politiser le lecteur italien et à le rallier à cette cause qu’à l’informer. Ce journal arrive au public par le prisme de médiations plurielles, visibles notamment dans les notes de bas de page, exclusivement ajoutées aux articles axés sur l’Italie. De toute évidence, le traducteur se sert de cet espace liminaire pour faire résonner plus librement sa voix et pour se repositionner non seulement par rapport à l’auteur du texte original, mais aussi vis-à-vis du lecteur, auquel il souhaite s’adresser directement. En effet, la voix du traducteur et parfois celle de l’éditeur brisent l’unité du texte et se superposent à l’instance énonciative du texte original. Pour le dire avec Hermans, traducteur et éditeur deviennent des présences discursives (1996, p. 27) manifestes et critiques.

La typologie que nous avons élaborée nous a permis de mettre en valeur les fonctions des notes infrapaginales et leur spécificité par rapport à d’autres genres textuels, notamment littéraires. Nous avons remarqué que ce ne sont pas seulement les notes accomplissant les fonctions évaluative et argumentative qui favorisent le commentaire politique, mais aussi celles où les fonctions exégétique, métapraxique et métalinguistique apparaissent.

Nous avons constaté que la voix du traducteur évolue au gré de la situation politique italienne. La chute du réseau républicain en 1799 déclenche une série de révoltes antifrançaises et le traducteur profite des notes de bas de page pour prendre position. Fidèle défenseur de l’Église et tenant d’une ligne manifestement contre-révolutionnaire, il se heurte parfois aux positions antirévolutionnaires plus modérées dont Mallet du Pan fait état. Du coup, un conflit d’opinions et un jeu polémique surgissent, témoignant du rôle actif joué par le traducteur ainsi que de sa volonté d’« agir politique » et d’influencer le lecteur.

Ces résultats mériteraient d’être encore travaillés et plusieurs pistes de recherche sont à envisager. L’exploration du péritexte des traductions anglaise, allemande et portugaise du Mercure britannique serait sans aucun doute précieuse. Il s’agit là, à notre connaissance, d’un cas assez exceptionnel qui se prête à mieux cerner les dynamiques qui se créent entre la traduction et la circulation des idées contre-révolutionnaires au niveau international, à questionner plus en profondeur la manière dont le traducteur se fait entendre, ainsi qu’à affiner notre typologie des fonctions des notes allographes infrapaginales. Nous appelons aussi de nos voeux toute étude de cas comparable[28] et toute recherche visant à approfondir le lien entre la traduction et la contrefaçon que nous considérons comme une des spécificités les plus remarquables de la traduction de la presse politique au XVIIIe siècle.