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Dix-neuvièmiste et historien des classes ouvrières, Maurizio Gribaudi propose dans son dernier ouvrage, Paris ville ouvrière. Une histoire occultée 1789-1848, une réflexion à la fois sur l’histoire urbaine des quartiers centraux de Paris, mais également sur la création des liens sociaux et politiques des quartiers populaires de la Révolution française jusqu’en 1848. En amont d’une historiographie qui, selon l’auteur, est trop encline à se coller aux discours dominants des observateurs de l’époque, Gribaudi désire restituer une « histoire occultée » détachée des regards littéraires omniprésents et tournée vers la fabrique de la ville.

Dès de la fin de la période révolutionnaire et impériale, les questionnements et les investigations sur les quartiers centraux fusent de toute part : hygiénistes, médecins et littéraires s’entendent pour décrire ces quartiers comme un organe malade, mais pas irrécupérable. L’utilisation brillante de la lithographie permet de démontrer les représentations des espaces populaires dont l’image globale qui en ressort est celle d’une ville complexe, lieu de culture et d’histoire et grouillant d’activités économiques. La virulence de l’épidémie de choléra en 1832 modifie la perception des contemporains sur les quartiers centraux, passant de la bienveillance au durcissement, dont le premier effet sera de voir surgir des discours des autorités ces toutes nouvelles corrélations entre « dépravation sanitaire » et moralité. Le ton des observateurs devient plus moralisateur et ces quartiers sont dorénavant ceux d’une « classe dangereuse » responsable de leur misère. L’émergence de cette classe dangereuse coïncide avec l’apparition de l’imaginaire littéraire des Bas-fonds dont historiographie fleurissante aurait pu être mise à profit. Le réaménagement de la ville apparait donc comme une solution pour contrer le dépeuplement, craint par les autorités, des quartiers centraux par les classes aisées. Par ailleurs, dans la mouvance du mouvement romantique, la littérature boulevardière et la presse excluent progressivement et volontairement les espaces populaires au profit des quartiers bourgeois d’où émerge cette nouvelle modernité.

Des « images stéréotypées » des espaces populaires véhiculées part les milieux bourgeois, l’auteur, dans la deuxième partie de son ouvrage, cherche à se dégager de ces lectures et de faire la lumière sur les « angles morts » de ces textes. La théorie de l’abandon du centre-ville par les bourgeois de l’époque est rudement mise en cause par les chiffres fournis dans l’étude qui démontre la croissance de ces quartiers. Selon Gribaudi, ce phénomène est aidé par la vente des biens nationaux à la suite de la Révolution française. Le paysage urbain s’en trouve donc modifié : des immeubles sont détruits ou reconvertis, d’autres espaces sont libérés afin d’absorber la croissance démographique, mais aussi pour mieux contenir le développement industriel de l’époque. En effet, les modifications physiques de la ville ont stimulé la fabrique collective parisienne. Désormais, remarque Gribaudi, chaque îlot de la rive droite de Paris est organisé selon un type d’activités commerciales et cette fabrique collective émerge de l’interdépendance des ateliers, usines et fabriques dont la densité change le visage du centre-ville où les rues percées et les îlots deviennent autant « d’usines à ciel ouvert ». Chemin faisant, l’auteur essaie d’appréhender le vécu de ces gens qui vivent dans ces îlots surchargés malgré un manque criant de sources puisque les seules archives dont dispose Gribaudi, pour descendre au ras de la rue, sont les archives de la justice de paix. Bien que cette portion de l’ouvrage nous apparaisse comme convaincante et très riche en détails en raison du travail brillant fait à partir des registres du cadastre, Gribaudi a pu reconstituer toute la vitalité des relations et des réseaux professionnels, mais n’a pas été en mesure de cerner le « vivre ensemble » au-delà de l’aspect professionnel.

L’aboutissement de la réflexion de Gribaudi prend forme dans le dernier segment de l’ouvrage dédié à la montée « vers le politique » des ouvriers. D’abord, il y a les sociabilités populaires étudiées sous l’angle de la pratique du chant et de la danse dans les espaces publics : les goguettes et les guinguettes deviennent des lieux de sociabilités qui abritent les critiques sociales toujours plus nombreuses et le monde du travail devient rapidement rempli de tensions et de revendications parfois divergentes. Fort du développement des sociétés de secours mutuel et des grèves ouvrières, les ouvriers prennent conscience de leur capacité d’action. Une volonté d’agir qui se fait sentir dès les insurrections de 1830 jusqu’en 1834. Quatre années de contestations ouvrières : mouvements par le bas travaillant parfois de pair avec les républicains radicaux surtout lorsque la répression étatique les réunit tous sur le pavé des rues. La décennie de 1830 est parsemée de tensions plus ou moins fortes dans le monde ouvrier qui ont pris corps en manifestations et en grèves. Toutefois, ce sont les années 1840 qui sont cruciales, comme le remarque l’auteur, puisque les ouvriers s’insurgent davantage contre les formes d’organisation du travail pour se libérer des contraintes du libre marché et obtenir un meilleur contrôle sur leurs conditions d’existence. Le mouvement ouvrier tend à se définir en délaissant le côté armé au profit d’une réflexion plus fertile sur l’organisation du travail. Contrairement à la vision très figée du monde ouvrier que pouvaient se faire les observateurs de l’époque, les ouvriers sont des agents de changement qui opèrent dans les quartiers du centre. Dans ce contexte, les journaux faits par et pour les ouvriers font la promotion du modèle associatif comme projet de société. En guise de conclusion, l’auteur nous précipite dans les émeutes de 1848 dont les fondements tirent ses racines deux décennies auparavant. Au final, le lectorat universitaire appréciera de l’ouvrage tout ce travail de restitution de cette histoire populaire de Paris trop longtemps évacuée des réflexions historiques. Enfin, on ne peut que saluer l’immense travail de cartographie dont témoigne cette étude.