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J’ai aimé ce livre. Il est admirablement bien écrit. La passion de l’auteur pour son sujet se sent à chaque page. Suzanne Laurin est une fille du territoire—Mirabel—géographe de formation, d’où sa facilité à décrire ce coin du pays et le sort particulier que l’histoire lui a réservé. L’ouvrage est aussi merveilleusement bien documenté. Suzanne Laurin a littéralement passé sous la loupe tous les documents produits sur l’épopée incroyable de l’aéroport de Montréal-Mirabel.

L’ouvrage, divisé en quatre parties, relate l’histoire de la nouvelle ville de Mirabel (d’abord appelée Sainte-Scholastique), créée de toutes pièces en 1971 par la fusion de quatorze municipalités rurales, dans la foulée du projet de construction d’un nouvel aéroport international dans la région montréalaise. Sans l’aéroport, la ville n’aurait jamais vu le jour. L’histoire de Mirabel-ville est inséparable de l’aéroport malheureux qui porte son nom. C’est un lourd héritage à porter. Comment s’accommoder d’un gros éléphant blanc (il n’y a pas d’autre mot) sur son territoire, qui continue à le définir ? C’est le défi aujourd’hui des habitants de Mirabel, sujet de la quatrième partie. Mais pour y arriver, il faut d’abord raconter l’histoire de l’aéroport, le coeur de l’ouvrage.

L’histoire de l’aéroport de Montréal-Mirabel, aujourd’hui fermé (exception faite des fonctions limitées de transports de marchandises), est effectivement incroyable. Comme l’écrit l’auteure, divers termes peuvent être employé pour le décrire : échec, erreur politique, fiasco, gâchis …. Avec un demi-siècle de recul, nous savons que le projet d’implanter un deuxième aéroport international à Montréal à la fin des années 1960 était une erreur. Pour les habitants du territoire qui allait devenir Mirabel, le prix à payer a pris la forme d’une expropriation de terres agricoles par le gouvernement fédéral, mal conçue et mal gérée, donnant lieu à une saga interminable de contestation judicaire et de luttes sociales. Suzanne Laurin raconte cette saga avec brio et compassion dans la troisième partie de l’ouvrage.

Mais les séquelles du projet aéroportuaire dépassent de beaucoup le territoire propre de Mirabel. C’est toute la région de Montréal qui en a payé le prix. L’implantation d’un deuxième aéroport dans un marché aussi petit, en divisant le trafic entre deux aéroports (intracontinental à l’aéroport de Dorval et intercontinental à Mirabel) a eu pour effet pour effet de tuer du jour au lendemain la fonction de Montréal comme plaque-tournante (hub) aérien, pour perdre à jamais sa place comme grand centre aéroportuaire du Canada avec des conséquences incalculables pour le développement économique de Montréal. Ce n’est pas totalement un hasard que les vingt années (1975–1995) durant lesquelles les deux aéroports furent en service correspondent aussi à la période la plus sombre de l’économie montréalaise, même si la bipolarité aéroportuaire ne fut qu’un facteur aggravant parmi tant d’autres. Le parachèvement de l’autoroute 13 pour relier les deux aéroports, jamais fait, n’aurait rien changé au caractère dysfonctionnel du tandem Dorval-Mirabel. Il faillait fermer l’un des deux, et étant donné les avantages de Dorval, qui avait la faveur des transporteurs aériens et la communauté d’affaires montréalaise, le choix était évident. Le transfert progressif (1996–2002) de tous les vols à Dorval a réussi à mettre fin à l’hémorragie aéroportuaire, mais n’a pas pour autant permis à Montréal de retrouver sa place comme hub. Le mal était fait. Une intervention dont le but avoué était de redémarrer l’économie montréalaise a finalement eu l’effet exactement contraire.

Pour le gouvernement fédéral, Mirabel s’est transformé en gouffre financier, un aéroport de trop et des terres expropriées en trop. Après l’élection du gouvernement Mulroney en 1984, l’État fédéral a amorcé le long processus de rétrocession des terres et de transfert de Montréal-Mirabel vers une nouvelle structure (ADM : Aéroports de Montréal) à qui revenait finalement la tâche de le fermer.

Cependant, cela laisse en suspens LA question : Qu’est-ce qui à bien pu pousser le gouvernement du Canada à se lancer dans cette aventure? Comment expliquer un gâchis de cette énormité? Dans la deuxième partie du livre « Mirabel mise en échec », Suzanne Laurin va à la recherche de la réponse. C’est la partie la plus intéressante du livre qui vaut à lui seul son prix d’achat; il se lit comme un roman policier. Comme l’explique l’auteure, il n’est pas possible de comprendre la décision de construire Mirabel sans se mettre dans le contexte des années 1960 et les folles visions de croissance sans fin. Des études prévoyaient une population de sept millions pour Montréal : Dorval ne suffirait plus à la demande, il fallait un deuxième aéroport. Évidemment, ces premières études avaient largement surestimé l’évolution de la demande.

Suzanne Laurin a raison d’écrire que ces premières études ne peuvent pas à elles seules expliquer la décision de construire l’aéroport. Bien avant la première pelletée de terre en 1970, des analystes commençaient à douter de la nécessité d’un nouvel aéroport. D’ailleurs, Toronto avait sagement rejeté l’idée d’un deuxième aéroport. C’est que l’équipe au pouvoir à Ottawa — Trudeau vient d’être élu — voulait l’aéroport, au diable les avis techniques. C’est sur les motivations que mon interprétation diverge quelque peu de celle de l’auteure. Pour la petite histoire, j’étais un acteur dans ce gâchis, co-directeur, 1970–71, du projet NAIM (Nouvel aéroport international de Montréal) confié à l’INRS par le gouvernement québécois pour réaliser des études sur l’impact économique du futur aéroport. Alors que Suzanne Laurin met l’emphase sur les visées centralisatrices du gouvernement Trudeau désireux d’imposer sa présence au Québec, elle escamote cependant les raisons plus profondes qui ont poussé Trudeau et ses ministres (presque tous des Québécois) vers cette aventure. Le mouvement indépendantiste était en plein essor avec un nouveau parti et chef charismatique, René Levesque. L’arrêter était LA raison-d’être du gouvernement Trudeau. La menace séparatiste n’était pas une abstraction en 1969. Il fallait absolument qu’Ottawa frappe un grand coup pour convaincre les Québécois qu’il s’occupait d’eux. Ce coup s’appelait Mirabel. Personne à l’époque ne pouvait deviner qu’il allait faire boumerang, autre dommage collatéral de la guerre que se livrent depuis cinquante ans indépendantistes et fédéralistes québécois.